Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)/Préface

Libraire scientifique A. Hermann et fils (p. v-xxv).

PRÉFACE


Le problème de l’origine du Monde a de tout temps préoccupé tous les hommes qui réfléchissent ; il est impossible de contempler le spectacle de l’Univers étoilé sans se demander comment il s’est formé ; nous devrions peut-être attendre pour chercher une solution que nous en ayons patiemment rassemblé les éléments, et que nous ayons acquis par là quelque espoir sérieux de la trouver ; mais si nous étions si raisonnables, si nous étions curieux sans impatience, il est probable que nous n’aurions jamais créé la Science et que nous nous serions toujours contentés de vivre notre petite vie. Notre esprit a donc réclamé impérieusement cette solution, bien avant qu’elle fût mûre, et alors qu’il ne possédait que de vagues lueurs, lui permettant de la deviner plutôt que de l’atteindre. Et c’est pour cela que les hypothèses cosmogoniques sont si nombreuses, si variées, qu’il en naît chaque jour de nouvelles, tout aussi incertaines, mais tout aussi plausibles que les théories plus anciennes, au milieu desquelles elles viennent prendre place sans parvenir à les faire oublier.

On pourrait penser que l’Univers a toujours été ce qu’il est aujourd’hui, que les êtres minuscules qui rampent à la surface des astres sont périssables, mais que les astres eux-mêmes ne changent pas, et qu’ils poursuivent glorieusement leur vie éternelle, sans se soucier de leurs misérables et éphémères parasites. Mais il y a deux raisons de rejeter cette manière de voir.

Le système solaire nous présente le spectacle d’une parfaite harmonie ; les orbites des planètes sont toutes presque circulaires, toutes à peu près dans un même plan, toutes parcourues dans le même sens. Ce ne peut être l’effet du hasard ; on pourrait supposer qu’une intelligence infinie a établi cet ordre au début une fois pour toutes et pour toujours, et tout le monde se serait contenté autrefois de cette explication ; aujourd’hui on ne se satisfait plus à si bon marché ; certes il y a encore bien des gens qui tiennent un Dieu créateur pour une hypothèse nécessaire, mais ils ne conçoivent plus l’intervention divine comme le faisaient leurs devanciers ; leur Dieu est moins architecte et plus mécanicien ; et il reste alors à expliquer par quel mécanisme il a tiré l’ordre du chaos. Si l’ordre que nous constatons n’est pas dû au hasard, et si on renonce à l’attribuer à quelque décret divin immédiatement exécutoire, il faut qu’il ait succédé au chaos, il faut donc que les astres aient changé. Et c’est bien ainsi qu’a raisonné Laplace.

D’autre part, le second principe de la Thermodynamique, le principe de Carnot, nous apprend que le Monde tend vers un état final ; l’énergie « se dissipe », c’est-à-dire que le frottement tend constamment à transformer le mouvement en chaleur et que la température tend partout à s’uniformiser. L’état final du Monde est donc un état d’uniformité ; cet état, qu’il doit atteindre, n’est pas atteint encore ; donc le monde change et même il a toujours changé.

Et voilà le champ ouvert aux hypothèses ; la plus vieille est celle de Laplace ; mais sa vieillesse est vigoureuse, et, pour son âge, elle n’a pas trop de rides. Malgré les objections qu’on lui a opposées, malgré les découvertes que les astronomes ont faites et qui auraient bien étonné Laplace, elle est toujours debout, et c’est encore elle qui rend le mieux compte de bien des faits ; c’est elle qui répond le mieux à la question que s’était posée son auteur. Pourquoi l’ordre règne-t-il dans le système solaire, si cet ordre n’est pas dû au hasard ? De temps en temps une brèche s’ouvrait dans le vieil édifice ; mais elle était promptement réparée et l’édifice ne tombait pas.

On sait en quoi consiste cette hypothèse. Le système solaire est sorti d’une nébuleuse qui s’étendait autrefois au delà de l’orbite de Neptune ; cette nébuleuse était animée d’un mouvement de rotation uniforme ; elle ne pouvait être homogène, elle était condensée et même fortement condensée vers le centre ; elle était formée d’un noyau relativement dense qui est devenu le Soleil, entouré d’une atmosphère d’une ténuité extrême qui a donné naissance aux planètes. Elle se contractait par refroidissement, abandonnant de temps en temps à l’équateur des anneaux nébuleux ; ces anneaux étaient instables ou le devenaient promptement ; ils devaient donc se rompre et finalement se rassembler en une seule masse sphéroïdale.

Au moment où le système commence à se former, il y règne déjà un commencement d’ordre ; les mouvements internes de la nébuleuse ne sont pas capricieux et désordonnés ; ils se ramènent à une rotation uniforme ; c’est cette harmonie initiale qui a produit l’harmonie finale que nous admirons, mais cette harmonie initiale est aisée à expliquer. Les frottements internes de la masse ont dû promptement détruire les irrégularités de ses mouvements intestins et ne laisser subsister qu’une rotation d’ensemble parfaitement régulière. Promptement ? Cela dépend du sens que l’on attache à ce mot ; les inégalités disparaîtront promptement si l’on regarde quelques milliards d’années comme un délai très court. Quand on veut faire le calcul en attribuant à la matière de la nébuleuse la viscosité des gaz que nous connaissons, on arrive à des chiffres fantastiques. Et ce n’est pas tout : le refroidissement même et la contraction qui en résulte tendent à troubler cette harmonie si lentement conquise, et, pour qu’elle se conserve, il faut que cette contraction et l’évolution entière du système soient aussi prodigieusement lentes. D’autant plus que l’on a établi qu’il faut des centaines de millions d’années pour que les diverses parties d’un même anneau, en se mouvant séparément suivant les lois de Képler, finissent par se choquer et se coller les unes aux autres ; phénomène qui ne doit être regardé pourtant que comme un court épisode dans l’évolution générale. Ces chiffres ne doivent pas nous effrayer : ils sont en désaccord avec l’âge que d’autres théories attribuent au Soleil et aux étoiles ; mais ces théories soulèvent de leur côté de grandes difficultés. Une réflexion toutefois s’impose : d’autres systèmes semblables au nôtre devaient subir en même temps la même évolution ; chacun d’eux occupait un espace considérable s’étendant bien au delà du rayon de notre Soleil actuel ; si cette évolution a duré trop longtemps, on est obligé de compter avec la probabilité d’un choc, venant tout détruire avant qu’elle soit terminée.

