Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 428-466).

ONZIÈME LEÇON.

(25 juin 1836.)
Électricité développée par l’action chimique. — Action chimique de la pile. — Théorie électrochimique de Davy. — Théorie d’Ampère. — Théorie de Berzélius. — Expériences de M. Faraday. — Conclusion.

Messieurs,

Après nous être occupés de la nature et de l’état moléculaire des corps, après avoir défini, autant qu’il nous a été possible de le faire, la nature de l’affinité et la manière dont elle s’exerce, il nous reste à examiner les circonstances physiques qui accompagnent les effets de cette force, et à discuter les idées que ces circonstances ont fait naître.

Le dégagement de chaleur qui a lieu dans les phénomènes chimiques est un fait reconnu depuis un temps immémorial : la combustion du bois nous en donne un exemple familier. La première observation de la lumière produite dans les actions chimiques intenses remonte également à l’antiquité la plus reculée, et c’est encore un résultat dont nous sommes constamment témoins, puisque tous les combustibles employés pour le chauffage et l’éclairage dégagent à la fois, en brûlant, lumière et chaleur. On savait de plus qu’en même temps il se fait dans les corps mis en présence un changement de nature, une altération réciproque de leurs propriétés. Ainsi voilà trois sortes de phénomènes qui naissent de l’affinité dont la connaissance est excessivement ancienne : développement de chaleur, apparition de lumière, modifications profondes et durables dans les propriétés des corps.

Il y a en outre fort longtemps qu’on sait que l’action chimique ne peut avoir lieu qu’entre des particules douées d’une certaine mobilité. De là ce vieil axiome : Corpora non agunt nisi soluta ; et par le mot soluta on a voulu comprendre également les corps dissous par des véhicules, et, comme on le disait alors, les corps dissous par le feu, les corps en fusion.

Enfin on savait encore (nous avons besoin de rappeler toutes ces circonstances), on savait qu’ordinairement l’action chimique est exaltée par la chaleur, même entre des corps liquides ou gazeux, et par conséquent pourvus de cette mobilité dont on conçoit la nécessité pour mettre en rapport les molécules. Cependant, il ne faudrait pas poser en thèse générale que l’élévation de la température favorise toujours les combinaisons ; car en certaines occasions elle produit un effet inverse.

Tant que l’on envisageait seulement les réactions entre des corps que la chaleur rendait plus fluides, on pouvait dire : C’est tout simplement en diminuant la cohésion que la chaleur facilite les effets de l’affinité. Mais comment appliquer ce principe à la combinaison de l’oxygène et de l’hydrogène qui tous les deux sont gazeux, dont l’élévation de température ne peut qu’écarter de plus en plus les molécules, et qui cependant n’ont à froid aucune action mutuelle et qui ne se combinent qu’à la chaleur rouge ? Comment, en un mot, étendre cette explication aux réactions qui s’exercent entre des corps liquides ou gazeux, où, par conséquent, la mobilité des molécules existe déjà ?

Il faut de même renoncer à rendre compte des décompositions produites par la chaleur, en les attribuant uniquement à l’augmentation de la distance des molécules ; car on soulèverait des difficultés aussi insurmontables que celles que je viens d’indiquer.

S’il ne nous est pas donné de pouvoir préciser la nature du rôle que joue le calorique dans les actions chimiques, il n’est guère plus facile de concevoir la cause du dégagement de chaleur auquel celles-ci donnent lieu. Il est de fait que généralement elles produisent de la chaleur, et fréquemment de la lumière. Mais d’où vient cette chaleur ? D’où vient cette lumière ? Lavoisier, je vous l’ai déjà fait remarquer en vous parlant de ce grand homme, Lavoisier en voyait l’origine dans le calorique abandonné par le gaz oxygène. On admit pendant un certain temps, avec lui, que le calorique latent des gaz qui perdaient leur élasticité, en entrant dans une combinaison solide ou liquide, devenu libre par là-même, occasionnait l’élévation de température observée. Dans les cas très-nombreux où ce raisonnement ne trouvait pas son application, on se réfugiait dans les capacités calorifiques. On attribuait la chaleur développée à cette circonstance que la capacité calorifique des corps réagissants aurait été plus grande que la capacité des composés formés. Mais à présent que chacun sait à quoi s’en tenir sur ces questions, de semblables suppositions ne sont plus permises. Souvent, en effet, bien loin qu’il y ait perte de capacité calorifique après la réaction, on trouve un résultat inverse.

Voilà donc où l’on est conduit après tout, à reconnaître une force qui produit les combinaisons, qui s’exerce suivant des lois inconnues et qui fait naître des composés doués de propriétés distinctes et permanentes, en même temps qu’il se dégage de la chaleur, souvent accompagnée de lumière, et dont il faut chercher la cause ailleurs que dans la théorie dont je viens de vous parler.

Vous voyez que jusqu’ici je ne vous ai point encore parlé de l’électricité. Cependant ce n’est point d’hier que datent les premières observations sur ses rapports avec les phénomènes de la Chimie : elles datent de l’année 1781, et, chose bien remarquable ! c’est à Laplace et à Lavoisier qu’elles sont dues.

À l’époque que je viens de citer, Volta, qui venait de découvrir le condensateur auquel il a donné son nom, était à Paris, et il le fit manœuvrer devant l’académie. Soit par une inspiration qui lui fut propre, soit par suite de ses conversations avec Laplace et Lavoisier, il désira essayer avec eux si la production des vapeurs n’était point accompagnée d’une production d’électricité. Que ce soit lui qui ait aidé les deux académiciens français, que ce soient ceux-ci au contraire qui l’aient aidé, c’est un point qui a soulevé plus tard une discussion historique encore irrésolue : dans l’incertitude, il faut leur faire une part égale, et les confondre tous les trois dans l’invention de ce genre d’études. Quoi qu’il en soit, ils ne réussirent qu’après leur séparation, l’un étant retourné en Italie, les autres expérimentant à Paris.

