Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 203-250).

CINQUIÈME LEÇON.

Résumé de la théorie de Lavoisier. — Réflexions sur les sels. — Rouelle. — Wenzel. — Richter et sa loi. — Proust. — Dalton et sa théorie des multiples. — Équivalents chimiques.

Messieurs,

Rien ne peut aujourd’hui nous donner une idée de l’enthousiasme avec lequel l’Europe savante accueillit les opinions de Lavoisier, une fois que leur adoption par les principaux membres de l’Académie des Sciences les eut sanctionnées. Les esprits les plus timides, ceux qui répugnaient le plus à se jeter dans une direction nouvelle, rassurés par cette haute approbation, se laissèrent séduire, et essayèrent de se mettre au courant des doctrines qu’on préconisait maintenant avec tant d’ardeur. Et, dès que le premier effort pour s’approprier ces idées, ce langage, était accompli, les partisans les plus rebelles de l’ancienne Chimie, reconnaissant bientôt toute la supériorité des nouvelles opinions, s’empressaient de les adopter à leur tour et en devenaient souvent les prôneurs les plus enthousiastes.

Comment n’être point dominé, en effet, quand, à la place de cette Chimie conventionnelle, de ses explications contradictoires, de sa nature confuse, Lavoisier vous offrait une Chimie vraie, dont les théories nettes et logiques, perçant à jour, du même coup, tous les phénomènes naturels, expliquaient non-seulement tout ce que l’observation avait appris aux hommes, mais même tout ce que l’imagination la plus active pouvait inventer.

Comment n’être point séduit quand, à l’époque même où Schéele, Priestley bégayaient leurs essais de théories, Lavoisier se levait en France et prononçait ces paroles si simples, mais si solennelles :

Le phlogistique n’existe pas ;

L’air du feu, l’air déphlogistiqué est un corps simple ;

C’est lui qui se combine avec les métaux que vous calciné ;

C’est lui qui transforme le soufre, le phosphore, le charbon en acides ;

C’est lui qui constitue la partie active de l’air : il alimente la flamme qui nous éclaire, le foyer qui nous alimente ;

C’est lui qui, dans la respiration des animaux change leur sang veineux en sang altériel, en même temps qu’il développe la chaleur qui leur est propre ;

Il forme partie essentielle de la croûte du globe tout entière, de l’eau, des plantes et des animaux ;

Présent dans tous les phénomènes naturels, sans cesse en mouvement, il revêt mille formes ; mais je ne le perds jamais de vue et puis toujours le faire reparaître à mon gré, quelque caché qu’il soit ;

Dans cet être éternel, impérissable, qui peut changer de place, mais qui ne peut rien gagner ni rien perdre, que ma balance poursuit et retrouve toujours le même, il faut voir l’image de la matière en général ;

Car toutes les espèces de matière partagent avec lui ces propriétés fondamentales et sont comme lui éternelles, impérissables ; elles peuvent comme lui changer de place, mais non de poids, et la balance les suit sans peine à travers toutes leurs modifications les plus surprenantes.

Réfléchissez un instant, Messieurs, et vous verrez qu’en quelques phrases Lavoisier venait d’anéantir toutes les imaginations dont la vanité des écoles philosophiques se berçait depuis deux mille années, tout comme il venait d’anéantir les doctrines fausses qu’une expérience incomplète avait suggérées à Stahl.

Méditez-les ces phrases, et vous verrez que Lavoisier vous dévoile toutes les harmonies de la nature tangible, comme Newton avait révélé celles de tous les mondes visibles. Vous verrez qu’il vous explique tous les phénomènes qui se passent à la portée de votre main, ou du moins qu’il vous dote d’un instrument qui vous permet d’en trouver vous-mêmes l’explication sans difficulté.

Vous verrez, et nul chimiste ne l’ignore aujourd’hui, que, pour trouver une théorie vraie, il suffit de l’analyse rigoureuse des matières employées et produites dans les phénomènes dont on cherche l’explication ; que toute la Chimie repose sur ces analyses pondérales, et que c’est la balance qui fait ou défait toutes nos théories. Vous demeurerez convaincus que Lavoisier a non-seulement découvert l’explication vraie des phénomènes chimiques, mais qu’il a doté les chimistes d’une méthode d’observation qui leur manquait et dont ils peuvent tous faire un égal profit.

Vous comprendrez alors cette séduction, cette fascination que notre grand Lavoisier a exercée sur son siècle. Vous la comprendrez mieux encore si j’ajoute qu’en s’attachant avec une persévérance singulière à l’étude de l’air, de l’eau, de l’acide carbonique et du charbon, Lavoisier avait fait choix de quatre corps discernés entre beaucoup d’autres avec une merveilleuse sagacité, puisque c’est par eux que s’accomplissent tous les phénomènes de la vie des animaux et des plantes.

Non-seulement ces corps jouent un grand rôle dans les corps bruts, dans la formation ou l’altération des produits qui constituent la croûte du globe ; mais, on peut le dire hardiment, sans leur présence, sans leurs admirables rapports, la vie n’aurait jamais paru à la surface de la terre ; elle n’y eût pas rencontré la matière obéissante qu’elle façonne avec tant d’art et de facilité.

Ce sont ces quatre corps, en effet, qui, s’animant aux feux du soleil, le véritable flambeau de Prométhée, se montrent, sur la terre, les agents éternels de l’organisation du sentiment, du mouvement et de la pensée. Ce sont ces quatre corps, qui, par leurs réactions, leurs combinaisons et leurs décompositions sans cesse renouvelées, demeurent, à la surface de notre globe, les agents éternels de la vie, de l’activité intellectuelle et du bonheur moral.

Spectacle sublime, qui, dès le début de la doctrine nouvelle, en révélait au monde les hautes destinées !

Et pourtant ce n’était point la que devaient se borner les découvertes de la Chimie moderne. Il existe des lois que Lavoisier n’a point connues et qu’il aurait pu découvrir néanmoins si les grands phénomènes à l’étude desquels il avait consacré sa vie n’eussent absorbé toute son attention, ou peut-être si sa vie se fût assez prolongée pour lui laisser le loisir de les aborder.

Je veux parler de ces belles théories qui sont maintenant familières à tous ceux qui cultivent les sciences, de cette théorie des équivalents chimiques, de cette théorie des atomes, nées, comme la doctrine de Lavoisier, d’un emploi soutenu de la balance, et qui tôt ou tard se fussent offertes à son esprit attentif ou seraient sorties de ses expériences si minutieusement exactes.

Non-seulement ce n’est point à lui que fut réservé l’honneur de découvrir ces belles lois de la nature, mais elles ne se sont pas révélées au monde par une étude des composés qui ont le plus particulièrement attiré son attention. On peut même assurer aujourd’hui que, tant qu’on se serait occupé exclusivement de l’examen des corps que Lavoisier et ses contemporains étudiaient avec tant d’ardeur et de persévérance, la théorie des équivalents devait demeurer inaperçue.

En vous exposant les faits observés par Schéele et Priestley, en mettant sous vos yeux les lois découvertes par Lavoisier, je vous ai montré, en effet, comment de l’étude des composés binaires oxygénés, acides ou basiques, sont sorties toutes les lois que je vous ai rappelées. Les composés plus compliqués, les sels attirent l’attention des chimistes de l’école de Lavoisier, et, leur nature une fois expliquée, on ne s’en occupe plus.

