Leçons élémentaires de chimie agricole/Chapitre XI

CHAPITRE XI.

DE L’UTILITÉ DES ENGRAIS.


Étant donné un sol, naturellement peu fertile, ou épuisé par la culture, comment peut-on le modifier pour accroître le plus possible sa fertilité, de la manière la plus économique ?

Tel est le problème de l’amendement et de l’engrais, posé dans toute sa généralité. On aperçoit de suite combien sa solution sera complexe puisqu’il s’adresse au sol que nous savons être si variable par sa constitution physique, sa composition chimique, son épaisseur, sa situation climatologique. La question se complique encore des différences de cultures, les exigences du blé n’étant pas les mêmes que celles de la betterave, des fourrages, ou de la vigne.

Nous allons néanmoins essayer d’établir quelques conclusions générales. Trois cas principaux peuvent se présenter.

I. Culture d’un sol très fertile. — Considérons d’abord un sol très fertile contenant en proportions convenables de l’argile, du sable, du calcaire, de la matière humique, sur une épaisseur considérable, un mètre par exemple ; supposons, en outre, que l’analyse chimique y indique la présence de doses notables de matières nutritives, 1 kilogramme de terre fine renfermant, par exemple :

2 grammes d’azote,
2 d’acide phosphorique,
2 de potasse,
20 de chaux.

Dans une terre semblable, une récolte quelconque sera abondante, et le rendement, considérable au début, se maintiendra sans le secours d’aucun engrais. Ceci nous apprend que la dose annuelle de principes devenus assimilables surpasse ou du moins égale les besoins de la récolte.

Si à un tel sol, nous ajoutons un engrais complet, c’est-à-dire contenant à la fois toutes les matières nutritives indispensables, potasse, acide phosphorique, chaux, azote, en résultera-t-il un accroissement de récolte ? En général, non, ou du moins cet accroissement serait minime et hors de proportion avec la dose de matières fournies. Économiquement, l’addition d’engrais serait déplorable. Il est donc inutile d’en fournir à des sols très fertiles.

II. Culture d’un sol qui ne manque que d’un des éléments de fertilité. — Supposons une terre, réunissant l’ensemble des conditions de fertilité, mais dénuée ou insuffisamment pourvue d’un des éléments nutritifs nécessaires ; dans ce cas, la récolte obtenue sera faible. Mais si on fournit à ce sol l’élément qui lui manque, la fertilité reparaît, et les récoltes deviennent abondantes.

Ainsi, certaines terres sédimentaires d’origine volcanique, sont riches à la fois en acide phosphorique, en potasse, en chaux, mais pauvres ou médiocrement riches en azote : alors, l’addition d’engrais azotés les rendra très fertiles[1].

Dans les contrées granitiques, on trouve quelquefois des sols, qui améliorés jadis par des apports très importants de matières calcaires, n’ont besoin que d’acide phosphorique pour montrer, au lieu d’une stérilité relative, une fécondité remarquable.

À certaines alluvions très calcaires, il ne manque que de la potasse, et l’addition d’un engrais riche en cette substance, développe la fertilité, qui demeurait à peu près nulle, tant que la potasse faisait défaut.

Mais il serait tout à fait superflu d’ajouter, en même temps que l’élément absent, les autres matières qui se trouvent eu quantité suffisante ; la fertilité n’en serait augmentée que dans des proportions très faibles.

Un défaut physique de la terre ou bien l’existence d’une cause nuisible à la végétation produisent des effets analogues à l’absence d’un des principes nutritifs nécessaires ; ils suffisent pour rendre presque stérile un sol richement pourvu.

Dans une terre excellente qui demeure imprégnée par les eaux souterraines, l’air ne pénètre plus au voisinage des racines, la végétation languit et devient même impossible. Aucun engrais ne serait capable de restituer la fertilité qui, en réalité, existe toujours ; il faut pour la faire apparaître, supprimer la cause de souffrance en débarrassant le sol des eaux stagnantes qui y séjournent ; le drainage rétablira la fertilité.

