Laurier et son temps/Retour du parti conservateur au pouvoir

La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 43-46).


Retour du parti conservateur au pouvoir


Le parti conservateur revenait au pouvoir avec une majorité de cinquante à soixante voix.

Un de ses premiers actes fut la destitution de M. Letellier, lieutenant-gouverneur pour la province de Québec, qui avait renvoyé ses ministres. Letellier était un ancien chef libéral populaire et célèbre par ses luttes légendaires dans le comté de Kamouraska et ailleurs. Le premier ministre était M. de Boucherville, le conservateur le plus intransigeant et le plus sincère, aussi conservateur que Letellier était libéral. Deux hommes aussi opposés de caractère et de tendances ne pouvaient se trouver constamment en contact sans danger.

Letellier reprochait à ses ministres d’avoir manqué d’égards envers lui, d’avoir soumis à la Chambre, sans avoir obtenu de lui un consentement préalable, des projets de loi importants, entre autres, celui qui avait trait au chemin de fer de la rive Nord du Saint-Laurent.

Déjà, pendant la session de 1877, les conservateurs avaient demandé la condamnation de M. Letellier, mais le gouvernement Mackenzie avait refusé d’intervenir en disant que M. Joly, ayant assumé la responsabilité de l’acte du lieutenant-gouverneur, il appartenait à la Chambre et à l’électorat de Québec de juger le différend, et la majorité de la députation fédérale avait soutenu le ministère. Mais en 1879, la majorité était conservatrice ; elle demanda, à grands cris, la tête de Letellier, avec un acharnement déplorable. Sir John Macdonald hésitait ; il craignait sans doute de prendre la responsabilité d’un acte aussi arbitraire, de poser un précédent si gros de conséquences, et il savait que le nouveau gouverneur, le marquis de Lorne, y était opposé. Afin de gagner du temps, il conseilla aux ennemis de Letellier de porter la question devant la Chambre. Sa proposition fut acceptée et M. Mousseau se chargea de mettre le feu au bûcher de l’infortuné lieutenant-gouverneur. Il répéta la motion faite, à la session précédente, par sir John Macdonald et fit un réquisitoire violent contre Letellier, l’accusant d’avoir agi injustement et inconstitutionnellement.

M. Mackenzie déclara qu’il était encore plus opposé que l’année précédente à l’intervention de la Chambre, vu que, depuis, la population de Québec avait donné une majorité au ministère Joly, qui avait assumé la responsabilité de l’Acte du lieutenant-gouverneur. Il termina ses remarques en disant que l’adoption de la motion Mousseau mettrait en péril l’autonomie des provinces, que la province de Québec devait plus que toute autre avoir à cœur de conserver intacte.

Laurier ne pouvait manquer de prendre la parole sur une question de si haute portée, où son talent pouvait se mouvoir à l’aise.

Il s’appliqua à démontrer que l’acte de Letellier était peut-être imprudent, mais qu’il était constitutionnel, et que les anciens ministres avaient provoqué leur démission par leur conduite inconvenante et arbitraire.

Il rappela que les conservateurs, pour faire accepter la Confédération, avaient dit qu’elle donnait à la province de Québec, le droit de se gouverner elle-même au moyen d’un gouverneur et d’un ministère français ; il cita, au milieu des applaudissements de ses amis, la première page d’une brochure dont M. Mousseau lui-même était l’auteur, et dans laquelle il disait avec enthousiasme :

« Toutes les âmes vraiment patriotiques ont tressailli d’un noble orgueil, lorsque le canon de la citadelle de Québec fit résonner sa grande voix pour saluer le premier gouverneur français depuis 1760… Il faut être un renégat ou un annexionniste (sic) pour ne pas admirer les hommes d’État qui nous ont restitué notre complète autonomie, et confié le dépôt sacré de nos traditions nationales à un gouvernement choisi parmi nous et composé des nôtres ».

M. Laurier, commentant ces paroles, ajouta avec énergie :

« Si nous, le peuple de la province de Québec, devons être les premiers à porter une main sacrilège sur l’arche sainte de nos libertés, combien de temps pouvons-nous espérer que ce système se maintienne ? Si nous devons être les premiers à attaquer le système fédéral, le canon de la citadelle de Québec aura encore à faire retentir sa grande voix pour sonner le glas de nos libertés provinciales ».

L’affaire était jugée d’avance, la cause gagnée avant d’être entendue ; la motion Mousseau fut emportée par la majorité ordinaire du gouvernement.

Les libéraux disaient :

La démission du lieutenant-gouverneur par le Parlement fédéral est le coup le plus fatal porté à l’autonomie et à l’indépendance des provinces depuis la Confédération ; elle signifie que les lieutenants-gouverneurs sont des fonctionnaires du gouvernement fédéral, des serviteurs que le maître pourra renvoyer quand il le voudra, que, par conséquent, ils devront en toutes choses lui être soumis et consulter ses désirs. On peut se faire une idée de ce qui arrivera dans un cas de conflit entre le pouvoir local et les autorités fédérales, dans une lutte où les provinces défendraient leur autonomie sérieusement menacée. Que ferait le lieutenant-gouverneur, placé, comme il le serait, entre le besoin de plaire aux autorités qui l’ont nommé et peuvent le destituer, et son désir de protéger sa province ?

Quelle pression les ennemis de l’autonomie provinciale pourraient exercer sur un lieutenant-gouverneur faible, égoïste ?

Les conservateurs disaient que la démission de Letellier était la consécration de la responsabilité ministérielle, et serait une leçon pour les lieutenants-gouverneurs qui voudraient démettre injustement leurs ministres.

Mais pourquoi chercher le remède, en pareil cas, dans un milieu si dangereux, lorsqu’on peut le trouver chez soi, en s’adressant à la Chambre, à l’électorat de la province ?