Pour Faye, l’origine des planètes est toute différente ; c’est à l’intérieur de la masse nébulaire elle-même que les planètes et le Soleil se sont différenciés ; dès qu’un commencement de condensation s’est produit en certains points, ces points sont devenus des centres d’attraction, ils ont attiré la matière environnante, s’en sont nourris pour ainsi dire, jusqu’à ce qu’ils aient fini par absorber toute l’atmosphère très ténue de la nébuleuse primitive et par se mouvoir dans le vide. Cette théorie conduit à de singulières conséquences : Mercure serait plus vieux que Neptune et la Terre elle-même plus vieille que le Soleil. Les planètes étaient autrefois beaucoup plus éloignées du Soleil, et Mercure par exemple était à la distance de Saturne ; elles se sont graduellement rapprochées de l’astre central en conservant des orbites circulaires. On ne peut pas dire que Faye ne rend pas compte de la faiblesse des excentricités et des inclinaisons ; du moins il cherche à le faire et il est bien décidé à donner les coups de pouce nécessaires pour obtenir ce résultat ; mais l’explication qu’il donne est bien imprécise et bien moins satisfaisante pour l’esprit que celle de Laplace. Il avait cru devoir abandonner les idées de Laplace, incapables d’après lui d’expliquer le mouvement rétrograde du satellite de Neptune. Il croyait, comme Laplace lui-même, que le sens de la rotation d’une planète dépend de la distribution des vitesses dans l’anneau qui lui a donné naissance. Nous savons aujourd’hui que cette distribution ne peut être qu’éphémère, puisque l’anneau est instable, qu’elle ne peut donc avoir aucune influence sur le résultat final ; que les rotations de toutes les planètes ont dû être primitivement rétrogrades quelle que soit leur origine, et que l’influence des marées a pu seule les rendre directes. Dans ces conditions, nous n’avons plus aucune raison de préférer l’hypothèse de Faye à celle de Laplace.

La théorie de M. du Ligondès dérive à la fois de celle de Faye et de celle de Kant. Pour lui, le point de départ, n’est plus la nébuleuse de Laplace, dont les mouvements sont déjà régularisés par le frottement, c’est un chaos véritable. Au lieu d’une masse gazeuse dont les diverses parties sont rendues plus ou moins solidaires les unes des autres par l’effet de la viscosité, et qui forme en tout cas un continu, nous n’avons plus qu’un essaim de projectiles se croisant au hasard dans tous les sens. Que sont ces projectiles ? Ce peuvent être des météorites solides, ou d’énormes bulles de gaz, peu importe ; entre eux il n’y a que le vide ou une atmosphère assez ténue pour ne pas gêner la liberté de leurs mouvements. De temps en temps ces mouvements sont troublés, soit parce que ces corps approchent beaucoup les uns des autres, soit parce qu’ils se choquent physiquement. Et ce sont ces chocs qui produisent l’évolution ; s’il n’y avait ni choc, ni résistance passive, ou même si les corps qui se choquent étaient parfaitement élastiques, ces projectiles, malgré l’attraction qu’ils exercent les uns sur les autres, pourraient circuler indéfiniment sans montrer aucune tendance à la concentration ; de même que, dans le vide, les planètes tourneraient perpétuellement autour du Soleil, sans jamais tomber sur l’astre qui les attire. Supposons au contraire deux planètes circulant en sens contraire sur la même orbite circulaire ; avant d’avoir décrit une demi-circonférence, elles se rencontreront, leur vitesse sera détruite par le choc, si on les suppose dépourvues d’élasticité, et elles tomberont ensemble sur le Soleil, augmentant ainsi la masse de l’astre central. De pareils chocs peuvent devenir fréquents dans un milieu constitué comme l’imagine M. du Ligondès ; il y a donc une concentration progressive de la masse ; on la voit peu à peu s’organiser, les planètes et le Soleil se différentient, puis se nourrissent de la matière qui les entoure et finissent par tout absorber. On peut montrer que par le jeu même de ces chocs, on arrive à un système d’orbites peu excentriques et peu inclinées. Bien que se faisant au hasard et pour ainsi dire aveuglément, ces chocs transforment le chaos en un cosmos admirablement réglé, où l’uniformité primitive a fait place à la variété, mais à une variété harmonieuse.