Cependant les sels peuvent être envisagés aussi comme de véritables composés binaires, c’est-à-dire comme résultant de l’union d’un acide avec une base, sans s’inquiéter de la nature de ceux-ci. Qui empêchait de prendre les acides et les bases, de les mettre en présence et d’examiner les résultats de leur action réciproque ? Pourquoi se borner à l’examen des combinaisons par lesquelles l’action chimique commence, qui s’effectuent entre des éléments, et où les affinités demeurent toujours imparfaitement satisfaites ? Pourquoi négliger l’étude des combinaisons par lesquelles l’action chimique finit, qui s’effectuent entre des corps déjà composés eux-mêmes, et où les affinités mieux balancées se mettent dans un équilibre presque parfait ? N’avait-on pas l’organe du goût, n’avait-on pas même des réactifs plus sensibles pour reconnaître cet équilibre, pour fixer d’une manière certaine les proportions d’où résultent les composés que leur neutralité rend comparables ? C’est un avantage dont on est dépourvu dans l’étude des composés binaires qui ont occupé Lavoisier, et dans l’étude desquels il a cherché la théorie générale de la Science.

Je le répète encore, les sels peuvent se présenter sous la forme de véritables binaires. Ainsi l’acide borique et la potasse, qui tous deux étaient inconnus dans leur nature réelle, pouvaient très-bien être étudiés dans leur action réciproque, et rien n’empêchait de constater les phénomènes qui accompagnent ordinairement la formation du borate de potasse. Aujourd’hui même, les alcalis végétaux ne nous offrent-ils pas l’exemple de composés dont l’essence est ignorée, et qui comme bases sont néanmoins parfaitement connus ? Que pouvez-vous dire sur leur nature intime ? Bien, ou tout au plus de vagues suppositions. N’en est-il pas de même de la plupart des acides organiques ? Leur nature intime ne demeure-t-elle pas inconnue jusqu’ici ? Oui sans doute, et pourtant on sait fort bien définir la nature des combinaisons salines formées par les alcalis végétaux, aussi bien que celles qui sont produites par les acides organiques, et l’on peut y appliquer les règles générales qui permettent de prévoir les réactions des sels, avec tout autant de certitude que s’il s’agissait des bases ou des acides minéraux les mieux connus dans leur composition intime.

Pourquoi donc, sans s’embarrasser de la nature même des corps basiques ou acides, n’a-t-on pas cherché autrefois dans l’étude de leurs combinaisons la clef de la nature de l’action chimique et de ses effets ? C’est qu’en général l’action chimique qui se passe entre les acides et les bases est une action obscure et faible ; c’est qu’elle ne se produit pour ainsi dire jamais d’elle-même à la surface du globe, et qu’il faut l’exciter ; c’est, en un mot, qu’elle ne se rattache à l’explication d’aucun des phénomènes naturels dont l’éclat fixait depuis longtemps l’attention des philosophes.

On pouvait penser, il y a soixante ans, qu’il n’y avait rien de commun entre l’action réciproque d’un acide et d’une base et l’action qui s’opère dans la combustion ou la respiration. On pouvait craindre que, cette réaction une fois expliquée, le rôle de l’air ou celui de l’eau dans les réactions qui, sans cesse renouvelées sous nos yeux, donnent une idée si haute de la puissance des forces chimiques, n’en fût pas mieux compris.

On se trompait pourtant, et tandis que, séduits par l’éclat des grands phénomènes de la nature, on s’obstinait à leur demander les lois de l’action chimique, une heureuse inspiration conduisait à les découvrir dans l’étude de ces actions obscures et dédaignées qui ont lieu dans la production ou la décomposition des sels.

Étudiez du reste avec soin la marche des sciences, et vous verrez qu’il est bien rare qu’on parvienne à saisir les lois d’une classe de phénomènes en étudiant ceux où l’action se présente avec sa plus haute intensité. C’est ordinairement le contraire que l’on observe, et c’est presque toujours par l’analyse patiente d’un phénomène faible ou lent qu’on parvient à trouver les lois de ceux qui échappaient d’abord à cette analyse, en raison même de leur énergie ou de leur rapidité. N’oublions pas que c’est en cherchant la cause de la chute d’une pomme que Newton découvrit les lois qui régissent l’univers, ces lois magnifiques qu’une étude approfondie du mouvement des astres n’avait pas su lui dévoiler. Ainsi l’on peut prédire, par exemple, que, si nous avons quelque jour des idées nettes sur la nature de l’affinité chimique, nous les devrons bien plutôt à l’étude des actions chimiques les plus faibles qu’à celle des actions chimiques énergiques.

Toutefois, outre que ces sortes de choses ne se voient guère a priori, il y avait un motif qui pouvait écarter les chimistes de l’étude des sels.

Il faut se rappeler que les anciens chimistes entendaient par sels toute autre chose que ce qu’on appelle ainsi maintenant : c’était tout ce qu’il y a de plus confus.

D’abord les vrais sels ne leur étaient connus qu’en très-petit nombre ; ensuite ils les confondaient avec une multitude d’autres corps. Vous en jugerez quand je vous dirai que l’acide sulfurique ordinaire était, à leurs yeux, le vrai type des sels, et surtout quand je vous aurai déduit leurs motifs ; car vous pourriez croire, à ce simple énoncé, qu’ils avaient compris qu’on pouvait l’envisager comme un sulfate d’eau. Du tout : ils regardaient les sels comme formés d’eau et de terre, et comme devant par conséquent offrir des propriétés intermédiaires entre celles de ces deux sortes de corps. Or ils trouvaient dans l’acide sulfurique une densité plus grande que celle de l’eau et moindre que celle des terres. L’élévation de son point d’ébullition leur faisait penser que, tout en devant à l’eau qu’il contenait la propriété de se réduire en vapeur, l’influence de la terre nuisait à sa volatilité et rendait nécessaire l’emploi d’une bien plus haute température. Si dans certaines circonstances, que nous savons être aujourd’hui un état convenable d’hydratation, l’acide sulfurique peut cristalliser à une température supérieure à celle de la glace fondante, c’était, suivant eux, un effet de la terre qui tendait à se solidifier. Enfin, d’un autre côté, ils remarquaient, comme autant de preuves de sa ressemblance avec l’eau, que cet acide était limpide et incolore comme elle, que comme elle il se présentait ordinairement à l’état liquide, etc.

On distinguait alors les sels en trois classes : les sels acides, les sels alcalins et les sels moyens. Parmi les sels acides se trouvaient l’acide sulfurique, l’acide benzoïque et beaucoup d’autres ; les sels alcalins comprenaient les bases, et la classe des sels moyens renfermait les sels proprement dits.

Mais, direz-vous, ce sont là sans doute de vieilles idées chimiques ? Non ; je vous donne là même le résultat d’une Chimie vraiment moderne, car cette classification des sels est tout à fait contemporaine de Lavoisier.

Si nous cherchons comment nous sont venues nos connaissances positives sur les sels, et cette recherche n’est pas sans importance, nous voyons d’abord que les sels connus par les anciens étaient restreints aux suivants : les trois vitriols, le sel marin, le nitre, le natron, la potasse.

Jusqu’à Glauber, on n’avait connu pour ainsi dire que des sels naturels ; c’est lui qui, le premier, a mis en évidence l’existence de produits salins artificiels. En faisant connaître son sel admirable, notre sulfate de soude, et son sel secret ; qui n’est autre chose que du sulfate d’ammoniaque, il a donné l’éveil sur la possibilité d’en produire un grand nombre d’autres par les procédés de la Chimie.