Dans une terre trop sèche, la nutrition végétale ne peut avoir lieu faute d’eau. Alors l’irrigation s’impose ; si elle est impossible sous un climat constamment sec, les richesses nutritives de la terre demeurent sans emploi.

Il peut arriver aussi qu’un sol très riche en azote, en potasse, en acide phosphorique et même en chaux, ni trop sec, ni trop humide, ne fournisse néanmoins qu’une végétation languissante qui semble réclamer le secours d’engrais extérieurs. C’est lorsque le calcaire (carbonate de chaux) fait complètement défaut, la chaux se trouvant entièrement combinée soit à l’acide phosphorique, soit aux principes humiques ; dans ce cas la nitrification, la transformation par les microorganismes de l’azote du sol en azote assimilable, ne peut pas avoir lieu et tout se passe comme si la terre, très riche en azote, n’en contenait pas du tout. Vainement on y porterait du fumier de ferme, des déchets animaux, du guano, la provision d’azote humique s’accroîtra seulement sans bénéfice pour les récoltes. La situation n’est pourtant pas sans remède. On pourra fournir à la végétation l’acide nitrique tout fait, sous forme de nitrates distribués au sol comme engrais. Mais le plus souvent il sera bien plus avantageux de faire disparaître la cause d’immobilisation de l’azote en ajoutant à la terre une dose suffisante de calcaire divisé ; c’est ce que réalisent les opérations du chaulage, du marnage. La méthode analytique de M. de Mondésir fournit pour cette pratique des indications précieuses[2].

III. Culture dans un sol moyen ou médiocre. — Supposons un sol ordinaire de bonne constitution physique et renfermant par kilogramme de terre fine :

de 0gr5 à 1 gramme d’azote,
de 0gr5 à 1 d’acide phosphorique,
de 1 à 5 de chaux,
de 1 à 2 de potasse.

Sur un tel sol, la culture des céréales pratiquée sans engrais donne habituellement des rendements peu élevés qui, d’année en année, vont en diminuant. Pour les terres des champs d’étude de Rothamsted, qui s’écartaient peu du type précédent, la culture du blé poursuivie pendant plus de quarante années sans aucune fumure a donné lieu, comme on l’a vu plus haut, à un décroissement lent mais régulier. Dans ces conditions, il est visible que la faiblesse de rendement et son abaissement progressif proviennent d’un défaut de matières nutritives : on peut prévoir que l’addition simultanée de toutes ces matières accroîtra la fertilité. C’est ce que démontre la pratique habituelle, c’est ce qui ressort aussi avec une précision remarquable des expériences agricoles exécutées par MM. Lawes et Gilbert, à Rothamsted et à Woburn, pendant une longue période.

Expériences de Rothamsted et Woburn. — Nous indiquons ci-dessous quelques-uns des résultats obtenus dans la culture du blé.

Les nombres inscrits sont toujours les moyennes des résultats obtenus pendant trente années de culture ; les écarts dus aux influences atmosphériques sont énormes d’une année à l’autre. Ainsi, à Woburn, le rendement par hectare sans fumure a varié de 24 hectolitres à 6hl7. Ces variations montrent bien clairement que la valeur des expériences culturales n’est réelle que si elles embrassent une longue période, ce qui est le cas de celles qui nous occupent.

Les engrais mis en œuvre dans ces essais ont consisté en engrais minéral employé seul ou conjointement avec une fumure azotée. L’engrais minéral fourni chaque année se composait par hectare de :

72 kilogrammes d’acide phosphorique (à l’état de
superphosphate de chaux),
112 kilogrammes de potasse (à l’état de sulfate),
avec 112 kilogrammes de sulfate de soude
et 112 kilogrammes de sulfate de magnésie.

La fumure azotée appliquée à dose variable consistait soit en sulfate d’ammoniaque, soit en nitrate de soude, employés en couverture. Dans quelques expériences l’engrais azoté a été fourni seul, sans addition préalable d’aucune fumure minérale.

