Leçons élémentaires de chimie agricole/Introduction

INTRODUCTION.


L’agriculture ancienne est née tout entière de l’observation ; elle fut faite des résultats accumulés pendant une longue série de siècles par les efforts incessants des hommes. Après une infinité de tâtonnements, certaines traditions culturales finirent par s’établir et furent transmises de proche en proche par les peuples, qui les regardèrent comme le résultat d’une intervention surnaturelle et divine.

Les premiers hommes vivaient surtout du produit de la chasse et de quelques fruits sauvages arrachés aux arbres des forêts. Parmi les végétaux innombrables qui couvraient le sol, ils en distinguèrent quelques-uns pouvant servir à leur nourriture ; ils apprirent à les reconnaître au milieu de tous les autres, et ils s’occupèrent à les rechercher. Les ayant vus par hasard sortir d’une graine, grandir, puis donner un grand nombre de graines, ils eurent l’idée de les semer. Il fallait pour cela leur réserver la terre, en éliminant les autres plantes inutiles, et le travail du sol, ainsi désigné comme nécessaire, se perfectionna peu à peu.

C’est sans doute de cette manière que le blé fut conquis : jadis plante sauvage de la région de l’Euphrate, il devint la culture principale, la plus importante de toutes, parce que c’est du blé que l’homme tire la plus grande partie de sa subsistance quotidienne.

Mais après une longue période de culture, le champ que l’on ensemençait chaque année parut se fatiguer : la production devint de plus en plus faible. On pensa qu’il vieillissait comme les hommes eux-mêmes, et on l’abandonna pour aller un peu plus loin cultiver un terrain encore vierge. Plusieurs années après, le premier champ délaissé avait repris l’aspect des sols vierges ; on y revint et on trouva qu’il pouvait de nouveau produire une récolte assez bonne. Mais cette fois le vieillissement revint plus vite, et on l’abandonna encore aux végétations spontanées et inutiles des plantes vivaces.

C’est ainsi que fut d’abord pratiquée la culture des céréales, limitée aux terres les plus fertiles dont on exploitait, annuellement une faible partie, une longue période de repos séparant une série de récoltes de la série suivante.

La terre devenant moins abondante par l’accroissement du nombre des hommes, on chercha à lui faire produire davantage, en abrégeant la durée des repos ; on arriva ainsi à laisser le champ inoccupé pendant une année après chaque récolte de céréales, et comme l’ameublissement du sol avait été reconnu favorable, l’année du repos fut consacrée au travail du sol fatigué. C’est le système de jachère alternante tel que l’employaient fréquemment les Grecs et les Romains, tel qu’on le suit encore dans bien des contrées, par exemple en Algérie.

Puis on essaya avec succès les cultures dites de jachère, telles que les pois, les lupins, les vesces, qui alternaient avec le blé, sans porter à celui-ci un préjudice notable. Virgile, dans ses Géorgiques indique nettement cette pratique ; il précise quelles plantes peuvent ainsi succéder au froment, tandis que d’autres, comme l’avoine ou le lin, brûleraient le sol, à moins, dit le poète, qu’un fumier gras ou les sels de la cendre ne viennent ranimer sa vigueur épuisée.

C’est sans doute le hasard qui avait fait connaître les bons effets de ces engrais qui, du reste, n’étaient pas les seuls employés par l’agriculture romaine. Virgile recommande pour l’amendement des vignes d’y porter des débris de coquillages, et l’usage des marnes pour améliorer certains sols semble remonter à la même époque.

On avait déjà fait sur la nature des terres des observations utiles, l’expérience ayant montré que tel champ convenait plus spécialement à telle ou telle culture. On savait qu’il est bon de dessécher les sols trop humides, d’irriguer les sols trop secs. On savait aussi que la semence dégénère quand on n’y prend garde, et le principe si fécond de la sélection des graines à semer, se trouve énoncé clairement au premier livre des Géorgiques.

Le moyen âge oublia plus qu’il ne perfectionna. Les vieilles pratiques romaines ne furent reprises qu’au seizième siècle, qui ouvrit pour l’agriculture une ère de progrès incessants. Les assolements furent variés ; des plantes nouvelles, mises en grande culture, vinrent apporter aux céréales un concours précieux pour la nourriture des hommes ou l’alimentation des animaux. Malheureusement ce ne furent encore que des conquêtes de détail ; dans l’ensemble, l’agriculture du dix-huitième siècle n’était pas beaucoup plus avancée que celle de Virgile, parce qu’elle reposait surtout sur l’empirisme et les idées a priori.