La nébuleuse de M. du Ligondès, sillonnée en tous sens par des projectiles se mouvant au hasard, ressemble beaucoup au gaz de la théorie cinétique. Peu importe que les projectiles soient de taille très différente, puisque dans un cas ce sont des atomes et dans l’autre des météorites, ou de petits astres. Et cependant la Thermodynamique et la théorie cinétique nous enseignent que les gaz, comme le monde physique tout entier, tendent sans cesse vers l’uniformité. Les lois du hasard et celles des grands nombres tendent à niveler très rapidement les inégalités que le gaz peut présenter, jusqu’à ce que la température et les vitesses deviennent uniformes dans toute la masse. Prenons comme point de départ un système de molécules gazeuses dont les vitesses, au lieu d’être fortuitement réparties, seraient harmonieusement distribuées, de manière à faire une sorte de cosmos pareil au système solaire ; au bout de peu de temps, nous serons retombés dans le chaos, les masses primitivement différenciées se seront confondues en une seule, les vitesses seront de nouveau réparties suivant la loi de Maxwell, qui est celle du hasard. Comment deux mécanismes en apparence identiques ont-ils pu produire deux effets opposés ? La réponse est aisée : dans la théorie cinétique des gaz, on regarde les molécules gazeuses comme parfaitement élastiques, il n’y a rien qui ressemble à une résistance passive, la force vive n’est jamais détruite ; dans l’hypothèse de M. du Ligondès, les corps en se choquant perdent leur force vive, au moins en partie, et la transforment en chaleur ; nous avons vu que c’était là l’origine d’une tendance à la concentration et par conséquent à la différentiation. Nos projectiles peuvent donc subir deux sortes de perturbations ; de brusques déviations causées par l’attraction newtonienne, quand deux masses viennent à se rapprocher sans se toucher, et des chocs physiques. Les premières perturbations, de beaucoup les plus fréquentes, se font sans perte de force vive, elles sont tout à fait assimilables aux chocs des molécules gazeuses dans la théorie cinétique ; elles tendent donc à maintenir le chaos, ou même à le rétablir, et à faire régner partout la loi de Maxwell. Les chocs physiques au contraire entraînent des résistances passives ; c’est à eux que nous devons l’organisation du cosmos.

Et alors une réflexion s’impose ; on admet en général que les atomes ne sont soumis à aucune résistance passive, de sorte qu’ils se comportent dans le choc comme des corps élastiques ; ils suivent ainsi sans restriction les lois de la Mécanique théorique. Si les corps de dimension sensible semblent s’en écarter à tel point que les phénomènes observés sont irréversibles, c’est qu’ils se composent d’atomes très nombreux et que la loi des grands nombres intervient. Cela va bien si les atomes sont eux-mêmes regardés comme des points matériels et si le mot « atome » doit être entendu au sens étymologique ; mais il est loin d’en être ainsi ; les éléments d’un gaz dans la théorie cinétique sont les « molécules » et chacune d’elles contient plusieurs atomes chimiques ; chaque atome à son tour est formé d’électrons, et il serait puéril de supposer qu’on n’ira jamais plus loin et que les électrons ne se résoudront pas un jour en éléments plus petits. Une molécule ou un mot est un édifice aussi compliqué que le système solaire ; ses éléments ultimes très nombreux doivent obéir à la loi des grands nombres, de sorte que dans l’intérieur de l’atome lui-même, il y aura des résistances passives. Ne pourrait-on concevoir que ces résistances jouent le même rôle que dans la théorie de M. du Ligondès et ne pourraient-elles tendre à produire la différenciation à l’encontre du principe de Carnot ?

Dans la théorie de M. See, les planètes ne se sont pas détachées du Soleil, non plus que la Lune de la Terre. Tous ces astres ont eu de tout temps une existence individuelle.

Les planètes ont été captées par le Soleil et la Lune par la Terre. Comment s’est faite cette capture ? Le Soleil était autrefois entouré d’une atmosphère ; dès qu’un astre vagabond y pénétrait, il éprouvait une résistance ; son orbite, d’abord hyperbolique devenait elliptique par suite de la diminution de vitesse ; puis elle se rapprochait de la forme circulaire, en même temps que son rayon décroissait. L’astre ainsi capté aurait fini par tomber sur le Soleil, s’il avait continué à subir la résistance de l’atmosphère solaire, mais cette atmosphère absorbée par le Soleil est devenue de plus en plus ténue et a fini un jour par disparaître ; à partir de ce moment les orbites des planètes n’ont plus varié. Cette théorie rend bien compte de la faiblesse des excentricités, mais elle n’explique pas celle des inclinaisons.

Il ne faudrait pas croire que si notre système solaire a évolué dans le passé, il a atteint aujourd’hui son état définitif ; que l’atmosphère plus ou moins ténue dans laquelle nageaient pour ainsi dire les corps célestes ayant été résorbée et ayant disparu, les planètes, désormais séparées les unes des autres par le vide, sont ainsi soustraites à une résistance passive. Même à distance, ces résistances peuvent entrer en jeu ; on sait qu’on a construit des moteurs qui utilisent la puissance des marées ; ces moteurs ne peuvent créer de l’énergie, il faut qu’ils l’empruntent à une source quelconque, et cette source ne peut être que la force vive des corps célestes. Si l’homme n’avait pas construit de moteurs, l’énergie ainsi empruntée n’aurait pas été utilisée, elle se serait perdue inutilement en frottements, en chocs des vagues sur les côtes ; mais dans un cas comme dans l’autre, la force vive des astres va sans cesse en diminuant ; la vitesse de rotation de la Terre diminue constamment, mais avec une extrême lenteur ; cela est arrivé beaucoup plus rapidement pour la Lune et le processus s’est poursuivi jusqu’à ce que la durée de sa rotation soit devenue exactement égale à celle de sa révolution ; de telle sorte que notre satellite nous présente toujours la même face.

