Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 232-249).


LXI


Viens à mon secours, Juliette, viens m’aider à supporter ma joie et ma douleur !… ces deux sentiments se partagent mon âme, et rien n’égale le trouble qu’ils y font naître… Ce matin le bonheur me semblait impossible… je désirais la mort… tout a changé pour moi… écoute :

Après avoir longtemps erré sur les bords de la mer, épuisée de douleur, mais cherchant partout à l’accroître en m’approchant des lieux remplis d’une image si chère, j’entrai dans ce bois où pour la première fois je me sentis pressée contre son cœur. Là, je m’assis à la même place, et fixant les yeux sur celle qu’il avait occupée, je crus l’y revoir encore. Dans cet excès de délire, je tirai de mon sein la lettre qu’il m’écrivit, lorsqu’il s’éloigna pour sauver les jours de mon enfant, je la relus en m’adressant au ciel :

Ô toi, m’écriai-je, dont la volonté suprême s’oppose à tous mes vœux ! détruis donc l’amour qu’il t’a plu d’allumer dans mon cœur !… éteins le feu qui me dévore ! ôte-moi, s’il se peut, jusqu’au souvenir de l’ingrat qui n’a pas daigné répondre à cet amour ! rends-moi au repos, à la vertu, et préserve ma fille du malheur qui m’accable !… il m’abandonne sans regret… donne-moi son indifférence, ou permets que je succombe à mes maux.

— Ô ciel ! n’exauce pas ces vœux, me répond une voix adorée, punis mon crime ! apprête ta vengeance !… Je suis aimé, je puis tout supporter… Ô ma Laure, dit James en se jettant à mes pieds, reçois les serments de celui qui t’adore ! Apprends que depuis longtemps je ne vis que pour toi ; que dis-je ! ô ciel ! je n’ai commencé à vivre qu’en t’aimant. Jusqu’à ce jour, ébloui par de trompeuses apparences, j’avais cru connaître l’amour ; je nommais des larmes de tendresse, celles que l’orgueil outragé m’avait fait répandre pour une perfide… Mais ce que tu m’inspiras, détruisit bientôt mon erreur, et je ne vis plus que toi dans la nature, ton sourire fit mon bonheur, et tes peines mon supplice. Les remords, la jalousie, en déchirant mon âme n’ont fait qu’augmenter mon amour. J’ignorais le tien, et j’ai voulu te fuir. Mais quelle puissance au monde pourrait en ce moment m’arracher de tes bras ?… Répète-moi, ô ma divine amie, que le même sentiment remplit ton cœur !… que je suis tout pour toi, et que tu m’appartiens… Il faut qu’à force de bonheur, tu me fasses oublier mon crime et mes tourments.

— Tu m’aimes donc, lui dis-je ; pourquoi m’avoir caché le secret de ton cœur ?…

— Pourquoi ! reprit-il avec fureur, pour tenir mon serment… pour te laisser ignorer qu’un monstre t’adorait… oui, ajouta-t-il, d’un air égaré, tu vois devant tes yeux, la cause de tous tes malheurs… l’ennemi de toute ta famille… celui que tu dois haïr et mépriser… ton enfant même est sa victime, et la vengeance et le devoir t’ordonnent de conduire son bras pour me percer le sein… mais, non, n’écoute point cet exécrable aveu, il m’enlèverait ton amour… il m’ôterait la vie… viens, approche de mon cœur, pour en chasser un horrible souvenir ; dis-moi qu’il est purifié par le feu dont il brûle !… que l’amant de Laure n’est pas sans vertus, puisqu’il a su lui plaire…

Effrayée par l’accent de son désespoir je me penchai vers lui pour essuyer ses larmes, et je posai sa main sur mon cœur, sans pouvoir proférer une seule parole : hélas ! je respirais à peine !…

— Ranime-toi, dit-il, partage mes transports.

À ces mots je reçus un baiser de ses lèvres brûlantes, puis tout à coup me repoussant avec horreur !

— Je mourrai digne de toi, s’écria-t-il, je ne souillerai point ta vertu… mon idole sera respectée par son adorateur ; et s’il faut que je descende dans la tombe en emportant ta haine, ton estime m’y suivra… Je n’ai qu’un moyen d’échapper à de nouveaux remords !

