Lausanne à travers les âges/Vie à Lausanne/04

Collectif
Librairie Rouge (p. 200-206).


IV


Les cercles, les journaux, les sociétés de développement, les cafés.

Il existe à Lausanne plusieurs cercles. Le plus ancien est celui de l’Arc[1] Il occupe, à l’entrée de la promenade de Montbenon, un pavillon avec une terrasse ombragée de beaux tilleuls et jouissant d’une vue très étendue sur le lac. C’est le rendez-vous des avocats, des médecins, des banquiers, des hommes de lettres, des journalistes, des magistrats, etc. Le Cercle littéraire a acquis en 1819, sur la place Saint-François, l’immeuble où se trouve le Bazar vaudois ; on y rencontrait naguère les anciens officiers au service de France et de Naples, aujourd’hui c’est l’élément professeur qui y domine. Le Cercle de Beau-Séjour possède l’ancienne villa Steiner où Bonaparte fut reçu en 1800, lors de son passage à Lausanne. Ce cercle est celui où vont, de préférence, les négociants. Les Jeunes commerçants ont aussi le leur, rue Centrale n° 1. L’Union chrétienne a des salles de lecture et une salle de gymnastique, qui sont sa propriété, au Pré du Marché. Le Cercle anglais, à l’avenue d’Ouchy, a une petite salle de spectacles. Vient ensuite le Cercle démocratique, à la rue Chaucrau, enfin la Maison du peuple qui appartient à un philanthrope, M. Antoine Suter-Ruffy : c’est le rendez-vous, non seulement des ouvriers, mais de nombreux Lausannois de toutes les classes de la population. Il s’y donne chaque hiver des conférences et des concerts populaires très fréquentés ; les professeurs et les virtuoses du pays s’y font entendre ; les apôtres du socialisme : les Lauquex, les Bertoni, les van der Weld, les Sébastien Laure, les Naine, les Sigg y ont exposé leurs théories.

Il y a à Lausanne deux loges maçonniques : 1° Espérance et Cordialité, fondée en 1821. Ses réunions ont lieu dans un bâtiment qu’elle possède sur la place de la Cathédrale. 2° La loge Liberté, fondée en 1871, est propriétaire d’un immeuble sis à la rue de la Caroline. Les deux loges réunies comptent environ trois cents membres.

Dans les vingt-cinq imprimeries de Lausanne se publient environ soixante-dix journaux et revues. Nous ne mentionnerons que les plus importants. La doyenne de la presse lausannoise est la Feuille d’avis, fondée en 1762. Simple feuille d’annonces au début, elle se mit à publier le compte rendu des séances du Conseil communal, puis des variétés et enfin, une fois parvenue à l’âge de cent dix ans, elle entreprit de donner chaque jour des nouvelles ; sorte de tribune accessible, au début, à toutes les opinions, elle est devenue, plus tard, l’un des organes du parti démocratique.

Intérieur des prisons du district (1905)

Viennent après, par rang d’âge : La Bibliothèque universelle, qui, avant 1866, se publiait à Genève. Elle est assez répandue à l’étranger, son centenaire a été célébré en 1896. La Gazette de Lausanne, fondée en 1798 par Miéville, l’une des victimes des rigueurs bernoises, est demeurée constamment fidèle au parti conservateur, aujourd’hui appelé libéral. Le Nouvelliste vaudois, fondé en 1798, qui cessa de paraître en 1804, revit le jour en 1827, fut, en son temps, l’organe de Ch. Monnard, puis de Druey, de Gaullieur et de Delarageaz ; il passa des mains des libéraux dans celles des radicaux pour redevenir, sur ses vieux jours, le porte-voix des libéraux. La Revue, organe du parti démocratique et du gouvernement a été fondée en 1868 par Louis Ruchonnet et ses amis. La Tribune qui est également un organe du parti démocratique ne remonte qu’à l’année 1893 ; elle est la suite de l’Estafette ; c’est le seul journal du matin. Le Grutli, fondé en 1889, défend les idées du parti socialiste.

Mentionnons encore dans un autre genre le Bulletin de la Société vaudoise des sciences naturelles (fondé en 1841), la Revue militaire suisse (1846), que rédigeait naguère le colonel LeComte, le Journal des tribunaux ( 1853) longtemps dirigé par l’avocat Mandrot, le Journal de la Société d’agriculture de la Suisse romande (1860), la Famille, journal illustré (1860), l’humoristique Conteur vaudois ( 1863), fondé par Louis Monnet, le Bulletin financier (1874), le Semeur vaudois (1881), la Chronique agricole (1888), la Revue historique vaudoise (1893), la Gazette des étrangers (1895), la Liberté chrétienne (1898), enfin le Bulletin technique de la Suisse romande (1902).