Ce phénomène a joué dans l’évolution cosmogonique un rôle que Sir G. H. Darwin a bien mis en évidence. Deux causes tendaient à modifier la rotation des planètes ; l’action des marées dont nous venons de parler tendait à la ralentir et, plus exactement, à lui donner même sens et même durée qu’à la révolution de l’astre autour du Soleil ; d’autre part, le refroidissement et la contraction, en diminuant le moment d’inertie, tendait au contraire à l’accélérer. La première de ces deux causes a transformé la rotation des planètes primitivement rétrograde en une rotation directe de même durée que la révolution orbitale ; c’est ensuite que la seconde cause, devenue prépondérante, a donné à ces planètes une rotation qui est restée directe, mais qui est devenue beaucoup plus rapide.

La durée du jour va donc sans cesse en augmentant, mais, par une sorte de réaction, celle du mois augmente également, la Lune s’éloigne constamment de la Terre. Au moment de sa formation, notre satellite touchait presque la surface de notre globe ; le mois et le jour avaient même durée, cinq ou six de nos heures actuelles ; en revanche, quand de longs siècles seront écoulés, le mois et le jour redeviendront égaux entre eux, à peu près égaux à deux de nos mois actuels, et la Terre présentera toujours la même face à la Lune, comme la Lune à la Terre.

Toutes ces hypothèses, si divergentes d’ailleurs, ont un caractère commun ; ce sont des théories de Mécanique rationnelle, d’Astronomie mathématique ; elles font peu d’emprunts aux sciences physiques ; elles sont par là incomplètes. Les physiciens, dont l’intervention était aussi inévitable qu’elle était désirable, se sont surtout préoccupés de l’origine de la chaleur solaire. Des mesures précises nous ont montré l’étonnante dépense de chaleur que fait le Soleil à chaque seconde. Quelles ressources a-t-il qui lui permettent une telle prodigalité ? Où a-t-il pu emmagasiner une provision d’énergie suffisante pour des millions d’années ? Et quelle a pu être l’origine de cette provision ? On a pu penser d’abord que cette énergie était d’origine chimique, le Soleil brûlerait comme un gros morceau de charbon : cette hypothèse n’est pas tenable ; à ce compte, le Soleil n’aurait été qu’un feu de paille éphémère, à peine capable d’éclairer les hommes pendant la durée de l’histoire.

Et alors Lord Kelvin et Helmholtz ont pensé que l’énergie solaire pouvait être d’origine mécanique ; on a songé d’abord aux météorites qui tombent comme une pluie constante à sa surface, et dont la force vive est constamment détruite et transformée en chaleur. Cela ne suffisait pas encore ; mais si les divers matériaux dont est formé le Soleil ont été autrefois séparés par de grandes distances et se sont ensuite concentrés sous l’influence de l’attraction, le travail de cette attraction a dû être énorme ; s’il s’est transformé en force vive, puis en chaleur, nous avons une provision de chaleur dix mille fois plus grande que celle que donnerait la combustion d’un globe de charbon gros comme le Soleil.

La nébuleuse solaire a sans doute été froide au début et elle s’est échauffée parce qu’elle se contractait.

Nous voilà bien loin de la nébuleuse de Laplace, primitivement très étendue parce qu’elle était très chaude et qui se contractait parce qu’elle se refroidissait. On est ainsi amené à se demander comment va se comporter une masse gazeuse soumise à la gravitation ; elle ne peut perdre de la chaleur sans se refroidir, ni se refroidir sans se contracter, ni se contracter sans s’échauffer. Que va-t-il en résulter en somme ? Sa température va-t-elle s’élever bien qu’elle perde de la chaleur par rayonnement, comme si sa chaleur spécifique était négative ? Ou bien enfin allons-nous avoir à la fois contraction et refroidissement ? On peut donner une réponse à cette question s’il s’agit d’un gaz parfait : s’il est monoatomique ou diatomique, il se contractera quand il perdra de la chaleur par rayonnement, mais sa température augmentera, il se comportera comme si sa chaleur spécifique était négative ; au contraire, il se contractera en se refroidissant, s’il est polyatomique ou bien encore s’il est assez condensé pour s’écarter notablement des lois d’un gaz parfait.

Quoi qu’il en soit, on n’aura ainsi de chaleur que pour 50 millions d’années ; et alors les transformistes et les géologues ont jeté les hauts cris : « Cinquante millions d’années, qu’est-ce que c’est que cela ! Comment voulez-vous qu’en aussi peu de temps, nous fassions évoluer les espèces, que nous engloutissions des continents et que nous en fassions surgir de nouveaux, que nous élevions deux chaînes de montagnes pareilles aux Alpes, comme les chaînes calédonienne et hercynienne et que nous les rasions ensuite par le lent mécanisme de l’érosion ? » Ces plaintes paraissent légitimes, et il faut bien 200 millions d’années depuis le début du dévonien ; mais alors d’où vient la chaleur solaire, si son origine n’est ni mécanique, ni chimique au sens ordinaire du mot ? La question paraissait sans réponse quand on a découvert le radium. Lui seul paraissait capable de tout expliquer ; tout au moins il nous montrait qu’il reste bien des mystères à découvrir et qu’il ne faut pas se hâter d’affirmer qu’un phénomène est inexplicable.