Laplace et Lavoisier, en dissolvant le fer dans l’acide sulfurique, recueillirent, à l’aide du condensateur de Volta, de l’électricité en quantité telle qu’ils obtinrent de vives étincelles. Ils obtinrent aussi de l’électricité sensible avec l’acide carbonique dégagé de la craie par l’acide sulfurique. Le fer dissous dans l’acide azotique leur en fournit également. Elle était toujours négative dans ces diverses expériences. Tous ces résultats, chose bien singulière ! ils ne songèrent pas à les rapporter à l’action chimique ; ils ne les considérèrent que sous un point de vue physique : ils n’y voyaient que l’effet du passage d’un corps à l’état de fluide élastique ; et ils furent confirmés dans cette idée par leurs observations sur la vaporisation de l’eau, qui leur donna des signes d’électricité sensibles. On sait maintenant que la vaporisation seule n’en produit pas la moindre trace et que l’eau n’en développe, en se volatilisant, que quand elle contient quelque matière en dissolution. Mais alors on était bien loin de là, et Laplace et Lavoisier ne se doutèrent point de la nécessité d’opérer sur de l’eau absolument pure.

Ces expériences n’ayant point été présentées dans leur rapport avec la Chimie, mais seulement comme faits purement physiques et dans leur application à la Météorologie, elles n’attirèrent pas l’attention des chimistes, et la question demeura au point où Laplace et Lavoisier l’avaient laissée.

Cependant, en 1800, Volta découvrit la pile : elle devint entre ses mains la source d’une foule d’expériences brillantes ; il en reconnut parfaitement les effets électriques et physiologiques. Ce n’est pas lui toutefois qui fixa le premier l’attention sur ses effets chimiques, et l’on en voit bien la cause. Volta, préoccupé du soin de faire triompher sa doctrine, se dévouait à combattre Galvani et ses adhérents, qui voulaient faire dépendre les effets de la pile de l’existence d’un fluide particulier ; il s’attacha et dut s’attacher presque uniquement à démontrer l’identité de l’électricité de la pile et de l’électricité ordinaire, à faire rentrer les effets de son instrument dans les lois générales de l’électricité ; et ce but, il l’atteignit complétement.

Ce furent Nicholson et Carlisle qui eurent l’heureuse idée de soumettre l’eau à l’action du courant électrique, et ils ne tardèrent pas à apercevoir les phénomènes les plus curieux. L’eau était décomposée : l’hydrogène se rendait au pôle négatif, l’oxygène gagnait le pôle positif, et les volumes des deux gaz se trouvaient dans un rapport simple, car ils obtinrent 72 parties d’oxygène et 143 parties d’hydrogène. Mais ce qui compliqua singulièrement les résultats, c’est qu’il se développait un acide à un pôle et un alcali à l’autre, en sorte que la teinture de tournesol était rougie au côté positif et bleuie à l’autre ; ce qui fit naître une foule de discussions et d’expériences fort confuses. Il y avait là deux faits bien distincts, ils furent confondus. La composition de l’eau n’était pas encore généralement admise : quelques esprits faux voulaient encore la nier ; cependant les expériences de Lavoisier l’avaient si nettement établie, que l’on a peine à concevoir les travers dans lesquels tombèrent nombre de savants à cette occasion. Bref, il fallut un des plus grands génies qui aient cultivé la Chimie pour dissiper les nuages qu’avaient fait naître les résultats de l’action de la pile sur l’eau.

Outre ces phénomènes accidentels, indépendamment des acides ou alcalis développés, restait un fait tout nouveau, la décomposition de l’eau par le courant électrique, faite à distance et pouvant même s’opérer à travers tous les conducteurs. D’un côté, de l’hydrogène se dégage ; de l’autre, c’est de l’oxygène ; dans intervalle, vous ne voyez rien. De là des théories diverses, émises simultanément car chacun cherchait à se rendre compte de cet étrange phénomène.

Écoutez Monge ; il vous dit : Puisqu’au pôle négatif on recueille du gaz hydrogène, il faut qu’il se soit produit en même temps un composé plus oxygéné que l’eau ; il faut qu’il se soit fait une eau oxygénée. De même, puisqu’au pôle positif on obtient du gaz oxygène, il faut croire que l’hydrogène, qui s’en est séparé, a donné naissance à de l’eau hydrogénée. On lui répliquait : Mais, quand on interrompt le courant pour examiner le résidu, on ne retrouve que de l’eau. C’est tout simple, avait-il à répondre : l’oxygène qui se trouve en excès dans l’eau oxygénée est justement, avec l’hydrogène en excès de l’eau hydrogénée, dans le rapport convenable pour faire de l’eau ordinaire : ces deux composés ne peuvent subsister en présence l’un de l’autre que sous l’influence du courant ; dès qu’ils cessent d’y être soumis, ils réagissent mutuellement, et dès lors vous ne trouverez plus que de l’eau.

Cette théorie soulève bien des difficultés ; elle n’est pas susceptible de démonstration, et suppose l’existence de deux composés dont un seul a pu être réalisé depuis.

Mais que direz-vous de celle de Ritter ? Je vous demande pardon d’en occuper tant soit peu vos moments ; mais je n’aurai pas besoin d’y insister longtemps, et elle vous donne un curieux exemple de la bizarrerie des idées que l’on voit se produire de temps en temps dans les sciences. Ritter disait donc : Vous croyez que l’eau est décomposée par la pile. Eh bien, pas du tout ; elle ne l’est pas. Ce que vous appelez hydrogène, et que vous prenez pour un des éléments de l’eau, c’est l’eau elle-même en combinaison avec l’électricité positive. Ce que vous nommez oxygène, c’est encore de l’eau qui s’est unie à l’électricité négative. Les molécules de l’eau qui étaient combinées avec l’électricité négative ne pouvaient manquer d’être attirées par le fil positif : voilà pourquoi elles se sont dégagées de ce côté. Les molécules combinées avec l’électricité positive ont dû, au contraire, se rendre vers le fil négatif. Si maintenant vous rassemblez ces molécules diversement électrisées, et que vous y mettiez le feu, eh bien, alors les deux électricités se réunissent : de là, chaleur et flamme, tandis que l’eau ramenée à l’état électrique naturel reprend sa forme ordinaire. Je le répète, il est inutile d’insister. Ces vues portent en elles-mêmes leur réfutation.