Rendements moyens en blé et paille, obtenus à Rothamsted (1852-1883).
ENGRAIS
fourni chaque année
par hectare.
BLÉ
(en hectolitres).
PAILLE
(en quintaux métriques).
Hectolitres. En plus que sans fumure. Poids. En plus que sans fumure.
h. h. qm. qm.
Sans fumure 12,2 » 17,9 »
Engrais minéral seul 14,2 02,0 19,4 01,5
Id. + 48 kil. azote ammoniacal 22,8 10,6 41,6 23,7
Id. + 96 kil. azote ammoniacal 31,0 18,8 65,7 47,8
Id. + 144 kil. azote ammoniacal 35,5 23,3 73,9 56,0
Id. + 96 kil. azote nitrique 33,8 21,6 70,7 52,8
Rendements moyens obtenus à Woburn.
h. h. qm. qm.
Sans fumure 15,3 » 21,8 »
Engrais minéral seul 15,9 00,6 22,9 01,1
48 kilog. azote ammoniacal 22,8 07,5 31,1 09,3
48 kilog. azote nitrique 21,6 06,3 31,7 09,9
Engrais minéral, plus 48 kilog. azote ammoniacal 28,3 13,0 40,2 18,4
Engrais minéral, plus 48 kilog. azote nitrique 29,1 13,8 43,5 21,7

L’examen de ces tableaux établit bien nettement l’influence des engrais sur la culture du blé dans des terres de fertilité moyenne. Par l’addition combinée des fumures minérales et azotées, le rendement a pu s’accroître dans une proportion notable. À Rothamsted, il est à peu près triple de celui obtenu sans engrais. À Woburn, terre meilleure, il a presque doublé : l’efficacité des fumures a été moins grande parce que, la dose de matières nutritives fournies aux récoltes par la terre seule étant plus importante qu’à Rothamsted, la nécessité d’un secours extérieur était moins impérieuse.

L’engrais minéral employé seul n’a pas produit grand effet, tandis que les fumures azotées appliquées seules ont déterminé à Woburn une amélioration notable des rendements. Sur des terres moyennes la culture des céréales réclame donc principalement des additions d’azote.

Mais les résultats sont de beaucoup meilleurs dans l’emploi simultané des deux fumures minérale et azotée.

Quant à la forme d’emploi de l’azote assimilable ainsi fourni à la terre, azote ammoniacal ou azote nitrique, il semble qu’elle soit assez indifférente, bien que cependant dans ces expériences l’azote nitrique paraisse conserver quelque avantage.

L’addition au sol de quantités croissantes d’engrais détermine des rendements qui vont en augmentant, et lorsque les poids d’engrais employés ne sont pas trop considérables, l’accroissement de récolte est à peu près proportionnel à ces poids. Mais au-delà d’une certaine limite, la proportionnalité disparaît, et l’excédant fourni par une quantité nouvelle de fumure, va constamment en diminuant, de telle sorte que cette addition devient très désavantageuse.

Ainsi, à Rothamsted, avec une fumure minérale constante, 48 kilogrammes d’azote ammoniacal ont, par hectare, accru la récolte de blé de 8h6.

48 kilogrammes de plus déterminent un accroissement à peu près égal, savoir : 8h2.

Mais 48 kilogrammes ajoutés en plus n’accroissent le rendement que de 4h5, et 48 kilogrammes nouveaux ne détermineraient qu’une augmentation à peu près nulle, insuffisante pour compenser les frais d’achat de l’engrais.

Le calcul est aisé à faire.

48 kilogrammes d’azote ammoniacal, à 1 fr. 60 le kilogramme, valent 77 francs environ.

Avec 77 francs d’engrais azoté on obtient donc en plus 8h6 de blé qui, supposés vendus à 19 francs, valent 163 francs.

77 francs de plus donnent 8h2, valant 156 francs.

77 francs en plus donnent seulement 85 francs, c’est-à-dire sensiblement le prix d’achat de l’engrais ; le gain réalisé serait ici trop faible pour justifier la dépense supplémentaire d’engrais et compenser les légères plus-values de main d’œuvre. Au-dessus de 144 kilogrammes, l’opération serait devenue déplorable.

