Laurier et son temps/Laurier à Ottawa

La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 29-38).


Laurier à Ottawa


Lorsque, en 1873, le parti libéral arriva au pouvoir sous la conduite de McKenzie, Laurier fut sollicité de se faire élire pour le parlement fédéral, et il consentit.

Quand il mit le pied, pour la première fois, sur le parquet de la chambre des Communes, il dut avoir le pressentiment du grand rôle qu’il y jouerait, des applaudissements, des ovations même que son éloquence y soulèverait. Eut-il l’idée que de tous ces grands hommes qu’il regardait et écoutait avec tant d’intérêt… les MacDonald, les Mackenzie, les Blake, les Tupper, un jour, il serait l’émule et les éclipserait peut-être.

Choisi, à la session de 1874, pour proposer en français l’adresse en réponse au discours du Trône, il s’acquitta de sa tâche de manière à justifier la réputation qu’il s’était faite à Québec. Mais obligé de se renfermer dans le cadre étroit de l’Adresse et de parler une langue incomprise par les trois-quarts de la Chambre, son succès ne fut pas complet. Les circonstances ne devaient pas tarder à lui permettre de déployer ses ailes, de donner une manifestation éclatante de son éloquence.

En 1873, Riel était revenu des États-Unis avec la ferme résolution de forcer le gouvernement conservateur à remplir les promesses de pardon et d’amnistie qui avaient été faites par plusieurs ministres, et il s’était porté candidat dans le comté de Provencher pour le siège laissé vacant par la mort de sir Georges-Étienne Cartier. Il avait été élu


Ancienne église de St-Lin, où fut baptisé Wilfrid Laurier

et s’était rendu secrètement à Ottawa. Il avait même

réussi, grâce à son ami le docteur Fiset (sénateur maintenant), à prêter le serment requis et à signer le rôle de la Chambre. Le greffier, qui était anglais, faillit perdre connaissance lorsqu’il aperçut la signature de Louis Riel. Il partit effaré et donna l’alarme, mais il était trop tard. Lorsque la nouvelle de ce qui s’était passé transpira, une tempête d’indignation éclata parmi la population et la députation anglaises. Des milliers de voix s’élevèrent pour crier qu’il ne pouvait être permis à un traître, à un meurtrier de braver ainsi l’opinion publique. D’un autre côté, la population canadienne-française d’Ottawa et de Hull se prépara à entourer Riel et à l’accompagner jusqu’à la Chambre pour l’aider à prendre son siège, à le protéger au besoin.

La situation était critique, — dangereuse. Les conseils des amis, la crainte d’une émeute, qui aurait pu avoir les conséquences les plus graves, ainsi que des promesses quasi-officielles décidèrent Riel à renoncer à son projet.

Pendant ce temps-là, McKenzie Bowell, l’un des chefs orangistes, mettait devant la Chambre une “ résolution ” demandant l’expulsion de Riel. M. Holton proposait comme amendement de différer toute décision jusqu’à ce que le comité nommé pour s’enquérir de l’existence des promesses faites à Riel par les membres de l’ancien gouvernement eût fait son rapport. Une discussion animée s’engagea et fut parfois violente, malgré les efforts faits par les chefs de la Chambre pour la circonscrire dans les limites de la question légale et constitutionnelle soulevée par M. Bowell.

Laurier prit la parole et s’appliqua à démontrer que la Chambre n’était pas dans les conditions requises par la loi et la constitution pour adopter la proposition Bowell, qu’il n’y avait rien devant elle pour établir que Riel était un criminel indigne d’occuper le siège que le peuple lui avait confié, qu’il aurait fallu au moins produire l’acte d’accusation porté contre lui. Il invoqua les grands principes de liberté contenus dans la constitution anglaise.

« Jamais, s’écria-t-il, depuis les jours de la Grande Charte, un homme n’a pu être dépouillé arbitrairement de sa liberté, de sa propriété ou de son honneur… Nous avons bien le pouvoir, mais avons-nous le droit de mettre de côté les règles qui sont la sécurité de la société et du citoyen ; si la Chambre l’oublie aujourd’hui, elle créera un précédent qui sera un danger perpétuel pour notre constitution, et qui servira à l’avenir de prétexte aux plus criantes injustices. »

C’était la première fois que les députés anglais l’entendaient parler anglais ; ils furent émerveillés de la facilité, de l’élégance avec lesquelles il s’exprimait dans leur langue, et du tact qu’il avait déployé pour se faire pardonner la franchise avec laquelle il avait plaidé la cause de Riel et des Métis.

Ils eurent l’occasion de l’admirer encore davantage, lorsqu’à la session de 1875, la commission d’enquête nommée pour s’enquérir de l’existence des promesses d’amnistie fit son rapport.