On doit à Fourcroy les premières idées un peu saines sur la manière dont l’eau doit se décomposer par l’action de la pile. Il conçut qu’il pouvait très-bien y avoir décomposition complète aux pôles, et transport invisible de l’un des éléments d’un pôle à l’autre, par le courant électrique.

Sa théorie fut un peu modifiée par Grotthus. D’après celui-ci, au moment où un atome d’oxygène devient libre près du fil positif, les deux atomes d’hydrogène qu’il abandonne réagissent sur une molécule d’eau voisine, lui prennent un atome d’oxygène, et recomposent ainsi de l’eau qui pourra se décomposer à son tour. Mais cet oxygène étant pris, que devient l’hydrogène qui lui était uni ? Il agit comme le précédent sur une nouvelle molécule d’eau, s’empare de son oxygène et en repousse l’hydrogène. L’hydrogène de cette seconde molécule sépare de même l’hydrogène d’une troisième, en lui enlevant son oxygène ; l’hydrogène de cette troisième sépare celui d’une quatrième, et ainsi de suite ; de telle manière qu’il y a une suite continue de décompositions et de recompositions successives jusqu’auprès du fil négatif. Alors l’hydrogène séparé, au lieu d’aller encore décomposer une autre molécule, se trouve mis en liberté. Cette explication réunit jusqu’ici les raisons les plus déterminantes en sa faveur.

Hâtons-nous d’abréger les détails de peu d’intérêt, pour arriver à l’homme qui a exercé la plus grande influence sur l’application de l’électricité à la Chimie. Passons directement à l’examen du Mémoire dans lequel Davy se posa avec tant d’éclat dans la brillante carrière où il débutait. Ce Mémoire eut une destinée rare : il fut couronné par l’Académie des Sciences de Paris en 1807, au moment où la guerre la plus animée divisait la France et l’Angleterre.

Le premier objet que Davy eut, et dut avoir en vue, fut la discussion des effets observés dans la décomposition de l’eau par la pile. On avait toujours remarqué, comme nous l’avons déjà dit, la production d’un acide du côté où se dégageait l’oxygène, et celle d’une base là où se dégageait l’hydrogène. De là des idées bien singulières : on avait même été jusqu’à vouloir déduire de ces résultats que l’eau pouvait se changer en acide et en base, et même en une base minérale. Voilà dans quel état Davy prit la question. Elle était, vous le voyez, bien embrouillée et bien obscure. Il mit tous ses soins à l’éclaircir, et il le fit avec un succès si complet, en y apportant des précautions si rationnelles et si minutieuses, avec un zèle si constant, avec une sagacité si exquise, que l’exposé de son travail se lit toujours avec un intérêt inexprimable.

Dans ses premiers essais, il rencontra constamment le même acide et la même base : c’étaient toujours de l’acide chlorhydrique et de la soude. La réunion de ces deux substances eût produit du sel marin : c’était donc de ce sel qu’elles devaient provenir ; en effet, Davy reconnut dans le verre des vases qu’il employait la présence de quelques traces de chlorure de sodium, suffisantes pour expliquer la formation de l’acide chlorhydrique et de la soude observés. Il en conclut l’obligation de renoncer à l’emploi des vases de verre, et recourut à des vases d’agate. Mais dans ceux-ci le courant électrique trouvait encore des matériaux à décomposer ; si bien que Davy reconnut la nécessité de faire usage de vases métalliques, et parmi eux il choisit de préférence les vases d’or, comme étant les moins attaquables.

Le vase ne pouvait plus céder aucune substance décomposable. Cependant, et malgré les soins convenables pour opérer sur de l’eau bien exempte de matières organiques, il se formait encore un acide auprès du fil positif, encore une base près du fil négatif biais, en ce cas, l’acide était de l’acide azotique, la base était de l’ammoniaque. Ces deux corps renfermant les éléments de l’eau et de l’air, leur production étant constante et leur quantité extrêmement faible, il comprit que l’eau elle-même et l’air dissous dans l’eau avaient dû contribuer ensemble à leur formation. Dès lors tout était expliqué, tout était éclairci. Les phénomènes accidentels qui accompagnaient la décomposition de l’eau étaient dévoilés et définis ; le fait principal, sa conversion en oxygène et hydrogène, était établi et mis hors de toute atteinte. Admirable effet du génie, dont le propre consiste presque toujours à purifier les résultats généraux des accidents qui les troublent.

Davy, comparé à ses contemporains, nous en offre ici un exemple remarquable. Vous en trouvez plusieurs autres, qui ne le sont pas moins, dans la vie scientifique de Lavoisier. Ainsi, considérez sa lutte avec Bayen, à l’occasion de la décomposition de l’oxyde rouge de mercure par le feu, et vous verrez que Bayen se laissait préoccuper par des expériences exactes d’ailleurs, mais faites sur des oxydes impurs, ce qui l’empêchait de voir le fait dont il était témoin sous son véritable jour. Bayen observe : ici des traces de chlorure de mercure ; là des traces de sous-nitrate ; ailleurs de l’eau, et il perd de vue le gaz oxygène. Lavoisier, au contraire, s’attache à l’action très-nette de la chaleur sur l’oxyde, à sa conversion en oxygène et mercure, et s’en sert comme d’un flambeau pour éclairer toute la Chimie. Suivez encore Lavoisier dans ses recherches sur la conversion de l’eau en terre. Il n’est point séduit par les apparences ; il n’est point arrêté par les petits accidents qu’il rencontre et que la Science ne savait pas encore expliquer ; il marche droit à son but, et saisit hardiment le fait principal.

Le parallèle de Lavoisier et de Davy met en évidence un autre rapprochement : c’est que chacun d’eux, dès ses premiers travaux, crée son système d’idées, et s’empare de son instrument. Lavoisier, basé sur ce principe que dans la nature rien ne se perd, rien ne se crée, fait de la balance un réactif fidèle, un guide sûr pour suivre sans s’égarer toutes les réactions de la Chimie ; et, à son aide, il éclaire, il agrandit, il régularise la Science. Davy, prenant pour point de départ les rapports de ressemblance qu’il remarque entre les forces électriques et les forces chimiques, trouve dans la pile un moyen nouveau d’analyse, et bientôt il enrichit la Chimie d’un grand nombre de corps qui prennent naissance entre ses mains sous l’influence de ce puissant instrument.