On voit donc qu’après une certaine limite, l’addition d’engrais ne produit plus aucun effet utile. Il est impossible à grand renfort de fumures, de multiplier indéfiniment la production végétale ; diverses causes naturelles s’y opposent ; en particulier l’espace nécessaire à chaque végétal en limite forcément le nombre et chacun d’eux ne peut dépasser un certain développement individuel.

Dans la culture pratique, il faut toujours que la valeur de l’accroissement de récolte dû à la fumure surpasse les frais d’achat et de distribution de cette fumure.

C’est là un problème éminemment variable, dont la solution ne saurait être fournie d’une manière générale. Le plus souvent, jusqu’à une certaine dose, l’engrais est économiquement utile ; au delà, il peut encore accroître la récolte, mais aux dépens du cultivateur. Quant à cette limite, elle variera nécessairement selon les prix relatifs d’achat des engrais et de vente des récoltes. Elle variera aussi avec la nature du sol cultivé. Ainsi qu’on l’a dit plus haut, dans certains sols très fertiles, bien pourvus de tous les éléments nécessaires, il arrivera souvent que toute addition d’engrais serait désavantageuse. Il en serait de même fréquemment dans des terres de très mauvaise qualité.

Méthodes qui permettent de reconnaître si une terre réclame des engrais. — Nous venons de voir que le plus souvent il est avantageux de fournir des matières fertilisantes : azote, acide phosphorique, chaux, potasse, à une terre de richesse moyenne qui ne contient pas une quantité suffisante de ces principes disponibles. Si l’un d’eux est abondant, il est inutile d’en fournir tant que cette abondance subsiste et n’a pas été supprimée par la culture prolongée.

De la prétendue loi de restitution. — Certains agronomes ont posé comme une loi nécessaire, et cette opinion est encore assez répandue, qu’il est indispensable de restituer à la terre tous les matériaux nutritifs que les récoltes annuelles lui enlèvent. L’utilité de la restitution est bien visible quand il s’agit d’un sol pauvre ou fatigué : même, dans ce cas, la restitution ne suffit pas, et une amélioration plus importante est habituellement désirable.

Mais à une terre riche en azote, ou en acide phosphorique, ou en potasse, fournir de nouveau ces principes sous prétexte que les récoltes en ont emporté une certaine dose, c’est ensevelir inutilement dans le sol la valeur de ces matières ; les terres riches sont, en réalité, une mine de principes fertilisants que l’agriculture exploite, comme l’industrie exploite les gîtes métallifères. Tant que la fertilité subsiste, il est inutile de chercher à combler les vides que la culture a faits dans le sol ; tant qu’un des éléments fondamentaux se trouve en abondance dans le sol, il est inutile de rajouter dans les fumures. Il ne convient de fournir par l’engrais que les éléments contenus en quantité trop petite.

La fumure ne doit être en général qu’un aide de la fertilité naturelle.

Dans un sol très riche, elle est inutile et par conséquent désavantageuse.

Dans un sol tout à fait infertile, il en serait de même, car il faudrait ajouter des quantités d’engrais trop considérables, dont la valeur dépasserait notablement celle des récoltes. L’amélioration des sols stériles doit en général être réalisée progressivement, principalement par la culture forestière, très peu exigeante, qui enrichit lentement la terre arable aux dépens des couches profondes et aussi de l’azote atmosphérique.

Il est très important pour la pratique de pouvoir reconnaître si une terre exige le secours d’engrais et si elle réclame également les divers principes : azote, potasse, chaux, acide phosphorique. Ces besoins ne sauraient d’ailleurs être absolus et s’appliquer d’une manière générale à toutes les cultures.

La solution de cette question est malheureusement fort délicate. Pour y répondre, on peut s’appuyer :

1° Sur l’aspect des récoltes ;

2° Sur l’analyse chimique de la terre ;

3° Sur des essais culturaux directs.

