Le « Chartisme » socialisme anglais de 1830-1848

Le « Chartisme » socialisme anglais de 1830-1848
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 180-187).
LE « CHARTISME »
SOCIALISME ANGLAIS DE 1830-1848

En deux volumes très imposans M. Edouard Dolléans, déjà très connu et très honorablement par ses études sur le père du socialisme européen, Owen, nous donne l’histoire du Chartisme anglais. Le Chartisme fut un mouvement socialiste qui va de 1830 à 1848. Son nom lui a été donné longtemps après sa naissance et ses premiers agissemens par un projet de loi, dit Charte du peuple, adressé en 1838 aux associations ouvrières par la Working Men’s Association de Londres et qui (plutôt démocratique que socialiste en apparence) proposait simplement ces six articles : Annualité du Parlement ; suffrage universel ; égalité des districts électoraux ; abolition du cens ; vote au scrutin secret ; membres du Parlement payés.

Mais cette charte était un programme des moyens et non des desseins et du but. Le but était d’arriver par la démocratie au socialisme, par le système parlementaire démocratisé à l’affranchissement de la classe ouvrière. La réforme politique n’était dans les idées des Chartistes que l’instrument ; l’œuvre c’était l’avènement de la plèbe sous une forme ou sous une autre et c’est relativement à ces formes qu’ils discutèrent, qu’ils hésitèrent et que finalement ils ne réussirent ni à s’accorder, ni, par conséquent, à faire œuvre.

Les chefs du parti chartiste furent Lowett, Bronterre O’Brien, Benlovv, O’Connor, d’autres en sous ordre ou en arrière plan.

Lowett, esprit très net, très sensé, très sage, secrétaire de la Working Men’s Association et rédacteur de la Charte du peuple, semble avoir, au fond de lui-même, hésité sur le but précis du mouvement que quelque temps il dirigea et n’avoir jamais bien su s’il était associationniste, syndicaliste, ou communiste, ou... Au fond, il était « possibiliste, » comme on disait il y a trente ans, et c’est-à-dire opportuniste prolétarien. Le possibiliste est surtout un homme convaincu de l’impossibilité de la plupart des choses qu’il désire.

Ce n’est pas avec ce caractère qu’on dirige longtemps un mouvement populaire, c’est avec le caractère contraire. Lowett fut, assez vite, je dirai dépassé de tous les côtés et ne fut plus que l’observateur désabusé du mouvement qui échappait à ses mains.

Bronterre était au fond dans les idées ou, si vous aimez mieux, dans la mentalité générale de Lowett ; mais ses premières déclarations avaient été plus radicales, plus révolutionnaires que celles de Lowett.

Très féru de Robespierre et de Babeuf, il fut le premier peut-être (car on ne sait jamais) à trouver la célèbre formule de Proudhon : « la propriété, c’est le vol. » Il dit : « La propriété au sens moderne du mot signifie le droit que possède A de prélever en vertu de la loi sa part sur le produit de B, la loi ayant été faite exclusivement par A, et ceci, bien entendu sans le consentement de B et sans lui donner un équivalent. C’est le sens moderne de la propriété. Attaquer la propriété c’est donc attaquer le vol. »

Il était également disciple de Rousseau et aussi de MorelIy. Il croyait à un état de nature où la terre n’était à personne et où les fruits étaient à tous et, ce qui est bien Anglais, il faisait intervenir Dieu dans la question, ce que ne faisaient ni Rousseau ni Morelly : « Personne, fùt-il fou ou fripon, n’osera nier que dans l’état de nature les matières premières appartiennent également à tous les hommes. Affirmer le contraire serait affirmer aussi que Dieu a les caprices d’un despote et qu’il distribue ses faveurs sans considérer aucunement la justice ni le besoin de ses créatures. »

Il avait des distinctions très spécieuses et très ingénieuses entre les propriétaires et les criminels ordinaires et de second ordre : « Il est incontestable que les usurpateurs du sol et les capitalistes doivent être distingués des autres malfaiteurs... Nous devons nous passer du logement, du boire et du manger si nous n’acceptons pas les conditions arbitraires du propriétaire foncier et du capitaliste... Les maux commis par les criminels vulgaires sont généralement superficiels et éphémères dans leurs effets. L’homme qui vole ma montre ou pille ma maison me cause un dommage que je peux réparer au prix du travail, qui me permettra d’acheter une autre montre ou les objets dont on a dépouillé ma maison. Mais ceux qui volent à un peuple son territoire, le dépouillent d’un bien inestimable, d’un bien dont la valeur ne pourrait être égalée par tout le travail du monde. Ce n’est pas seulement un vol à l’égard de la génération actuelle, mais un vol à l’égard de toutes les générations futures ; car c’est dépouiller toute la postérité des déshérités de leurs droits légitimes à une part des élémens constitutifs de la richesse que Dieu a créée également à l’usage de tous. »

