Le « Faust » de Goethe - Ses origines et ses formes successives

Le « Faust » de Goethe - Ses origines et ses formes successives
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 641-680).

LE
« FAUST » DE GŒTHE
SES ORIGINES ET SES FORMES SUCCESSIVES

Schiller disait, dans une de ses épigrammes, à propos de Kant et de ses interprètes : « Que de mendians un seul riche peut nourrir ! Quand les rois bâtissent, les charretiers ont à faire. » Gœthe n’a pas nourri moins de critiques indigens que Kant, et les charretiers n’ont pas chômé pendant le long espace de temps qu’a duré la publication du Faust. Lui-même éprouvait un malin plaisir à jeter aux commentateurs « un os à ronger », et il se plaisait même à intriguer ses amis à propos des mystères plus ou moins transparens que contenait son poème. Eckermann lui disait un jour : « Oui, il y a là de quoi exercer la pensée, et un peu d’érudition y est de temps en temps nécessaire. Je suis content, par exemple, d’avoir lu le petit livre de Schelling sur les divinités de la Samothrace et de savoir à quoi vous faites allusion dans le fameux passage de la Nuit classique de Walpurgis. » Et Gœthe lui répondait en riant : « J’ai toujours trouvé qu’il était bon de savoir quelque chose[1]. »

Non seulement Schelling, mais Fichte et surtout Hegel ont été mis à contribution pour l’explication du Faust, et Schopenhauer, le dernier de la grande lignée des philosophes allemands, n’aurait pas manqué d’être invoqué à son tour si le système de l’interprétation philosophique n’avait déjà été abandonné à l’époque où le pessimisme s’empara de l’attention publique. On sentait bien que le Faust n’était pas un poème comme un autre, qu’il soulevait à chaque page les plus hauts problèmes de la vie et du monde. Réfléchir à ces problèmes, recueillir chemin faisant les mots caractéristiques dont le poète les éclairait, ajouter ainsi un intérêt de plus à l’intérêt dramatique du sujet, c’eût été une tâche élevée, captivante, conforme à l’esprit et au but d’une grande œuvre littéraire. Mais cela ne suffisait pas. On voulait systématiser la pensée du poète, la réduire en formule, ramener à un plan uniforme, nettement conçu dès le début et rigoureusement suivi jusqu’à la fin, des fragmens qui avaient mis soixante ans à se grouper, à se compléter, et qui avaient été rédigés sous les influences les plus diverses.

Aujourd’hui, l’interprétation philosophique a fait place à l’interprétation historique. Il ne s’agit plus de savoir ce que le Faust signifie, — c’est à chaque lecteur à voir ce qu’il signifie pour lui, — mais sur quels documens Gœthe a travaillé, et comment ces documens se sont transformés et renouvelés entre ses mains. Des publications intéressantes sont venues faciliter cette recherche. Jusqu’ici on ne connaissait que les éditions publiées par Gœthe, le Fragment de 1790 et la Première partie de la tragédie de 1808, enfin l’édition complète et posthume de 1833, préparée par lui. Or, voilà que M. Erich Schmidt nous donne un Faust primitif, un Urfaust, antérieur au fragment de 1790, un premier jet puissant et caractéristique[2]. Et, plus récemment, M. Otto Pniower recueille tous les témoignages qu’il a pu trouver sur la composition du poème, dans les écrits de Gœthe, dans sa correspondance et dans son journal, dans les revues et les correspondances contemporaines[3]. Ce sont des complémens d’information très précieux à ajouter aux renseignemens que l’on possédait déjà.


I

Faust a-t-il existé ? Au xvie siècle personne n’en doutait. Il est vrai qu’au xviiie siècle personne ne doutait non plus de l’existence d’Ossian. Le siège principal de la légende de Faust était Wittemberg, la citadelle du luthéranisme. C’est en Saxe qu’il avait accompli quelques-unes de ses actions les plus miraculeuses et qu’il avait fini par rendre son âme au démon qui l’avait servi. Or, vers la fin du xviie siècle, un théologien de Wittemberg, Jean-George Neumann, crut devoir à l’honneur de la région où il enseignait de la purger du renom d’avoir donné asile à un réprouvé. Il déclara, dans une Recherche historique[4], que jamais aucun citoyen du nom de Faust n’avait été inscrit sur les registres de la ville ; que certaines localités qui figuraient dans la légende et qu’on plaçait dans la région de Wittemberg devaient être cherchées plutôt dans le Wurtemberg ; que Faust, s’il avait vécu (ce dont beaucoup de gens doutaient), n’avait été, selon toutes les apparences, qu’un obscur bateleur ; enfin, que tout le roman dont il était le héros ne devait peut-être son origine qu’à une analogie entre le nom de Faust et celui de l’imprimeur Fust, de Mayence, que ses ennemis avaient accusé de sorcellerie. « D’ailleurs, ajoutait Neumann, si Faust avait été un si redoutable magicien, et s’il avait exercé son art à Wittemberg, pourquoi ne trouve-t-on aucune trace de lui dans les écrits de Luther et de Mélanchton ? »

Au fond, ce qui gêne Neumann, c’est que Faust soit venu en Saxe et qu’il y ait fait des dupes. Ce n’est pas son sens historique, c’est son patriotisme local qui est alarmé, et si seulement Wittemberg pouvait être changé en Wurtemberg, sa conscience serait à l’aise. Ce qui lui fait invoquer l’autorité des réformateurs, appuyée sur leurs propres écrits, c’est qu’il y avait en effet un témoignage de Mélanchton, témoignage indirect, il est vrai, mais qu’il lui importait d’infirmer. Un disciple de Mélanchton, Jean Mennel ou Manlius, originaire d’Anspach en Bavière, dans un écrit publié en 1562, mettait tout un discours dans la bouche de son maître. Celui-ci disait avoir connu un homme du nom de Faust. Cet homme, après avoir étudié la magie à Cracovie, errait de ville en ville, étonnant et trompant le public. Venu en Saxe, il se vantait d’avoir gagné seul, par ses sortilèges, toutes les victoires des armées impériales en Italie. L’électeur Jean l’ayant expulsé de ses États, il se réfugia à Nuremberg. Le même Faust, voulant donner au peuple de Venise un spectacle extraordinaire, déclara qu’il monterait au ciel aux yeux de tous. Le diable l’éleva en effet jusqu’à une certaine hauteur, mais le laissa retomber si brusquement qu’il pensa en perdre la vie. Le lieu de sa mort, dans le récit attribué à Mélanchton, est placé dans un bourg du duché de Wurtemberg. Au milieu de la nuit, la maison qu’il habite est ébranlée dans ses fondemens. Le lendemain, comme l’heure de midi approchait déjà, son hôte, ne le voyant pas reparaître, entra dans sa chambre et le trouva étendu sur le plancher devant son lit, le cou tordu et la face retournée. Pendant sa vie, ajoute le récit, un démon le suivait toujours sous la forme d’un chien[5].

Il existe un autre témoignage, plus ancien et plus explicite, quoique moins complet, que Neumann ne paraît pas avoir connu : c’est celui de Jean Tritheim ou Trithemius, un des hommes les plus savans et les plus considérés de son temps, mort en 1516 comme prieur du couvent des bénédictins à Wurzbourg. Un de ses amis, le mathématicien Virdung, de Hasfurt, lui avait écrit qu’on attendait dans cette ville le grand magicien George Sabellicus et lui avait demandé des renseignemens sur ce personnage. Tritheim lui répond, à la date du 20 août 1507 : « L’homme dont tu me parles, qui ose s’appeler le premier des nécromanciens, n’est qu’un hâbleur, qui mériterait d’être frappé de verges pour ses propos scandaleux et impies. Il s’appelle tour à tour George Sabellicus et Faust le Jeune, expert en toute sorte de magie et de science occulte. Revenant, l’année dernière, de la marche de Brandebourg, et passant par Gelnhausen, j’ai trouvé cet homme, dont on me disait merveilles ; mais, ayant appris ma présence dans la ville, il s’enfuit, et l’on ne put jamais le décider à paraître devant moi. Il avait déclaré que, si tous les écrits de Platon et d’Aristote étaient perdus, il pourrait, par la puissance de son génie, les rétablir plus beaux et plus complets. Il se rendit plus tard à Wurzbourg, et, d’après ce que l’on m’a rapporté, il dit, en présence de plusieurs personnes, que les miracles de Jésus-Christ n’avaient rien de si miraculeux, et qu’il les répéterait où et quand on voudrait. À Creuznach, où il arriva cette année vers la fin du carême, il se glorifiait d’être le plus grand alchimiste qui eût jamais vécu, se faisant fort de connaître et d’accomplir les souhaits de chacun. Franz de Sickingen, qui aimait les sciences occultes, lui confia la direction d’une école ; mais il abusa des jeunes gens qui lui étaient confiés, et se sauva pour éviter le châtiment qui l’attendait. Voilà ce que je puis affirmer avec certitude de cet homme. »

Le témoignage de Tritheim est formel. Il n’a pas vu Faust, mais il s’est trouvé en contact presque immédiat avec lui, et il aurait pu le confondre, si Faust ne s’était dérobé devant lui. Mais d’autres l’ont vu. Le chanoine Conrad Mudt, ou Mutianus Rufus, de Gotha, un des meilleurs humanistes du siècle, écrit, à la date du 3 octobre 1513 : « Il est venu à Erfurt, il y a une huitaine de jours, un chiromancien nommé George Faust, grand hâbleur et impertinent bavard. Le peuple admire ces gens. Je l’ai entendu débiter ses sottises dans l’hôtellerie, sans daigner lui rabattre le caquet : que m’importent les insanités des autres ? » Un médecin de Worms, Philippe Begardi, auteur d’un livre sur l’hygiène[6], a connu des gens qui ont été les dupes de Faust. Un ecclésiastique de Bâle, Jean Gast, a dîné avec lui en docte compagnie, et il raconte que Faust remit au cuisinier, pour les apprêter, des oiseaux rares, comme on ne les voyait pas dans cette région et comme on ne pouvait se les procurer à aucun prix ; il était aussi accompagné d’un chien et d’un cheval, « probablement des démons déguisés » ; le chien prenait même quelquefois, à ce qu’on disait, la forme d’un valet qui le servait à table[7].

Ici s’arrête la série des témoignages directs, ou du moins très rapprochés. Ensuite les récits deviennent de plus en plus merveilleux. Vers la fin du siècle, un théologien, nommé Augustin Lercheimer, écrit un livre[8] pour prémunir les âmes chrétiennes contre les dangers de la magie, encore plus pernicieuse, dit-il, pour ses adeptes que pour ses victimes, puisqu’elle les prive du salut éternel ; et, entre autres exemples qu’il cite, il raconte comment Faust, ayant un jour dîné avec ses compagnons dans un village de la Bavière, les transporta, à soixante lieues de là, dans les caves de l’évêque de Salzbourg, et comment, quand le sommelier survint, Faust le jucha dans les branches les plus élevées d’un sapin, où il l’abandonna, tandis que toute la bande reprenait son vol à travers les airs. On voit que l’imagination populaire a déjà brodé sur l’histoire ; Faust est décidément entré dans la légende.

Il n’y a aucune raison de douter que le personnage dont parlent les témoins précités ait réellement vécu, quels que soient d’ailleurs son vrai nom et sa vraie origine, qu’il se soit appelé Jean ou George Faust, ou George Sabellicus ; qu’il appartienne au Wurtemberg, ou à la Saxe, ou au Palatinat du Rhin. Il est même probable qu’il changeait souvent de nom, comme il changeait le théâtre de ses exploits. Mais on voit aussi, d’après l’ensemble des témoignages contemporains, à quelle espèce de personnage nous avons affaire. Les sciences occultes, dans lesquelles il se disait le premier des maîtres, ont toujours eu deux sortes d’adeptes, ceux qui y croyaient et ceux qui en tiraient profit, les naïfs et les charlatans. Faust était du nombre de ceux-ci. Il n’avait rien d’un Agrippa de Nettesheim, avec lequel ses contemporains le comparaient quelquefois, et, au fond, il se souciait peu de savoir dans quelle sphère résidaient les esprits qu’il prétendait soumettre à sa volonté. Mais ce n’était pas non plus un simple baladin de carrefour. Il savait se métamorphoser selon le public auquel il s’adressait, et il trouvait ses dupes dans le grand comme dans le petit monde. Il était, du reste, bon compagnon, intarissable en paroles, et jamais à court d’expédiens. Le peuple admire ces gens, dit Mutianus Rufus. Le peuple, en effet, a adopté Faust, tandis que les savans le méprisaient ; il l’a idéalisé en beau et en laid, et il a reporté sur lui sa vague conscience d’un mystérieux au-delà.