1° Aspect des récoltes. — L’observation des récoltes peut fournir quelques renseignements utiles sur les besoins nutritifs de la terre qui les porte.

La teinte jaunâtre des feuilles au printemps, est généralement l’indication d’une insuffisance d’azote.

Si après une végétation herbacée vigoureuse, les céréales donnent des épis maigres et mal garnis, on peut conclure au défaut d’acide phosphorique.

La réussite du trèfle ou du sainfoin sans fumures indique l’abondance de la potasse et de la chaux ; celle de la pomme de terre prouve une richesse relative en acide phosphorique et potasse.

La végétation spontanée fournit aussi de précieuses indications (voir page 60) ; le coquelicot, le chardon, etc., dénotent la présence du calcaire dont au contraire les prêles, l’oseille, marquent l’absence ; les légumineuses indiquent du calcaire, ainsi qu’une notable proportion de potasse.

2° Analyse du sol. — L’analyse chimique du sol fournit des règles beaucoup plus précises.

Azote. — Si le calcaire manque tout à fait, la richesse azotée est à peu près indifférente, puisqu’elle demeure inutilisée faute de nitrification ; il faut alors nécessairement, ou ajouter de l’azote assimilable, principalement sous forme de nitrate, ou fournir du calcaire en quantité suffisante, pour qu’il en demeure une certaine dose à l’état libre.

Si la terre contient du calcaire, son azote est utilisable par les récoltes. Quand la proportion d’azote dépasse 2 grammes par kilogramme de terre fine, il est en général tout à fait inutile sinon nuisible, de fournir des engrais azotés.

De 1gr5 à 2 grammes, l’utilité d’addition d’azote est variable, et le plus souvent peu marquée.

De 0gr5 à 1gr5, les fumures azotées sont très avantageuses, principalement au voisinage de 1 gramme.

Au-dessous de 0gr5 d’azote, la pauvreté de la terre est habituellement trop grande pour que la fumure soit rémunératrice.

Acide phosphorique. — Un sol renfermant par kilogramme plus de 2 grammes d’acide phosphorique, ne profite pas habituellement d’une addition de ce principe.

La fumure de phosphates donne encore peu de résultats dans des terres qui contiennent de 1 à 2 grammes.

Au contraire, les résultats sont bons au-dessous de 1 gramme ; très bons pour les sols encore plus pauvres, qui ne possèdent que 0gr5 (et moins) d’acide phosphorique par kilogramme de terre fine ; alors les engrais phosphatés sont absolument indispensables.

Potasse. — Si la terre renferme moins de 1 gramme de potasse par kilogramme, l’usage des fumures potassiques s’impose nécessairement. De 1 gramme à 1gr5 elles donnent encore des résultats favorables ; au-dessus de 1gr5, elles paraissent être superflues.

Chaux. — La forte teneur en chaux est une bonne condition de fertilité de la terre ; mais ce dont il faut surtout se préoccuper, c’est de la présence du carbonate de chaux libre. Si l’analyse chimique du sol y indique du calcaire libre intimement disséminé dans toutes ses parties, il sera en général inutile de se préoccuper de fumures calcaires. Si le calcaire libre fait défaut, il est très avantageux d’en fournir en quantité suffisante, pour saturer tous les produits acides de la matière humique, de telle manière qu’une certaine dose de calcaire subsiste dans le sol amendé.

3° Essais culturaux. — L’analyse chimique de la terre ne conduit pas toujours à des résultats satisfaisants, car elle ne peut nous renseigner sur le degré d’assimilabilité et de dissémination des principes nutritifs de la terre[3]. Un procédé plus exact, qui a été recommandé par M. G. Ville, puis par M. Joulie, consiste à apprécier les besoins du sol, par des essais culturaux pratiqués sur ce sol lui-même.

Sur un certain nombre de parcelles du même champ, on cultive une même plante, à l’aide d’un engrais différent.

Voici, par exemple, de quelle manière peuvent être organisés ces essais.