La théorie de Laplace, comme toutes celles que nous venons d’exposer, ne sort pas des limites du système solaire. Laplace, sans aucun doute ne négligeait pas de propos délibéré les autres systèmes, mais il pensait qu’ils devaient tous être plus ou moins semblables au nôtre et que ce qui convenait à l’un convenait aux autres. D’ailleurs ils lui semblaient séparés par de trop grandes distances pour pouvoir réagir les uns sur les autres. Les progrès de l’astronomie stellaire ne nous permettent plus de nous attarder à ce point de vue ; le télescope nous révèle dans le ciel étoilé une variété beaucoup plus riche que tout ce qu’on aurait pu attendre. Nous avons d’abord les étoiles doubles, qui sont loin d’être des exceptions ; on peut estimer que sur trois étoiles il y a pour le moins une étoile double. Parfois les deux composantes sont faciles à séparer, parfois aussi elles se touchent presque et, si l’une d’elles est peu lumineuse, des éclipses périodiques se traduisent pour nous par des variations d’éclat. C’est alors la spectroscopie ou la photométrie qui nous apprennent que nous avons affaire à un système double et qui nous permettent d’en déterminer l’orbite. Est-il possible que le même mécanisme ait pu donner naissance à un système comme le nôtre où un corps central a absorbé la presque totalité de la masse et où des planètes minuscules sont séparées par des distances énormes ; et à un de ces systèmes singuliers où la masse est à peu près également partagée entre deux ou trois composantes et où, dans certains cas, les distances des astres sont comparables à leurs dimensions ?

À ces systèmes doubles, la théorie de Laplace n’est évidemment pas applicable (et d’ailleurs les excentricités ne sont généralement pas très petites) ; mais on peut imaginer d’autres hypothèses ; considérons une nébuleuse en rotation comme celle de Laplace, mais qui en diffère parce que sa masse, au lieu d’être concentrée presque tout entière dans un noyau central, est à peu près uniformément répartie. En se refroidissant, elle se contractera et sa rotation va s’accélérer ; elle s’aplatira de plus en plus ; quand l’aplatissement aura dépassé une certaine limite, elle s’allongera dans un sens de façon à présenter trois axes inégaux ; c’est la figure que, dans le cas d’homogénéité parfaite, on appelle un ellipsoïde de Jacobi ; plus tard encore cette figure s’étranglera dans sa partie médiane et finira par se diviser en deux masses, inégales sans doute, mais comparables. Il est possible que ce soit là l’origine des étoiles doubles ; mais sans sortir de notre système solaire, il est possible que ce soit également celle de la Lune. Ce satellite est plus petit que la Terre, mais le rapport des masses est loin d’être aussi faible que pour les satellites de Jupiter, de Saturne, ou même de Mars.

Ce n’est pas tout : les étoiles simples elles-mêmes ne sont pas toutes pareilles entre elles ; le spectroscope nous a montré combien elles diffèrent, et il est assez naturel de supposer qu’elles diffèrent surtout par l’âge et que les différents types spectraux correspondent à différents types de l’évolution. Si même elles se sont toutes formées en même temps, il peut y avoir bien des raisons pour lesquelles certaines d’entre elles ont vieilli plus vite que les autres. D’autres objets sollicitent encore l’attention de l’astronome : il y a d’abord les amas stellaires, puis les nébuleuses dont les unes sont résolubles, tandis que les autres montrent par leur spectre qu’elles sont entièrement formées d’un gaz très subtil. Ces nébuleuses présentent les formes les plus variées, disques, anneaux, spirales ou amas irréguliers. Les premiers qui les ont examinées avec quelque soin ont été naturellement conduits à les assimiler à la nébuleuse de Laplace, ou à celles des théories rivales qui admettent toutes le même point de départ. Ces nébuleuses sont-elles de futures étoiles ou de futurs amas d’étoiles ; on était d’abord invinciblement porté à le penser ; on en est bien moins sûr aujourd’hui.

Il semble que nous avons sous les yeux des objets qu’il suffit de comparer pour reconstruire tout le passé des astres, comme le naturaliste qui a dans le champ de son microscope des cellules présentant toutes les phases de la division cellulaire, et qui peut reconstituer à coup sûr toute l’histoire de cette division, bien que ces cellules soient désormais fixées et inertes.

La cosmogonie va-t-elle donc sortir de l’âge des hypothèses et de l’imagination pour devenir une science expérimentale, ou tout au moins une science d’observation ? Bien mieux, de temps en temps nous voyons naître une étoile, qui s’allume inopinément dans le Ciel, pour diminuer promptement d’éclat et prendre un spectre qui rappelle celui des nébuleuses planétaires ; de sorte qu’on n’a jamais vu une nébuleuse se transformer en étoile comme le voulait Laplace[1], et que, au contraire, on a vu souvent une étoile se transformer en nébuleuse. La nature n’est-elle pas là surprise en flagrant délit dans sa fonction créatrice ?