L’étude des effets de la pile sur l’eau a suffi pour faire sentir à Davy combien était vaste la carrière dans laquelle il venait d’entrer. Il comprit aussitôt la grandeur des forces qu’il avait commencé à mettre en jeu et l’importance des effets qu’elles pouvaient produire. C’était sa vie tout entière qui venait de se dévoiler à lui. Si la pile qu’il avait à sa disposition avait pu non-seulement décomposer l’eau, mais encore combiner l’azote et l’hydrogène et même l’azote et l’oxygène, dont l’union directe est si difficile ; si cette pile avait pu décomposer le chlorure de sodium disséminé dans le verre, et par une action longtemps prolongée séparer les composants du verre lui-même, que ne devait-il attendre d’une pile plus forte ? Quels composés ne pouvait-il espérer d’atteindre, s’il parvenait à disposer d’un appareil plus puissant encore ? Tous les corps allaient donc désormais se décomposer entre ses mains. Aussi fit-il tous ses efforts, employa-t-il toute son influence, fit-il usage de tout le crédit que lui donnaient ses succès dans l’enseignement public pour se procurer des piles de plus en plus fortes, et enfin ses vœux furent pleinement accomplis. Alors Davy était armé. Et, quand on sait tout ce qu’il y avait de poésie dans sa brillante imagination, et comment il s’était fait de la nature un système qu’il croyait pouvoir tout embrasser, quand on sait qu’il avait étudié les alchimistes, quand on sait quelles étaient ses idées de panthéisme, on comprend avec quelle ardeur curieuse il a du suivre une pensée qui lui apparaissait si vaste ; on comprend avec quel respect inquiet il a dû en essayer à le pouvoir.

Il était difficile que Davy ne fût pas préoccupé par une idée qui s’offrait naturellement à son esprit, et il s’est laissé dominer par cette idée. Il s’est dit : Puisque les corps se séparent par des forces électriques, c’est aussi par des forces électriques qu’ils doivent être réunis. Ce principe admis, la possibilité de tout décomposer avec une pile suffisante en était la conséquence nécessaire : cette déduction se trouvait d’accord avec l’expérience ; l’action produite sur le verre venait à son appui et elle était bien démonstrative. Aussi parvint-il bientôt, à l’aide du courant électrique, à décomposer le plâtre, le sulfate de strontiane, et même des roches tout à fait insolubles. Enfin, mais bien plus tard, il obtint le potassium et le sodium. Admirable privilége du génie qui, après avoir écarté un accident, s’en empare et le féconde d’une façon qui éblouit le vulgaire et qui arrache un cri d’enthousiasme à l’homme éclairé ! Oui, pour un esprit supérieur, dès qu’une pile, faible avec le temps, décompose le verre qui résiste si bien dans d’autres circonstances, ce fait suffit et mène à comprendre qu’une pile très-forte décomposera le corps le plus rebelle et le décomposera tout de suite.

Mais cette pile, après tout, pouvait avoir fourni une force antagoniste de l’affinité, et non pas une force identique avec l’affinité elle-même. Davy crut apparemment trouver la réponse à cette objection dans l’examen des phénomènes qui accompagnent l’action chimique.

Il s’assura que les corps qui ont entre eux de l’affinité développent de l’électricité, quand on les met en contact. Si, par exemple, vous prenez un morceau de cuivre et un morceau de soufre, et que vous les approchiez l’un de l’autre, ils se chargeront aussitôt d’électricité : le premier sera électrisé positivement, et le second négativement. Placez un cristal d’acide oxalique sur de la chaux, il y aura de même manifestation d’électricité dans ces deux substances : l’acide prendra de l’électricité positive, la base de l’électricité négative. Des expériences de ce genre peuvent être multipliées à l’infini.

Davy est allé plus loin. Il a constaté que, si l’on élève la température de deux corps en contact et qui tendent à se combiner, la charge électrique de chacun d’eux va toujours en croissant, jusqu’à un maximum où elle est même très-forte. À un certain moment, il se développe de la chaleur et quelquefois de la lumière, les deux corps se combinent et toute tension électrique disparaît. Vous avez pris du soufre et du cuivre, qui l’un et l’autre renfermaient les deux fluides électriques neutralisés ; vous les avez rapprochés, et les deux fluides se sont inégalement partagés, l’un s’étant porté en excès dans le soufre, l’autre s’étant condensé au contraire dans le cuivre. Élevez maintenant la température : la séparation des deux fluides se manifeste de plus en plus, le soufre devient plus positif et le cuivre plus négatif. Enfin, si vous continuez à chauffer, il arrive un moment où les électricités accumulées sur les deux corps en présence ont une tension si forte qu’elles se réunissent. Alors le feu éclate et la combinaison s’effectue au milieu de ce dégagement de chaleur et de lumière. Voilà un exemple où le système de Davy se peint dans toute sa netteté.

Vous voyez donc que, suivant lui, les corps en contact se chargent d’électricité contraire ; que plus ils en développent, plus ils ont d’affinité, et qu’arrivés où la tension des électricités est capable d’entraîner leurs particules, ils se précipitent l’un sur l’autre : aussitôt les électricités se confondent et les corps sont combinés. Ainsi, de l’état de neutralité, les corps parviennent peu à peu à une tension maximum, pour revenir à la neutralité tout à coup.

Cette manière d’envisager l’affinité satisfait à toutes les données de la Chimie. Mais elle rencontre une difficulté radicale : c’est qu’il faut reconnaître dans le simple contact des corps le pouvoir de développer de l’électricité.

Si Davy a pris pour fondement de sa théorie le principe que les corps s’électrisaient en se touchant, il ne l’a pas fait inconsidérément, ce n’est point une supposition qu’il a lancée au hasard. S’il a admis le fait, c’est qu’il l’a vu, et bien d’autres l’ont pareillement vu, soit avant lui, soit après lui. Volta l’a pris pour base de sa théorie de la pile, que tout le monde a longtemps admise. Vous voyez que Davy s’en est servi à son tour comme base de sa théorie électrochimique. Cependant au temps actuel le fait est contesté, ou du moins autrement interprété. Aujourd’hui on regarde le contact comme incapable de déterminer par lui-même aucun signe d’électricité. Les corps, en se touchant, n’en développeraient jamais s’il n’y avait en même temps action chimique. L’action chimique serait donc seule la véritable source de l’électricité : le contact n’en pourrait être que la cause occasionnelle, en permettant l’action chimique.