Mais, pour trouver les premières vues saines sur la nature des sels, il ne faut pas remonter si haut. Rouelle me paraît le premier chimiste qui ait eu des idées justes à leur égard. À cette époque, on confondait sous le nom de sel à peu près tout ce qui pouvait cristalliser et se dissoudre dans l’eau. D’après cela, l’acide benzoïque figurait naturellement parmi les sels et faisait partie de ce que l’on appelait sels simples. Rouelle s’est appliqué à étudier ceux que l’on nommait sels composés. Embrassant dans l’idée générale de sel tout ce que l’on y comprenait de son temps et voulant préciser ceux qu’il avait en vue d’une manière spéciale, il désigne ceux-ci sous la dénomination de sels neutres, puis il les divise en trois classes : les sels neutres avec excès d’acide, les sels neutres avec excès de base et les sels neutres parfaits. Pour lui, un sel neutre est un acide combiné avec une substance quelconque qui lui donne une forme concrète ou solide. Voilà comment il est conduit à adopter les noms de sels neutres acides et de sels neutres alcalins ou basiques, qui maintenant vous étonnent et vous semblent tout à fait étranges. Ses sels neutres sont nos sels proprement dits ; ses sels neutres acides sont nos sels acides ; ses sels neutres basiques, nos sous-sels ; et ses sels neutres parfaits, nos véritables sels neutres. À l’appui de cette distinction, il établit d’une manière très-nette l’existence du sulfate acide de potasse et du sous-sulfate de mercure.

Rouelle trouva dans Baumé un adversaire opiniâtre, qui s’élève avec force et tout à fait à tort contre ses opinions et qui le contredit sur tous les points. Baumé prétendait que, des trois classes de sels neutres distingués par Rouelle, une seule était fondée, celle des sels neutres parfaits ; il n’admettait point de combinaisons particulières qui continssent un excès d’acide ou un excès de base. Toutes celles que l’on citait comme exemples ne provenaient, suivant lui, que d’un simple mélange d’un sel neutre parfait avec de l’acide libre ou une base libre ; de sorte qu’il aurait suffi d’enlever, soit par des lavages, soit par tout autre moyen analogue, cet acide libre ou cette base libre dont le sel était imprégné, pour que le résidu revint à l’état de neutralité parfaite. Rouelle le combattit vivement, mais il eut beaucoup de peine à faire admettre ses idées.

Rouelle, qui d’ailleurs a laissé comme professeur de grands souvenirs, avait un esprit très-ardent. Il était né aux environs de Caen, d’une bonne famille, et avait fait ses premiers essais chimiques au feu de la forge, chez un maréchal son voisin. Étant venu à Paris, il y étudia les sciences, établit une pharmacie, fonda des cours particuliers et obtint les plus grands succès. En 1742, il fut nommé démonstrateur de Chimie au Jardin des Plantes, et deux ans après il entra à l’Académie. Il avait une manière de professer très-particulière. Il arrivait à son amphithéâtre en bel habit, perruque en tête et chapeau sous le bras. Il commençait posément ; bientôt il s’animait un peu et jetait son chapeau ; puis il s’échauffait davantage et jetait sa perruque, puis son habit, puis sa veste, puis sa cravate. Ah ! c’est alors que vous aviez le vrai Rouelle, l’homme du laboratoire, amoureux des belles expériences, sachant les faire réussir et exposant ses démonstrations avec une véhémence entraînante.

Il ne faut pas confondre Guillaume-François Rouelle, le chimiste dont je viens de vous entretenir, avec son frère Hilaire-Marin Rouelle, appelé Rouelle le jeune, qui lui succéda en 1770. Ce dernier est connu par quelques travaux de Chimie organique.

Ce qui manqua à Rouelle l’aîné, pour tirer de l’examen des sels tout le parti que ce genre de travail aurait pu lui offrir, ce fut de les étudier la balance à la main. S’il avait employé la balance pour en approfondir la nature, il aurait été conduit à des résultats du plus haut intérêt en raison de leur généralité ; mais il se borna à classer nettement les sels qu’il connaissait, d’après des rapports qualitatifs exacts. La balance ne fut appliquée à cette classe de corps que du temps de Lavoisier, et non par Lavoisier lui-même, mais par un chimiste allemand, par Wenzel, qui, malgré des travaux fort importants, est demeuré presque inconnu.

Ce fut en 1740, vers le temps qui vit naître Schéele et Lavoisier, que naquit à Dresde Charles-Frédéric Wenzel. Son père, qui était relieur, l’occupa d’abord aux travaux de sa profession ; mais, à quinze ans, le jeune Wenzel s’échappa de la maison paternelle et s’abandonna aux chances d’une vie aventureuse. Il arriva en Hollande, apprit à Amsterdam la Pharmacie et la Chirurgie, fit un voyage en Groënland et obtint le titre de chirurgien de la narine hollandaise. Revenu en Saxe, il étudia les sciences à Leipzig, en 1766, et fut couronné par la Société de Copenhague, pour un Mémoire sur la réverbération des métaux. En 1780, il fut appelé à diriger les mines de Freyberg et occupa cet emploi jusqu’à sa mort, arrivée treize ans après. Quelque temps auparavant il avait publié l’ouvrage qui fait la base de sa réputation.

Cet ouvrage, intitulé : Leçons sur l’affinité (Lehre von dem Verwandschaften der Korper), parut en 1777. Il y expose le résultat de ses observations sur la double décomposition des sels et donne une explication nette et exacte de la permanence de la neutralité qui s’observe après la décomposition mutuelle de deux sels neutres. À l’aide d’analyses d’une admirable précision, il prouve que cet effet provient de ce que les quantités de bases qui saturent un même poids d’un acide quelconque saturent aussi des poids égaux de tout autre acide.

Ainsi voilà du sulfate de soude en dissolution et, d’autre part, de l’azotate de baryte. Les deux liqueurs sont parfaitement neutres ; elles n’ont aucune action sur le papier bleu de tournesol et sur le papier rougi. Je les mêle : aussitôt il y a décomposition et formation d’un précipité abondant. C’est du sulfate de baryte qui se dépose, tandis que de l’azotate de soude reste en dissolution. Que j’y plonge les papiers colorés, ils n’éprouveront aucune altération dans leur teinte, tout comme avant la réaction. Pourquoi les deux bases après l’échange de leur acide, pourquoi les deux acides après l’échange de leur base, se trouvent-ils encore exactement neutralisés ? C’est que la quantité de soude, qui formait un sel neutre avec l’acide sulfurique saisi par la baryte, sature précisément la quantité d’acide azotique abandonnée par cette base ; c’est que les quantités de soude et de baryte, qui neutralisent la même quantité d’acide sulfurique, exigent aussi pour se neutraliser la même quantité d’acide azotique.

Telle est, en effet, la conséquence que Wenzel a été conduit à établir d’une manière générale. Ses expériences se font surtout remarquer par l’exactitude des résultats numériques. Sous ce rapport, ses analyses sont comparables à celles que l’on fait de nos jours. Cependant, que de moyens pour ce genre de recherches nous possédons aujourd’hui et dont il était dépourvu ! Que de ressources sont maintenant entre nos mains et dont il ignorait l’existence ! Comparé aux chimistes de son temps, on voit que non-seulement il leur a donné l’exemple d’une précision inconnue, mais qu’il n’a été égalé par aucun d’eux ; ceux-là mêmes qui vinrent s’occuper ensuite de recherches semblables, bien loin d’atteindre son exactitude, en sont restés à une grande distance.

Wenzel nous offre un exemple frappant du grand avantage que donnent les théories préconçues, quand elles sont justes et qu’elles sont appliquées par un esprit vraiment dévoué au culte de la vérité. En effet, aussitôt qu’il eut conçu la loi qu’il a cherché à prouver par ses analyses multipliées, il s’en servit comme guide et comme moyen de vérification pour toutes ses opérations. Il fut obligé de perfectionner les méthodes analytiques qu’il avait employées d’abord : il apprit à distinguer les bons procédés, à écarter les mauvais ; car, pour lui, chaque analyse n’était plus un fait isolé, et, pour vérifier ses opinions sur la double décomposition de deux sels, il fallait exécuter une analyse vraiment parfaite des quatre sels que leurs bases et leurs acides peuvent former. Le moindre écart de l’expérience était tout de suite indiqué par la théorie, et l’observateur averti remontait facilement à la cause d’erreur qui avait d’abord échappé à son attention.