II

Un des critiques les plus pénétrans qui se soient occupés du Faust, Kuno Fischer, fait cette remarque que le poème de Gœthe a tous les caractères d’une épopée nationale[9]. Le personnage principal est historique, mais il a été aussitôt transformé par la légende. Le sujet n’est pas l’invention personnel d’un poète, mais le résultat lentement accumulé d’une tradition populaire ; il a reçu l’empreinte de deux révolutions, l’une religieuse, l’autre philosophique et littéraire, pendant lesquelles s’est constitué le génie de la nation ; Gœthe a eu deux collaborateurs, l’esprit de la Réforme et celui de la période Sturm-und-Drang.

L’esprit de la Réforme anime toute la vieille légende. La première édition imprimée sortit des presses de Jean Spies à Francfort-sur-le-Mein, en 1587. L’imprimeur disait avoir reçu le manuscrit d’un de ses amis habitant Spire. L’histoire, ajoutait-il, que tout le monde demandait à connaître, était puisée en grande partie dans les propres écrits de Faust ; elle était donnée en avertissement à tous ceux qui pourraient se laisser tenter par une curiosité présomptueuse et impie. Faust, d’après le livre de Spies, est né à Roda, près de Weimar ; il est le fils de paysans pauvres et craignant Dieu, qui l’envoient à Wittemberg, auprès d’un oncle riche et sans enfans, pour étudier la théologie ; car « il montrait déjà une grande vivacité d’esprit et une grande envie de savoir. » Faust est reçu docteur. Mais bientôt « il met les Saintes Écritures sous le banc », et il se rend à l’université catholique de Cracovie, où l’on enseignait la magie. Il étudie jour et nuit les livres chaldéens, grecs et arabes. Dès lors, il ne veut plus être appelé théologien, mais docteur en médecine, mathématicien et astrologue. Il a auprès de lui « un mauvais garçon », Christophe Wagner, qu’il appelle son fils, et qui devient son famulus. Enfin, il conclut avec le diable son fameux pacte, le fait central de la légende. La conjuration a lieu dans une forêt, près de Wittemberg. Le diable refuse d’abord d’entrer dans le cercle tracé par Faust ; enfin, cédant à une évocation plus puissante, il apparaît sous la figure d’un moine. Avant d’arrêter les clauses du contrat, il faut qu’il obtienne l’autorisation de Lucifer, le prince de l’enfer ; car lui-même, Méphistophélès, n’est qu’un démon subalterne. Le pacte signé, Faust est irrémédiablement perdu. Plus tard, à l’approche du châtiment, il sera saisi d’effroi ; il demandera l’assistance d’un homme pieux, médecin comme lui, mais qui a gardé sa foi et qui a continué de s’édifier dans les Écritures. Mais ce sera en vain, car la grâce divine se sera éloignée de lui, et nul homme sur la terre n’a le pouvoir de remettre les péchés d’un autre homme[10]. Pour le moment, Faust est aveuglé par son orgueil. Il pense « que le diable n’est pas si noir qu’on le dépeint, ni l’enfer si chaud qu’on le dit. » Il veut « sonder les élémens », et comme les dons qu’il a reçus d’en haut et les enseignemens qu’il peut recevoir des hommes n’y sauraient atteindre, il faut que le prince de l’enfer soit son précepteur. Il est semblable « aux géans dont parlent les poètes, qui entassaient les montagnes pour guerroyer contre Dieu, ou au mauvais ange qui fut précipité dans l’abîme ». Si du moins Méphisto avait pu lui prêter réellement « les ailes d’aigle » qu’il demandait pour percer les profondeurs du ciel ! Mais le savoir qu’il lui communique n’est que la plus pauvre scolastique du temps. Il lui apprend, par exemple, que le soleil tourne autour de la terre, et qu’il répand d’autant moins de chaleur qu’il est placé plus haut dans le firmament ; en d’autres termes, qu’il fait moins chaud en été qu’en hiver. Faust a fait, sous tous les rapports, un marché de dupe.

Après avoir sondé les origines, Faust veut connaître son siècle et jouir de son pouvoir magique. Il parcourt l’Europe du nord au midi, porté sur le cheval ailé ou sur le manteau de Méphisto, amusant ses amis et ses convives, dupant le paysan et le seigneur, par des tours plus ou moins innocens. À Paris, il admire les hautes écoles. À Venise, il se régale de vins grecs. Mais ce n’est qu’à Rome qu’il se trouve tout à fait dans son élément. Il visite le palais du pape, croise la foule de ses serviteurs et de ses courtisans, voit sa table bien garnie, et demande pour quoi Méphisto ne l’a pas fait pape. À Constantinople, il se présente au sultan comme le prophète Mahomet, « sous la forme et avec les ornemens d’un pape », et il passe six jours dans le harem. De retour en Allemagne, il est mandé à la cour de Charles-Quint à Insbruck, et il faut qu’il fasse voir à l’Empereur « le puissant roi Alexandre de Macédoine et son épouse, dans leur vraie forme et attitude, tels qu’ils furent pendant leur vie ». Alexandre apparaît, en effet, « comme un petit homme trapu, avec des joues rouges, une épaisse barbe rousse, une figure sévère et des yeux de basilic ». Quant à la reine de Macédoine, Charles-Quint remarque qu’elle a dans la nuque une grande verrue brune, comme on le lui avait appris[11]. L’intention de l’auteur perce à travers les extravagances du récit. Mahomet couvert du manteau papal, Faust se jugeant digne de siéger au Vatican, montrent ce qu’était à ses yeux le catholicisme : une idolâtrie déguisée, une institution de Satan. Quant à Charles-Quint, l’ennemi du luthéranisme, mais le chef de l’Empire, il est traité avec un mélange de respect et d’ironie. Il peut bien se considérer comme un émule d’Alexandre, mais il approuve la magie noire puisqu’il la consulte, et Faust ne le quitte que comblé de présens.

À côté de l’influence luthérienne, une autre influence, moins marquée cependant, se rencontre dans quelques épisodes : c’est celle de la Renaissance. Le dernier lien par lequel Méphisto enlace Faust et le reprend, lorsqu’un tardif repentir menace de le lui arracher, c’est l’attrait de la beauté, non point, il est vrai, comme un objet de contemplation, mais comme une excitation à la volupté. À la fin d’un souper, Faust fait apparaître devant un groupe d’étudians « la belle figure de la reine Hélène, vêtue d’un précieux manteau de pourpre, la taille élancée, ses cheveux d’or tombant jusqu’à ses genoux ; elle avait des joues roses, la bouche petite, des lèvres rouges comme des cerises, et un cou blanc comme celui d’un cygne ; aucun défaut n’était en elle, si ce n’est qu’elle avait l’air hardi et provocant ». L’apparition a lieu le dimanche après Pâques ; c’est comme une résurrection païenne, faisant contraste à la résurrection chrétienne[12]. Pendant la dernière des vingt-quatre années dévolues à Faust, il prend Hélène pour femme ; elle lui donne un fils, et, le jour où il livre son âme à Satan, la mère et le fils s’évanouissent.


III

« Soyez vigilans, car le diable, votre ennemi, rôde alentour comme un lion rugissant, cherchant sa proie ; résistez-lui et soyez fermes dans la foi » : ces mots qui terminent le récit de Spies, ce conseil biblique indique l’esprit de toute la vieille littérature sur Faust. Cette littérature n’a rien de naïf. Le Faust de Spies et de ses successeurs n’est point une de ces figures à la fois très réelles et très idéales dans lesquelles se peint spontanément le génie d’une nation au moment où elle prend conscience d’elle-même ; c’est le produit d’un siècle très raisonneur. Il y avait bien, dans l’ardente curiosité de Faust et dans ses velléités d’indépendance, les élémens d’un caractère poétique ; mais ces élémens ne se dégagèrent que plus tard. À l’époque où la légende prit sa première forme, elle ne tendait qu’à se développer dans le sens de l’édification et de la controverse ; c’était un texte à remontrance, une démonstration par l’exemple. Un auteur wurtembergeois, George-Rodolphe Widman, publia, dans la dernière année du siècle, douze ans après Spies, une « Histoire véridique des horribles et abominables péchés et vices et des aventures merveilleuses et singulières du fameux magicien et nécromancien docteur Jean Faust, avec des exhortations utiles et de beaux exemples pour l’instruction et l’avertissement des lecteurs »[13]. L’ouvrage de Widman contient trois parties et n’a pas moins de 671 pages. Les « aventures » sont les mêmes que chez Spies, sauf quelques variantes ; ce qui est en grande partie nouveau, ce sont les « exhortations ». Faust est né dans le duché d’Anhalt ; c’est à l’université catholique d’Ingolstadt qu’il étudie la magie. Le voyage à Rome et à Constantinople est omis ; mais on rappelle complaisamment les « crimes » des papes ; Grégoire VII est présenté comme un magicien. Widman attaque violemment le célibat des prêtres ; il répète presque textuellement les instructions du catéchisme de Luther : « Dieu veut que nous honorions l’état de mariage et que nous le considérions comme un état saint, parce que c’est lui qui l’a institué, et qu’il l’a institué avant tous les autres états. Il faut que tous les autres états, soit spirituels, soit temporels, s’abaissent devant celui-ci, qui les surpasse tous. Les prêtres, les moines, les nonnes, qui méprisent le mariage, résistent au commandement de Dieu ». Dans Spies, Faust exprime un jour l’envie de se marier, et il faut que Lucifer intervienne pour l’en guérir. Chez Widman, une des clauses du pacte est que Faust renonce à jamais au mariage ; ainsi le diable sera plus sûr de faire son œuvre en lui. Enfin Widman, en « véridique historien », veut assigner des dates aux événemens et ces dates constituent un parallélisme curieux entre la vie de Faust et celle de Luther. Le pacte est conclu en 1521, l’année où Luther prononce devant la diète de Worms ses paroles célèbres : « Me voici, je ne puis faire autrement ; que Dieu m’assiste ! » Faust commence ses voyages en 1525, l’année du mariage de Luther. Il livre son âme à Lucifer en 1545, quand Luther publie son pamphlet, la Papauté romaine fondée par le diable[14]. Faust ressemble ici à une personnification de la Contre-Réforme.

L’ouvrage de Widman répondait trop à l’esprit du temps pour ne pas jouir d’une longue faveur. Ce qui lassa d’abord la patience du public, ce ne furent pas les dissertations morales, mais les aventures de voyage de Faust et ses conversations plus ou moins savantes avec Méphisto ; elles disparurent en partie dans un nouveau remaniement qui fut fait, dans la seconde moitié du xviie siècle, par un médecin de Nuremberg, Jean-Nicolas Pfitzer. Mais « la Vie scandaleuse et la Fin terrible du fameux magicien Jean Faust, montrée en exemple au méchant monde », qui parut en 1674, comptait encore plus de six cents pages. Toute l’histoire fut enfin réduite, « pour l’agrément du lecteur », en un mince volume, dont la première édition est de 1728, et qui était encore très répandu au temps de la jeunesse de Gœthe. L’auteur anonyme, sans trop prêcher, protestait seulement « de ses intentions chrétiennes et de ses vœux charitables pour la conversion des pécheurs »[15].


IV

La légende, d’une rédaction à l’autre, s’allongeait, se raccourcissait, mais, au fond, ne changeait pas ; elle restait dogmatique, sermonneuse, un instrument de polémique et de propagande. Pour qu’elle se pénétrât d’un esprit nouveau, il fallut qu’elle passât de la main des théologiens dans celle des poètes. Mais ce n’est pas dans l’Allemagne de ce temps qu’elle pouvait se transformer. L’Allemagne resta théologique jusqu’au milieu du xviie siècle ; la constitution de sa foi religieuse demeura sa grande affaire, tandis qu’en Angleterre, dans cet autre pays de vieille souche germanique, une vraie renaissance littéraire côtoya et même pendant quelque temps domina la Réforme. En Angleterre, le rétablissement de la paix après les longues guerres civiles, l’extension des relations politiques et commerciales, l’accroissement de la richesse publique, l’empire de la mer qui s’ouvrait et le monde qui s’agrandissait devant l’imagination, enfin le contre-coup du mouvement général de l’époque, toutes ces causes réunies avaient développé le goût des lettres et des arts. L’Angleterre eut bientôt le premier théâtre de l’Europe. Des troupes de comédiens anglais voyagèrent sur le continent, d’abord dans les régions maritimes, dans les Pays-Bas, dans les villes hanséatiques, enfin dans toute l’Allemagne. On signale leur présence à Dresde et à Berlin entre les années 1585 et 1587, c’est-à-dire à l’époque où parut le livre de Spies. C’est sans doute par eux que le poète anglais Marlowe connut la légende. Sa Tragique histoire de la vie et de la mort du docteur Faust paraît avoir été écrite en 1588[16] ; lui-même mourut en 1593, dans sa trentième année. La première représentation connue du Faust, mais qui ne fut sans doute pas la première, eut lieu en 1594, et vingt-deux autres représentations suivirent jusqu’en 1597. La pièce fut imprimée en 1604, quand le succès au théâtre parut épuisé, et après que le texte eut passé par tous les remaniemens et renouvellemens qu’il plut aux comédiens de lui faire subir[17].