Ce rapport établissait clairement :

1o Que l’exécution de Scott, tant reprochée à Riel, était l’acte d’un gouvernement de facto accepté par la population et reconnu par les représentants du gouvernement canadien et du gouvernement impérial.

2o Que des promesses d’amnistie avaient été faites par Mgr Taché et les délégués du gouvernement provisoire du Manitoba et autres personnes, à la connaissance et avec l’autorisation de plusieurs membres du gouvernement canadien.

3o Que plusieurs de ces promesses avaient été faites même après l’exécution de Scott.

La session était à peine ouverte que le premier ministre Mackenzie proposait l’adoption d’une résolution recommandant une amnistie générale pour tous ceux qui avaient pris part à l’insurrection du Nord-Ouest, à l’exception de Riel et de Lépine qui étaient condamnés à cinq ans de bannissement.

C’était tout ce que Mackenzie avait pu faire accepter par les libéraux de la province d’Ontario et des autres provinces anglaises, qui étaient fort effrayés de l’agitation produite par cette question.

Ce règlement fut repoussé par les conservateurs anglais, qui dénonçaient comme un crime tout compromis, et par les conservateurs canadiens-français, qui réclamaient l’amnistie complète. Les anciens ministres et leurs amis étaient naturellement heureux de profiter des circonstances pour embarrasser le gouvernement. Laurier prit la parole.

Il reprocha, en termes amers, aux membres de l’ancien gouvernement, d’avoir poussé les Métis à la révolte en refusant d’écouter leurs plaintes et de n’avoir pas maintenant le courage de reconnaître les promesses qu’ils leur avaient faites pour les engager à mettre bas les armes. Il dénonça aussi le fanatisme lamentable qui aveuglait certains hommes et les rendait sourds à la voix de la justice.

« La question serait réglée immédiatement et pour toujours, dit-il, si on la décidait dans un esprit de conciliation, mais elle reviendra inévitablement sur le tapis si l’on a recours à des mesures de rigueur, si l’on applique les principes d’une justice mal entendue ; car il est un fait que l’histoire du monde établit d’une manière incontestable, — c’est que les délits politiques doivent tôt ou tard être pardonnés…

« Le parti libéral de Québec ne fait pas de cette affaire une question de race ou de religion, mais il l’envisage simplement comme une question de justice. Pour ma part, je regrette qu’il faille si souvent rappeler à la Chambre que notre nation est composée d’individus de différentes croyances et de diverses races et que la loi doit à tous et à chacun une ample et égale part de liberté et de bien-être.

« Ce sont là les principes des libéraux de Québec, et ils sont déterminés à faire tous leurs efforts, non seulement dans cette Chambre, mais encore dans tout le pays, pour éliminer du domaine de notre politique les questions de race et de religion. »

Il termina en disant qu’il acceptait l’amnistie conditionnelle qui avait été proposée par le gouvernement et qui répondait aux vues exprimées par les autorités impériales ; il admettait qu’une amnistie complète ne pouvait être accordée, et il était convaincu que l’acceptation loyale de la motion de M. Mackenzie par la population de Québec, aurait pour effet de faire oublier le passé et de porter les habitants des deux grandes provinces du Canada à se respecter davantage mutuellement.

Les circonstances n’étaient pas favorables au parti libéral depuis qu’il était au pouvoir.

Une crise financière exerçait des ravages terribles dans toutes les classes de la société ; les maisons de commerce les plus solides culbutaient, les usines fermaient leurs portes, des milliers d’ouvriers étaient sans travail, sans pain. Dans la province de Québec, on continuait à soulever contre les libéraux les sentiments religieux de la population en les comparant aux libéraux de France, en les accusant de professer le libéralisme catholique condamné par l’Église. Laurier entreprit de repousser cette accusation et d’en démontrer l’injustice dans une conférence qu’il fit à Québec, le 26 juin 1877.

Ce fut un événement.

Aux applaudissements enthousiastes d’un auditoire d’élite, il fit, en termes lumineux, dans un langage superbe, avec une chaleur communicative, l’histoire émouvante du libéralisme politique et des grandes réformes que le monde lui devait, et il revendiqua le droit d’être libéral, comme Fox et O’Connell l’avaient été en Angleterre et Lafontaine au Canada.

« Et quoi ! s’écria-t-il, c’est nous, race conquise qui irions maudire la liberté ! Mais que serions-nous sans la liberté ?… Serions-nous autre chose qu’une race de parias ? J’avoue bien que la liberté, telle qu’elle a été généralement comprise et pratiquée en France, n’a rien de séduisant. Les Français ont eu le nom de la liberté, ils n’ont pas encore la réalité. »

Afin de permettre à nos lecteurs d’avoir une idée de la beauté de cette conférence et de s’expliquer le succès extraordinaire qu’elle obtint, je crois devoir en reproduire la péroraison :

« Nous sommes un peuple heureux et libre ; et nous sommes heureux et libres, grâce aux institutions libérales qui nous régissent, institutions que nous devons aux efforts de nos pères et à la sagesse de la mère patrie.