Il ne faut pas pourtant se leurrer de vaines illusions ; de trop grandes espérances seraient au moins prématurées. Et ce qui le prouve, c’est la diversité des opinions des astronomes sur l’évolution des étoiles, et en particulier sur l’origine des étoiles nouvelles. La première pensée, la plus naturelle, a été que les nébuleuses sont extrêmement chaudes et représentent la première phase de l’évolution, et pour ainsi dire l’enfance des astres, et qu’on rencontre ensuite les étoiles blanches, puis les étoiles jaunes et enfin les étoiles rouges de plus en plus vieilles et en même temps de plus en plus froides. Pour Sir N. Lockyer, l’histoire du monde stellaire a été plus compliquée ; les nébuleuses, sont au contraire très froides (et sur ce point je crois que tout le monde est aujourd’hui d’accord et qu’on regarde la lumière dont elles brillent comme d’origine électrique). Elles ne sont en réalité qu’un essaim de météorites ; par leurs chocs incessants, ces météorites s’échauffent, se vaporisent et forment finalement une masse gazeuse extrêmement chaude, en un mot une étoile ; les chocs ont alors cessé et le calme renaît ; par l’effet du rayonnement, l’étoile se refroidit peu à peu et finit par s’éteindre et s’encroûter ; elle repasse dans l’ordre inverse par les stades de température qu’elle a parcourus dans son ascension, de sorte que le cycle complet sera : nébuleuse, étoile rouge, étoile jaune, étoile blanche, étoile jaune, étoile rouge, étoile éteinte. Les étoiles de la série ascendante sont néanmoins bien différentes des étoiles correspondantes de la série descendante ; toute la masse des premières est brassée par de violents courants de convection ; les météorites n’ont pas encore entièrement disparu et leurs chocs entretiennent l’agitation ; les secondes jouissent d’un calme relatif ; Sir N. Lockyer croit pouvoir distinguer cette différence par l’étude de leurs spectres.

Les Novæ, depuis l’époque de Tycho-Brahé, ont surexcité l’imagination des astronomes. Leur apparition est brusque et a les allures d’un cataclysme. Est-ce une éruption qui serait en grand analogue à celles qui produisent les protubérances solaires ? On a mieux aimé recourir à l’hypothèse d’un choc, et c’est en effet l’idée que l’aspect de ces phénomènes nous suggère irrésistiblement. Mais il y a bien des façons de comprendre les circonstances et les effets d’un choc. Sont-ce deux corps solides qui s’échauffent subitement dès que leur rencontre a détruit leur force vive ? Est-ce un corps solide énorme, ou une étoile peu brillante, ou encore un essaim de météorites qui pénètre dans une nébuleuse et qui doit son incandescence au frottement ? Ou bien encore, comme le veut Arrhenius, les soleils encroûtés ne conservent-ils pas dans leurs flancs une provision d’énergie énorme, sous forme radioactive par exemple ? Cette provision qui demeure inutilisée et comme latente, tant qu’elle reste emprisonnée dans la croûte, ne peut-elle être libérée subitement, si un choc vient à briser cette croûte ? Elle se dépense alors en peu de temps ; de sorte que le choc produirait de la chaleur, non comme quand une balle a frappé une cuirasse qu’elle n’a pu traverser et qu’elle retombe toute rougie sur le sol ; mais comme quand la fusée d’un obus chargé de matières explosives détone à la rencontre d’un obstacle, il est certain que les Novæ se montrent souvent entourées de nébulosités ; mais ces nébulosités sont-elles la cause ou l’effet du phénomène ; est-ce parce que l’étoile les a rencontrées qu’elle est subitement devenue brillante ; ou est-ce quelque déchet qu’elle rejette de son sein et comme la fumée de l’explosion. De tout cela nous ne savons rien.

Le mystère s’accroît quand au lieu de considérer chaque étoile en particulier, on en envisage l’ensemble et qu’on réfléchit sur leurs mutuels rapports. Les étoiles ont-elles pris naissance en même temps, ou s’allument-elles successivement, pendant que d’autres s’éloignent ? Si elles ont même date de naissance, les unes ont-elles vieilli plus vite que les autres, et est-ce pour cette raison qu’elles sont aujourd’hui différentes ? Mais alors à côté des étoiles, brillantes, n’y a-t-il pas, en beaucoup plus grand nombre, des étoiles éteintes dont la masse inutile encombre les cieux ? Comment pouvons-nous le savoir ? Peut-être les considérations suivantes, dont la première idée est due à Lord Kelvin, peuvent-elles aider à résoudre la question. La Voie Lactée est formée d’étoiles fort nombreuses, s’attirant mutuellement et se mouvant dans tous les sens ; elle nous offre donc l’image d’un gaz, dont les molécules s’attirent et sont animées de vitesses dans les directions les plus diverses ; chaque étoile joue ainsi le rôle d’une molécule gazeuse. Cette assimilation semble légitime et l’on peut songer à étendre à l’univers stellaire les résultats de la théorie cinétique des gaz. Un gaz soumis à l’attraction newtonienne prendra au bout de peu de temps un état d’équilibre adiabatique où les vitesses moléculaires obéiront à la loi de Maxwell et où la température croîtra vers le centre ; la température centrale dépendra de la masse totale du gaz et de son volume total. Cette température est mesurée par les vitesses moléculaires. Appliquons ces principes à la Voie Lactée ; les vitesses stellaires que nous observons appartiennent aux astres voisins de nous et par conséquent du centre de la Voie Lactée ; elles correspondent donc à la « température centrale », et elles peuvent nous renseigner sur les dimensions et sur la masse totale de cette agglomération d’étoiles assimilée à une énorme bulle gazeuse. On trouve ainsi que le télescope en a presque atteint les limites, extrêmes, et qu’il doit y avoir peu d’étoiles obscures ; si en effet il y en avait beaucoup plus que d’astres brillants, elles concourraient à l’attraction totale et les mouvements propres des étoiles seraient beaucoup plus grands que ceux qu’on a observés.