Sur la partie du champ qui représente le mieux sa composition moyenne, on trace un carré de 43 mètres de côté, et on le divise par des chemins larges de 1 mètre, en 16 carrés égaux, ayant chacun un are de superficie[4]. Sur la terre des carrés, convenablement travaillée, on répand, à l’automne, des doses connues de principes fertilisants, ces doses variant d’ailleurs avec la nature de la récolte à produire.

Par exemple, pour la culture du blé, l’azote sera distribué à raison de 70 kil. par hectare, soit 0kil7 sur chacun des carrés qui doivent en recevoir ; il sera fourni de préférence sous forme de sulfate d’ammoniaque.

L’acide phosphorique doit être distribué à raison de 60 kilogrammes par hectare, soit 0kil6 par carré recevant une fumure phosphatée ; on se servira avec avantage de phosphate de chaux précipité ou de scories de déphosphoration.

La potasse sera fournie à raison de 60 kilogrammes par hectare, soit 0kil6 par carré fumé ; on la prendra de préférence à l’état de sulfate de potasse.

La chaux est distribuée en certaine quantité en même temps que l’acide phosphorique qui lui est combiné ; mais on devra, dans quelques essais, en donner des quantités plus importantes, à raison de 100 kilogrammes par hectare, soit 1 kilogramme par petite pièce fumée. Si la terre n’est pas acide, on pourra avantageusement la fournir sous forme de sulfate de chaux ou plâtre ; si la terre était acide, il conviendrait de donner la chaux à l’état de chaux vive ou de marne.

Les fumures seront réparties sur les carrés, comme l’indique la figure ci-jointe :

On a ainsi réalisé toutes les combinaisons possibles de fumures, depuis l’absence totale d’engrais sur le carré n° 1 jusqu’à la réunion des quatre fumures sur le carré n° 16.

Tous les carrés, ayant été ensemencés soigneusement de la même manière, ne tardent pas à présenter des aspects différents, qui rendent visible l’action relative des divers modes d’engrais. À la moisson, on recueille à part et on pèse le produit de chaque parcelle en paille et en grains. La comparaison des récoltes ainsi obtenues donne des indications sur l’influence spéciale des principes nutritifs ajoutés ; si, pour quelques-uns, elle est peu marquée ou même insensible, c’est que le sol en possédait suffisamment et qu’il est superflu de lui en fournir.

Des essais semblables peuvent être institués pour les diverses cultures ; mais il sera préférable de fournir les éléments fertilisants à des doses différentes. Pour la vigne, on les distribuera à raison de :

20 kilogr. par hectare pour l’azote ;
30 l’acide phosphorique ;
80 tapotasse ;
100 la chaux.

On pourra mesurer les poids de raisins produits par chaque parcelle, en même temps que le degré glucométrique du moût qu’ils fournissent.

Quand la terre du champ produit une vive effervescence sous l’action des acides, l’addition de calcaire n’exerce habituellement aucun effet ; on peut supprimer les parcelles 9 à 16 en ne conservant que les huit premières.

Besoins spéciaux des diverses cultures. — Dans les sols de fertilité uniformément médiocre, il convient le plus souvent de restituer à la terre, par l’engrais, les principes nutritifs qui ont été enlevés par les récoltes. La composition de ces dernières[5] nous renseigne donc en quelque manière sur les quantités d’éléments fertilisants qui doivent être fournies au sol pour soutenir sa fertilité.

Le froment, et en général les céréales sont très sensibles aux engrais azotés, qu’ils réclament le plus souvent, mais ils n’en redoutent pas moins un excès d’azote ; la pratique agricole a montré que, pour ma terre ordinaire, le froment devait recevoir de 60 à 80 kilogrammes d’azote ; le seigle, l’orge, l’avoine, se contentent de 80 à 40 kilogrammes par hectare.

Les betteraves, et d’une manière générale les cultures de racines, consomment plus d’azote que les céréales, mais en réalité ne sont guère plus exigeantes, parce qu’elles savent très bien s’assimiler l’azote du sol ; une dose d’azote de 80 kilogrammes par hectare est suffisante et ne doit pas être dépassée.