Marlowe était, selon tous les indices, un des esprits les plus déréglés de son temps. « On le considérait pour ses vers et on le haïssait pour sa vie », dit son éditeur anglais de 1826. Son contemporain Greene lui reproche ses discours impies. Il mourut dans un duel. S’est-il peint lui-même dans Faust, comme on l’a quelquefois insinué ? Ce serait une incarnation de plus dans ce sujet à face multiple. Ce qui est certain, c’est qu’il a fait vivre le personnage ; d’un symbole il a fait un homme. Le Faust de Marlowe n’est ni un sceptique, ni un croyant ; c’est un esprit dévoyé, à qui la direction de sa vie échappe, et qui, après avoir voulu savoir, pouvoir, jouir au-delà de toute mesure, finit par recourir au néant comme à son dernier refuge. Il a toujours près de lui son bon ange d’un côté, et son mauvais ange de l’autre, qui apparaissent presque à chaque scène ; il se décide ordinairement pour le dernier, mais plutôt par lassitude que par conviction. Son âme est une hôtellerie mal tenue, où ses folles passions se démènent. Il n’aurait pas besoin de se donner au démon ; il pourrait s’appliquer à lui-même ces paroles que prononce une fois Méphistophélès : « Je porte l’enfer en moi ; l’enfer est où je suis. » Le drame s’ouvre par un monologue, qui se retrouvera dans les pièces populaires allemandes, et auquel Gœthe donnera de magnifiques développemens. Faust passe en revue les sciences qui avaient cours dans les écoles, la logique, la jurisprudence, la théologie. Celle-ci lui semblerait encore la meilleure, si elle ne manquait son objet. Il ouvre une Bible, et il lit : « Le salaire du péché est la mort. Si nous disons que nous n’avons point péché, nous nous mentons à nous-mêmes. » — « Mais alors, continue-t-il, nous sommes condamnés à mourir d’une mort éternelle. Théologie, adieu ! La magie, voilà ce qui enflamme les désirs de Faust ! Quel monde de richesses et de délices, de pouvoir et d’honneurs est promis ici à l’artisan studieux ! Tout ce qui se meut entre les pôles immobiles sera à mes ordres. Empereurs et rois ne sont obéis que dans les limites de leurs domaines ; ils ne peuvent ni soulever les vents, ni déchirer les nuages ; mais l’empire de celui qui excelle en cet art s’étend aussi loin que l’esprit de l’homme. Un magicien profond est un dieu tout-puissant. » Et, après que le mauvais ange lui a dit qu’il sera sur la terre ce que Jupiter est au ciel, il énumère tout ce qu’il demandera aux esprits : « Je les ferai voler dans l’Inde pour me chercher de l’or, sonder l’Océan pour en retirer la perle d’Orient, fouiller les recoins du Nouveau Monde pour me procurer des fruits savoureux et des friandises princières. Ils me révéleront les mystères de la philosophie ; ils me diront les secrets de tous les rois étrangers. Ils élèveront, si je le veux, un mur d’airain autour de l’Allemagne, et du Rhin rapide ils feront une ceinture à la belle ville de Wittemberg. » Il veut que Méphistophélès lui donne un livre où il trouvera toutes les incantations pour évoquer les esprits, un autre, au moyen duquel il pourra suivre tous les mouvemens des corps célestes, un autre encore, qui lui fera connaître toutes les plantes qui ornent la surface de la terre. Tout cela vaut bien le prix d’une âme. Et pourquoi Faust ne donnerait-il pas son âme ? Son âme n’est-elle pas à lui ? Le mot de damnation ne l’effraye pas, car qu’est-ce autre chose qu’un mot ? L’enfer sera pour lui l’Élysée ; il conversera avec les anciens philosophes. Il a des momens où il est plus diabolique que Méphistophélès. Quand celui-ci lui parle du temps où il voyait la face de Dieu, il lui répond : « Quoi ! le grand Méphistophélès est à ce point ému d’être privé des joies du ciel ! Apprends donc de Faust le mâle courage, et méprise ces joies que tu ne posséderas plus jamais. » Mais, dans d’autres momens, le bon ange semble reprendre le dessus : « Oh ! quelque chose résonne à mon oreille : Faust, abjure cette magie, retourne à Dieu ! » Et qu’est-ce donc que cette haute science qu’on lui a promise ? Après une leçon d’astronomie, il dit à Méphistophélès : « Comment ! c’est tout ce que tu sais ? Wagner pourrait m’en apprendre autant. » Il implore le Christ, dont le sang a coulé pour tous les hommes, et il faut que Lucifer apparaisse en personne pour lui rappeler sa promesse, et que Méphistophélès invente de nouvelles séductions pour le retenir. Hélène, la plus belle des femmes qui ont vécu, remonte pour lui du séjour des ombres. Mais, enfin, le soir de son dernier jour arrive : « Ah ! Faust, tu n’as plus qu’une pauvre heure à vivre, et puis tu seras damné pour l’éternité. Arrêtez-vous, sphères toujours mouvantes du ciel ! Que le temps ne marche plus, et que minuit ne vienne jamais ! Bel œil de la Nature, lève-toi, lève-toi encore, et fais un jour perpétuel ! Ou, du moins, que cette heure soit une année, un mois, une semaine, un jour ordinaire, afin que Faust puisse se repentir et sauver son âme ! Mais les astres se meuvent toujours, le temps se précipite, la cloche va sonner, le démon va venir, et Faust sera damné… La demi-heure est passée, l’heure entière le sera bientôt. Ô Dieu, si tu ne veux pas avoir pitié de mon âme, cependant, pour l’amour du Christ dont le sang m’a racheté, mets un terme quelconque à ma peine. Que Faust vive en enfer mille ans, cent mille ans, mais qu’à la fin il soit sauvé !… Ô mon âme, change-toi en gouttelettes et tombe au fond de l’Océan, afin qu’on ne te retrouve jamais ! »

Le chœur engage les spectateurs, dans les dernières lignes, à ne pas appliquer témérairement leur esprit à des mystères que Dieu a voulu cacher aux hommes. La leçon est grandie ; elle ne porte plus sur tel ou tel commandement à observer, sur tel ou tel péché à éviter, mais sur la destinée humaine en général et sur ses bornes infranchissables. Il y a dans la Tragique histoire de Marlowe comme un ressouvenir de la fatalité antique. Après lui, le sujet passera encore de main en main ; Faust sera perdu ou sauvé, selon le courant des idées de chaque époque, selon que son aventure paraîtra plus ou moins noble, plus ou moins coupable. Mais cette aventure sera désormais celle d’un être humain, réel et vivant, avec les rêves qui l’agitent et les éternels problèmes qui le tourmentent. Désormais le drame est dégagé de la légende.


V

S’il est probable que ce furent les comédiens ambulans qui firent connaître le sujet de Faust en Angleterre, il est plus probable encore que c’est par eux que la pièce de Marlowe se répandit en Allemagne. Ils servirent deux fois d’intermédiaires entre les deux pays. Marlowe prélude, à plus d’un siècle de distance, à la grande influence que son contemporain Shakespeare exercera sur le théâtre allemand. Il agit directement sur les pièces populaires, et, par elles, sur la tragédie de Gœthe. Il est hors de doute que, même sans lui, Faust n’aurait pas tardé à monter sur les tréteaux et à prendre sa place dans ce répertoire cosmopolite où les héros de l’antiquité païenne se mêlaient aux personnages de la Bible et aux chevaliers du moyen âge. Mais le drame de Marlowe avait une empreinte trop caractéristique pour ne pas attirer dès l’abord l’attention des organisateurs de spectacles. Certaines situations devinrent, pour ainsi dire, typiques, et furent considérées désormais comme inséparables du sujet.

Tel était, avant tout, le premier monologue de Faust ; l’action ne pouvait s’engager plus naturellement que par ce morne tableau des enseignemens de l’École et par cet appel désespéré à une science supérieure, révélée par la magie. Les deux influences qui se disputent l’âme de Faust continuèrent de se personnifier dans deux anges ou dans deux esprits, dont l’un parlait en voix de soprano et l’autre en voix de basse. Les clowns du théâtre anglais furent remplacés par le personnage comique, le Hanswurst qui excita plus tard la mauvaise humeur de Gottsched, ou le Kasperle viennois qui résista plus longtemps à l’influence classique. Dans les pays catholiques, Méphistophélès n’osa plus apparaître sous la figure d’un moine ; on en fit un gentilhomme d’allure plus ou moins élégante. Quand Faust arrivait à la fin de sa carrière, il comptait encore les derniers instans qui le séparaient de l’enfer. Mais bientôt il ne suffira plus que l’horloge sonne ; le veilleur de nuit viendra chanter son couplet d’heure en heure, et le ton calme de sa mélodie fera contraste avec les angoisses du pauvre docteur. C’est Kasperle qui, lassé de son service auprès de Faust, occupe ordinairement cet emploi, moins dangereux et plus lucratif. Kasperle s’essaye aussi à la magie, mais seulement pour se divertir et pour divertir les spectateurs ; et quand les diables qu’il a évoqués lui demandent son âme, il leur répond : « Je sais bien que j’ai un corps, et j’en ai trop besoin pour vous le céder. Mais Kasperle n’a pas d’âme ; elles étaient toutes données quand il est venu au monde. » Les diables ont assez d’esprit pour ne pas insister.

Neumann disait déjà, à la fin du xviie siècle, que Faust serait moins connu en Allemagne s’il n’avait été si souvent mis au théâtre. On sait qu’une tragédie dont il était le héros fut jouée à Dresde par les comédiens anglais, le 7 juillet 1626 ; c’était sans doute celle de Marlowe, car il est dit que les mêmes comédiens donnèrent, le dernier jour du mois, le Juif de Malte. Ensuite un Faust allemand fut représenté à Hanovre en 1661, à Dantzig en 1668, à Francfort-sur-le-Mein en 1742 et en 1767. Un compte rendu de la représentation qui eut lieu à Dantzig en 1668, pendant la foire, nous a été conservé par George Schrœder, membre du Conseil de la ville. Le drame s’ouvre par un prologue dans l’enfer ; Pluton appelle les démons devant lui, et leur recommande de séduire l’humanité par tous les moyens en leur pouvoir. « Là-dessus, continue le récit, il arrive que le docteur Faust, ne voulant pas se contenter de la science ordinaire, consulte les livres de magie, et conjure les démons pour les attacher à son service. Il s’informe de leur vitesse ; il ne lui suffit pas qu’ils soient aussi rapides que les cerfs, les nuages et les vents ; il n’accepte que celui dont la vitesse égale celle de la pensée de l’homme. » Viennent ensuite les diverses conjurations de Faust. Enfin son dernier jour arrive : « Il compte toutes les heures, jusqu’à ce que la cloche sonne la douzième. Puis il exhorte son serviteur à ne pas s’adonner à la magie. Les diables surviennent et s’emparent de Faust ; ils le lancent de tous côtés et le déchirent cruellement. On représente de plus comment il est martyrisé dans l’enfer, où il est tantôt élevé en l’air, tantôt jeté brusquement en bas, et où l’on voit ces mots écrits en lettres de feu : accusatus est, — judicatus est, — condemnatus est[18].