Wenzel partait donc de ce principe, que les éléments des deux sels employés devaient se retrouver dans les deux sels produits ; rien ne devait se perdre, rien ne devait se créer dans la réaction. Ce principe fécond, origine de toutes les découvertes de Lavoisier, conduisit donc aussi Wenzel à reconnaître les premières lois de la Statique chimique. En Allemagne, comme en France, il mit la balance en honneur parmi les chimistes, qui, malgré soixante ans de travail assidu, sont loin d’en avoir tiré toutes les vérités qu’elle peut nous apprendre.

Quand on met en parallèle la beauté du résultat de Wenzel et l’exactitude de ses recherches avec le peu de succès que son ouvrage a obtenu, on a lieu d’en être surpris. Son livre ne fit aucun bruit dans la Science ; il tomba bientôt dans l’oubli, et le nom de Wenzel resta même longtemps inconnu en France. C’est que les brillantes découvertes de Lavoisier, qui occupaient alors tous les esprits, éclipsèrent complétement celles du chimiste saxon, qui reposaient sur une base plus modeste, quoique non moins importante.

Wenzel doit conserver la gloire entière et pure d’avoir établi que, dans les réactions des sels, rien ne se perd, rien ne se crée, soit comme matière, soit comme force chimique. C’est là une des plus belles applications de la balance. D’ailleurs il a ouvert la route aux analyses de précision par la voie humide, en même temps qu’il s’est montré dans ce genre de recherches l’un des modèles les plus accomplis.

Très-peu après, et pour ainsi dire en même temps, nous trouvons, toujours en Allemagne (car en France Lavoisier absorbait tous les esprits), un chimiste qui marcha dans la même direction que Wenzel, mais non avec la même rectitude et la même précision.

C’est Richter, chimiste de Berlin, qui, mêlant à des faits exacts de nombreuses erreurs théoriques, jeta beaucoup d’obscurité sur les questions que Wenzel avait commencé à éclairer.

Après avoir examiné et étendu la loi de Wenzel, il chercha à déterminer les rapports suivant lesquels toutes les bases et tous les acides se combinent pour former des sels neutres, et fit connaître les résultats de ses nombreuses expériences dans un ouvrage périodique curieux qu’il publia, en 1792, sous le nom de Abhandlung über die neuere Gegenstand von der Chemie, ou Considérations sur les nouveaux objets de la Chimie. Richter a compris toute l’importance des nombres que nous appelons équivalents ou proportionnels ; il a créé ce qu’en Allemagne on appelle la stœchiométrie. On peut toutefois résumer en peu de mots le résultat principal de ses expériences. C’est d’ailleurs le même auquel Wenzel était parvenu.

En effet, soient A et B deux acides pris en quantités convenables pour saturer une quantité de base a, on aura deux sels neutres Aa, Ba. Soit maintenant une nouvelle base b, capable de saturer A et de faire un sel neutre Ab ; Wenzel et Richter nous ont appris à prévoir qu’elle saturerait aussi B et produirait un sel neutre Bb.

Richter a mis une grande attention à déterminer les quantités équivalentes des bases et des acides, il y a consacré dix ou douze années de travail ; mais, cherchant à tout prix des lois mathématiques pour la Chimie, il crut découvrir que les nombres équivalents des bases faisaient partie d’une progression arithmétique, tandis que les équivalents des acides appartenaient à une progression géométrique. Il ne formait pas avec les nombres qu’il avait obtenus une série continue, ni pour les acides, ni pour les bases ; il admettait seulement que ces nombres appartenaient à des progressions dans lesquelles manquaient beaucoup de termes intermédiaires. Ainsi il ne s’apercevait pas que, par cela seul que c’étaient des nombres différents, il était possible, quels qu’ils fussent d’ailleurs, de trouver une progression, soit arithmétique, soit géométrique, dont la raison fût convenablement choisie pour qu’ils s’y trouvassent tous renfermés. Pour faire rentrer les résultats numériques que l’expérience lui donnait dans les deux séries qu’il avait adoptées, il n’hésitait pas d’ailleurs à les corriger. Ajoutez à cela qu’il était loin d’avoir l’habileté de Wenzel et de s’être créé des procédés aussi exacts, et vous ne serez plus surpris des singulières conséquences qu’il a déduites de ses recherches. Vous pouvez du reste juger de leur degré de précision par le tableau placé sous vos yeux.

Richter. Nombre vrai.
Acide fluorisée 213 275
Ac»di carbonique 288 276
Ac»di muriatique 306 242
Ac»di oxalique 377 451
Ac»di phosphorique 488 446
Ac»di formique 494 463
Ac»di sulfurique 500 501
Ac»di succinique 604 627
Ac»di nitrique 702 677
Ac»di acétique 740 641
Ac»di citrique 841 727
Ac»di tartrique 847 834
Magnésie 307 256
Ammoniaque 336 214
Chaux 396 356
Soude 429 390
Strontiane 664 647
Potasse 802 589
Baryte 1111- 956
Alumine 262 214

Toutefois le nom de Richter se trouve lié pour toujours à l’histoire des sels, par une découverte remarquable dont il a donné l’explication véritable, quoique en termes confus. Il s’agit de la précipitation des métaux les uns par les autres, de leurs dissolutions salines. Richter s’est assuré que la neutralité ne change pas pendant l’accomplissement de ce phénomène, ce qui fournit une nouvelle base à la doctrine des équivalents chimiques.

Si, comme on l’a fait ici, on met une dissolution d’azotate d’argent en contact avec une lame de cuivre, l’argent se précipite peu à peu, tandis que la liqueur se colore en bleu et renferme bientôt de l’azotate de cuivre pur ; si le sel d’argent était neutre, celui-ci l’est également. Prenez maintenant cet azotate de cuivre et ajoutez-y une lame de zinc, le cuivre se déposera à son tour, et il se formera un azotate de zinc qui conservera la neutralité du sel de cuivre. Substituez à l’azotate de cuivre de l’azotate de plomb ou du chlorure d’étain et plongez-y de même une lame de zinc, un effet semblable se produira encore ; et dans tous les cas, quel que soit l’acide, la précipitation du métal et son remplacement par un autre laisseront la dissolution à l’état de saturation où elle était avant l’expérience. C’est que les quantités de ces différents métaux, qui se remplacent vis-à-vis de l’oxygène, donnent ainsi naissance à des quantités d’oxydes qui peuvent aussi se remplacer elles-mêmes vis-à-vis des acides, sans que le degré de saturation s’en trouve modifié ; de sorte que, si dans l’azotate d’argent neutre on remplace 1350 de ce métal par 396 de cuivre, ou 339 de fer, ou 403 de zinc, ou 1294 de plomb, non-seulement le nouveau métal se trouvera en quantité précisément convenable pour former un oxyde avec l’oxygène qui d’abord était combiné avec l’argent, mais, de plus, le nouvel oxyde ainsi produit se trouvera aussi en quantité exactement convenable pour neutraliser l’acide azotique qui était auparavant uni à l’oxyde d’argent.

Ainsi l’on a, dans tout genre de sels, deux nombres constants, ceux qui représentent l’acide et l’oxygène de la base, et un nombre variable, celui qui exprime le poids du métal. Dans le cas dont il s’agit, on trouverait, pour la composition des azotates cités :

Acide azotique. Oxygène de la base. Métal.
677 100 1350 argent.
677 100 396 cuivre.
677 100 330 fer.
677 100 403 zinc.
677 100 1294 plomb, etc.

Richter a donc bien connu qu’entre l’oxygène de la base et le poids de l’acide il existe un rapport constant pour tous les sels du même genre et au même état de saturation. Mais Richter voulait conserver le langage de la théorie du phlogistique, tout en admettant les doctrines de Lavoisier, et l’on peut croire que l’obscurité de son langage jointe à l’obscurité de ses vues eût longtemps empêché celles-ci de se faire jour, si M. Berzélius ne se fût chargé de lui rendre justice.