Cela paraît reposer sur des raisonnements irréfutables ; si la Voie Lactée a atteint l’état stable vers lequel elle tend nécessairement, tout ce que nous venons de dire est vrai, et les mouvements propres doivent être répartis conformément à la loi de Maxwell. Le sont-ils ? l’observation seule peut répondre ; or il paraît bien qu’elle répond, non. D’après Kapteyn et d’autres astronomes tout se passe comme si on se trouvait en présence de deux essaims d’étoiles, obéissant séparément à la loi de Maxwell, mais avec des constantes différentes ; ces deux essaims se pénètrent d’ailleurs mutuellement et ne sont pas séparés. Il semble que deux voies lactées qui avaient atteint leur état d’équilibre final se sont un jour rencontrées, et n’ont pas encore exercé l’une sur l’autre une action assez prolongée pour que les différences qui les distinguent se soient entièrement nivelées. Elles sont semblables à deux bulles gazeuses qui se seraient rencontrées, mais n’auraient pas encore eu le temps de se mélanger. Nous retrouvons ainsi, sous une forme nouvelle et inattendue, cette intervention du choc, dont l’importance cosmogonique a été mise en évidence par l’étude des Novæ, et que nous retrouvons à la base de certaines théories, telles que celle de M. Belot.

Si néanmoins les conclusions de Lord Kelvin subsistent dans leurs traits généraux, et si le nombre des étoiles éteintes n’est pas énorme, nous devons penser que tous les flambeaux de notre ciel se sont allumés à peu près en même temps et que l’âge de la Voie Lactée ne dépasse pas un petit nombre de vies d’étoiles.

L’une des théories cosmogoniques les plus récentes, et à coup sûr l’une des plus originales, est celle de M. Svante Arrhenius. Pour lui, les astres ne sont pas, comme on le pense d’ordinaire, des individus à peu près étrangers les uns aux autres, séparés par des vides immenses et n’échangeant guère que leurs attractions et leur lumière : ils échangent bien d’autres choses, de l’électricité, de la matière et jusqu’à des germes vivants. La pression de radiation est une force qui émane des corps lumineux et qui repousse les corps légers, c’est elle qui forme les queues des comètes dont la matière très ténue est repoussée par la lumière du Soleil. C’est elle aussi qui, d’après M. Arrhenius, chasserait du Soleil de très petites particules, et les pousserait jusque sur la Terre, jusqu’aux planètes et jusqu’aux lointaines nébuleuses. Ces particules finiraient par s’agglutiner en formant les météorites ; et ces météorites, pénétrant dans la masse des nébuleuses, deviendraient des centres de condensation autour desquels la matière commencerait à se concentrer ; nous retrouvons ensuite toute l’histoire des étoiles, leur naissance presque obscure, leur splendeur, leur décadence aboutissant à l’encroûtement final. Cet encroûtement ne serait pas toutefois la mort définitive ; mais seulement le début d’une longue période de vie latente, obscure et silencieuse jusqu’au jour où un choc libérerait brusquement cette énergie endormie. L’explosion qui en résulterait donnerait naissance à une nébuleuse et le cycle recommencerait.

La vie latente doit être beaucoup plus longue que la vie brillante ; d’où il suit qu’il doit y avoir beaucoup plus d’étoiles obscures que d’étoiles visibles, contrairement aux vues de Lord Kelvin.

Pour M. Arrhenius, le monde est infini et les astres y sont distribués d’une façon sensiblement uniforme ; si nos télescopes semblent assigner des limites à l’Univers, c’est parce qu’ils sont trop faibles, et que la lumière qui nous vient des soleils les plus éloignés est absorbée en route. On a fait à cette hypothèse une double objection. D’une part, si la densité des étoiles est constante dans tout l’espace, leur lumière totalisée devrait donner au Ciel entier l’éclat même du Soleil. Cela serait vrai si le vide interstellaire laissait passer toute la lumière qui le traverse sans en rien garder, de sorte que l’éclat apparent d’un astre varierait en raison inverse du carré de la distance. Il suffit, pour échapper à cette difficulté, de supposer que le milieu qui sépare les étoiles est absorbant ; il peut d’ailleurs l’être très peu. L’autre objection, c’est que l’attraction newtonienne serait infinie ou indéterminée ; pour nous tirer d’affaire, il nous faut alors supposer que la loi de Newton n’est pas rigoureusement exacte, et que la gravitation subit une sorte d’absorption, se traduisant par un facteur exceptionnel. Si on consent à faire cette hypothèse, les conclusions de Lord Kelvin ne s’imposent plus, car nous les avons établies en partant de la loi de Newton ; la Voie Lactée ne serait plus assimilable à une bulle gazeuse dont la densité et la température augmentent vers le centre, mais à ce que nous pouvons voir d’une masse gazeuse indéfinie et homogène, de densité et de température uniforme,

Ce n’est pas tout : le monde de M. Arrhenius n’est pas seulement infini dans l’espace, mais il est éternel dans le temps ; c’est surtout ici que ses vues sont géniales et qu’elles nous apparaissent comme suggestives, quelques objections qu’elles soulèvent d’ailleurs. L’Univers est comme une vaste machine thermique, fonctionnant entre une source chaude et une source froide ; la source chaude est représentée par les Étoiles et la source froide par les nébuleuses. Mais nos machines thermiques ne tarderaient pas à s’arrêter, si on ne leur fournissait sans cesse de nouveaux combustibles ; abandonnées à elles-mêmes, les deux sources s’épuiseraient, c’est-à-dire que leurs températures s’égaliseraient et finiraient par se mettre en équilibre. C’est là ce qu’exige le principe de Carnot. Et ce principe lui-même est une conséquence des lois de la Mécanique statistique. C’est parce que les molécules sont très nombreuses qu’elles tendent à se mélanger et à ne plus obéir qu’aux lois du hasard. Pour revenir en arrière, il faudrait les démêler, détruire le mélange une fois fait ; et cela semble impossible ; il faudrait pour cela le démon de Maxwell, c’est-à-dire un être très délié et très intelligent, capable de trier des objets aussi petits.