Vers le milieu du xviiie siècle, au temps de Gottsched et de Félix Weisse, les drames populaires cèdent peu à peu la place aux pièces plus ou moins classiques, imitées de la France ou de l’Angleterre. Mais Faust continue de figurer sur les théâtres de marionnettes, à côté de don Juan, d’Esther, de Médée, de Geneviève de Brabant et de l’Enfant prodigue. En 1770, au temps où Gœthe terminait ses études à Strasbourg, un drame sur Faust est encore représenté à Hambourg. En 1779, on joue à Vienne une pantomime, dont le programme est publié en français et en allemand : « Dernier jour du docteur Faust, pantomime dressée sur un plan allemand d’un de nos amateurs de théâtre, représentée par des enfans au Théâtre impérial et royal. » Suit la traduction allemande. Ce sont les marionnettes qui vécurent le plus longtemps. Toutes ces pièces, tragédies, comédies ou jeux de marionnettes, étaient rarement écrites en entier. On indiquait la suite des scènes, avec les passages caractéristiques, et l’acteur ou le régisseur brodaient sur ce canevas mobile. Après que le sujet eut été remis en lumière par le peintre Müller, par Klinger, par Lessing et par Gœthe, les érudits se mirent à recueillir et à fixer ce qui avait longtemps flotté dans la tradition, et il en résulta d’ingénieuses restitutions, comme celle que Simrock tenta en 1846. Jusqu’à quel point ces restitutions étaient-elles fidèles ? « Je n’ai pu, dit Simrock dans sa préface, suivre exclusivement aucune des différentes versions, de même que je n’ai pu en écarter aucune. J’ai dû rassembler de toutes parts les meilleurs traits. Certains détails sont puisés dans mes souvenirs, mais je n’ai rien ajouté d’essentiel. Que la forme du dialogue, que l’exécution me reviennent, et que tous les vers soient de moi, cela va sans dire. » Simrock aurait pu ajouter qu’il était impossible qu’un travail de ce genre ne fût traversé çà et là par un ressouvenir involontaire de Gœthe, dont le nom plane sur toute cette littérature[19].


VI

La tragédie de Gœthe est, après la Tragique histoire de Marlowe, le second renouvellement original de la légende. Gœthe, au moment d’écrire les premières scènes du premier Faust, ne connaissait pas l’œuvre de Marlowe[20]. Ce fut, d’après son propre témoignage, la pièce de marionnettes qui lui servit de point de départ. Il parle, au commencement de ses Mémoires, d’un théâtre de marionnettes, dernier cadeau de Noël qu’il reçut de sa grand’mère, « sur lequel des mains autres que les siennes firent d’abord mouvoir les personnages, mais qu’on lui permit bientôt d’animer de ses propres inventions ». Que jouait-on sur cette scène enfantine, dont l’impression se prolongea, dit-il, jusque dans son âge mûr ? Peut-être déjà le magicien Faust, comme le suppose Kuno Fischer. En tout cas, Gœthe put voir jouer déjà la pièce de marionnettes à Francfort, sa ville natale, où il resta jusqu’au commencement de sa dix-septième année. Il la vit sûrement représenter à Leipzig, où il fit ses premières études de droit, de 1765 à 1768. Il visita aussi, à Leipzig, la taverne d’Auerbach, où s’était passée, selon la légende, une des plus étranges aventures de Faust. Le livre de Pfitzer, quoiqu’il ne le mentionne pas à cette date, n’a pas dû échapper à son attention. Il nous apprend, en effet, à un autre endroit, « que l’histoire du Juif errant se grava de bonne heure dans son esprit par les livres populaires »[21] ; or, un de ces livres populaires les plus répandus était celui du Docteur Faust. Ce furent donc la pièce de marionnettes en première ligne, ensuite le récit de Pfitzer plus ou moins fidèlement reproduit dans des éditions populaires, qui fournirent à Gœthe les élémens encore grossiers et, pour ainsi dire, la matière brute de son chef-d’œuvre[22].

Il quitte Leipzig à la fin de septembre 1768, peu satisfait de l’enseignement qu’il y a reçu, un enseignement scolastique, réduit en formules et en paragraphes, selon la méthode de Wolff[23]. L’impression qu’il en a gardée doit être assez exactement définie dans les Mémoires, puisqu’elle se retrouve dans sa correspondance. Il rentre à la maison paternelle, découragé et malade, et, pendant l’hiver suivant, moins pour s’instruire, dit-il, que pour se distraire, il s’occupe de magie et d’astrologie. Il assure même qu’un médecin alchimiste lui rendit la santé au moyen d’un spécifique dont il avait le secret. À la fin de mars 1770, il va terminer ses études à Strasbourg. Il y rencontre Herder, génie encore plus précoce que lui, d’un goût mûri par la science, mais qui ne fait, en somme, que le confirmer dans la direction que son esprit avait déjà commencé à prendre. Herder lui enseigne que l’essence de la poésie est ce qui est populaire dans le sens le plus large et le plus profond du mot, c’est-à-dire naturel, caractéristique, original. Il lui fait connaître les monumens vrais ou supposés des littératures primitives, la Bible, Homère, Ossian. En même temps, Gœthe se passionne pour l’architecture gothique. Enfin il découvre Shakespeare. « La première page que je lus de lui, dit-il, me fit sien pour la vie ; je fus comme un aveugle-né à qui une main magique vient de rendre la vue ; je sentis mon existence élargie à l’infini. » Son lyrisme aussi prend de la chaleur et de la vie, sous le coup de la première passion profonde qu’il ait éprouvée ; il compose les Chansons de Sesenheim, et il a raison de dire « qu’on les reconnaît aisément parmi les autres ». Au milieu de toutes ces influences, les sujets « qui avaient pris racine en lui » se développent et se constituent peu à peu. « C’étaient Gœtz de Berlichingen et Faust. La biographie du premier m’avait ému jusqu’au fond de l’âme. Ce rude et généreux représentant de la défense personnelle dans un temps d’anarchie sauvage excitait ma plus vive sympathie. La remarquable pièce de marionnettes dont l’autre était le héros résonnait et bourdonnait dans ma tête sur tous les tons. Moi aussi, je m’étais poussé à travers toutes les sciences, et j’en avais reconnu de bonne heure la vanité. J’avais pris la vie par tous les côtés, et j’étais toujours revenu de mes tentatives plus mécontent et plus tourmenté. Ces choses et beaucoup d’autres, je les portais en moi et j’en faisais mes délices dans mes heures solitaires, sans toutefois rien mettre par écrit[24]. »

À la fin du mois d’août 1771, il retourne à Francfort et, sauf un séjour de quatre mois à Wetzlar en 1772, qui lui donne le sujet de Werther, sauf quelques excursions à Darmstadt, à Mayence, à Hombourg, et un voyage le long du Rhin avec Lavater et Basedow, il reste dans sa ville natale jusqu’en novembre 1775, où il répond à l’appel du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar. Ces années 1771 à 1775 marquent l’apogée de la jeunesse de Gœthe et en même temps un des grands momens de la littérature allemande. Il faut bien croire qu’il y avait dans l’apparition du jeune poète quelque chose de particulièrement surprenant et séduisant, car les contemporains qui parlent de lui à cette époque ne tarissent pas d’hyperboles sur son compte. Le physionomiste Lavater analyse ses traits avec complaisance, pour y trouver toutes les marques du génie. Jacobi écrit à Wieland, en 1774 : « Plus j’y réfléchis, plus je sens l’impossibilité de donner à qui ne l’a pas vu et entendu une idée de cette extraordinaire créature de Dieu ; il est génie des pieds à la tête. » Et Wieland, après l’avoir vu à Weimar, Wieland qui avait pourtant une satire à lui pardonner, écrit à son tour à Jacobi, l’année suivante : « Que te dirai-je de Gœthe ? Il m’a conquis au premier aspect. Depuis ce matin, mon âme est pleine de Gœthe, comme la goutte de rosée est pleine du soleil matinal. » L’assurance qu’il sentait en lui n’était sans doute pas la moindre cause du prestige qu’il exerçait. « Depuis quelques années, dit-il, mon talent productif ne me quittait pas un seul instant. Souvent même ce que j’observais dans l’état de veille se disposait pendant la nuit en songes réguliers, et, au moment où j’ouvrais les yeux, je voyais devant moi ou un ensemble nouveau qui me ravissait, ou une partie nouvelle d’un tout déjà existant. D’ordinaire, j’écrivais tout de grand matin ; mais, le soir encore, et bien avant dans la nuit, quand le vin et la compagnie excitaient mes esprits, on pouvait me demander ce qu’on voulait. Qu’il s’offrît seulement une occasion qui eût un certain caractère, j’étais prêt et dispos[25]. » Les sujets qui l’occupaient alors étaient de deux sortes. Les uns furent aussitôt terminés, et même assez rapidement, soit qu’ils fussent nettement délimités en eux-mêmes par leur contenu historique, comme le drame de Gœtz, soit qu’ils répondissent à un moment précis de la vie du poète, comme le roman de Werther. D’autres, d’une portée plus générale, et peut-être d’une conception plus vague, restèrent à l’état de fragmens, et c’étaient peut-être ceux qui traduisaient le plus fidèlement le caractère de l’époque. Faust est de ce nombre.


VII

L’époque a pris en allemand le nom de Sturm-und-Drang. Ces mots signifient l’un et l’autre un mouvement tumultueux ; le premier s’applique spécialement, par dérivation, aux éléments déchaînés, et se traduit en français par tempête. « On peut nommer cette époque, dit Gœthe, l’époque exigeante[26], car on exigeait de soi et des autres ce que nul homme encore n’avait donné. » Que voulait-on ? Renouveler la poésie, la morale et la religion, brusquement, en un jour, par la puissance magique du génie. Le mot d’ordre qui ralliait les poètes, les philosophes, les pédagogues, c’était la nature, la pure et primitive nature, non encore souillée au contact d’une civilisation mensongère. L’inspirateur était Rousseau. En poésie, on ne reconnaissait que les anciennes traditions nationales, lyriques ou épiques. On y ajoutait volontiers Shakspeare, non qu’il fût moins civilisé que Dante ou Corneille, mais parce qu’on voyait en lui un révolté qui avait secoué le joug des règles classiques. Entre la nature et le génie, on n’admettait aucun intermédiaire. L’homme de génie interprétait librement la pâture ; il n’avait besoin ni de règle ni de conseil ; on lui attribuait le don de l’aperception immédiate, une sorte de divination supérieure qui lui tenait lieu d’observation et d’étude. En morale, on était obstinément individualiste et personnel. « Celui-là seul, disait Jacobi dans son roman de Woldemar, celui-là seul a fait tout ce qu’il doit, qui, toujours d’accord avec lui-même, peut jouir de sa propre approbation. » Le devoir de chacun était de se faire un idéal et d’en poursuivre la réalisation, en s’appuyant sur ce qui le favorisait, en supprimant ce qui le gênait. L’homme était placé au centre du monde, comme le premier de sa race à qui Dieu avait promis tous les biens de la terre ; il s’en appropriait ce qu’il pouvait, pour donner en sa personne un exemplaire aussi complet que possible de l’humanité. L’idée de la culture individuelle comme développement harmonieux de toutes les facultés, cette idée qui joue un si grand rôle dans la vie de Gœthe, faisait déjà partie du programme de la période Sturm-und-Drang. En religion, on combinait Rousseau avec Spinoza. Dieu est tout ; il se révèle dans le cœur de l’homme. « Cœur, amour, Dieu, dit Faust, je n’ai pas de nom pour cela ; le sentiment est tout ; le nom n’est que bruit et fumée, qui obscurcit la splendeur du ciel. » Le génie est une émanation de Dieu ; c’est Dieu qui descend, dit Lavater[27]. L’homme de génie participe de la toute-puissance de Dieu, et peut, au besoin, s’opposer à lui. « La volonté des dieux contre la mienne, dit Prométhée, c’est un contre un : il me semble que cela se balance. » Léopold de Stolberg écrit, dans une lettre à Klopstock, de 1776, cette singulière phrase : « Gœthe est une tête de fer, et son opiniâtreté, qu’il soutiendrait, si c’était possible, contre Dieu lui-même, m’a souvent fait trembler pour lui ; c’est une tête de Titan qui s’élève contre Dieu. »

Il est beaucoup question des Titans dans la littérature de cette époque, et les Titanides s’y ajouteront un peu plus tard. « Les plus hardis de cette race, dit Gœthe, Tantale, Ixion, Sisyphe, étaient mes saints. » Un autre demi-dieu, que l’antiquité avait déjà transfiguré, c’était Prométhée ; Gœthe lui consacra un de ses plus beaux fragmens. « J’ajustai à ma taille, dit-il, l’antique robe du Titan, et je composai, sans longues méditations, un morceau qui montrait Prométhée en opposition avec Jupiter et les dieux nouveaux, lorsqu’il forme des hommes de sa propre main, qu’il les anime par la faveur de Minerve et fonde ainsi une troisième dynastie. » Les dieux offrent à Prométhée une place dans l’Olympe ; il refuse, car, sans quitter la terre, il se croit l’égal d’un dieu : « Ô Jupiter, abaisse ton regard sur ma création : elle vit ! Je l’ai formée à mon image, une race semblable à moi, pour souffrir, pour pleurer, pour jouir et se réjouir, et pour te dédaigner comme moi. »

Le Prométhée devait avoir cinq actes ; il s’est arrêté au commencement du troisième. D’autres sujets, comme Mahomet et le Juif errant, qui auraient mérité plus qu’un intérêt passager, et qui rentraient tout à fait dans le caractère de l’époque, ont été encore moins avancés. Le Mahomet de Gœthe n’était pas, comme celui de Voltaire, un imposteur ; c’était un croyant, possédé du besoin de répandre sa foi. Il commence par adorer les étoiles ; mais bientôt, au-dessus des étoiles, il découvre celui qui leur a donné l’existence et qui a formé l’univers. « Élève-toi, cœur aimant, vers l’auteur de toutes choses ! Sois mon seigneur et mon dieu, toi qui as créé le soleil et la lune et les étoiles, et la terre et le ciel, et moi-même ! » La foi de Mahomet reste pure, aussi longtemps qu’elle est renfermée en lui-même, qu’elle demeure un colloque entre son dieu et lui ; elle se rabaisse et se corrompt, dès qu’il cherche à la faire pénétrer dans les âmes grossières. Il est obligé d’employer la force, même la ruse, pour faire triompher sa religion ; il suscite des inimitiés légitimes, et, à la fin, il meurt empoisonné. Deux chants lyriques et une scène en prose, c’est tout ce qui a été composé. Du Juif errant, poème héroï-comique dans le style de Hans Sachs, il nous est parvenu quelques lambeaux : l’expression est de Gœthe. Ahasver, c’est l’homme positif, qui ne voit dans le mouvement provoqué par le Christ qu’une infraction à l’ordre établi. Pourquoi entraîner le peuple dans le désert et le leurrer d’espérances chimériques, au lieu de le laisser vivre en paix du fruit de son travail ? Ahasver est condamné à errer sur la terre, jusqu’au jour où l’idéal proclamé par le Christ aura lui à ses yeux comme aux yeux de tous les hommes.