Les observations de Wenzel et celles de Richter sur la constance des rapports suivant lesquels se remplacent les bases dans leurs combinaisons avec les acides, et les acides dans leurs combinaisons avec les bases, et sur la substance des rapports suivant lesquels les métaux se constituent les uns aux autres, étaient du plus haut intérêt. On pourrait donc croire que ces résultats frappèrent immédiatement tous les chimistes ; mais il n’en fut rien, et plusieurs causes y contribuèrent. D’abord, à cette époque, comme je l’ai déjà dit, le système de Lavoisier était presque le seul objet des méditations et des discussions des chimistes. De plus, les erreurs qui accompagnaient les découvertes positives de Richter durent exciter de la défiance. Croiriez-vous, par exemple, qu’en établissant ses doctrines, il prend presque toujours comme point de départ le carbonate d’alumine ? Et tout le monde sait que, quand on essaye de préparer ce sel, l’alumine se précipite seule, et l’acide carbonique se dégage en entier. Enfin la confusion qui régnait dans les esprits entre l’affinité et la capacité de saturation a encore exercé une influence des plus fâcheuses.

En effet, elle fit croire à Berthollet que les mêmes causes qui faisaient varier l’action chimique des corps pouvaient en faire varier la composition. Il reprit donc les expériences de Baumé et s’exagéra l’importance des variations de composition qui se manifestent dans les cas où s’exerce une action chimique faible et obscure. En examinant surtout quelques composés qui se détruisent peu à peu par les lavages, il eut l’occasion de se convaincre de la possibilité d’obtenir des produits qui renferment leurs composants dans tous les rapports possibles, à partir d’une certaine limite. Il fut amené par là à généraliser ce résultat et à établir que les combinaisons de la Chimie se font dans toutes les proportions, quand la cristallisation ou toute autre cause physique ou mécanique ne vient pas limiter le pouvoir de l’affinité.

Cependant un chimiste également très-distingué, un élève de Rouelle ; qui avait puisé dans les leçons de son maître des convictions arrêtées sur la réalité et la nécessité des combinaisons définies, se trouva naturellement porté à le combattre. Je veux parler de Proust ; manipulateur habile, raisonneur exact, plein de verve et de feu dans l’expression, il n’avait même pas attendu pour se prononcer que Berthollet eût avancé ses opinions.

Proust a vu le premier qu’il existe une constance dans l’oxydation des métaux, qu’on était loin de soupçonner. Malgré la difficulté que présentait, dans l’étude des sulfures, la propriété qu’a le soufre de se dissoudre par la fusion dans certains d’entre eux, presque en toutes proportions, il reconnut également que la sulfuration donnait naissance à des combinaisons définies. Enfin, tout à l’opposé de Berthollet, il admit que partout en Chimie les composés distincts étaient invariables dans leurs proportions, et que dans les combinaisons tout se faisait par sauts brusques.

En général, il n’admettait guère que deux oxydes pour chaque métal, et les deux sulfures correspondant à ces deux oxydes. On lui objecta, il est vrai, le minium. Le minium, répondit-il, en bien ! c’est un composé de protoxyde de plomb et de peroxyde. Cette manière heureuse de se représenter les oxydes intermédiaires et irréguliers comme étant de véritables combinaisons salines nous vient donc de Proust, et l’observation de leurs propriétés justifie tous les jours davantage cette vue vraiment philosophique. Il appliqua à l’oxyde-noir de fer et à plusieurs autres cette explication, qui maintenant est généralement adoptée.

Doué à la fois d’un jugement très-droit et d’un esprit très-prompt, il établissait ses raisonnements sur des bases positives et savait en déduire des conséquences ingénieuses. L’expérience est constamment son guide, ses observations sont toujours exactes, ses résultats sont en général nets et précis.

Quelques chimistes de son temps, persuadés que les corps éprouvaient dans leur composition des variations continuelles, n’examinaient jamais une série de composés sans découvrir une multitude de variétés. Étudiaient-ils un métal, ils lui trouvaient cinq ou six oxydes et quelquefois davantage ; s’occupaient-ils d’un sel, ils se croyaient bientôt en droit de distinguer autant de sous-sels ou de sels acides. Négligeant les analyses et accordant une importance exagérée à des caractères physiques souvent insignifiants, ils établissaient des variétés nouvelles, dès que l’aspect des deux produits était différent, que leur couleur n’était pas la même ou que l’addition de quelques matières étrangères, dont ils ne soupçonnaient pas l’existence, venait en modifier certaines propriétés.

Proust, la balance à la main, ramenait à l’ordre tous ces résultats compliqués. Il prouvait l’identité des produits dans lesquels des accidents de préparation avaient déterminé des différences de propriétés physiques. Il démontrait que les dissemblances remarquées puisaient leur source dans la présence de matières étrangères qui avaient échappé aux observateurs qu’il critiquait.

Voilà comment il fut conduit à découvrir les hydrates, et il ne se borna pas à remarquer le premier cette classe importante de composés : il établit non-seulement l’existence des oxydes hydratés, mais encore leur composition, et il y fit voir un nouvel exemple de la constance des combinaisons. Une fois les hydrates découverts, il lui devint facile d’écarter nombre d’oxydes mal établis, basés sur de simples variations de couleurs, et qui n’étaient autre chose que des hydrates plus ou moins purs.

C’est ordinairement sous un titre très-modeste qu’il publiait ses recherches. La plupart de ses Mémoires sont intitulés : Faits sur tel métal. Rien de plus remarquable que ce qu’il a publié sous les simples titres de Faits sur l’or, Faits sur l’argent, Faits sur l’étain, Faits sur le nickel, Faits sur l’antimoine, etc. Ces Mémoires sont effectivement remplis de faits nouveaux ou mieux observés, et de plus ils abondent en idées justes et profondes. On y sent la place de chaque métal dans l’ordre naturel ; elle y est nettement dessinée par les observations rapportées sur son compte : on y trouve une appréciation juste de ses relations avec les autres corps.

Placés à des points de vue si opposés, Proust et Berthollet ne pouvaient demeurer longtemps en présence sans discussion ; aussi s’engage-t-il bientôt entre ces deux grands antagonistes, si dignes de se mesurer ensemble, une longue et savante querelle, autant remarquable par le talent que par l’urbanité et le bon goût. Pour la forme comme pour le fond, c’est un des plus beaux modèles de discussion scientifique.

Chacun des adversaires apporte de puissants motifs en sa faveur ; chacun raisonne serré ; chacun expérimente. D’abord les armes sont égales, et les deux adversaires s’en servent avec un égal avantage : l’issue du débat demeure tout à fait incertaine ; mais Berthollet, parti dans cette circonstance d’une idée fausse, se trouve engagé dans une mauvaise route : il devient de plus en plus obscur, embarrassé, confus. À mesure que la discussion s’avance, on le voit s’épuiser en efforts inutiles, et son génie demeure impuissant.