Pour que le monde pût recommencer indéfiniment, il faudrait donc une sorte de démon de Maxwell automatique. Ce démon, M. Arrhenius croit l’avoir trouvé. Les nébuleuses sont très froides, mais très peu denses, très peu capables par conséquent de retenir par leur attraction les corps en mouvement qui tendent à en sortir. Les molécules gazeuses sont animées de vitesses diverses, et plus les vitesses sont grandes en moyenne plus le gaz est chaud. Le rôle du démon de Maxwell, s’il voulait refroidir une enceinte, serait de trier les molécules chaudes, c’est-à-dire celles dont la vitesse est grande et de les expulser de l’enceinte, où ne resteraient que les molécules froides. Or, les molécules qui ont le plus de chances de s’échapper de la nébuleuse, sans y être retenues par la gravitation, ce sont précisément les molécules à grande vitesse, les molécules chaudes ; les autres restant seules, la nébuleuse pourra rester froide tout en recevant de la chaleur.

On peut tenter de se placer à d’autres points de vue, de dire par exemple qu’ici la véritable source froide, c’est le vide avec la température du zéro absolu et qu’alors le rendement du cycle de Carnot est égal à 1. D’autre part, ce qui distingue la chaleur de la force vive mécanique, c’est que les corps chauds sont formés de molécules nombreuses dont les vitesses ont des directions diverses, tandis que les vitesses qui produisent la force vive mécanique ont une direction unique ; réunies, les molécules gazeuses forment un gaz qui peut être froid et dont le contact refroidit ; isolées, au contraire, elles seraient des projectiles dont le choc réchaufferait. Or, dans le vide interplanétaire, elles sont séparées par d’énormes distances et pour ainsi dire isolées ; leur énergie s’élèverait donc en dignité, elle cesserait d’être de la simple « Chaleur » pour être promue au rang de « Travail ».

Bien des doutes subsistent toutefois ; le vide ne va-t-il pas se combler, si le monde est infini ; et, s’il ne l’est pas, sa matière en s’échappant, ne va-t-elle pas s’évaporer jusqu’à ce qu’il ne reste rien ? De toutes manières, nous devrions renoncer au rêve du « Retour éternel « et de la perpétuelle renaissance des mondes ; il semble donc que la solution de M. Arrhenius est encore insuffisante ; ce n’est pas assez de mettre un démon dans la source froide, il en faudrait encore un dans la source chaude.

Après cet exposé, on attend sans doute de moi une conclusion, et c’est cela qui m’embarrasse. Plus on étudie cette question de l’origine des astres, moins on est pressé de conclure. Chacune des théories proposées est séduisante par certains côtés. Les unes donnent d’une façon très satisfaisante l’explication d’un certain nombre de faits ; les autres embrassent davantage, mais les explications perdent en précision ce qu’elles gagnent en étendue ; ou bien, au contraire, elles nous donnent une précision trop grande, mais qui n’est qu’illusoire et qui sent le coup de pouce.

S’il n’y avait que le système solaire, je n’hésiterais pas à préférer la vieille hypothèse de Laplace ; il y a très peu de choses à faire pour la remettre à neuf. Mais la variété des systèmes stellaires nous oblige à élargir nos cadres, de sorte que l’hypothèse de Laplace, si elle ne doit pas être entièrement abandonnée, devrait être modifiée de façon à n’être plus qu’une forme, adaptée spécialement au système solaire, d’une hypothèse plus générale qui conviendrait à l’Univers tout entier et qui nous expliquerait à la fois les destins divers des Étoiles, et comment chacune d’elles s’est fait sa place dans le grand tout.

Or, sur ce point, les données sont insuffisantes et nous avons encore beaucoup à attendre de l’observation. Les deux courants d’étoiles de Kapteyn existent-ils et y en a-t-il d’autres ? Que sont les nébuleuses et en particulier les nébuleuses spirales ? Sont-elles à des distances énormes, en dehors de la Voie Lactée, et sont-elles elles-mêmes des voies lactées vues de loin ? Ou bien, malgré la nature de leur spectre, sont-elles incapables d’être assimilées à des amas de vraies étoiles ; devons-nous accepter la mesure de Bohlin au sujet de la parallaxe de la nébuleuse d’Andromède et la conclusion que See en tire, et qui nous représenterait cet objet céleste comme formé de soleils sans doute, mais de soleils gros comme les astéroïdes qui circulent entre Mars et Jupiter ? Est-il possible d’admettre que notre système solaire soit sorti d’une des espèces de nébuleuses que nous connaissons, par exemple des nébuleuses spirales, ou planétaires, ou annulaires ? Voilà une question à laquelle on ne pourra tenter de répondre que quand on connaîtra mieux la nature, la distance et par conséquent les dimensions de ces corps.

Un fait qui frappe tout le monde, c’est la forme spirale de certaines nébuleuses ; elle se rencontre beaucoup trop souvent pour qu’on puisse penser qu’elle est due au hasard. On comprend combien est incomplète toute théorie cosmogonique qui en fait abstraction. Or aucune d’elles n’en rend compte d’une manière satisfaisante et l’explication que j’ai donnée moi-même un jour, par manière de passe-temps, ne vaut pas mieux que les autres. Nous ne pouvons donc terminer que par un point d’interrogation.

Henri Poincaré

  1. Il ne faut pas tirer de là un argument contre la théorie de Laplace, l’illustre astronome n’ayant jamais prétendu qu’une nébuleuse devait se transformer en étoile en quelques jours ou en quelques mois.