Le maïs, le lin, les pommes de terre ne demandent généralement que 25 à 30 kilogrammes d’azote.

Quant à la vigne, sauf dans des sols très pauvres, elle a rarement besoin d’engrais azotés, ou du moins il convient de les lui ménager.

Les légumineuses ne profitent nullement de l’azote fourni par les fumures, et leur nutrition azotée est amplement assurée par l’azote atmosphérique, fixé par l’intermédiaire des microbes du sol.

Les prairies naturelles, en grande partie formées par des graminées, ne reçoivent utilement des engrais azotés que lorsqu’elles sont établies depuis peu de temps. Dans les prairies anciennes, l’enrichissement spontané de la terre en azote démontre bien qu’il serait superflu de lui en apporter.

L’addition d’acide phosphorique à la dose de 50 à 80 kilogrammes par hectare produit toujours de bons effets pour n’importe quelle culture. La vigne peut se contenter de quantités moins importantes.

Quant à la potasse, il convient de ne pas dépasser 80 kilogrammes par hectare, sauf pour le topinambour et la pomme de terre, qui peuvent quelquefois profiter de fumures potassées plus importantes.

La chaux sera avantageusement distribuée à dose minima de 100 kilogrammes à l’hectare pour toute espèce de cultures ; mais les prairies naturelles, les légumineuses fourragères, sont les plus sensibles à la richesse du sol en cet élément. Nous devons, en passant, signaler spécialement l’influence du plâtre (sulfate de chaux) sur la culture des prairies artificielles, trèfles, luzernes, sainfoins ; on le répand sur les plantes elles-mêmes a raison de 300 à 500 kilogrammes par hectare. La théorie du plâtrage est assez discutée ; il est probable que son utilité provient à la fois de la chaux et de l’acide sulfurique renfermés dans le plâtre, qui viennent concourir à la nutrition des légumineuses[6].

Fumure exagérée de la terre. — L’addition à la terre de quantités exagérées de principes nutritifs n’a pas pour conséquence une augmentation corrélative des récoltes. Au-dessus d’une certaine dose, déterminée par la nature du sol et par le genre de culture, les engrais ne produisent plus aucun effet utile et sont distribués en pure perte.

Quelquefois, il est vrai, ils peuvent demeurer enfouis dans la terre, à la disposition des récoltes futures ; la fertilité foncière du champ se trouverait ainsi augmentée. Mais cette mise en réserve n’a pas toujours lieu, et d’ailleurs l’accumulation excessive de matières nutritives peut produire sur les récoltes elles-mêmes des effets fâcheux.

Conservation dans le sol des engrais non utilisés par les récoltes. — La persistance au sein de la terre des engrais non utilisés par la végétation est extrêmement variable avec la nature de ces engrais[7].

Engrais azotés. — Les nitrates ne se conservent pas d’une année à l’autre ; les pluies d’automne ou d’hiver emportent vers les régions souterraines les nitrates qui ont échappé à la nutrition des récoltes.

Les sels ammoniacaux peuvent se maintenir plus ou moins bien dans une terre moyenne, pourvue à la fois d’argile, d’humus et de calcaire ; dans un tel sol, ils donnent lieu à la formation de carbonate d’ammoniaque qui demeure fixé sur les particules d’argile ou de matière humique ; néanmoins, une certaine proportion nitrifie en automne et peut dès lors être entraînée par les fortes pluies.

Dans des terres insuffisamment pourvues d’argile ou d’humus, la fixation ne peut avoir lieu, et les sels ammoniacaux ne résistent guère mieux que les nitrates.

Dans des sols qui manquent de calcaire, le changement en carbonate du sel employé ne peut se produire, et l’immobilisation n’est pas possible, à moins que l’engrais fourni n’ait été précisément constitué par du carbonate d’ammoniaque.

Les engrais azotés lents, formés de matières animales ou végétales, sont comparables à la matière azotée de l’humus, et se conservent un peu comme celui-ci. Dans les terres fortes très argileuses, leur durée est très grande ; dans les calcaires, dénués d’argile, ils nitrifient promptement, et la pluie enlève des quantités très importantes des nitrates produits.