Proust, au contraire, dont le point de vue est juste, marche avec lui, s’élève et grandit sa pensée. Plus le débat se prolonge, plus les faits qu’il découvre parlent haut en sa faveur, jusqu’à ce qu’il demeure complètement maître du terrain : « Oui, s’écrie-t-il enfin, tous les corps de la nature ont été faits à la balance d’une sagesse éternelle. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de les imiter en retombant dans ce pondus naturæ, dans ces rapports qu’elle a fixés à jamais. Nous pouvons créer des combinaisons, sans doute, mais des combinaisons prévues dans l’ordre général de la nature, et non pas des combinaisons infinies et variables au gré de nos désirs. Quand vous croyez combiner les corps en proportions arbitraires, pauvres myopes, ce ne sont que des mélanges que vous faites et dont vous ne savez pas distinguer les parties ; ce sont des monstres que vous créez, et que vous ne savez pas disséquer. »

En un mot, Proust a dit, répété et mis hors de doute que les combinaisons procèdent par sauts brusques ; que les oxydes et les sulfures sont peu nombreux et constants ; que les sels le sont également ; que le même principe s’applique pareillement aux hydrates. C’est aussi lui qui a prouvé que les sulfures ne renferment pas d’oxygène. Enfin, dans une foule de circonstances, en étudiant les faits qui présentaient de la bizarrerie, il a été conduit à proposer, pour les caractériser, les vues que nous admettons aujourd’hui, et souvent des vues très-fines et très-inattendues.

Bien que la plupart de ses travaux aient été faits en Espagne, Proust était Français. Il était né à Angers, en 1755. Son père était pharmacien ; il embrassa la même profession et obtint au concours la place de pharmacien de la Salpêtrière.

Rempli d’ardeur pour les découvertes scientifiques, on le voit figurer parmi les personnes qui firent les premiers essais de la navigation aérienne. Il fit en effet, en 1774, une ascension avec Pilâtre dans un ballon à air chaud.

Les avantages que lui proposa le roi d’Espagne le décidèrent à passer dans ce pays, où il fut d’abord professeur à l’École d’artillerie de Ségovie.

Appelé peu après comme professeur à Madrid, il reçut du roi en propriété un laboratoire magnifique, monté avec un luxe rare. Tous les ustensiles étaient en platine. Proust devint bientôt d’ailleurs, grâce à sa position, l’heureux possesseur d’une foule d’objets précieux en tous genres, d’échantillons les plus curieux en minéraux, en produits organiques et autres, provenant de l’Espagne elle-même ou du nouveau monde.

Entre les mains de Proust se trouvait donc réuni tout ce que peut ambitionner un chimiste. Il sut se montrer digne d’une si belle position. C’est pendant qu’il était à Madrid qu’il a exécuté ses recherches les plus remarquables, et qu’il a publié ses meilleurs Mémoires.

Mais ces jours de bonheur eurent une trop courte durée ; car Proust fut aussi atteint par une de ces catastrophes qui n’ont pas épargné, vous le savez, les savants les plus illustres. Des affaires de famille l’avaient rappelé en France. Pendant ce temps, de grands événements ébranlaient l’Europe. Une armée française entra en Espagne, et bien des gens pensèrent alors qu’ils devaient agir comme ce chien de la fable qui mange le dîner de son maître. C’est ainsi que le laboratoire de Proust, où il avait réuni des collections du plus grand prix, où il avait placé, avec trop d’imprévoyance peut-être, toutes ses économies, c’est ainsi que son laboratoire, à la fois théâtre de ses plus beaux travaux et dépositaire de l’avenir de ses vieux jours, fut pillé et détruit. L’ancien professeur de Madrid, que la munificence royale avait placé dans une position si indépendante, est réduit tout à coup à la misère. Il est contraint, pour vivre, de chercher une dernière ressource dans la vente de quelques minéraux précieux qu’il avait emportés avec lui et qu’il destinait à des recherches ou à des cadeaux. « Je fus obligé, dit-il, et c’est la seule plainte que sa triste situation lui ait arrachée, je fus obligé de porter chez des marchands les minéraux que je destinais à l’analyse, et de leur dire : Fac ut lapides isti panem fiant, faites que ces pierres, se changent en pain. »

Le sort de ce chimiste distingué excitait un vif intérêt. À son insu, Berthollet, son rival, appela sur lui l’attention de Napoléon. Le haut mérite de Proust, l’éclat de ses travaux scientifiques, lui méritaient la bienveillance du grand homme ; mais Proust y avait un droit plus particulier, il avait découvert le sucre de raisin. L’empereur lui accorda 100000 francs, à la condition qu’il exploiterait sa découverte, et qu’il établirait une fabrique de sucre de raisin. Proust refusa obstinément, et il eut raison. Chimiste excellent, il pouvait être médiocre ou mauvais manufacturier. Étranger à l’industrie, il est resté fidèle à sa mission, en vouant sa vie au culte de la Science. Il fallait récompenser sa découverte sans condition ; il fallait lui fournir les moyens de travailler suivant ses goûts à la recherche des vérités philosophiques.

L’existence de Proust fut très-pénible jusqu’en 1816, époque à laquelle il fut nommé Membre de l’Académie des Sciences, ce qui lui permit de passer tranquillement ses dernières années, d’autant plus qu’aux honoraires d’académicien Louis XVIII joignit une pension de 1000 francs. Sa nomination à l’Académie ne put se faire que par une honorable et rare exception, car il ne résidait pas à Paris, et les statuts exigent la résidence ; mais, grâce à la généreuse abnégation de son honorable concurrent, M. Chevreul, l’Académie put se permettre une de ces fraudes pieuses qui ne méritent que des éloges. Proust mourut en 1826.

Si vous désirez lire les Mémoires de Proust, vous les trouverez presque tous dans le Journal de Physique, et particulièrement depuis 1798 jusqu’en 1809. Leur lecture vous fera toujours éprouver un plaisir singulier. Son style rappelle le ton de la conversation. Ses écrits sont pleins de faits et d’idées, mais leur allure est brusque et saccadée ; sa phrase est mordante, sa pensée souvent caustique et tranchante. Il se complaisait dans la critique, et il suffit de rappeler une série d’articles qu’il a publiés sur l’Ouvrage de Fourcroy, pour montrer qu’il saisissait toutes les occasions de l’exercer. À peine l’Ouvrage de M. Thenard venait-il de paraître qu’il essaya d’en faire également une critique raisonnée ; mais il fit bientôt voir que les rapports reconnus dans les composés par la Chimie moderne lui étaient demeurés étrangers, et qu’il s’était arrêté en route, après avoir ouvert la carrière à des chimistes plus habiles, en leur démontrant la permanence des combinaisons.

Si Proust était un peu querelleur, il avait du moins un cœur franc et droit ; il était doué d’une sincérité parfaite. Il avait hérité de Rouelle d’une profonde horreur pour les plagiaires ; il la manifestait souvent, et son respect pour les droits des premiers inventeurs était poussé si loin, que peu d’hommes seraient capables d’un désintéressement aussi rare que celui dont il a fait preuve dans son travail sur le protochlorure de cuivre.

Pelletier avait découvert le protochlorure d’étain et décrit toutes ses propriétés. Quelque temps après, Proust, qui s’était occupé du même sujet, publia un Mémoire où il confirmait les résultats de Pelletier en y ajoutant quelques faits nouveaux. Il faisait connaître en particulier l’existence du protochlorure de cuivre, obtenu par l’action du protochlorure d’étain sur les sels cuivreux ; mais il n’hésite pas. À proclamer Pelletier comme l’inventeur de ce nouveau corps, et cela par une raison qui va vous sembler bien étrange, car il se fonde sur ce que ce chimiste n’en a point parlé. « En effet, dit-il, Pelletier a décrit l’action du protochlorure d’étain sur les dissolutions salines de tous les métaux, les sels de cuivre seuls exceptés. Puisqu’il a examiné la manière d’agir de tous les autres sels, il est impossible qu’il ait omis d’essayer aussi ces derniers ; nécessairement il les a essayés. S’il n’en a pas parlé, c’est qu’ils lui ont offert un fait qui lui a paru digne d’une attention spéciale, et qu’il a réservé pour en faire une étude ultérieure. Il a donc reconnu la formation du nouveau corps, du protochlorure de cuivre, et c’est lui qui en est l’inventeur. »

Ainsi Proust s’efforce d’établir en faveur de Pelletier la priorité d’une découverte qu’il était le premier à faire connaître et qui lui était propre, et, bien différent de tant d’autres qui contestent les paroles les plus claires, il va chercher ses preuves dans le silence même de son rival.