Telles étaient les déclarations initiales de Bronterre O’Brien, qui, enfant prodige, surchargé de succès scolaires, était surtout un littérateur et qui, comme tous les littérateurs doués de la facilité d’élocution, ont sur les foules une force d’influence et une prise que les « scientifiques » les plus dénués de préjugés et les plus inconsciencieux ne doivent pas se flatter d’acquérir jamais. Ceci est à l’éloge de la science.

Bronterre eut d’immenses succès oratoires et longtemps une véritable autorité sur son parti. Il se trouva plus tard comme enchaîné par son passé et comme parqué dans son moi de la veille. Ayant affirmé dans les commencemens qu’il y avait antinomie irréductible et hostilité fatale entre les classes moyennes et les classes populaires, il crut se devoir ou devoir à son parti, de le répéter alors qu’il le croyait moins ou qu’il ne le croyait plus du tout. D’où il advint que l’accent n’y était plus et qu’on avait en lui moins de confiance que s’il avait exprimé sa nouvelle créance. On n’a guère le choix, du reste, et, en politique, il faut non seulement dire toujours la même chose ; mais croire toujours la même chose, puisque, si l’on dit ce que l’on a été amené à croire après avoir cru autre chose, on est accusé de trahison, et, puisque, si l’on dit encore ce que l’on ne croit plus, on ne peut pas ne pas laisser voir qu’on le croit moins.

Benbow était moins humaniste que Bronterre O’Brien. C’était un simple cabaretier et qui fut quelquefois très soupçonné de chercher dans la propagande socialiste l’intérêt surtout de son comptoir. Mais c’est un inventeur et un inventeur est toujours, même pour la postérité, un personnage très considérable. Benbow est l’inventeur du « mois sacré ; » et le mois sacré c’est « la grève générale. » Cessation pendant un mois de tout travail dans la classe productrice, et par ce moyen, et c’est-à-dire par la famine, réduction de la classe possédante à une capitulation totale, tel est le grand projet de Benbow. Puisque depuis si longtemps les pauvres ont nourri les riches, les riches doivent pendant un mois nourrir les pauvres d’une partie au moins de leur capital accumulé. Mais cela ne suffira pas. Pendant le mois sacré le peuple par son congrès, composé de ses délégués, se fera législateur et il légiférera de telle sorte que, quand il se remettra au travail, tous, cette fois, devront s’y mettre. Et il y a à remarquer ceci, c’est qu’à cette condition et dans ces conditions le travail sera aboli : « Tout homme doit être mis au travail et alors le travail deviendra si léger qu’il ne pourra pas être considéré comme un travail, mais comme un exercice salutaire. Peut-il rien y avoir de plus humain que l’objet de notre glorieux jour de fête qui est d’obtenir pour tous, avec la moindre dépense, la plus large somme de bonheur ? »

M. Dolléans rapproche de ce manifeste de Benbow les discours de M. Aristide Briand sur la grève générale et fait remarquer d’abord les ressemblances frappantes des deux langages et ensuite des différences assez notables. Pour Benbow, comme on l’a vu, la grève universelle est une panacée. Pour M. Aristide Briand, elle n’est qu’un des moyens par lesquels le prolétariat peut faire capituler le capital et il recommande celui-ci sans répudier les autres : «...Le principe de la grève générale a détruit l’égoïsme chez l’ouvrier. On ne considère plus la grève comme une lutte contre le patron ; mais comme une arme sociale contre la société capitaliste. La grève générale n’empêche pas le suffrage universel ; la grève générale est un fusil ; c’est une arme de plus ; voilà tout. Une souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise ; l’ouvrier a un fusil, mais il peut rater ; qu’il en ait un de rechange... La grève générale, ce serait la révolution ; mais la révolution sous une forme qui donne aux travailleurs plus de garanties que celles du passé en ce sens qu’elle les expose moins aux surprises toujours possibles, des combinaisons exclusivement politiques... Nos militans comprennent que la Révolution de demain ne peut plus être efficacement tentée par les vieux procédés révolutionnaires. Non pas, camarades, que je les réprouve. Je suis de ceux qui se feront toujours scrupule de décourager les bonnes volontés sous quelque forme qu’elles se manifestent. Allez à la bataille, si vous le jugez bon, avec le bulletin de vote, je n’y vois rien à redire ; j’y suis allé, moi, comme électeur et comme candidat ; j’y suis allé comme candidat et j’y retournerai demain. Allez-y avec des piques, des sabres, des pistolets, des fusils ; loin de vous désapprouver je me ferai un devoir, le cas échéant, de prendre ma place dans vos rangs. Mais ne découragez pas les travailleurs quand ils tentent de s’unir pour une action qui leur est propre, à l’efficacité de laquelle ils ont les plus sérieuses raisons de croire... »