Une société pour le développement de Lausanne s’est constituée en 1885. C’est à son initiative que l’on doit la création des bains de Cour, le lac à patiner et le parc aux daims, dans le bois de Sauvabelin ; elle a contribué financièrement pour une somme de 25 000 francs à la construction du quai d’Ouchy ; elle a participé encore à d’autres œuvres d’utilité publique ; elle s’est donné pour but de faire connaître Lausanne à l’étranger ; elle a organisé et elle entretient un bureau de renseignements. D’autres sociétés de développement, au nombre de sept, se sont constituées dans divers quartiers.

Les cafés, qui jouaient autrefois un grand rôle dans la vie lausannoise, semblent avoir perdu de leur importance, les gens ayant moins de loisirs qu’autrefois.

En 1895, on comptait à Lausanne un café pour 190 habitants ; aujourd’hui on ne compte plus qu’un café pour 230 habitants. Cela tient au fait que le Conseil d’État et la Municipalité se sont mis d’accord pour accorder le moins possible de nouvelles patentes.

Vers 1840 s’était fondé, dans la maison Manuel à la rue de Bourg, le Café français tenu par Pomaret. L'idée du tenancier était de faire de son établissement un café de bon ton, que les dames pussent fréquenter sans scrupules ; il ne vendait au début que du café, des limonades et des sirops. Mais ce régime doucereux ne réussit pas. Comme les temps ont changé ! Aujourd’hui, il existe à Lausanne plusieurs cafés-chocolats, et des tea-rooms élégants et prospères. Il est vrai qu’il y a aujourd’hui dans notre ville beaucoup d’étrangers oisifs, de jeunes pensionnaires friandes et de dames que tentent les afternoon-tea savoureux.

Deux cafés, naguère prospères, ont périclité et se sont fermés : ce sont d’une part le café Rodieux, sur la place de Saint-François, qui était en son temps le rendez-vous journalier des membres en évidence du parti radical, et de l’autre, le café Morand, fondé en 1825, à la rue de Bourg, où se concentrait l’état major du parti libéral. A l’occasion de la fermeture de ce dernier, en 1891, il a paru dans la Gazette de Lausanne[2] un article dû à la plume de M. Albert Bonnard, dont nous extrayons les renseignements suivants, qui font revivre une page curieuse du vieux Lausanne :

« Le papa Morand » ou « l’oncle », comme l’appelaient les étudiants, était un homme avisé, un hôte modèle, aimable, sans familiarité déplacée. Il considérait ses clients comme des invités, il avait appris de Brillat-Savarin que « convier quelqu’un c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous votre toit. » Son Madère, son Bourgogne, son Aigle, son Yvorne, étaient parfaits ; sa cuisine opulente, mais son triomphe, c’étaient les glaces, elles étaient exquises. Alexandre Dumas père, qui se piquait d’être cuisinier, en avait tâté un jour, et il écrit dans ses Impressions de voyage[3] : « Elles coûtent trois bâches (neuf sous de France), et ce sont les meilleures que j’aie mangées de ma vie. Je les recommande à tout voyageur qui passe à Lausanne. » Il y avait devant la porte du café un banc vert d’où les habitués dévisageaient passants et passantes. C’était ce que l’on appelait « le banc des moqueurs ».

Grand escalier du Palais de Rumine.

Morand n’était pas âpre au gain, loin de là ; il faisait crédit aux jeunes ; jamais il ne faisait appel aux bourses paternelles. Tel d’entre eux devait mille ou douze cents francs au brave homme sans qu’il s’en émût. « On verra quand vous aurez une cure, disait-il aux théologiens. » Le plus célèbre des cafetiers de Lausanne n’en a pas moins laissé une fortune assez rondelette.

Cet antre aimé était le rendez-vous de prédilection des Lausannois, et, pour ainsi dire, l’antichambre du Grand Conseil et du Conseil d’Etat et le laboratoire de nos principaux mouvements politiques. Durant les années qui suivirent 1830, on y rencontrait des libéraux frondeurs, qui reprochaient au gouvernement d’être méthodiste et ne se doutaient pas de ce que devait être le lendemain. Le Dr Verdeil, l’avocat Pellis, Henry Bory, Pache « le directeur des débats », Blanchenay, de Weiss, Druey, Guignard, l’avocat Vulliet, etc. étaient les hôtes assidus de l’établissement. Ce fut au Casino, non chez Morand, que se prépara la révolution de 1845 ; cependant Morand en subit le contre-coup : il fut déserté pour un temps par les conservateurs qui élurent domicile dans la « pinte à Cavin », aujourd’hui café Blanc, rue d’Etraz. Petit à petit, néanmoins, les étudiants reprirent le chemin de Morand. Et l’on eut, pendant plusieurs années, raconte le journaliste Fehr, cette situation curieuse : « La salle de devant était radicale ; les Veillon y régnaient en maîtres ; la salle de derrière était conservatrice ; les jeunes disciples de Vinet, de Monnard et de Gindroz, bien qu’imprégnés de leur esprit, jouaient aux dés en mangeant des berthouds arrosés de fioles multiples. Au centre, dans sa cuisine, papa Morand chambrait le rouge des blancs, avec le même soin qu’il frappait le blanc des rouges, propice aux vaincus comme aux vainqueurs. »