Ces fragmens étaient composés à l’heure propice, « sans longues méditations », souvent dans une promenade. Les amis de Gœthe l’appelaient, à cette époque, le voyageur, et il a montré, dans quelques odes où il croyait imiter Pindare, quelle était alors la disposition habituelle de son esprit. La plus ancienne, le Chant d’orage du voyageur, qui date de 1771 ou de 1772, est qualifiée par lui-même d’extravagante. Peu à peu l’effervescence se calme, sans pourtant se refroidir ; le Titan devient un homme, mais qui n’a pas cessé de regarder le ciel. Les œuvres de longue haleine prennent le pas sur les effusions purement lyriques. Dans un passage des Mémoires, qui se rapporte au printemps de l’année 1772, Gœthe écrit : « Faust était déjà avancé, Gœtz de Berlichingen se construisait peu à peu dans mon esprit[28]. » Au mois de juillet de l’année suivante, il envoie à Gotter, l’un des fondateurs de l’Almanach des Muses de Gœttingue, qu’il avait connu à Wetzlar, un exemplaire de Gœtz de Berlichingen, qui venait de paraître, et Gotter lui répond par une pièce de vers humoristique, qui se termine par ces mots : « Envoie-moi le Docteur Faust, dès qu’il sera sorti de ta tête en ébullition. » En septembre 1774, Gœthe communique à Klopstock, de passage à Francfort, les scènes qu’il vient d’écrire, et Klopstock exprime le vœu que l’ouvrage s’achève. Un mois après, un autre rédacteur de l’Almanach de Gœttingue, Henri-Chrétien Boïe, écrit, dans une relation de voyage : « J’ai passé une excellente journée avec Gœthe ; il m’a montré beaucoup de choses, terminées ou non, et tout porte, au milieu des étrangetés et des incorrections, l’empreinte du génie. Son Docteur Faust est presque fini, et il me semble que c’est ce qu’il a produit jusqu’ici de plus grand et de plus original. » C’est ce Faust presque fini, le Faust primitif, ou le Urfaust, comme on l’appelle aujourd’hui, que Gœthe apportait à Weimar, en 1775. Il comptait le revoir plus tard, le compléter dans certaines parties, le châtier dans d’autres, en tout cas, le soustraire aux regards du public dans l’état imparfait où il l’avait laissé. Mais il comptait sans le zèle indiscret d’une demoiselle d’honneur de la duchesse Amélie, la malicieuse petite bossue Louise de Gœchhausen, un des ornemens du salon ducal par la vivacité de son esprit, et qui eut elle-même plus tard son salon dans la mansarde qu’elle occupait au château. Mlle de Gœchhausen faisait collection de tout ce qui lui tombait sous la main, et elle en composait sa bibliothèque manuscrite. Elle servait quelquefois de secrétaire à Gœthe, et elle écrivait sous sa dictée des pièces de circonstance. Comment a-t-elle pu tenir le Faust en sa possession assez longtemps pour en prendre copie fidèle, pour le reproduire jusque dans les fautes d’orthographe ? Peu importe. Ce dont il faut lui être reconnaissant, c’est de nous avoir conservé un des documens les plus curieux de la littérature allemande.


VIII

Lorsqu’en 1885, après la mort du dernier des petits-fils de Gœthe, on eut l’idée de réunir dans le château de Weimar tout ce qui concernait la vie et les œuvres du poète, les savans se mirent en campagne pour enrichir ce qui s’appela d’abord les Archives de Gœthe, ce qui devint quatre ans après les Archives de Gœthe et Schiller. Erich Schmidt, l’auteur d’une excellente biographie de Lessing, entra en relations avec le lieutenant-colonel de Gœchhausen, qui lui laissa visiter les papiers provenant de la succession de sa grand’tante. « Je m’attendais surtout, raconte-t-il, à mettre la main sur une quantité de lettres qui auraient été les bienvenues ; mais il m’arriva ce qui était arrivé à Saül, qui partit pour chercher les ânesses de son père et qui trouva un royaume. Déjà je voulais m’en retourner, sans avoir absolument perdu ma peine, mais sans que ma chasse eût été précisément fructueuse, quand mon attention fut encore attirée par un gros in-quarto : Extraits, Copies, etc., tirés de la succession de mademoiselle Louise de Gœchhausen. Je tournai les feuillets d’une main impatiente ; je passai des Dernières Aventures du jeune d’Olban à de petits vers extraits d’almanachs français et allemands ; c’étaient ensuite des fragmens d’Ossian, des sentences tirées de Shakespeare ou d’Agnès de Lilien, la Lénore de Bürger, le songe de Franz Moor, de petits récits de voyage, des farces et des poésies de circonstance…, enfin le discours de Méphistophélès sur le collegium logicum. Ceci encore ne me parut pas nouveau ; je crus avoir devant moi le Fragment de 1790, dans une copie de la très écrivassière dame d’honneur. Mais un regard de plus me fit découvrir des régions inconnues. Je revins au commencement, et je remarquai que les deux premiers vers avaient une forme différente. Je courus à la fin, et je vis, non sans émotion, que la scène de la Prison était en prose. Plus de doute, c’était le Faust primitif qui nous était conservé dans une bonne copie. »

Ce qui frappe d’abord dans le Faust primitif, c’est sa parenté avec les autres fragmens de la même époque. Le style se rapproche de celui du Juif errant. Les deux élémens dont se compose la langue du Juif errant sont partagés, pour ainsi dire, entre les deux personnages principaux du Faust ; le ton sérieux est échu à Faust ; le ton ironique, sarcastique, parfois trivial, à Méphistophélès. La forme est le petit vers brusque et familier de Hans Sachs, coupé çà et là par un vers plus long, ou remplacé par le petit vers rythmé de Prométhée. Le sujet est bien dans l’esprit de la période Sturm-und-Drang ; c’est la poursuite d’un idéal inaccessible à l’homme, une irruption téméraire de la créature mortelle dans la sphère divine, aboutissant à un dénouement tragique comme devait l’être celui de Mahomet, comme l’aurait été sans doute celui de Prométhée, si Prométhée avait été terminé. Faust veut s’égaler à Dieu, se mesurer avec Dieu ; il retombe dans son humanité, et il entraîne dans sa chute Marguerite, dont la destinée est associée à la sienne.

Le plan est très simple, quoiqu’il ne soit pas rigoureusement délimité et qu’il laisse çà et là bien des ouvertures et des échappées à l’imagination du poète. Le début est celui de la pièce de marionnettes, celui de la tragédie de Marlowe. Faust est assis devant son pupitre chargé de fioles, de boîtes et d’instrumens, dans sa chambre à voûtes ogivales, haute et étroite : « J’ai tout étudié, hélas ! la philosophie, la médecine, la jurisprudence, et même, ô misère, la théologie, à fond, avec un ardent labeur, et me voilà, pauvre fou, aussi sage que devant ! » La lune, l’astre propice aux opérations magiques, jette sa lumière par la haute fenêtre : « Oh ! si tu voyais ma souffrance pour la dernière fois, astre éclatant, que j’ai suivi si souvent, quand je veillais jusqu’à minuit devant ce pupitre ! Alors, par-dessus des livres et des papiers, tu m’apparaissais, mélancolique amie. Ah ! que ne puis-je, sur les cimes des monts, marcher dans ta lumière chérie, planer avec les esprits dans le creux des rochers, flotter sur les prairies dans ton jour crépusculaire, et, secouant toute cette science fumeuse, me baigner dans ta rosée et y puiser une nouvelle vie ! » C’est son premier appel à la « nature vivante », suivi aussitôt de ce cri, qui semble un écho des chants du Voyageur : « Fuis ! lève-toi ! répands-toi dans le vaste monde ! » Faust ouvre son livre de magie. Il rencontre d’abord « le signe du macrocosme », c’est-à-dire de l’univers, de la totalité des choses, et déjà le signe commence à s’animer devant ses yeux, lui montrant les puissances célestes qui montent et descendent, lorsqu’il tourne le feuillet d’un geste impatient. Que lui importent les espaces planétaires, avec leurs horizons froids et incolores ? « Ce n’est qu’un spectacle ! » Ce qu’il veut, c’est être un dieu sur la terre, comme Prométhée. Il s’arrête sur le signe de l’Esprit de la terre. « Comme ce signe agit autrement sur moi ! Esprit de la terre, tu es plus près de moi. Déjà je sens mes forces grandir ; je brûle, comme enivré d’un vin nouveau ; je me sens le courage de m’aventurer dans le monde, de porter ce que la terre contient de douleur et de joie, de lutter contre la tempête, et de ne pas trembler dans le fracas du naufrage. » Ces paroles contiennent la somme des ambitions tumultueuses de Faust et, pour ainsi dire, le programme de sa vie. Pourra-t-il, même en tendant tous les ressorts de sa nature terrestre, suffire à ce programme ? Déjà l’Esprit de la terre, en lui apparaissant, lui a dit : « Tu es l’égal de l’esprit que tu comprends, tu n’es pas mon égal. »

Les deux dialogues qui suivent, entre Faust et Wagner, entre Méphistophélès et l’Écolier, et la scène de la Taverne constituent, avec le monologue et les conjurations, ce qu’on pourrait appeler, dans le Faust, primitif, la première partie du drame. Ensuite la « tragédie de Marguerite » se déroule sans interruption jusqu’à la fin. Wagner, c’est l’ancien famulus, qui se présente maintenant comme le type du pédant, borné et heureux, et heureux parce qu’il est borné ; c’est une création de Gœthe. Le personnage de Marguerite est également sorti de l’imagination et des souvenirs du poète. On a bien prétendu la retrouver, en retrouver du moins la première idée, dans la vieille légende. Le livre populaire de 1728 dit, en effet, dans ses dernières pages, que « Faust se prit d’amour pour une jeune fille, belle mais pauvre, qui servait chez un marchand de son voisinage ; mais elle ne voulut céder à son désir que sous la condition du mariage : c’est pourquoi Faust eut le dessein de l’épouser. » Il abandonna ce dessein quand Lucifer lui amena, « par grâce spéciale », la belle Hélène de Grèce. Si ce récit a passé sous les yeux de Gœthe, et s’il s’en est réellement souvenu, il faut avouer qu’il en a tiré un parti admirable. Il est plus probable que, fidèle à son habitude, il s’est confessé ici une fois de plus. Rien ne nous autorise à douter de la vérité du récit qu’il nous fait, dans le cinquième livre de ses Mémoires, de ses premières amours à Francfort. Que certains détails aient passé après coup du poème de Faust dans le récit des Mémoires ; que Gœthe, qui avait pour principe de transformer la réalité en poésie, ait quelquefois, par un procédé inverse, transformé la poésie en réalité, cela n’est pas impossible. Mais il est certain que Marguerite a vécu ; elle a vécu dans le cœur du poète, avant de se transfigurer dans son imagination. Plus tard, d’autres figures, particulièrement celle de Frédérique, se sont associées, mêlées à la sienne, pour constituer un même type idéal. « J’avais été obligé, dit Gœthe, de me séparer de Marguerite ; devant Frédérique, pour la première fois, je me sentais coupable. J’eus recours, pour apaiser mes remords, à mon remède accoutumé, la poésie ; je continuai ma confession poétique, afin de mériter, par cette expiation volontaire, l’absolution de ma conscience. » Dans la poésie de Gœthe, les élémens sont toujours empruntés à la réalité, mais les combinaisons sont diverses. L’image de la femme malheureuse par la faute de l’homme qu’elle aime traverse tous les écrits de la jeunesse de Gœthe et toute la littérature de ce temps. Elle se retrouve dans Gœtz de Berlichingen, dans Clavigo, dans Stella. Il est question, dans Werther, d’une jeune fille dont le sort est en tout pareil à celui de Marguerite : « C’était une bonne créature, qui avait grandi dans le cercle étroit des occupations domestiques, qui vaquait toute la semaine à son travail accoutumé, et le seul plaisir qu’elle avait en perspective était d’aller, le dimanche, se promener avec ses pareilles, parée de quelques atours qu’elle avait assemblés peu à peu… La nature lui fait éprouver enfin des besoins plus profonds, qui sont encore attisés par les flatteries des hommes. Elle rencontre un homme vers lequel un sentiment inconnu l’attire avec une force irrésistible… Il l’abandonne. Immobile, éperdue, la voilà devant un abîme. Elle se précipite, pour étouffer ses angoisses, dans une mort où tout s’engloutit. »