Dans l’étude des phénomènes du monde physique, quels qu’ils soient, la base de tout système doit être l’observation, précise, rigoureuse, dégagée de toute doctrine préconçue. De l’ensemble des faits, bien établis en toute certitude, on pourra tirer a posteriori des explications synthétiques, qui seront peut-être erronées, mais où la cause d’erreur sera réparable, puisque la base est la vérité. La méthode expérimentale n’existait pas au moyen âge, où on procédait inversement par le raisonnement philosophique a priori. Mais elle apparut toute-puissante et féconde avec Galilée, Newton, Pascal, Descartes, et l’agriculture dut nécessairement participera ce grand mouvement des esprits.

On commença à instituer des expériences agricoles ; le plâtrage des prairies fut sans doute une de leurs conquêtes, et celui qui s’en fit le principal vulgarisateur et sut en démontrer l’utilité d’une façon si originale, Franklin, était en même temps qu’agronome, un expérimentateur éminent des phénomènes physiques.

La chimie demeura plus longtemps livrée aux philosophes ; ce n’est guère que notre grand Lavoisier qui sut l’en dégager tout à fait, et son génie merveilleux comprit bien de quelle utilité la science nouvelle serait pour l’agriculture.

La terre était encore au dix-huitième siècle quelque chose de mystérieux et d’impersonnel. On n’ignorait pas cependant que tantôt elle est féconde et peut porter d’abondantes récoltes, tantôt elle est stérile et se refuse à toute production ; l’empirisme avait pu définir les caractères de l’une et de l’autre, mais à cette propriété d’être bonne ou mauvaise, il était impossible d’assigner une cause justifiée.

D’ailleurs, on n’était pas mieux renseigné sur la plante : le sol lui sert-il seulement de support, ou bien lui fournit-il ses sucs nourriciers ? Et si le sol nourrit la plante, d’où vient que des récoltes énormes se succèdent sur un même champ sans en diminuer la matière ? comment peut-il se faire que dans le creux des rochers, des végétaux, parfois même de grands arbres, se développent comme sur une terre fertile ?

Pendant des siècles les hommes restèrent à côté de ces problèmes sans se les poser : c’est que jadis et en réalité jusqu’à Lavoisier, l’invariabilité de poids de la matière, cette notion qui, aujourd’hui, nous semble presque évidente, était absolument méconnue. On concevait très bien sans s’en étonner, que la petite plantule issue d’un gland donnât un chêne géant, alors même que la terre ne lui eût rien fourni. L’être vivant croissait, c’était sa destinée philosophique. La terre demeurait immuable, c’était aussi sa destinée ; quant aux variations de poids, qui donc s’en fût inquiété ?

On comprend que, dans ces conditions, l’intelligence des phénomènes agricoles fût bien difficile. On mettait du fumier, parce que le plus souvent on s’en était bien trouvé, mais on n’avait aucune idée de son rôle véritable : « Le fumier, disait Olivier de Serres, réjouit, réchauffe, dompte et rend aisées les terres. » Ce rôle thermique des engrais, qui est réel dans certaines cultures intensives, avait le plus frappé l’imagination des agronomes.

Dans ces ténèbres profondes, la chimie vint porter la lumière, en nous apprenant ce qu’est la plante et ce qu’est le sol. Aujourd’hui, nous savons que la matière de la plante ne peut venir que de la graine qui lui a donné naissance et du milieu où elle vit. Habituellement, ce milieu est la terre pour les racines, l’air pour la plante proprement dite. C’est donc de l’air et de la terre, de l’un ou de l’autre, ou bien de tous les deux, que la plante tire sa substance, dont le poids atteint parfois des millions de fois celui de la semence.

La chimie peut analyser n’importe quelle substance, c’est-à-dire reconnaître quels éléments y figurent et dans quelles proportions : elle a analysé la plante, l’air, le sol.