« La politique du parti libéral est de protéger ces institutions, de les défendre et de les propager, et sous l’empire de ces institutions, de développer les ressources latentes de notre pays. Telle est la politique du parti libéral ; il n’en a pas d’autre.

« Pour apprécier toute la valeur des institutions qui nous régissent aujourd’hui, comparons l’état actuel de notre pays avec ce qu’il était avant qu’elles nous eussent été octroyées.

« Il y a maintenant quarante ans, le pays se trouvait sous le coup d’une émotion fiévreuse, en proie à une agitation qui, quelques mois plus tard, éclatait en insurrection. La suprématie britannique ne fut maintenue dans le pays que par la force de la poudre et du canon. Et cependant, que demandaient nos devanciers ? Ils ne demandaient rien autre chose que les institutions que nous avons maintenant ; ces institutions nous ont été accordées, on les a appliquées loyalement ; et voyez la conséquence : le drapeau britannique flotte sur la vieille citadelle de Québec, il flotte ce soir au-dessus de nos têtes, et il ne se trouve pas dans le pays un seul soldat anglais pour le défendre ; sa seule défense, c’est la reconnaissance que nous lui devons pour la liberté et la sécurité que nous avons trouvée sous son ombre.

« Quel est le Canadien qui, comparant son pays aux pays même les plus libres, ne se sentirait fier des institutions qui le protègent ?

« Quel est le Canadien qui, parcourant les rues de cette vieille cité et arrivant au monument élevé, à deux pas d’ici, à la mémoire des deux braves, morts sur le même champ de bataille en se disputant l’empire du Canada, ne se sentirait fiers de son pays ?

« Dans quel autre pays, sous le soleil, trouvez-vous un monument semblable, élevé à la mémoire du vaincu aussi bien que du vainqueur ? Dans quel autre pays, sous le soleil, trouvez-vous le nom du vaincu et celui du vainqueur honorés au même degré, occupant la même place dans le respect de la postérité ?

« Messieurs, lorsque dans cette dernière bataille, que rappelle le monument de Wolfe et de Montcalm, la mitraille semait la mort dans les rangs de l’armée française ; lorsque les vieux héros, que la victoire avait tant de fois suivis, virent enfin la victoire leur échapper ; lorsque, couchés sur le sol, sentant leur sang couler et leur vie s’éteindre, ils virent, comme conséquence de leur défaite, Québec aux mains de l’ennemi, et le pays à jamais perdu, — sans doute leur pensée suprême dut se tourner sur leurs enfants, sur ceux qu’ils laissaient sans protection et sans défense ; sans doute ils les virent perdus, persécutés, asservis, humiliés, et alors, il est permis de le croire, leur dernier soupir put s’exhaler dans un cri de désespoir. Mais si, d’un autre côté, le ciel permit que le voile de l’avenir se déchirât à leurs yeux mourants ; si le ciel permit que leur regard, avant de se fermer pour jamais pénétrât dans l’inconnu ; s’ils purent voir leurs enfants libres et heureux, marchant, le front haut, dans toutes les sphères de la société ; s’ils purent voir, dans la vieille cathédrale, le banc d’honneur des gouverneurs français occupé par un gouverneur français ; s’ils purent voir les flèches des églises s’élançant de toutes les vallées, depuis les eaux de Gaspé jusqu’aux plaines de la rivière Rouge ; s’ils purent voir ce vieux drapeau, qui nous rappelle la plus belle de leurs victoires, promené triomphalement dans toutes nos cérémonies publiques ; s’ils purent, enfin, voir nos libres institutions, n’est-il pas permis de croire que leur dernier soupir s’éteignit dans un murmure de reconnaissance pour le ciel, et qu’ils moururent consolés ?

« Si les ombres de ces héros planent encore sur cette vieille cité pour laquelle ils sont morts, si leurs ombres passent ce soir sur la salle où nous sommes réunis, il nous est permis de croire, à nous, libéraux — du moins nous avons cette chère illusion — que leurs sympathies sont toutes avec nous. »

Cette conférence donne plus que la plupart des discours de M. Laurier, qui ne sont que des traductions, une idée juste de sa manière d’écrire et de parler le français, de son talent littéraire et oratoire. Tout y est admirable, les idées, les sentiments, le style, la méthode, l’harmonie, la dignité.

Le parti libéral de la province de Québec tout entier acclama cette conférence, et proclama qu’elle était l’expression vraie de ses sentiments et de ses opinions.


Maison de Mme Guilbault, où pensionnait Wilfrid Laurier
durant ses études classiques