Le caractère de Marguerite, quoiqu’il ait été formé d’élémens divers, est d’une parfaite unité ; le personnage a été coulé d’abord d’un seul jet. Il n’en est pas de même de Méphistophélès. Est-ce un esprit élémentaire, de même famille que l’Esprit de la terre, un lutin malicieux et taquin, mais au fond serviable ? Ou est-ce un vrai démon, un émissaire de l’enfer, uniquement occupé de faire le mal ? Il est l’un et l’autre, et alternativement. Nous ne parlons qu’au point de vue du Faust primitif. Dans le plan de ce poème, Méphistophélès était d’abord un compagnon que l’Esprit de la terre donnait à Faust pour le guider dans son voyage à travers le monde, pour l’aider à « amasser sur sa poitrine toutes les joies et toutes les douleurs de la vie ». Mais Gœthe n’a pu se soustraire aux souvenirs persistans de la légende, et le compagnon serviable redevenait par momens un esprit de séduction et de malfaisance. Au reste, les deux côtés du rôle de Méphistophélès ne sont pas absolument inconciliables. Dans un fragment qui fait partie de l’édition de 1790, et qui est encore conçu dans l’esprit du plan primitif, Méphistophélès dit, en parlant de Faust : « Lors même qu’il ne se serait pas donné au diable, il périrait encore. » Et, dans une des dernières scènes, quand Faust lui reproche la ruine de toutes ses espérances, Méphistophélès répond : « Pourquoi lies-tu commerce avec nous, quand tu ne peux pas faire ménage avec nous jusqu’au bout ? Tu veux t’élever dans les airs, et la tête te tourne. Nous sommes-nous jetés à ta tête, ou toi à la nôtre ? » Faust se perd, parce qu’étant homme il a voulu être Dieu ; il a rompu la barrière qui borne et qui protège l’existence humaine, et il se précipite lui-même dans l’abîme qu’il a ouvert devant lui. Le Faust de Gœthe était, dans sa conception primitive, une tragique histoire, comme celle de Marlowe, mais d’un souffle infiniment plus puissant et d’une portée plus haute, entraînant deux victimes également nobles dans une catastrophe commune.


IX

Gœthe arrive à Weimar, dans le costume de Werther, le 7 novembre 1775. Pendant les années suivantes, le Faust est souvent lu devant la cour, sans qu’aucun développement nouveau s’y ajoute. Les sujets qui marquent la période classique de Gœthe commencent à l’occuper, Iphigénie en 1776, Torquato Tasso l’année suivante. Au mois de septembre 1786, il part pour l’Italie. À Rome, voulant comprendre le Faust dans une édition complète de ses œuvres, il reprend le vieux manuscrit « jauni par le temps et déchiré sur les bords », et il avoue, dans une lettre du 1er mars 1788, qu’il lui a fallu d’abord « retrouver le fil », se familiariser avec le plan. « De même qu’autrefois je me reportais par la pensée dans un monde disparu, il faut maintenant que je me reporte dans un passé que j’ai vécu moi-même. » Il écrit la Cuisine de la sorcière, dans le jardin de la villa Borghèse ; ensuite un dialogue entre Faust et Méphistophélès, précédé d’un monologue de Faust. Le monologue disait, tout à fait selon les données du poème primitif : « Esprit sublime, tu m’as tout donné, tout ce que demandait ma prière. Ce n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage du sein de la flamme. Tu m’as donné la splendide nature pour royaume, avec la force de la sentir et d’en jouir. Mais, à côté de ces délices qui me rapprochent des dieux, tu m’as donné un compagnon dont je ne puis déjà plus me passer, quoique, par sa froideur et son insolence, il me ravale à mes propres yeux. » Ce fut le dernier effort que fit le poète pour avancer une œuvre de laquelle son développement intérieur le séparait de plus en plus. L’édition de 1790. la première qui fut connue du public, ne fut guère qu’un remaniement de forme La scène de la Taverne était mise en vers. Certaines trivialités disparaissaient de l’entretien entre Méphistophélès et l’Écolier. Quelques-unes des dernières scènes, encore en prose, ou mal reliées à l’ensemble, étaient supprimées. Le reste était donné comme un fragment, et s’arrêtait après la scène de la Cathédrale. Le Faust primitif était châtié, épuré, mais découronné ; la conclusion manquait.

Elle manquait parce que le poète, s’il avait dû la donner à ce moment-là, l’aurait sans doute donnée toute différente. Il aima mieux abandonner un sujet auquel ne l’attachait plus aucun intérêt direct. Le temps du titanisme était passé chez lui, et il est probable qu’en livrant le Faust au public comme un fragment, il n’avait pas plus l’intention d’y revenir qu’il ne revint au Prométhée, au Juif errant, au Mahomet. Il fallut, pour l’y ramener, l’intervention d’un poète qui avait eu, lui aussi, sa période orageuse, mais qui n’en était pas encore séparé par un aussi long intervalle. En 1794, Schiller avait obtenu la collaboration de Gœthe pour une revue qu’il voulait fonder, les Heures ; ce fut le commencement de cette union qui fut si féconde pour l’un comme pour l’autre. Le 29 novembre de la même année, Schiller écrit à Gœthe que ce serait pour lui une satisfaction des plus vives de pouvoir lire les fragmens encore inédits du poème de Faust, dont il admire la conception puissante, et qu’il compare au torse d’Hercule. Gœthe lui répond : « Je ne puis en ce moment rien vous communiquer de Faust ; je n’ose ouvrir le paquet qui le tient captif. Je ne pourrais copier sans remanier, ce dont je ne me sens pas le courage. » Schiller insiste, et, au mois d’août de l’année suivante, Gœthe promet « quelque chose de Faust » pour les Heures ; mais il ajoute : « Mon Faust est comme une poudre qui a été dissoute dans l’eau et qui se dépose au fond du vase. Tout paraît remonter et se rejoindre, aussi longtemps que vous secouez le vase ; mais à peine suis-je réduit à moi-même que tout retombe au fond. »

La disposition d’esprit nécessaire pour s’identifier avec le vieux monde légendaire manquait encore. Elle se retrouva lorsqu’en 1797 les deux poètes s’associèrent pour la composition d’un certain nombre de ballades destinées à l’Almanach des Muses. Leurs études communes, la recherche et la discussion des sujets ramenèrent Gœthe, comme il le dit, sur « les routes nébuleuses » où il s’était complu dans sa jeunesse. Faust lui redevint familier. Mais il lui arriva ce qui était arrivé autrefois à Lessing. Ce grand critique avait déjà été frappé de ce que la légende de Faust contenait de poésie, et il avait longtemps pensé à la remettre au théâtre ; mais peu à peu le sujet s’était transformé dans son esprit, et, à la fin, le seul péché de Faust était « sa soif de connaître », péché pardonnable assurément, et qui, en tout cas, ne méritait pas la damnation éternelle. Du jour où Gœthe, cédant aux instances réitérées de Schiller, songe sérieusement à reprendre le Faust, ce qui le préoccupe surtout, c’est ce qu’il appelle l’idée du poème : ce mot revient constamment dans la correspondance des deux amis. « Je me suis décidé, écrit Gœthe le 22 juin 1797, à travailler à mon Faust ; je veux sinon le terminer, du moins l’avancer pour une bonne part. Je sépare ce qui est imprimé, et je le dispose par grandes masses, en y intercalant ce qui est écrit ou imaginé, et je prépare et avance ainsi l’exécution du plan, qui, à vrai dire, n’est qu’une idée. » En même temps, il engage Schiller à lui dire de quelle manière il se représente le poème dans son ensemble, « à lui expliquer ses propres songes, comme un vrai prophète ». Schiller promet « de chercher le fil », et, s’il ne réussit pas à le trouver, il s’imaginera qu’il a devant lui une série de fragmens qu’il vient de découvrir et qu’il est chargé de compléter. « Au reste, ajoute-t-il, l’ouvrage, quelque grande que soit sa valeur poétique, devra toujours avoir une certaine portée symbolique, ce qui est probablement aussi votre idée. » Et ailleurs : « Ce qu’on cherchera dans le Faust, ce sera tout à la fois de la philosophie et de la poésie, et, vous aurez beau faire, le sujet est tel que vous ne pourrez que le traiter philosophiquement, et que votre imagination sera forcée de se mettre au service d’une idée de la raison. » Schiller venait d’étudier à fond le système de Kant. Il faudrait connaître les entretiens que les deux poètes eurent ensemble pour juger jusqu’à quel point l’influence de Schiller fut déterminante sur le renouvellement du sujet de Faust ; mais le vif intérêt qu’il témoignait pour l’œuvre de son ami a déjà, pour ainsi dire, l’importance d’un fait littéraire. Schiller représente, à ce moment, en sa propre personne, le lien entre la jeunesse et l’âge mûr de Gœthe.

Au reste, quand Schiller et Gœthe parlent de l’idée de Faust, il ne faudrait pas prendre ce mot dans un sens trop étroit. Il ne s’agit pas d’une idée abstraite à traduire sous une forme sensible, ou d’une vérité philosophique ou morale à démontrer par l’exemple, mais seulement d’un point de vue général sous lequel devaient se grouper les fragmens anciens ou nouveaux. Gœthe lui-même s’exprime un jour à ce sujet devant Eckermann : « On vient me demander quelle est l’idée que j’ai voulu incarner dans mon Faust. Comme si je le savais moi-même ! comme si je pouvais le dire ! » Et, reprenant le dernier vers du Prologue sur le théâtre, il continuait : « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, à la rigueur, ce serait quelque chose ; mais ce n’est pas là une idée, c’est la marche de l’action. Ensuite, que le diable perde son pari, et qu’un homme que de graves égaremens n’ont pas empêché de s’élever et de s’améliorer toujours puisse être sauvé, c’est une pensée bonne et efficace et qui explique bien des choses ; mais ce n’est pas une idée qui sert de base à l’ensemble et à chaque scène en particulier. Et c’eût été une belle chose, vraiment, si j’avais voulu aligner sur le maigre fil d’une idée unique serpentant à travers le tout la vie abondante et variée que le Faust déroule devant les yeux[29]. »