Nous ne pouvons donc admettre la vérité de la théorie de Davy, et pourtant elle est grande et belle. Elle suffit à tous les phénomènes de la Chimie, elle a suffi à fournir la brillante carrière de son auteur. C’est elle qui, par exemple, l’a conduit, par un de ces triomphes de la pensée que l’on ne peut voir sans quelque orgueil pour l’humanité, à la découverte du potassium et des autres métaux alcalins. C’est elle aussi qui lui a enseigné le moyen de conserver le doublage des vaisseaux, en transportant sur du zinc, que l’on peut renouveler à volonté, une action qui détruisait le cuivre dont le navire est revêtu à grands frais. Cette théorie mérite donc encore toute votre attention, et je vais essayer de vous la présenter dans son ensemble, mais en peu de mots.

Vous comprenez qu’il m’est impossible ici de vous exposer les idées d’un auteur de la même manière qu’il les a présentées ; je dois m’efforcer de les simplifier. Il faut que je condense, dans quelques mots, ce qu’il a développé quelquefois dans un très-grand nombre de pages. Je suis obligé de me borner à la partie essentielle de ses conceptions, d’écarter tous les détails qui ne sont pas indispensables, et quelquefois d’ajouter des explications qui deviennent nécessaires pour suppléer à celles dans lesquelles je ne veux pas entrer.

La théorie de Davy, telle que je la comprends, revient en définitive à dire : Une attraction générale lie les particules des corps ; c’est elle qui produit ce que l’on appelle communément cohésion. Mais le contact de deux corps dissemblables développe une force nouvelle, l’électricité, qui tend à isoler les particules similaires de chacun d’eux et à rapprocher les particules des deux corps différents. Plus les corps sont de nature opposée, et plus l’électricité qu’ils dégagent est forte. Or il arrive un terme où la seconde force l’emporte sur la première, où l’attraction générale est vaincue par l’attraction électrique. Dès lors, les particules similaires se quittent, les particules dissemblables s’unissent, et la combinaison a lieu. Une fois ce résultat obtenu, le rôle de la force développée par le contact se trouve accompli, son effet devient inutile, elle s’anéantit, et la matière rentre sous les lois de l’attraction universelle.

Ces conceptions peuvent n’être pas vraies, mais elles sont belles, mais elles ont un caractère élevé ; on ne peut s’empêcher de les admirer. Elles forment un système net et complet, qui se prête également bien aux idées d’ensemble et aux détails, dans lequel la cohésion s’entend, l’action chimique s’entend, et où l’état permanent des composés s’entend aussi. On conçoit, avec ce système, comment les combinaisons se font avec une énergie qui varie suivant l’antagonisme des corps, comment les plus dissemblables doivent être les plus disposés à s’unir avec force, et aussi comment ce sont ceux où se manifeste l’état électrique au plus haut degré. On se rend compte de la production de la chaleur et de la lumière que développent les actions chimiques, puisque leur apparition n’offre plus que les circonstances ordinaires des phénomènes électriques. En un mot, ce système n’est jamais en défaut, du moins tant qu’on ne sort pas du cercle de la Chimie ; et il a guidé son inventeur dans les découvertes les plus éclatantes, comme dans l’étude des phénomènes les plus humbles. Il lui a servi à exciter les actions chimiques les plus violentes, aussi bien qu’à détourner les effets chimiques les plus obscurs. Respect au système qui produit de tels résultats : gloire à l’homme qui l’a créé et qui sut en faire de si belles applications.

Nous venons de voir que, pour Davy, les corps renferment les deux fluides électriques réciproquement neutralisés. De quelle manière d’ailleurs s’y trouvent-ils distribués intérieurement ? Il ne s’en occupe pas. Cette distribution est devenue l’objet de quelques hypothèses que nous devons maintenant discuter.

L’une d’elles a été proposée par un homme dont nous déplorons amèrement la perte récente, par M. Ampère, cet esprit naïf et profond, à la fois physicien subtil et chimiste rempli de vues hardies et ingénieuses, qui a jeté dans les sciences des germes si neufs et si fertiles. Pour lui, les molécules des corps auraient une électricité constante dont elles ne pourraient se séparer, et autour de chacune d’elles se fermerait une enveloppe d’électricité contraire, neutralisée à distance par celle de la molécule. Chaque molécule d’hydrogène, par exemple, renfermerait une certaine quantité d’électricité positive qui lui serait propre, et elle serait entourée d’une espèce d’atmosphère d’électricité négative : les molécules d’oxygène, au contraire, se trouveraient négatives à l’intérieur et positives à l’extérieur.

À l’aide de cette hypothèse fondamentale, M. Ampère se trouvait en état d’expliquer beaucoup de faits. Rapprochez suffisamment deux particules ainsi constituées et électrisées différemment, leurs atmosphères se réunissent ; de là, chaleur et lumière. Puis les molécules elles-mêmes, en vertu de leur état électrique opposé, se joignent et restent étroitement unies ; de là, combinaison permanente. D’ailleurs, en ce conflit électrique, on peut saisir l’électricité en mouvement et la porter sur de bons conducteurs ; de là, les signes d’électricité qui se manifestent. Vous voyez donc qu’avec cette théorie on rend parfaitement raison et des circonstances qui accompagnent les combinaisons et de la nature du résultat. S’agit-il d’expliquer les décompositions opérées par la pile, rien n’est plus facile. Que faut-il en effet pour séparer les molécules qui se sont réunies ? Leur rendre leurs atmosphères. Eh bien, c’est précisément ce que fait la pile, et, dès qu’elle les a entourées d’une quantité d’électricité suffisante pour qu’elles puissent se repousser, la combinaison est détruite et les éléments sont mis en liberté.

Jusque-là cette théorie s’accorde fort bien avec l’observation. Mais il y a une multitude de faits avec lesquels elle est tout à fait en opposition. Ainsi, voilà le soufre qui se combine avec le cuivre et qui est négatif à son égard : ce serait la preuve qu’il a de l’électricité négative inhérente à ses molécules. Comment alors concevoir sa combinaison avec l’oxygène, où il joue au contraire le rôle de corps positif ?