En examinant les travaux de Proust, on voit avec surprise qu’il a eu entre les mains assez de documents pour former la loi des nombres proportionnels, et que néanmoins il n’a point conduit à la découvrir. C’est qu’au lieu d’établir ses résultats analytiques, en prenant pour terme constant le poids de la matière employée, il fallait choisir pour terme constant le poids de l’un ou de l’autre des composants. S’il en eût agi de la sorte, il est clair que les rapports déduits de ses analyses n’auraient pas manqué de faire impression sur son esprit et de le conduire à reconnaître la loi des équivalents et celle des proportions multiples. Il ne suffit donc pas de faire des expériences exactes : il faut encore savoir les confronter entre elles, de telle façon que les rapports naturels des nombres ne soient pas déguisés, comme il arrive toujours quand on prend une unité artificielle.

Si, par exemple, au lieu d’exprimer la composition des oxydes d’étain, en disant que 100 parties du deutoxyde contenaient 78 parties d’étain et 22 parties d’oxygène, et que 100 de protoxyde renfermaient 87 d’étain et 13 d’oxygène, il avait compté la quantité d’oxygène combinée avec 100 parties du métal dans les deux cas, il eût trouvé 28 pour le bioxyde et 14 pour le protoxyde : certainement il aurait remarqué que le premier nombre était double du second. D’autres analyses calculées de la même manière lui auraient donné lieu de faire des observations semblables. Avec son opinion si bien arrêtée sur les limites des combinaisons, sur leur constance, sur leur simplicité, il n’eût pas manqué de généraliser ces remarques.

Mais ces idées, qui auraient dû s’offrir d’elles mêmes à son esprit, en étaient si éloignées que, s’arrêtant à la notion de la fixité des combinaisons, il a toujours ignoré ou méconnu la loi de Wenzel, comme celles de Richter et de Dalton. Son nom cependant sera toujours mêlé à la découverte des proportions chimiques ; car celles-ci sont en définitive une traduction plus nette de ses idées, mais une traduction singulièrement agrandie.

C’est à M. Dalton, le Nestor de la Chimie, que l’on doit d’avoir jeté les premières bases d’un système complet d’équivalents ou proportions chimiques, en même temps qu’il a donné naissance à la théorie atomique. Ses premières publications à ce sujet remontent à 1807, époque où il publia le premier volume de son Nouveau système de Philosophie chimique, livre bien digne de ce nom.

Il établit, en effet, nettement dans cet Ouvrage la loi des proportions multiples, qui, comme vous savez, consiste à dire que, si deux corps se combinent en plusieurs proportions, l’un d’eux étant pris pour unité, les quantités de l’autre seront entre elles en rapport très-simple dans les divers composés. D’après cette loi, en représentant le poids de l’un des corps par A et par B le poids du second, qui s’unit à la quantité A pour former un composé A + B, les autres composés des deux mêmes corps pourront être exprimés par A + 2B, A+ 3B,… ou par 2A + B, 3A + B,…

Les idées de Dalton furent, peu de temps après, appuyées par les résultats de Wollaston sur les oxalates de potasse. En effet, ce savant dont l’exactitude bien connue inspirait toute confiance, fit voir que, dans les trois sels formés par l’acide oxalique et la potasse, les quantités d’acide qui se combinent avec la même quantité d’alcali sont rigoureusement entre elles comme les nombres 1, 2, 4, ce qui conduisit à admettre définitivement la loi des proportions multiples.

Les observations de Wenzel sur la double décomposition des sels, celles de Richter sur les précipitations métalliques et celles de Dalton sur les proportions multiples qui en sont le complément indispensable servent de base pour la formation des Tables d’équivalents chimiques.

En effet, reprenons le point de départ de Wenzel et nous trouverons par l’analyse du sulfate de potasse par exemple, que 590 parties de potasse équivalent à 501 parties d’acide sulfurique, à 677 parties d’acide azotique ou à 276 parties d’acide carbonique, c’est-à-dire que ces acides en sont saturés. Or on trouve, par une analyse de ces corps eux-mêmes, que :

590 potasse = 490 potassium et 100 oxygène ;
501 acide sulfurique = 201 soufre et 300 oxygène ;
677 acide azotique = 177 azote et 500 oxygène ;
276 acide carbonique = 76 carbone et 200 oxygène.

Il est évident que les trois acides que nous venons de comparer renferment des quantités d’oxygène variées, quoique exprimées par des nombres très-simples.

Il n’en est plus ainsi quand, au lieu d’envisager des acides, on s’attache à comparer des bases entre elles.

En effet, on a besoin de prendre pour saturer, par exemple, 501 parties d’acide sulfurique, les quantités de bases suivantes :

501 acide sulfurique = 201 soufre et 300 oxygène ;
590 potasse = 490 potassium et 100 »
390 soude = 290 sodium et 100 »
956 baryte = 856 baryum et 100 »
1394 massicot = 1294 plomb et 100 »
1450 oxyde d’argent = 1350 argent et 100 etc. » etc.

Ainsi, quand il s’agit des bases, on voit au contraire que la quantité d’une base quelconque, nécessaire pour saturer 501 d’acide sulfurique, devra toujours contenir 100 d’oxygène ; c’est-à-dire que les équivalents des bases sont des quantités renfermant la même proportion d’oxygène, quel que soit le métal, conformément à la loi de Richter.

D’après cela, il paraît tout naturel de prendre les bases pour point de départ dans la formation d’une Table d’équivalents et de considérer l’équivalent de chaque base comme étant représenté par la quantité de cette base qui renferme 100 parties d’oxygène.

Tel est aussi le point de départ des chimistes qui ont fait l’usage le plus judicieux de la théorie des équivalents.

Ainsi l’équivalent de l’oxygène sera représenté par 100, celui du potassium le sera par 490 et celui de la potasse par 590.

Pour avoir l’équivalent d’un acide, il faudra prendre la quantité de cet acide qui, avec 590 de potasse, formerait un sel neutre, et par exemple :

677 pour l’acide azotique ;
501 » acide sulfurique ;
276 » acide carbonique, etc.

Pour avoir l’équivalent des bases, il faudra prendre la quantité de chacune d’elles qui serait capable de remplacer 390 de potasse, ce qui revient à dire qu’il faudrait prendre une quantité de bases contenant 100 d’oxygène, comme les 590 de potasse.

Les équivalents des sels seront formés en ajoutant les équivalents des bases à ceux des acides, et rien de plus facile alors que de suivre jusqu’au moindre détail les lois découvertes par Wenzel et Richter.

Jusque-là point de difficulté : mais vient-on à chercher les équivalents des corps simples, on en rencontre bientôt d’assez graves, quoiqu’en certains cas il n’y en ait aucune.

Ainsi, quand un corps simple forme un hydracide, l’équivalent de celui-ci est fixé par les règles précédentes ; et, quand on voit que l’acide chlorhydrique en agissant sur la potasse forme de l’eau et du chlorure de potassium, il demeure évident que l’équivalent du chlore est représenté par la quantité de ce corps qui remplace l’oxygène de la potasse. Mais prendre par un moyen analogue les équivalents du carbone, du phosphore, de l’azote, ce serait détruire d’autres analogies ; les prendre autrement, c’est remplacer les règles par des procédés arbitraires.

Mais c’est surtout en ce qui concerne les équivalents des métaux que l’on éprouve une difficulté grave, car il est des métaux qui produisent plusieurs bases. Ainsi, par exemple, le fer produit deux oxydes salifiables formés de

100 oxygène et 339 fer protoxyde.
100 oxygène et 226 fer peroxyde.

et conséquemment, pour saturer 1 équivalent d’un acide, on peut prendre à volonté 439 de protoxyde de fer et 326 de peroxyde. S’il s’agit de bases, d’acides, de sels, tout demeure net et comparable ; mais, si l’on demande quel est l’équivalent du fer lui-même, faut-il le représenter par 339 ou par 226 ?