Engrais phosphatés. — Les phosphates insolubles enfouis dans le sol y gardent leur insolubilité, et peuvent par conséquent se conserver longtemps. Les phosphates solubles ne tardent pas à perdre, au contact des matières terreuses, cette solubilité, et leur maintien est donc habituellement assuré.

Il faut exclure pourtant le cas assez rare où ces phosphates seraient fournis à une terre exclusivement formée par du sable siliceux.

Engrais potassiques. — Les sels de potasse sont retenus énergiquement par les particules terreuses, dans un sol normal suffisamment pourvu d’argile, d’humus, de calcaire. Si celui-ci fait défaut, la conservation ne peut avoir lieu que pour le carbonate de potasse, et non pour le chlorure de potassium, ou le sulfate potassique.

Dans des calcaires, ou dans des sables siliceux, la fixation ne se produit pas, et les eaux pluviales emportent la totalité des sels de potasse qui ont échappé à la nutrition des récoltes.

Engrais calcaires. — La chaux ajoutée en excès dans les fumures ne demeure jamais fixée sur la terre, et l’action de la pluie tend constamment à l’enlever peu à peu.

Inconvénients pour les récoltes d’une fumure excessive.L’excès d’acide phosphorique n’a jamais d’inconvénients pour les récoltes : celles-ci ne peuvent que profiter de son abondance en utilisant la proportion qui leur convient. Le reste demeure fixé au sol, les eaux pluviales n’en enlèvent habituellement que des traces négligeables. On peut donc sans danger confier à la terre de très fortes doses d’acide phosphorique.

Les engrais calcaires employés en excès n’exercent aucun effet fâcheux sur la végétation ; mais nous avons dit plus haut que leur conservation était peu assurée.

Au contraire, il faut éviter soigneusement l’emploi de quantités excessives d’azote ou de potasse.

L’exagération des fumures potassiques contrarie généralement le développement normal des récoltes : la potasse employée à forte dose constitue pour les plantes un véritable poison. Le rendement des céréales s’affaisse, la richesse saccharine des betteraves s’affaiblit. La pomme de terre ne paraît pas souffrir, au moins dans une certaine mesure, des engrais potassiques employés en excès.

Une nutrition azotée trop abondante produit également dans les cultures un grand nombre d’effets fâcheux.

D’une manière générale, l’excès d’engrais azotés augmente dans une forte proportion la production des feuilles, mais diminue notablement la valeur de la récolte proprement dite : la maturité est retardée, circonstance fréquemment défavorable, qui peut occasionner l’échaudage des céréales, la pourriture des racines fourragères, la mauvaise qualité des foins de prairie, les maladies cryptogamiques du raisin.

La richesse en sucre des betteraves, des raisins, se trouve abaissée : les fibres textiles du lin ou du chanvre sont moins résistantes.

Les céréales sont très exposées à la verse ; et cet accident fâcheux se produit fréquemment sur les défrichements de luzerne, dont la terre possède toujours une très forte proportion d’azote.

Enfin les engrais azotés, répandus à haute dose, poussent beaucoup aux mauvaises herbes.

C’est pour ces deux dernières raisons que, dans les assolements entretenus au moyen du fumier de ferme, on donne celui-ci à une culture sarclée qui ouvre la rotation.




  1. La culture des légumineuses peut dans ce cas remplacer l’addition d’engrais azotés.
  2. Voir page 132.
  3. Voyez page 137.
  4. Dans des pièces peu étendues, on peut se contenter de petits carrés de 5 mètres de côté, ayant par conséquent une surface quatre fois plus faible.
  5. Voir le chapitre ix.
  6. Des expériences récentes paraissent établir que le plâtrage facilite notablement la fixation de l’azote atmosphérique dans les nodosités des racines de légumineuses.
  7. Les résultats qui suivent ont été développés d’une manière plus étendue dans le chapitre iv, pages 69 et suivantes, et dans le chapitre v.