Lazare (Auguste Barbier)/Bedlam
Ah ! la mer est terrible au fort de la tempête,
Lorsque levant aux cieux sa vaste et lourde tête,
Elle retombe et jette aux peuples consternés
Des cadavres humains sur des mâts goudronnés ;
L’incendie est terrible autant et plus encore,
Quand de sa gueule en flamme il étreint et dévore
Comme troupeaux hurlans les immenses cités.
Mais ni le feu ni l’eau dans leurs lubricités
Et les débordemens de leur rage soudaine,
D’un frisson aussi vif ne glacent l’âme humaine
Et ne serrent le cœur, autant que le tableau
Qu’offrent les malheureux qui souffrent du cerveau,
L’aspect tumultueux des pauvres créatures
Qui vivent, ô Bedlam ! sous tes voûtes obscures !
Quel spectacle en effet à l’homme présenté,
Que l’homme descendant à l’imbécillité !
Voyez et contemplez ! Ainsi que dans l’enfance
C’est un torse tout nu retombant en silence
Sur des reins indolens, — des genoux sans ressorts,
Des bras flasques et mous, allongés sur le corps
Comme les verts rameaux d’une vigne traînante ;
Puis la lèvre entr’ouverte et la tête pendante,
Le regard incertain sur le globe des yeux,
Et le front tout plissé comme le front d’un vieux ;
Et pourtant il est jeune. — Oui ; mais déjà la vie,
Comme un fil, s’est usée aux doigts de la Folie ;
Et la tête, d’un coup, dans ses hébêtemens.
Sur le reste du corps a gagné soixante ans.
Ce n’est plus désormais qu’une machine vile
Qui traîne, sans finir, son rouage inutile ;
Pour lui le ciel est vide et le monde désert ;
L’été, sans l’émouvoir, passe comme l’hiver ;
Le sommeil, quand il vient, ne lui porte aucun rêve ;
Son œil s’ouvre sans charme au soleil qui se lève ;
Il n’entend jamais l’heure, et vit seul dans le temps
Comme un homme la nuit égaré dans les champs ;
Enfin, toujours muet, la salive à la bouche,
Incliné nuit et jour, il rampe sur sa couche ;
Car, le rayon divin dans le crâne obscurci,
L’homme ne soutient plus le poids de l’infini ;
Loin du ciel il s’abaisse et penche vers la terre :
La matière sans feu retourne à la matière.
Maintenant, écoutez cet autre en son taudis ;
Sur sa couche en désordre et quels bonds et quels cris !
Le silence jamais n’habite en sa muraille ;
La fièvre est toujours là le roulant sur la paille,
Et promenant, cruelle, un tison sur son flanc ;
Ses deux yeux retournés ne montrent que le blanc ;
Ses poings, ses dents serrés ont toute l’énergie
D’un ivrogne au sortir d’une sanglante orgie.
S’il n’était pas aux fers, ah ! malheur aux humains
Qui tomberaient alors sous ses robustes mains !
Malheur ! la force humaine est double en la démence.
Laissez-la se ruer en un espace immense ;
Libre, elle ébranlera les pierres des tombeaux,
Des plus hauts monumens les solides arceaux ;
Et ses bras musculeux et féconds en ruines
Soulèveraient un chêne et ses longues racines ;
Mais, couché sur la terre, en éternels efforts
Le malheureux s’épuise, et devant ses yeux tords
Le mal, comme une roue aux effroyables jantes,
Agite de la pourpre et des lames brûlantes ;
Et la destruction, vautour au bec crochu,
Voltige, nuit et jour, sur son front blême et nu ;
Puis les longs hurlemens, les courts éclats de rire,
Comme sillons de feu, traversent son délire.
Mais le pire du mal en ce vagissement,
Le comble de l’horreur n’est pas le grincement
Du délire chantant sa conquête sublime
Par le rude gosier de sa triste victime,
C’est la mort toujours là, la mort toujours auprès,
Frappant l’être à demi sans l’achever jamais.
Et telles sont pourtant nos colonnes d’Hercule,
Les piliers devant qui tout s’arrête ou recule,
Les blocs inébranlés où les générations,
L’une après l’autre, vont fendre et briser leurs fronts ;
Le dilemme fatal aux plus sages des hommes,
Le rendez-vous commun de tous tant que nous sommes,
Où l’un vient pour avoir trop vécu hors de soi,
Et n’être en son logis resté tranquille et coi,
L’autre, parce qu’il a regardé sans mesure
Dans l’abîme sans fond de sa propre nature ;
Celui-ci par le mal, celui-là par vertu ;
Tous, hélas ! quel que soit le mobile inconnu,
Par l’éternel défaut de notre pauvre espèce,
La misère commune et l’humaine faiblesse ;
Et, de ce large cercle où tout semble aboutir,
Où les deux pieds entrés, l’on ne peut plus sortir ;
Où, gueux, roi, noble et prêtre, enfin la tourbe humaine
Tourne au souffle du sort comme une paille vaine ;
La porte la plus grande et le plus vaste seuil
Par où passe le plus de monde, c’est l’orgueil,
L’orgueil, l’orgueil impur, est la voie insensée
Qui, de nos jours, conduit presque toute pensée
À l’inepte folie ou l’aveugle fureur…
Ô Bedlam ! monument de crainte et de douleur !
D’autres pénétreront plus avant dans ta masse ;
Quant à moi, je ne puis que détourner la face,
Et dire que ton temple, aux antres étouffans,
Est digne, pour ses dieux, d’avoir de tels enfans,
Et que le ciel brumeux de la sombre Angleterre
Peut servir largement de dôme au sanctuaire.