Par une convention qui devenait, comme on voit, nécessaire, on admet que l’équivalent d’un métal est représenté par la quantité de ce métal qui avec 100 parties d’oxygène, donne naissance à un protoxyde.

D’où résulte, pour continuer à nous servir de l’exemple employé, que, s’il s’agit de représenter les oxydes de fer, on dira qu’ils renferment :

Le protoxyde 1 équiv. de fer et 1 équiv. d’oxygène.
Le peroxyde ⅔ équiv. de fer et 1 équiv. d’oxygène.

Et, comme tout doit demeurer proportionnel à l’équivalent de la potasse, il faudra dans ce système représenter certains oxydes par des nombres fractionnaires. Il faudra même représenter, par exemple, le sesquicarbonate de soude, le sulfate tribasique de cuivre par les nombres fractionnaires suivants :

Le sesquicarbonate 1 équiv. de soude et équiv. d’acide carbon.
Le sulfate tribasique 1 équiv. oxyde de cuiv. et ⅓ équiv. acide sulf.

Ainsi toutes les combinaisons de la Chimie se trouveront véritablement exprimées par des nombres proportionnels ou équivalents, dont l’équivalent de la potasse sera la mesure commune, quoiqu’on ait pris l’oxygène pour unité. Cet avantage est grand, mais l’introduction d’une foule de coefficients fractionnaires dans les formules de la Chimie a pu en dissimuler le mérite aux yeux de beaucoup de personnes.

Cependant, il faut en convenir, cette manière de représenter les faits est la seule qui soit fondée sur l’expérience pure, et, si elle arrive à se donner quelques conventions, ce n’est qu’après avoir épuisé toutes les données expérimentales.

Peut-être, accoutumés comme le sont aujourd’hui tous les jeunes chimistes à accepter sur ces matières un langage tout fait et des formules qui ont pour elles une sanction presque universelle, peut-être est-il nécessaire de leur rappeler que les nombres proportionnels ainsi conçus sont seuls et doivent être seuls en effet l’expression de l’expérience acquise. Non-seulement il faut le dire, mais il faut surtout en exposer les motifs.

Or nous venons de voir que Wenzel, que Richter ont découvert des lois qui se rapportent toutes aux relations des acides et des bases, et que la proportionnalité des acides, des bases et des sels s’établit toujours en partant de la neutralité comme d’un terme fixe et capable de rendre tous ces corps comparables. Il existe donc une propriété générale et constante, la neutralité, qui rend toujours comparables des acides, des bases et des sels.

Au contraire, s’il s’agit de comparer entre eux des corps simples, nous ne connaissons plus aucune propriété qui permette de les rendre proportionnels ou équivalents. On est donc conduit à adopter quelque convention en ce qui les concerne ; et cela tient, comme on le voit, à ce que nous ne connaissons aucun moyen de classer les corps binaires d’après leur état de saturation, comme nous le faisons si bien pour les sels.

En un mot, la Chimie sait combien il faut de potasse pour remplacer la soude, la baryte, la strontiane, etc., et pour saturer la même quantité d’acide qu’elles. Elle peut dire combien il faut d’acide sulfurique, azotique, chlorique pour remplacer une quantité donnée d’acide tartrique et pour saturer la même quantité de base que lui ; elle sait combien il faut de sulfate de soude pour décomposer l’azotate de baryte, combien de sulfate de potasse pour décomposer l’azotate de chaux.

Mais elle ignore combien il faut réellement de chlore pour remplacer le soufre dans une combinaison binaire ; elle ne sait pas combien il faudrait d’oxygène pour remplacer le phosphore, combien de charbon pour remplacer l’azote.

Quand elle donne les équivalents des acides, des bases ou des sels, elle donne les résultats de l’expérience ; mais, quand elle veut aussi fournir ceux des métaux ou des corps non métalliques, elle se trouve obligée de les déduire des précédents, sans règle bien précise.

C’est là ce qui constitue même la différence et l’unique différence, selon moi, entre les équivalents et les atomes. Dès que l’on essaye de classer ensemble les oxydes, les sulfures, les chlorures au même état de saturation et de les représenter par des équivalents concordants, dès qu’on essaye de découvrir pour les composés binaires des méthodes de comparaison qui puissent remplacer l’emploi des couleurs végétales qui nous indiquent l’état de neutralité des sels, on retombe nécessairement dans ces sortes de considérations qui font la base de ce qu’on nomme la théorie atomique.

Nous verrons dans la séance prochaine si cette théorie a été aussi heureuse que la théorie des équivalents dans le choix des divers points de départ dont elle a successivement fait usage ; nous verrons surtout en quoi elle se recommande, malgré toutes les incertitudes dont elle est encore environnée. Pour le moment, je me borne à mettre sous vos yeux les principaux équivalents.

ÉQUIVALENTS DES BASES.
Potasse 590 Potassium 490 Oxygène 100
Soude 391 Sodium 291 » »
Baryte 956 Baryum 856 » »
Strontiane 647 Strontium 547 » »
Chaux 356 Calcium 256 » »
Magnésie 258 Magnésium 158 » »
Protoxyde de manganèse 445 Manganèse 345 » »
Sesquioxyde de manganèse 330 Manganèse 345 » »
Protoxyde de fer 439 Fer 339 339 » »
Colcothar 326 Fer 339 » »
Protoxyde de zinc 503 Zinc 403 » »
Protoxydede nickel 469 Nickel 369 » »
Protoxyde de cobalt 469 Cobalt 369 » »
Deutoxyde de cuivre 496 Cuivre 396 » »
Protoxyde de plomb 1394 Plomb 1294 » »
Protoxyde de bismuth 986 Bismuth 886 » »
Protoxyde d’antimoine 637 Antimoine 537 » »
Protoxyde d’étain 835 Étain 537 » »
Protoxyde de chrome 334 Chrome 234 » »
Protexyde de mercure 2630 Mercure 1265 » »
Oxyde rouge de mercure 1365 Argent 1350 » »
Oxyde d’argent 1450 Or 828 » »
Oxyde d’or 928 Platine 1233 » »
Oxyde de platine 1333 » »


ÉQUIVALENTS DES ACIDES.
Acide chlorique 942 Chlore 442 Oxygène 500
Ac»di perchlorique 1142 Chlore 442 » 700
Ac»di bromique 1478 Brome 978 » 500
Ac»di iodique 2078 Iode 1578 » 500
Ac»di sulfurique 501 Soufre 201 » 300
Ac»di sulfureux 401 Soufre 201 » 200
Ac»di phosphorique 892 Phosphore 392 » 500
Ac»di phosphoreux 692 Phosphore 302 » 300
Ac»di arsénique 1440 Arsenic 940 » 500
Ac»di arsénieux 1240 Arsenic 940 » 300
Ac»di azotique 677 Azote 177 » 500
Ac»di azoteux 477 Azote 177 » 300
Ac»di carbonique 276 Carbone 76 » 200
Ac»di silicique 577 Silicium 277 » 300
Ac»di borique 438 Bore 138 » 300
Ac»di chlorhydrique 454,5 Hydrogène 12,5 Chlore 442
Ac»di bromhydrique 990,5 Hydrogène 12,5 Brome 978
Ac»di iodhydrique 2090,5 Hydrogène 12,5 Iode 1578
Ac»di sulfhydrique 215,5 Hydrogène 12,5 Soufre 201


ÉQUIVALENTS DES SELS.

Un équivalent d’un acide quelconque et un équivalent d’une base quelconque forment un sel neutre.