Les végétaux sont tous constitués par un petit nombre de corps simples. Si on chauffe dans un tube à essai un fragment de végétal, il se dégage d’abord beaucoup de vapeur d’eau, qui se condense en partie sur les parois du tube ; la matière devient noire, et il reste du charbon. C’est ainsi que l’on prépare le charbon de bois, lorsqu’on calcine le bois en vase clos, ou bien qu’on le soumet en meules à une combustion partielle très incomplète. Il y a donc, dans la plante, du carbone et les éléments de l’eau, oxygène et hydrogène.

Il y a aussi de l’azote, car si on examine de plus près les gaz qui se dégagent pendant la calcination, on y trouve de l’ammoniaque, c’est-à-dire une combinaison d’hydrogène et d’azote.

Si au lieu de calciner la plante dans un vase étroit, où l’accès de l’air est difficile, on la chauffe au contact de l’air, le charbon brûle, et il reste une matière grise bien connue, c’est la cendre, partie minérale du végétal. La cendre renferme en proportions variables un assez petit nombre de corps, de la potasse, de la chaux, de l’acide phosphorique, de la magnésie, de la silice, etc.

Ces diverses matières trouvées dans les plantes, existent aussi dans le corps des animaux, et cette coïncidence de composition ne doit pas nous étonner, puisque les animaux procèdent tous du règne végétal, directement s’ils sont herbivores, indirectement s’ils se nourrissent d’herbivores.

Ainsi :

Carbone,
Hydrogène,
Oxygène,
Azote,
Matières minérales,

tels sont les éléments constitutifs de la plante, qui nécessairement doit les tirer de l’air ou du sol.

L’air formé principalement par un mélange d’azote et d’oxygène, renferme aussi de petites quantités d’autres substances, acide carbonique, eau, ammoniaque, acide nitrique.

La composition des sols est très variable, et cette variabilité, opposée à la constance à peu près parfaite de l’atmosphère, permet déjà de prévoir leur aptitude inégale à la nourriture des plantes. Cependant on y rencontre toujours, en dose plus ou moins considérable, les matières minérales qui figurent dans les cendres végétales. On y trouve aussi de l’eau, ainsi qu’une matière organique brune, analogue en quelque manière à la substance vivante, renfermant à la fois du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène et de l’azote : c’est l’humus.

Ainsi qu’on le verra plus loin, l’air et le sol collaborent à la nutrition végétale. L’air fournit surtout le carbone, le sol donne les matières minérales et la majeure partie de l’azote ; l’eau, provenant du sol ou de l’atmosphère, apporte à la plante l’hydrogène et l’oxygène nécessaires à son développement.

Nous pouvons donc indiquer déjà dans leur ensemble les conditions de fertilité. Un sol fertile sera celui qui contient sous un état aisément utilisable tout ce qui est nécessaire pour l’alimentation du végétal en minéraux, en eau, en azote. Certains sols seront infertiles, s’il leur manque totalement ou à peu près quelque élément essentiel.

Mais on peut apercevoir qu’un nouveau problème se pose : c’est la manière de rendre fertiles les terres qui ne le sont pas. La théorie de cette amélioration est désormais très simple ; il suffira toujours de donner au sol ce qui lui manque, par des amendements ou des engrais convenablement choisis.

Toutefois il ne faudra jamais perdre de vue que l’agriculture est une industrie et non une science pure ; elle doit produire le plus possible, mais aussi le plus économiquement possible, et, dans certains cas, il pourra être avantageux de conserver sans la corriger une terre médiocre, si l’amendement de la terre ne doit pas être largement rémunéré par l’accroissement de production. Il y a là un problème économique dont la solution générale est impossible, mais qui demandera pour chaque cas particulier une discussion approfondie.

Dans cette discussion, la chimie devra servir de guide ; car elle seule peut dire ce qui manque à un sol, ce qui lui est indispensable ou ce qui lui serait seulement utile. En nous apprenant ce que chaque récolte enlève, elle nous préviendra du moment où la nécessité de l’amélioration sera manifeste.

On a dit avec quelque raison qu’un chimiste théoricien serait un très mauvais agriculteur ; cela est vrai, à moins cependant qu’il n’ait fait l’apprentissage de la pratique, et qu’il ne tienne un compte rigoureux du prix de revient. Mais, comme Davy le faisait observer dès 1825, de deux hommes également instruits dans la pratique, celui qui connaîtra la chimie réussira le mieux.