On a essayé de résoudre cette grave difficulté, en recourant à la théorie qui n’admet qu’un seul fluide électrique, et en faisant entrer dans les explications la considération des quantités d’électricité propres à chaque corps. Mais ce moyen d’échapper à l’objection proposée en soulève beaucoup d’autres ; en sorte qu’il faut finir par conclure que l’hypothèse de M. Ampère, quelque ingénieuse qu’elle soit, est absolument inadmissible. Tel est le sort, et cette circonstance est à remarquer, tel est le sort des systèmes d’affinité et des systèmes de groupements moléculaires présentés par les physiciens. Lors même qu’ils possèdent, comme M. Ampère, des notions exactes sur les phénomènes et les lois de la Chimie, le défaut d’habitude de la pratique de cette science se fait toujours sentir chez eux. Pourquoi la théorie électrochimique de Davy satisfait-elle à tous les faits de la Chimie connus lors de sa création, et même à tous les faits découverts depuis lors, sans qu’on en ait un seul à lui opposer ? C’est qu’elle est sortie des mains d’un chimiste consommé. J’en dirai autant de la théorie de M. Berzélius. Que celle de Davy soit incompatible avec les données de la Physique, je ne le nie point. Mais que les physiciens viennent à nous, qu’ils marchent de concert avec les chimistes, et qu’ils soient bien convaincus que les moindres détails de notre science sont à considérer, si l’on veut donner une théorie de l’action chimique.

M. Berzélius a parfaitement compris que l’on ne pouvait admettre dans les particules une électricité constante ; aussi s’est-il fait une autre image de leur constitution. Je vais essayer, non de vous exposer sa théorie telle qu’il l’a présentée, mais de vous l’offrir telle que je la conçois.

Vous savez que, par la chaleur, les tourmalines prennent des pôles électriques semblables aux pôles magnétiques d’un aimant. Voilà l’idée qui a frappé M. Berzélius dans la conception de sa théorie.

Rappelons, d’un autre côté, les singuliers résultats qu’a obtenus M. Ermann sur la propriété dont jouissent certains corps, de conduire inégalement les deux fluides électriques. Si vous mettez en communication permanente les deux pôles d’une pile, au moyen d’un fil métallique par exemple, les deux électricités se joindront et reconstitueront le fluide naturel, en sorte qu’il s’établira une succession continue de décompositions et de recompositions de l’électricité naturelle. Mais, si vous réunissez les deux pôles de la pile avec certaines substances, elles ne laisseront passer qu’une des deux électricités. Ainsi, par exemple, la flamme de l’hydrogène, celle de l’alcool, et en général les flammes hydrogénées placées dans le circuit du courant électrique, permettront au fluide positif seul de s’écouler. La flamme du phosphore, au contraire, n’offrira passage qu’au fluide négatif. Dans le premier cas, le pôle positif de la pile se trouvera donc déchargé, et le pôle négatif seul restera chargé. Ce sera l’inverse dans le second cas.

Eh bien, figurons-nous les molécules qui représentent les équivalents électrisées à la manière des tourmalines, et par conséquent électrisées diversement à leurs deux pôles ; supposons d’ailleurs qu’elles agissent l’une sur l’autre, comme conducteurs unipolaires, de façon à ne se décharger qu’à l’un de leurs pôles. Nous pourrons alors nous rendre compte de toutes les particularités de l’action chimique.

Mettez, par exemple, l’oxygène et l’hydrogène dans les circonstances favorables à leur combinaison, les molécules de l’un et de l’autre gaz agiront par leurs deux pôles, qui se réuniront en sens inverse, c’est-à-dire que les pôles négatifs de l’hydrogène se tourneront du côté des pôles positifs de l’oxygène, et que les pôles positifs de l’hydrogène se placeront vers les pôles négatifs de l’oxygène. Mais, comme ces molécules ne peuvent abandonner que l’électricité d’un de leurs pôles, d’un côté les électricités contraires se réuniront, de l’autre les électricités en présence et d’espèce contraire se conserveront intactes. La réunion des premières développera de la chaleur et de la lumière ; l’influence réciproque des secondes maintiendra les particules combinées. Ainsi se trouveront expliquées sans difficulté la chaleur et la lumière qui accompagnent l’action chimique, tout comme la permanence des combinaisons. Que l’affinité s’exalte par la chaleur, ce sera chose toute simple ; il faudra y voir un effet semblable à celui qu’éprouve la tourmaline.

Dans cette manière de voir, l’impossibilité de développer de l’électricité par le simple contact ne sera point une difficulté. Il n’y aura point d’électricité dégagée tant que les corps ne feront que se toucher ; il sera inutile qu’il y en ait. Il y en aura au contraire dans l’action chimique, à cause du conflit des atmosphères qui enveloppent chaque pôle. Ces atmosphères pourront même concourir aussi à la production de la chaleur et de la lumière. Enfin, rien de plus aisé que de comprendre que le même corps ait des intensités chimiques diverses ou même opposées. Cela dépendra de l’effet de son antagoniste sur l’écoulement de son électricité polarisée.

Ainsi donc ce système, comme celui de Davy, satisfait à tous les besoins de la Chimie. C’est tout simple, ils ont été faits par des chimistes. Si cette condition n’eût point été remplie, ils ne les auraient point proposés.

La théorie de Berzélius a sur celle de Davy l’avantage de demeurer conforme à deux faits : l’impossibilité de produire de l’électricité par simple contact et la réalité de son développement dans les actions chimiques. Pour Davy, il faudrait tout l’opposé : que les corps pussent s’électriser par le contact, et c’est ce que l’on nie ; et qu’ils ne donnassent point d’électricité en se combinant, et l’on sait qu’ils en donnent. Au reste, quant à cette dernière assertion, Davy eût certainement pu s’en accommoder.