Ce que Gœthe, dans sa correspondance avec Schiller, appelle l’idée de Faust, c’est simplement la conception philosophique à laquelle il avait l’intention de soumettre la légende, et qui est exposée dans l’un des deux Prologues, celui dont la scène est au ciel. Les milices célestes sont rassemblées devant le Seigneur ; Méphistophélès, le tentateur, apparaît au milieu d’elles ; il rend compte de ce qu’il a vu et fait sur la terre ; car il a son rôle dans le gouvernement du monde ; il est nécessaire à l’homme, dont l’activité se relâcherait aisément, s’il n’avait à côté de lui un compagnon qui le stimule. Pauvre humanité ! Méphistophélès lui-même est ému de pitié pour elle, et, s’il avait le cœur quelque peu tendre, il renoncerait à la tourmenter davantage : « Le petit dieu de la terre n’a pas changé ; il est baroque comme au premier jour ; il vivrait un peu mieux, sans la petite étincelle qui est en lui, qu’il appelle raison, et qui lui sert seulement à être plus bestial que la bête. » Le Seigneur l’interrompt : « Connais-tu Faust, mon serviteur ? — Vraiment, dit Méphistophélès, il vous sert de singulière façon. Les plus belles étoiles du ciel, les plus hautes jouissances de la terre, il réclame tout, et rien ne satisfait son cœur tourmenté. » Le Seigneur répond : «  Quoiqu’il ne me serve en ce moment que d’une manière confuse, je saurai bientôt le mener à la lumière. Le jardinier qui voit l’arbrisseau verdir ne sait-il pas que les années suivantes le pareront de fleurs et de fruits ? — Que pariez-vous ? reprend Méphistophélès ; celui-là aussi, vous le perdrez encore, pourvu que vous me permettiez de le mener doucement dans mes voies. » La gageure est acceptée : « C’est entendu, tu as toute licence. Détourne cet esprit de sa source première ; mène-le sur ta route, si tu peux le saisir, et fais-le déchoir. Mais sois confondu si tu es obligé d’avouer que l’homme bon, dans l’obscur instinct qui le pousse, a bien conscience du droit chemin. »

Gœthe reprend, en la modifiant, l’idée du pacte, qui formait un des principaux élémens de la vieille légende, mais dont il n’y a point de trace dans le Fragment de 1790, ni dans le Faust primitif. Selon la légende, Méphistophélès devait servir Faust pendant vingt-quatre ans, après lesquels son âme lui appartiendrait. Dans la Première partie de la tragédie, publiée en 1808, la durée du pacte est indéterminée, ou plutôt le pacte se réduit à un pari, proposé par Méphistophélès, tenu par le Seigneur dans la cour céleste, et ensuite par Faust dans son cabinet de travail. Nulle distinction n’est faite, dans la forme du pari, entre la vie présente et la vie future. « Ce qui est au-delà m’inquiète peu, dit Faust à Méphistophélès. Quand tu auras brisé ce monde, que l’autre s’élève sur ses ruines ! C’est cette terre qui est la source de mes joies ; c’est ce soleil qui luit sur mes souffrances. Quand je pourrai prendre congé d’eux, qu’alors arrive ce qui voudra, ce qui pourra ! » C’est ce monde que Faust veut connaître, qu’il veut embrasser par la pensée, par l’action et par la jouissance, qu’il veut absorber en sa personne. Si jamais il se déclare satisfait, s’il vient un moment où la vie n’aura plus rien à lui apprendre, il appartiendra à Méphistophélès ; mais aussi longtemps qu’il lui restera un désir à exprimer, un but à poursuivre, un acte à accomplir, l’Esprit de négation n’aura aucune prise sur lui. « Si jamais je m’étends sur un lit de repos, c’en sera fait de moi. Si tu peux m’induire par des mensonges flatteurs à ce que je me complaise en moi-même, si tu peux me tromper par la jouissance, que mon dernier jour soit venu ! J’en fais le pari. S’il arrive un moment auquel je dise : Demeure, tu es si beau ! Alors tu pourras me jeter dans les fers, et je consentirai à périr. Alors, que la cloche des morts retentisse ! Alors, tu seras libre de ton service. Alors, que l’horloge s’arrête, que l’aiguille tombe, et que le temps n’existe plus pour moi ! » Ainsi le pacte n’est plus qu’un pari, et le pari devient une épreuve pour Faust. Mais Faust sortira triomphant de l’épreuve, et Méphistophélès sera finalement dupe. Ce moment de pleine satisfaction qui serait le point d’arrêt définitif de son existence, Faust l’entrevoit, sans y toucher, lorsque, dans la Seconde partie de la tragédie, il livre à l’industrie humaine un terrain qu’il vient de conquérir sur la mer : « Je veux ouvrir des espaces à des milliers d’hommes, pour qu’ils y vivent, non pas sans danger, mais dans une libre activité… Oui, je suis voué tout entier à cette pensée, qui est la conclusion dernière de la sagesse : Celui-là seul mérite la liberté comme la vie, qui sait les conquérir chaque jour… C’est une activité de ce genre que je voudrais voir, vivre sur un sol libre, au sein d’un peuple libre. Ce serait le moment auquel je pourrais dire : Demeure, tu es si beau ! Non, la trace de mes jours terrestres ne peut se perdre dans la suite des âges. »

Mais que devenaient, dans la nouvelle conception du sujet, le rôle de l’Esprit de la terre et celui de Méphistophélès ? L’Esprit de la terre faisait double emploi ; son évocation n’était plus qu’un épisode sans lien nécessaire avec l’ensemble ; le monologue où Faust s’adressait à lui en ces mots : « Esprit sublime, tu m’as tout donné… » n’avait plus de raison d’être. Quant à Méphistophélès, c’était tantôt « le compagnon dont Faust ne pouvait plus se passer, quoique, par sa froideur et son insolence, il réduisît à rien les dons qu’il lui apportait, tantôt le séducteur, chargé d’aiguillonner la pauvre humanité, « une partie de cette force qui veut toujours le mal et qui fait toujours le bien ». Méphistophélès, selon l’expression de Kuno Fischer, a tantôt l’Esprit de la terre derrière lui, tantôt le Seigneur en face de lui. Tantôt il accomplit une mission pour le compte d’un autre, plus grand que lui ; tantôt il joue sa propre partie, à ses risques et périls. Quand Gœthe reprit son poème après 1797, il avait deux partis à prendre : il pouvait ou refondre les scènes déjà faites et peut-être en élaguer quelques-unes, ou les laisser à leur place, sans trop chercher à les mettre d’accord avec les scènes nouvelles. Il s’arrêta à ce dernier parti, ne se doutant pas de la peine qu’il donnerait à ses futurs commentateurs, qui, plus gœthiens que Gœthe, verraient de l’unité où il n’y en avait pas. Tantôt il se rassurait en s’appliquant les théories qui venaient d’être émises sur la formation des épopées[30] : pourquoi le Faust aurait-il plus d’unité que les Nibelungen ? Tantôt il pensait, comme il le dit dans sa dernière lettre à Guillaume de Humboldt, que le lecteur saurait bien mettre une date à chaque scène et distinguer ce qui était ancien de ce qui était nouveau[31].


X

Après la publication de la Première partie de la tragédie en 1808, le Faust semble encore une fois abandonné. Devant cette œuvre si souvent interrompue, exécutée sous des influences si diverses et, par suite, si peu homogène, et qui n’en reste pas moins son chef-d’œuvre, Gœthe éprouve un double sentiment. D’un côté, il ne peut jamais se détacher entièrement d’un sujet dans lequel il a versé de bonne heure ses émotions les plus profondes ; et, de l’autre, il désespère de lui donner cette forme accomplie qui, depuis son commerce avec l’antiquité, est devenue pour lui la vraie marque d’une œuvre d’art. Le plus souvent, une excitation du dehors lui est nécessaire pour ranimer son zèle. Nous savons combien les instances et les conseils de Schiller contribuèrent à lui faire reprendre le Fragment de 1790. Il paraît qu’Eckermann, le fidèle compagnon de sa vieillesse, conseiller plus humble, mais non moins dévoué, ne fut pas étranger à la reprise de Faust en 1824. « Il n’est pas bon, lui dit un jour Gœthe en plaisantant, que l’homme soit seul, ni surtout qu’il travaille seul ; il a besoin, pour faire quelque chose, de l’encouragement et de l’approbation des autres. Si j’achève la seconde partie de Faust, ajouta-t-il, c’est à vous que je le devrai[32]. » Il disait également au chancelier de Müller : « Eckermann s’entend à merveille à m’extorquer des productions nouvelles, par l’intérêt intelligent qu’il témoigne pour ce qui est déjà fait ou commencé[33]. » Gœethe ayant voulu insérer, en 1824, dans la quatrième partie de Poésie et Vérité, un plan de la suite de Faust, qu’il avait renoncé à exécuter, Eckermann l’en détourna, se mit à classer les fragmens manuscrits, et détermina le poète, alors âgé de soixante-quinze ans, à reprendre encore une fois son œuvre, pour la mener enfin à terme.

On ne saurait dire d’une manière précise, malgré l’abondance des renseignemens que nous possédons sur Gœthe, quelles étaient alors les parties du second Faust déjà composées ou esquissées. C’étaient probablement les scènes du premier acte qui se reliaient directement à la Première partie, et celles du cinquième acte où l’idée du pari engagé avec Méphistophélès revient pour la dernière fois ; mais c’était surtout le commencement du troisième acte, c’est-à-dire de cet épisode d’Hélène qui forme comme une tragédie à part, et auquel Schiller s’était déjà intéressé. L’évocation d’Hélène constitue, avec le séjour de Faust à la cour, le contingent que la vieille légende a fourni au second Faust ; mais ces deux élémens ont subi, comme le reste de la légende, une série de transformations, avant de se fixer dans l’esprit du poète et d’entrer dans le cadre élastique de sa vaste épopée.

Dès l’année 1800, Gœthe écrivait à Schiller : « Mon Hélène est réellement entrée en scène. Mais maintenant, ce que la situation de mon héroïne a de beau me séduit tellement que je serais affligé de n’en tirer qu’une fantasmagorie grotesque, et j’ai bien envie de construire sur ce qui est commencé une tragédie sérieuse. » Dès lors, Hélène n’est plus ce qu’elle était encore dans le premier plan de Gœthe, un simulacre trompeur, tiré de l’enfer ; c’est un type éternel, une essence qui ne meurt jamais, mais qui ne vit que pour l’artiste, capable de lui donner une forme dans son imagination. Méphistophélès n’a aucun pouvoir sur elle. C’est Faust lui-même, armé d’une clef magique, qui descend jusqu’aux profondeurs obscures où l’être se confond avec le néant, pour la ramener à la lumière. Elle lui échappe une première fois lorsqu’il la fait apparaître devant la cour de l’empereur en compagnie de Pâris, et qu’il est entraîné vers elle dans un mouvement de convoitise jalouse. Il faut, pour la retrouver, qu’il se transporte sur le sol de la Grèce, qu’il assiste à une Nuit de Walpurgis classique, qu’il voie défiler devant lui les formes multiples de la mythologie primitive des Grecs, symboles d’une civilisation à l’état de devenir et qui aspire elle-même à la réalisation de la beauté idéale. Pour compléter le tableau, deux philosophes, Thalès et Anaxagore, viennent exposer leurs théories contraires sur l’origine du monde. Eckermann disait un jour à Gœthe : « Il fallait que l’antiquité vous fût bien présente pour que vous ayez pu ressusciter avec tant de fraîcheur toutes ces figures, les employer et les manier avec tant d’aisance. » Gœthe répondit : « Si je ne m’étais occupé toute ma vie d’arts plastiques, cela ne m’aurait pas été possible. Le difficile, c’était de rester modéré au milieu d’une telle abondance, et d’écarter toutes les figures qui n’étaient pas absolument en harmonie avec mon plan. C’est ainsi, par exemple, que je n’ai fait aucun usage ni du Minotaure, ni des Harpies, ni d’autres monstres encore[34]. » On ne voit pas bien pourquoi les Harpies et le Minotaure n’ont pas pu entrer dans le plan de Gœthe, aussi bien que les Pygmées, les Grillons et les Grues, et il semble que, dans l’organisation de ce défilé fantastique, l’érudition ait eu plus de part que le sens plastique.

C’est le centaure Chiron, le précepteur attitré des héros, qui met Faust sur la trace d’Hélène. Lui-même l’a un jour portée sur son dos, lorsqu’elle fuyait devant des brigands qui voulaient la ravir. « Elle n’avait alors que sept ans, dit Faust. — Je vois, lui répond Chiron, que les philologues t’ont trompé, comme ils se trompent eux-mêmes. C’est une chose à part que la femme mythologique. Le poète la présente comme il veut. Elle n’a pas d’âge, est toujours mineure, et appétissante de figure. Jeune, on l’enlève ; vieille, on la courtise encore. Bref, le temps n’enchaîne pas le poète. — Eh bien ! réplique Faust, qu’Hélène non plus ne soit pas enchaînée par le temps ! Achille ne l’a-t-il pas trouvée à Phères, hors de toutes les limites du temps ? Rare bonheur pour lui ! Avoir conquis l’amour en dépit de la destinée ! Et ne pourrai-je pas, par la force du plus ardent désir, faire rentrer dans la vie cette forme unique, cet être éternel, de même rang que les dieux ? » Le centaure emporte Faust jusqu’au sanctuaire de la prophétesse Manto, qui lui indique le chemin des Enfers. Gœthe, un jour qu’il s’entretenait avec Eckermann des difficultés qu’il rencontrait dans la rédaction du second Faust, disait : « Le discours que Faust adresse à Proserpine pour la décider à lui abandonner Hélène, quel discours cela doit-il être, puisque Proserpine elle-même en est émue jusqu’aux larmes[35] ! » La scène n’a pas été exécutée.