La différence entre ces deux langages n’est guère que celle-ci, que M. Briand admet plusieurs moyens, tout en recommandant particulièrement celui de la grève universelle, tandis que Benbow recommande uniquement celui-ci, (« sedens bellum conficiet ») et dit avec conviction : « N’en ayons qu’un ; mais qu’il soit bon. »

Mais le héros brillant, étincelant et fastueux du Chartisme fut un très grand seigneur, un membre de la plus haute aristocratie, un Graccus ou un Mirabeau insulaire, le très intéressant et très curieux, à quelques égards très sympathique, Feargus O’Connor. Il était ou se disait, et il n’y a pas de raison très décisive de le démentir, descendant de Roderic O’Connor, roi d’Irlande. En tout cas il était bien fils de Roger O’Connor et neveu d’Arthur O’Connor. Roger et Arthur s’étaient mêlés à l’agitation irlandaise de la fin du XVIIIe siècle. Arthur, exilé en France en 1803, avait été fort bien accueilli par le Premier Consul et nommé par l’Empereur général de division., Il avait épousé Élisa de Condorcet, la fille de l’écrivain philosophe et s’était retiré dans le Loiret, au château de Bignon, où était né Mirabeau. Roger, père de Feargus, était resté en Grande Bretagne où il avait mené une vie semée d’incidens aventureux.

Feargus O’Connor, député de Cork en 1832, était, je ne veux pas dire le modèle, mais le type de l’orateur populaire. Véhément, emporté, abondant, inépuisable, essentiellement théâtral, s’embarrassant peu des contradictions les plus évidentes et des palinodies les plus manifestes, pathétique, déclamatoire, personnel et se racontant et s’épanchant et se louant sans cesse, ce qui est un moyen aussi puissant d’action sur les foules qu’il est insupportable aux cultivés, il put se croire longtemps et il fut en vérité très longtemps l’idole du peuple ou d’une partie très considérable du peuple anglais. Il était un admirable artiste en persuasion par le pathétique. Il avait du prophète et du tragédien. Il eût été admirable à jouer le rôle d’Antoine dans le Jules César de Shakspeare. Il savait vivre tellement de l’âme même de l’auditoire qu’il disait toujours juste ce que son auditoire désirait qu’il dit et allait lui souffler. La communication entre lui et la foule était d’inspiratrice à inspiré et quand il était devant elle il y avait deux suggestionnés et entre elle et lui une harmonie préétablie qui ne cessait point.

« Quel est l’homme du monde, disait-il, qui peut se réjouir plus que moi de la perspective du succès ? Puisque j’ai été l’instrument principal et le créateur du mouvement, quel est l’homme qui peut s’intéresser davantage à son heureuse et rapide réussite ? Je suis un otage entre les mains des classes laborieuses auxquelles je dois prouver ma sincérité. N’ai-je pas plus d’une fois promis au peuple que je conquerrais le suffrage universel ou que je mourrais dans la lutte ? Toutes les minutes de mon existence, depuis les origines de l’agitation, ont été un lourd fardeau et ma vie aurait pu être obtenue à bon marché, n’eût été que je croyais que le peuple y attachait quelque prix. Depuis le 6 août, depuis que nous avons fait alliance avec les hommes de Birmingham et autres traîtres, toute parole prononcée par quelqu’un des chasseurs de popularité m’a été attribuée et lorsqu’ils ont été attaqués, ne les ai-je pas défendus au péril de ma vie ?... Si Birmingham est mis à feu, la presse m’en rend responsable. Si des émeutes ont lieu, toutes les responsabilités sont placées sur mes épaules. Tout cela et plus encore, je suis prêt à le supporter plutôt que d’affaiblir la cause. Ma vie elle-même dépend du succès de la cause. Si je déserte ou si je tergiverse, aucun assassin ne méritera mieux la mort et aucun homme ne sera plus sûr de la recevoir immédiatement. N’ai-je donc pas dès lors le droit de donner des avis et des conseils à ceux au service de qui j’ai travaillé comme jamais auparavant n’a travaillé aucun homme ? Certes. Et ne vous méprenez pas maintenant sur mes paroles : car si le peuple persévère, je serai avec lui à l’endroit du plus grand danger. Mais je ne suis pas homme à rester honteusement tranquille lorsque la plus glorieuse de toutes les causes, la cause de la liberté, est mise en péril par une fausse démarche. »