En définitive, les idées de Berzélius restent donc seules irréprochables jusqu’ici, tandis que celles de Davy sont repoussées par les données de la Physique. Cependant je dois ajouter que depuis dix ans j’ai vu les physiciens changer si souvent d’opinion sur cette question, qu’en vérité je ne sais trop si je dois regarder la chose comme irrévocablement jugée. Je dis cela sans prétendre jeter aucun blâme sur les physiciens, sans vouloir aucunement les accuser de versatilité ou d’inattention dans leurs observations : je n’en accuse que la difficulté du sujet.

Que faut-il conclure, Messieurs, de l’examen de ces diverses doctrines ? C’est que le système électrochimique le moins contestable est, si l’on veut, une belle généralisation, mais qu’il n’est après tout qu’un ensemble de suppositions dont la preuve nous manque. Ce sont des vues ingénieuses, il est vrai, mais tout à fait hypothétiques. Que faudrait-il donc pour les asseoir sur des bases solides et assurées ? Recourir au moyen que nous avons conseillé tant de fois, trouver une balance pour les phénomènes électrochimiques, avoir un procédé qui permit d’en mesurer les effets. Tant qu’on se borne à une étude générale des phénomènes, sans y introduire de mesures précises, les théories de ce genre sont peu discutables. Dans les sciences physiques, les conditions numériques sont la meilleure, sont la seule vraie pierre de touche des théories.

Est-il facile d’obtenir de semblables données dans les phénomènes dont il s’agit ? Une telle entreprise paraissait d’abord entourée de difficultés prodigieuses ; mais elle est devenue très-abordable sous un certain rapport depuis quelque temps. Il était réservé au digne successeur, à l’élève de Davy, de frayer un chemin dans cette direction ; aussi M. Faraday a-t-il déjà obtenu les résultats les plus remarquables.

Quand on songe à la manière d’attaquer les questions électrochimiques par des expériences propres à fournir des données numériques, le premier côté sous lequel elles se présentent consiste à chercher à évaluer la quantité d’électricité développée par telle ou telle action chimique ; mais alors les difficultés sont extrêmes. Si vous plongez, par exemple, du zinc dans de l’acide sulfurique étendu, il y aura des décompositions et des recompositions simultanées de l’électricité naturelle. La quantité d’électricité libre que vous en recueillerez, en ajoutant un conducteur métallique, sera variable, lors même que l’effet chimique serait constant, et sera d’ailleurs très-petite relativement à la quantité totale : c’est du moins ainsi que les choses paraissent se passer. M. Faraday a tenté quelques recherches de ce genre, mais il n’y a trouvé qu’un travail pénible et ingrat. Je vous avoue même que je n’ai pas bien saisi le point de vue où il s’était placé.

Ce que tout le monde, au contraire, comprend et admire, ce sont les expériences qu’il a faites en envisageant la question du côté inverse. Alors il a vu qu’en faisant agir, pendant le même temps, un même courant électrique sur de l’eau, du chlorure d’étain, du borate de plomb, de l’acide chlorhydrique, les quantités des divers éléments séparés étaient toutes proportionnelles à leurs équivalents. Ainsi, si la décomposition de l’eau donne 12,5 d’hydrogène et 100 d’oxygène, celle du chlorure d’étain donnera en même temps 735 parties d’étain et 442 de chlore ; celle de l’oxyde de plomb 1294 de plomb et 100 d’oxygène ; enfin celle de l’acide chlorhydrique 442 de chlore et 12,5 d’hydrogène. Ainsi la séparation des corps équivalents exige la même quantité d’électricité. C’est un bien beau résultat, lors même qu’il ne serait pas vrai que cette électricité se fût combinée avec les corps qui se sont séparés, et qu’elle ne dût pas être considérée comme un élément nécessaire à leur existence, ainsi que M. Faraday est disposé à le croire.

Permettez-moi, Messieurs, de prolonger un peu cette séance. Nous ne pouvons pas laisser imparfaitement résolues les questions qui nous occupent. Il y a un autre fait à citer comme complément de ce qui précède. Combien faut-il d’électricité pour opérer les décompositions ? En faut-il beaucoup, ou bien une petite quantité suffit-elle jour produire des effets considérables ? Eh bien, on est épouvanté de la quantité énorme qui est nécessaire pour effectuer des décompositions très-peu importantes. M. Faraday a constaté, par la mesure de l’hydrogène dégagé, qu’il y avait seulement 18 milligrammes d’eau décomposés par l’action d’un courant électrique capable de porter à l’incandescence un fil de de pouce de diamètre, et de l’y maintenir pendant trois à quatre minutes ; ce qui peut être représenté d’une autre manière qui, sans doute, vous frappera davantage. Cette quantité d’électricité nécessaire pour la décomposition de 18 milligrammes d’eau équivaut à 6 millions de fois l’étincelle que donne une bouteille de Leyde de 20 pouces de haut, bien chargée. Avec de telles masses d’électricité mises en jeu, on peut certes bien aisément rendre compte de la chaleur et de la lumière dégagées par les actions chimiques, en leur supposant une origine électrique.

Il est nécessaire de soumettre à votre attention le parti que l’on peut tirer d’expériences faites dans la direction de celles que M. Faraday nous a déjà fait connaître. Jusqu’ici M. Faraday n’a opéré que sur des composés renfermant un équivalent de chaque élément. On aimerait à voir qu’il eût pris, par exemple, deux oxydes ou deux chlorures du même radical. Les résultats que l’on obtiendra en pareil cas seront de la plus haute importance, et jetteront probablement un grand jour sur la véritable constitution des corps composés.

Mais ces détails suffisent, et je dois n’arrêter. Vous demeurez convaincus que la Chimie ne tardera point à prendre un nouvel essor, quand, s’appuyant sur de bonnes observations, elle pourra discuter et comparer les chaleurs spécifiques d’un grand nombre de corps, et vérifier la loi de Dulong et Petit sur tous les composés ; quand elle pourra, d’après des expériences précises et nombreuses, comparer les électricités spécifiques d’un grand nombre de substances simples ou composées : ce qui paraît possible, d’après les belles expériences de M. Faraday.