L’acte suivant contraste, par sa belle simplicité, avec le sabbat pseudo-classique qui lui sert d’introduction. Hélène revient de Troie et rentre dans son palais, suivie d’un chœur de Troyennes captives. Mais elle apprend aussitôt que, sur l’ordre de Ménélas, elle doit être la victime d’un sacrifice qu’elle est chargée de préparer elle-même. Elle ne peut se sauver qu’en se mettant sous la protection d’une troupe de jeunes guerriers, venus du Nord, au teint clair et à la taille élancée, qui se sont établis au fond de la vallée de l’Eurotas, où ils ont construit un manoir d’une architecture nouvelle et bizarre. On les appelle des barbares, mais ils auraient rougi de commettre les cruautés dont les Grecs se sont rendus coupables sous les murs de Troie, et ils rendent aux dames un hommage discret et loyal. Hélène célèbre ses noces idéales avec Faust : c’est l’union de la beauté grecque avec l’esprit germanique. L’enfant qui naît de cette union s’appelle Euphorion, comme le fils d’Hélène et d’Achille. C’est la poésie romantique. « On croit reconnaître, dans les traits du beau jeune homme, une figure connue », dit une indication scénique. En effet, Euphorion, c’est lord Byron : ainsi le veut Gœthe. « La pièce ne pouvait être terminée, dit-il dans une lettre à Guillaume de Humboldt, qu’après l’accomplissement des temps ; elle embrasse maintenant un espace de trois mille ans, depuis la chute de Troie jusqu’à la prise de Missolonghi[36]. »

Un certain parallélisme règne entre l’épisode d’Hélène et le séjour de Faust à la cour. Il ne suffit pas au poète de nous montrer l’empire aux abois, le trésor vide, la justice vénale, l’armée sans discipline, et le secours inespéré que Faust apporte à l’empereur en le délivrant d’un anti-César, qui n’aurait sans doute pas mieux gouverné que lui. Il nous fait assister, au premier acte, à une mascarade symbolique, où l’empereur apparaît sous la figure du grand Pan, Faust sous celle de Plutus, et où sont représentées par des allégories diverses les ambitions et les convoitises qui minent la sécurité de l’État. « Nous parlâmes, raconte un jour Eckermann, de l’enfant qui guide le char de Plutus, traîné par des dragons. — Vous avez deviné, dit Gœthe, que le masque de Plutus cache Faust ; mais cet enfant, quel est-il ? — J’hésitais à répondre. — C’est Euphorion, dit Gœthe. — Mais, répliquai-je, comment peut-il apparaître déjà dans cette mascarade, puisqu’il ne naît qu’au troisième acte ? — Euphorion, répondit Gœthe, n’est pas une créature humaine, c’est un être allégorique. Il personnifie la poésie, qui n’est liée à aucun temps, à aucun lieu, à aucun individu. Le même esprit à qui il plaira plus tard d’être Euphorion apparaît déjà sous la figure de cet enfant, semblable en cela aux fantômes qui peuvent être présens en tous lieux et apparaître à toute heure[37]. »

Des fantômes, le mot est de Gœthe, c’est par là que le poème finit. Le Faust, dans sa rédaction primitive, avait été simplement poétique ; il devint poétique et philosophique dans la Première partie de la tragédie, poétique et allégorique dans la seconde. La poésie n’est complètement absente nulle part, pas même de la Seconde partie, mais, à mesure qu’on avance, elle est dominée et refroidie par la réflexion. La vieillesse d’un grand poète, quelque vigoureuse qu’elle soit, est toujours la vieillesse, c’est-à-dire l’âge où l’on raisonne et où l’on se souvient plus qu’on ne sent, et, comme dit Gœthe, quelque puissante que soit l’entéléchie, elle ne maîtrise jamais entièrement le corps, et il est bien différent d’avoir en lui un allié ou un adversaire[38]. La rédaction des dernières parties du poème est plus lente, plus intermittente, plus laborieuse. Le style change ; il passe de la métaphore qui jaillit spontanément de l’imagination à l’allégorie qui se superpose artificiellement à l’idée. La physionomie des personnages s’efface. Méphistophélès, si vivant au début, s’atténue et s’humanise, et semble presque embarrassé de son rôle de tentateur ; on sent et il paraît sentir lui-même que son pari est perdu ; le poète l’incarne dans des figures secondaires ; il est le fou à la cour de l’empereur, l’Avarice derrière le char de Plutus, la gardienne du foyer de Ménélas. Faust lui-même n’est plus qu’un symbole, le symbole de l’humanité à la recherche de la beauté, de la vérité, de la liberté, du bonheur. Le plan se modifie, en suivant les transformations de l’esprit de Gœthe. Celui du Faust primitif et du Fragment de 1790 n’est pas celui de la Première partie de la tragédie ; les deux plans se superposent dans la rédaction de 1808, sans se pénétrer ; on dirait deux poèmes emboîtés l’un dans l’autre. Enfin, dans la Seconde partie, le plan s’élargit de telle sorte que tous les contours s’effacent, laissant partout des ouvertures pour des allusions à la littérature, à la philosophie, aux affaires politiques du temps. Gœthe a sacrifié l’unité à une qualité qu’il jugeait supérieure, la portée morale de son œuvre. L’art était, pour lui, un moyen d’éducation personnelle. C’est par l’art qu’il avait élevé et affranchi son esprit, et il conviait ses lecteurs à suivre son exemple. « Tout ce que j’ai communiqué au public, dit-il dans une lettre de 1827, repose sur les expériences de ma vie : je puis donc espérer aussi que chacun de mes lecteurs voudra revivre mes poésies et s’en servir pour son expérience personnelle. »

Ainsi le point de vue moral, on pourrait dire éducatif, se substitue au point de vue artistique. C’est un livre de sagesse que le poète nous offre, une image du monde en raccourci, le sens de la vie en symboles. « Dans une composition de ce genre, dit-il un jour à Eckermann, il importe seulement que chaque groupe isolé soit important et clair par lui-même ; le tout restera toujours incommensurable[39]. » Mais ce qui est incommensurable n’est pas une œuvre d’art, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot. L’art veut des contours précis, une certaine symétrie intérieure qui se traduit par une forme harmonieuse. Kuno Fischer appelle le Faust la Divine Comédie du peuple allemand ; il l’est par sa richesse poétique, par sa profondeur philosophique, et surtout par son rapport intime avec l’esprit de la nation ; mais la Divine Comédie de Dante est d’une architecture plus belle. Le Faust de Gœthe est une cathédrale gothique, terminée dans le style de la Renaissance. Il faut laisser à une critique systématique le soin d’en montrer l’unité. La valeur du poème est ailleurs : le problème de la destinée humaine y est posé d’une main magistrale, et traité dans une langue robuste, où l’on sent couler à chaque vers la plus pure sève du génie national.


A. Bossert.
  1. Conversations d’Eckermann, 15 février 1831.
  2. Gœthes Faust in ursprünglicher Gestalt, 4e éd., Weimar, 1899.
  3. Gœthes Faust, Zeugnisse und Excurse, Berlin, 1899.
  4. Disquisitio historica de Fausto præstinatore, Wittemberg, 1683.
  5. Locorum communium collectanea, Bâle, 1562. — Les dires de Manlius sont répétés par Jean Wier ou Wierus, médecin du duc Guillaume de Clèves (De Præstigiis dæmonum, Bâle, 1568). — Philippe Camerarius, à son tour, confirme le témoignage de Wier (Horæ subcisivæ, Francfort, 1602) Il ajoute, pour l’avoir entendu dire, qu’un jour Faust fit paraître brusquement devant ses compagnons une vigne chargée de raisins mûrs, et lorsqu’ils voulurent les saisir, ils s’aperçurent qu’ils tenaient chacun un couteau à la main, avec lequel ils s’apprêtaient à se couper le nez.
  6. Zeyger der Gesundheit, Worms. 1539.
  7. Sermones convivales, Bâle, 1554.
  8. Christlich bedenken und erinnerung von Zauberey, Heidelberg, 1585.
  9. Kuno Fischer, Gœthes Faust, 3e éd., Stuttgart, 1893.
  10. Theophilus, dont la légende a été mise en drame par Rutebeuf, conclut aussi un pacte avec le diable ; mais ensuite il se repent et implore Notre-Dame, qui arrache le pacte à Satan. — Voir Rutebeuf, par Léon Clédat, Paris, 1891.
  11. Marie de Bourgogne, la femme de Charles-Quint, avait, dit-on, une marque pareille dans la nuque. Quant à Alexandre, il ressemble fort au portrait de Charles-Quint.
  12. Dans l’édition de 1590, Faust, expliquant Homère à l’université d’Erfurt, évoque les héros de la guerre de Troie : Menélas, Achille, Hector, Priam, Pâris, Ulysse, Ajax, Agamemnon, et d’autres, même le cyclope Polyphème, dont la vue remplit les étudians de terreur.
  13. Wahrhaftige Historien, etc., Hambourg, 1599.
  14. C’est Kuno Fischer qui a d’abord établi ce parallélisme (ouvrage cité).
  15. Zu einer herzlichen Vermahnung und Warnung, von einem Christlich Meynenden.
  16. Des allusions à la campagne de la Grande Armada, au siège d’Anvers par Alexandre Farnèse, duc de Parme, et à ses projets de descente en Angleterre rendent cette date probable. La traduction anglaise du livre de Spies est probablement un peu postérieure.
  17. Édition moderne de H. Breymann (Heilbronn, 1889). Traduction allemande de Alfred van der Velde (Breslau, 1870). Traduction française de F. Rabbe Paris, 1889). La traduction de François-Victor Hugo est très défectueuse, et l’introduction est un tissu d’erreurs.
  18. W. Creizenach, Versuch einer Geschichte des Volksschanspiels vom Dr Faust, Halle, 1818. — E Faligan, Histoire de la légende de Faust, Paris, 1888.
  19. Doctor Johannes Faust, Puppenspiel in vier Aufzügen, hergestellt von K. Simrock, Francfort, 1846. — Voir aussi J. Scheible, Das Kloster, 5e vol., Stuttgart, 1847.
  20. La première mention qui en soit faite par Gœthe se trouve dans son Journal. On y lit, à la date du 11 juin 1818, ces mots : « Dr Faust de Marlowe. » Il s’agit de la traduction de Wilhelm Müller, précédée d’une préface d’Achim d’Arnim, et dont celui-ci avait offert un exemplaire à Gœthe. Il est probable cependant que Gœthe n’avait pas attendu jusque-là pour prendre connaissance de l’œuvre de Marlowe.
  21. Poésie et Vérité, xve livre.
  22. Voir un article de Frédéric Meyer de Waldeck, dans l’Archiv de Schnorr, 13e vol., 2e cahier, Leipzig, 1885.
  23. « Soyez dans la salle de cours au premier coup de cloche, dit Méphistophélès à l’Écolier. Ayez bien étudié d’abord vos paragraphes, afin de mieux voir ensuite que le maître ne dit rien qui ne soit dans le livre. » (Faust, première partie.)
  24. Poésie et Vérité, xe livre.
  25. Ibid., xve livre.
  26. Die fordernde (Poésie et Vérité, xve livre).
  27. Cinquante-sixième fragment physiognomonique.
  28. xiie livre.
  29. Conversations, 6 mai 1827.
  30. Lettre à Schiller, du 27 juin 1797.
  31. Les scènes nouvelles dans l’édition de 1808 étaient : la Dédicace et les deux Prologues, le second monologue de Faust et les chœurs qui suivent, la Promenade devant la ville, le troisième monologue avec la conjuration, la scène du Pacte, la scène entre Valentin, Faust et Méphistophélès, et la Nuit de Walpurgis. La scène de la Prison, en prose dans le Urfaust, et omise dans le Fragment de 1790, est mise en vers.
  32. Conversations, 1er mars 1830.
  33. Unterhaltungen mit Gœthe, 8 juin 1830.
  34. Conversations, 21 février 1831.
  35. Conversations, 15 janvier 1827.
  36. Correspondance avec les frères de Humboldt, 22 octobre 1826.
  37. Conversations, 20 décembre 1829.
  38. Ibid., 11 mars 1828.
  39. Conversations, 13 février 1831 ; voir aussi 3 janvier 1830.