Il semble n’avoir pas manqué de finesse diplomatique et M. Dolléans remarque que plaidant toujours, non pas le pour et le contre, mais la diversité des moyens, il se ménage la ressource, pour plus tard, quelque tactique, qui soit adoptée, de pouvoir toujours dire et prouver par une citation d’un de ses discours qu’il a été le premier à l’imaginer et à l’introduire.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait toujours raison par la force de cette opinion qu’il avait enfoncée dans l’esprit du peuple qu’il aurait toujours raison.

Ce qu’il n’avait pas, c’était l’esprit de direction suivie ; et planant toujours au-dessus des sous-chefs de parti, il ne les forçait pas à le suivre par la rigidité d’un plan arrêté, de sorte que les discussions se multipliaient comme au-dessous de lui sans l’atteindre, sans l’entamer, du moins fort peu, mais sans qu’il put empêcher qu’elles existassent. Il présida toujours et ne dirigea jamais, du moins complètement. Il était la voix plutôt que l’âme d’un parti qui eut plusieurs âmes.

De là l’incohérence d’un mouvement politique qui poursuivit plusieurs buts successifs, qui fut révolutionnaire pacifique et qui fut (émeutes de Birmingham, 1839) révolutionnaire belliqueux ; qui fut solidariste (syndicaliste, comme nous disons maintenant), qui fut individualiste et qui finit par être communiste ; qui s’épuisa et en variations et en discussions, remuant du reste toutes les idées et préparant l’avenir ; mais, à s’en tenir à son histoire propre et à ce qu’il a été par lui-même, tournant en cercle et ne prenant jamais une conscience nette et profonde de lui-même.

Après quinze ou seize ans d’existence ou d’efforts pour exister, le parti n’était plus qu’une maison divisée qui devait périr si elle n’était déjà morte, c’est-à-dire désorganisée.

Bronterre n’était plus qu’un individu, toujours fidèle à sa doctrine définitive, qui était la nationalisation du sol ; mais isolé, s’obscurcissant dans une existence de conférencier peu rétribué et peu suivi.

Lovett était devenu complètement étranger au parti et se consacrait à des œuvres scolaires.

Feargus O’Conner se débattait dans des questions d’argent très embrouillées, perdait peu à peu la lucidité de son intelligence et, recueilli à l’asile du docteur Tuke, mourait fou en 1855.

Ce mouvement confus et violent n’en est pas moins très intéressant à étudier et très instructif. Il est quelque chose comme le balbutiement précipité et quelquefois furieux d’un colosse encore enfant. En l’étudiant et en l’exposant avec une lucidité remarquable et avec une impartialité de vrai historien, quoique sans sympathie, M. Dolléans nous a fait connaître un chapitre jusqu’ici très obscur et de l’histoire du socialisme universel et de l’histoire du Royaume-Uni. Il nous a fait connaître la gestation laborieuse et tourmentée du syndicalisme anglais ; son ouvrage assurément comble une lacune, si tant est qu’il ne fasse pas un peu plus que la combler. Malgré sa longueur, ou à cause d’elle, (atténuée du reste par la vivacité dramatique du récit), il y manque un « index des noms et des choses, » indispensable pour se retrouver dans une histoire si touffue, et l’indication dans le haut des pages de l’année où l’on est. Avec les « le 6 août, le 17 septembre, le 24 octobre » de M. Dolléans, il faut remonter soixante pages pour savoir de quelle année est ce 17 septembre ou ce 24 octobre. — Je n’ai vraiment aucune autre plainte à adresser à ce très bon narrateur et à cet excellent debater qu’est M. Edouard Dolléans.


ÉMILE FAGUET.