Malgré sa sagesse, les passions de l’époque firent irruption jusque dans son office. Il y eut des rencontres célèbres, des « piles » inoubliables, des chaises et des bouteilles cassées, etc. L’apaisement se fit peu à peu, et, avant de prendre sa retraite, Morand eut la joie de voir, de nouveau, les conservateurs entrer devant et les radicaux derrière. Les discussions étaient parfois encore très vives. Mais les heures de fraternité n’étaient pas rares. On trinquait ensemble. On voyait alors, côte à côte, Blanchenay, Delarageaz, Briatte, Pittet, Verret, conseillers d’Etat, puis Gaullieur, Hurt-Binet, Correvon-Demartines, l’avocat de Miéville, Guignard, le D’Hoffmann, le bouillant Eytel, l’avocat Aneth, le colonel Wenger, le préfet Dor et cent autres.

Plus tard, c’est le gouvernement de 1861 qui vient au café en sortant de ses séances. Il y trouvait Blanchenay, dont la défaite n’avait pas modifié les habitudes, le paradoxal Victor Perrin, Emile de Crousaz, le spirituel Charles de Gingins-d’Eclépens, le colonel Aymon de Gingins-La Sarraz, l’avocat André, le peintre La Case, physionomie caractéristique du vieux Lausanne et bien d’autres notabilités.

« Aujourd’hui, écrivait en 1891 M. A. Bonnard, rien à Lausanne ne rappelle Morand. C’est sans doute un triomphe pour la Croix-Bleue. Mais croyez-moi, cet antre avait du bon. Des gens d’opinions et de milieux très divers s’y rencontraient, y discutaient et s’y disputaient. Aujourd’hui ils ne se rencontrent pas ; ils sont beaucoup plus éloignés les uns des autres. »

Depuis que M. Bonnard émettait ce jugement, le temps a marché ; il s’est fait un rapprochement marqué, mais cette école de discussion ne s’est pas reconstituée.

Tombeau d’Othon Ier de Grandson dans le chœur de la Cathédrale.

Tandis que les hommes se donnent rendez-vous aux cafés et aux cercles, les femmes se rencontrent aux foires et aux marchés. Les foires, au nombre de six par an, n’ont plus l’importance d’autrefois et se distinguent à peine des marchés. Ceux-ci se font en plein air, deux fois par semaine, et avec les fontaines fleuries et les chanteurs que nous envoie l’Italie, ils contribuent à répandre la gaîté. Quand le temps est beau, que le soleil brille, c’est un plaisir de voir l’animation qui règne dans les rues de Bourg, de Saint-François, du Pont, de Saint-Laurent, sur les places de la Palud, de la Riponne et au boulevard de Grancy.

Les étalages de fruits, de légumes, d’œufs, de miel, de charcuterie, de fleurs et d’objets divers, apportés par les paysans et les marchands forains, présentent un charmant coup d’œil. Les visages sont épanouis, on entend les cris des camelots qui vantent les mérites de leurs étoffes ; les ménagères vont et viennent avec des airs affairés. Les plus cossues sont suivies de leurs servantes. Elles sont tout heureuses de se voir, et elles font la causette avec leurs amies, sans souci de l’obstacle qu’elles opposent à la circulation, combattent les prétentions toujours plus élevées des maraîchères et résistent vaillamment à leurs séduisantes propositions, lorsque, l’heure de midi approchant, les fruits et légumes sont offerts au rabais.

On a souvent parlé de construire un marché couvert où les vendeuses seraient à l’abri des intempéries, mais la location des places serait forcément beaucoup plus élevée. Pour compenser la hausse des prix, il faudrait tenir marché ouvert tous les jours, les paysannes n’auraient plus suffisamment de denrées pour garnir leurs corbeilles ; elles ont, du reste, d’autres travaux qu’elles ne peuvent abandonner. L’approvisionnement de la ville passerait entre les mains d’intermédiaires : ce serait une révolution économique, dont pâtiraient les campagnards de la banlieue.

  1. Ce cercle, connu sous le nom d'« Abbaye de l’Arc », est fort ancien. Il remonte à l’année 1691. Le pavillon date de 1814. Voir la notice que lui a consacrée en 1849 M. Adrien de Constant. Lausanne, imp. Bonamici & Cie.
  2. Numéro du 3 février 1891.
  3. Tome Ier, page 59.