Vous avez vu tout ce que l’isomorphisme, le dimorphisme ont jeté de clartés vives sur l’histoire des corps ; vous avez compris l’immense service rendu par la création et le développement de la théorie des équivalents ; mais rien ne peut nous permettre de prévoir les résultats auxquels on parviendrait, par une étude approfondie du rôle de la chaleur et de celui de l’électricité, dans la constitution des molécules du corps. Si des notions sur la forme ou l’arrangement des particules matérielles nous ont déjà tant appris, que ne peut-on pas attendre de l’étude des forces qui semblent présider à toutes les opérations de la Chimie, de l’étude de la chaleur et de l’électricité dans leurs rapports avec les particules des corps, puisqu’il n’existe aucune combinaison qui puisse se faire ou se défaire sans évolution de chaleur ou d’électricité ?

Avant de terminer cette dernière leçon, je crois nécessaire de vous faire quelques observations sur les matières qui devront faire partie du Cours de l’année prochaine. Car vous comprenez que les leçons que vous venez d’entendre ne peuvent se répéter chaque année.

Je me suis occupé à comparer les théories chimiques à diverses époques, et l’histoire m’a montré que toutes les grandes théories de cette science exigeaient un certain temps, presque déterminé, pour naître, se développer et disparaître du champ de la discussion. Si l’on compare les temps qui se sont écoulés entre l’apparition de chacune d’elles et leur admission définitive, on arrive à ce résultat singulier qu’en général un laps d’environ dix ans est nécessaire et suffisant pour leur établissement complet dans la Science. Je parle seulement, bien entendu, de ce qui s’est passé depuis l’époque où les chimistes sont en grand nombre, et ont entre eux, par le moyen des recueils scientifiques, des communications faciles qui leur permettent de coordonner leurs recherches. Ainsi généralement, au bout de dix ans, le jugement d’une grande théorie est porté en dernier ressort : c’est fini, c’est un fait accompli, c’est une idée passée dans la Science ou repoussée irrévocablement.

En voulez-vous quatre ou cinq exemples ? Voyez d’abord la grande théorie de Lavoisier. Elle naît en 1772 ; elle rencontre une opposition vigoureuse ; elle suscite où elle se rattache un grand nombre de travaux ; mais enfin les bases en sont entièrement posées vers 1782 ou 1783. C’est dans le cours de cette période que Priestley, Scheele et Lavoisier ont parcouru leur vaste et brillante carrière.

En 1800, Volta découvre la pile, dont on saisit bientôt les applications à la Chimie. Un nouveau champ s’ouvre pour les chimistes ; Davy s’y jette avec ardeur. Dix ans sont à peine écoulés, que les grandes découvertes, dont la pile devait enrichir la Chimie, sont achevées, et que l’immense influence des forces électriques dans cette science est glorieusement établie.

La même décade renferme également à peu près tout ce qui a essentiellement contribué à l’établissement des proportions chimiques. C’est pendant son cours que furent mis au jour, discutés et classés dans la Science, les travaux publiés par Dalton, Gay-Lussac et Berzélius.

En 1810, une nouvelle idée apparaît. Le chlore, pris jusqu’alors pour un composé, fut rangé parmi les éléments et présenté comme un adversaire de l’oxygène. La théorie de Lavoisier sembla renversée. Il n’en était rien ; on l’a étendue, mais on ne l’a point altérée. Lavoisier ne connaissait point les nouveaux faits dont il était question, il n’avait pu en tenir compte ; mais ils rentraient dans son système, il ne restait qu’à les y classer : le chlore a pris place à côté de l’oxygène, et bientôt le soufre et bien d’autres corps ont figuré auprès d’eux.

De 1820 à 1830, nouveau genre de discussion. Les preuves du dimorphisme et les belles observations de M. Mitscherlich ont été acquises à la Science, et la Minéralogie en fut révolutionnée. À ces deux doctrines s’est jointe celle de l’isomérie, et toutes trois ont jeté en Chimie un jour tout nouveau. Mais arrivez à 1830, et vous trouvez tous ces principes et leurs conséquences universellement reconnus.

Quelle marche suit-on aujourd’hui ? On sait très-bien que tous les efforts sont portés vers la Chimie organique. Les premières tentatives sur la manière dont il convenait d’envisager leur constitution ont déjà bien plus de dix ans de date ; aussi voyons-nous les théories de Chimie organique approcher rapidement de leur terme. Déjà même, malgré les divergences apparentes, on est sur le point d’être d’accord. On peut donc penser à faire entrer dans un cours supérieur, tel que celui-ci, la discussion des phénomènes appartenant à cette partie de la Chimie. C’est ce que je me propose de faire l’année prochaine. Je m’occupe à rassembler les matériaux nécessaires à l’accomplissement de ce projet ; et, si rien ne s’y oppose, je consacrerai une partie des leçons de l’année prochaine à l’explication la plus simple et la plus générale de ce qui se passe dans les corps organisés pendant leur vie, ou après leur mort, en m’appuyant sur les résultats de la Physiologie et sur ceux de la Chimie organique.

Je ne crains pas de le dire, Messieurs, et là aussi nous découvrirons de belles lois, des lois simples, des harmonies dignes de toute l’attention des esprits éclairés.

Votre curiosité sera même singulièrement excitée, quand nous chercherons ensemble à approfondir tous ces beaux phénomènes qui se passent dans les corps de la nature organique, et que vous verrez la Chimie luttant courageusement avec la nature vivante l’égaler si souvent et la surpasser parfois. Vous penserez alors que, si la Chimie succombe en tant d’occasions, que si elle échoue quand elle veut analyser et surtout reproduire tant de corps organiques, vous penserez, dis-je, qu’il faut moins s’en prendre à ses méthodes qu’il notre inexpérience actuelle.

Et une fois initiés aux secrets de cette lutte, à laquelle tous les chimistes actuels ont voulu prendre part, vos regards demeureront fixés sur elle avec un profond intérêt.

Que de questions, et quelles questions, sont en jeu maintenant ! C’est ce que j’essayerai peut-être de vous faire deviner l’an prochain, mais ce que je n’oserais certainement pas vous dire, de peur d’éveiller en vos esprits des espérances que l’avenir ne confirmerait pas. Il vous sera facile de comprendre néanmoins à quels problèmes élevés de Philosophie naturelle se rattachent les travaux des chimistes actuels, quels progrès immenses ils promettent à la Médecine et aux Arts, et vous saisirez alors tout ce qu’il y a de dramatique dans la lutte qui se poursuit.



FIN.