Alors me remettant une clef :

— Tiens, continua-t-il, va sur l’instant près du tombeau de ton époux, ouvre avec cette clef la base d’une colonne où sont attachées ses armes ;… va, te dis-je… et frémis en apprenant le crime affreux qui nous sépare…

Il ajouta à ce discours tout ce que le délire peut inspirer de plus insensé ; j’essayai vainement de calmer ses transports ; bientôt il ne me reconnut plus, et adressa ses plaintes à une ombre qu’il croyait voir encore toute sanglante des coups qu’il lui avait portés. Enfin, son égarement le rendant furieux, je le vis succomber à ses emportements, et tomber sans connaissance… C’est alors que je sentis toute l’horreur de ma situation !… Je l’appelais,… il ne m’entendait plus… À genoux près de lui, j’arrosais de mes larmes ses joues décolorées… Les noms d’amant, d’époux, s’échappaient de ma bouche… hélas ! ils n’allaient pas jusqu’à son cœur !… ils se perdaient dans un morne silence !… Sa main était glacée… et la mort… l’affreuse mort, semblait empreinte sur ses traits ?… Juliette, je crus qu’il expirait, et dans mon désespoir, je m’éloignai pour chercher du secours, mais revenant bientôt, je l’appelai encore, les yeux fixés sur les siens, j’attendais qu’il les ouvrît ; parfois l’imagination frappée, je croyais sentir les battements de son cœur, le mien se livrait à l’espérance ; et l’instant d’après me voyait retomber dans l’anéantissement… Enfin rassemblant mes forces… je m’arrachai une seconde fois de ce lieu de douleur… je courus sur le bord de la mer… et apercevant de loin deux hommes qui venaient de ce côté, je me traînai vers eux. En entendant mes cris, ils pressèrent leur marche, et se trouvèrent bientôt assez près de moi pour que je pusse reconnaître M. Bomard et M. Billing ; je m’écriai :

— Venez à son secours !… il se meurt,… suivez-moi,…

Et me retournant aussitôt, je rentrai dans le bois, craignant de perdre une minute… Mais l’épuisement succéda à tant d’agitations… et j’ignorerais ce qui s’est passé depuis ce moment, si M. Bomard ne m’en avait instruite. Quand je revins à moi, je le trouvai assis près de mon lit.

— Qu’est devenu James ? lui dis-je avec effroi !

— Rassurez-vous, me répondit-il, il est auprès de Lucie, ses soins l’ont rappelé à la vie ; tandis que nous perdions l’espoir de ranimer la vôtre. Ah ! Laure ! pourquoi n’avez-vous pas eu de confiance en celui qui vous aime comme un père ! Combien vous vous seriez évité de chagrins !… Mais il n’est pas temps encore de vous donner des conseils ; vous avez besoin de repos, ajouta-t-il, en me tâtant le pouls, pensez à Emma, et faites quelque chose pour votre santé.

— Je ne suis pas malade, répliquai-je, je n’éprouve aucune douleur, et je serai parfaitement tranquille quand vous aurez calmé mes inquiétudes.

Alors il me raconta comment, étonné de ne pas voir James à l’heure fixée pour son départ, M. Billing et lui, l’avaient fait chercher dans toute la maison, et qu’ayant su du concierge qu’il avait pris le chemin qui conduit à la mer, ils s’étaient décidés à suivre ses traces, et à marcher jusqu’à ce qui l’eussent rejoint.

Un affreux pressentiment, ajouta-t-il, s’était subitement emparé de nous ; sir James nous avait quittés la veille, accablé d’une tristesse qui paraissait moins l’effet de la douleur que celui du désespoir. Son regard, son air farouche, semblaient annoncer quelque sinistre projet. Je n’osai faire part de mes craintes à personne, mais quand on me dit le matin qu’il avait disparu, je tressaillis et je conçus un soupçon si funeste, qu’en apprenant l’état où il était, qu’en vous voyant presque mourante, je rendis grâce au ciel de nous avoir encore laissé quelques rayons d’espoir. Dans ce désordre extrême, nous implorâmes l’assistance de plusieurs paysans qui passaient près de là : un d’eux courut à Savinie, et revint bientôt, dans la voiture qui était préparée pour le départ de sir James ; nous l’y portâmes, et M. Billing monta avec lui, tandis que j’aidai deux autres paysans à vous transporter jusqu’ici. Ils m’ont promis de garder le secret sur cet événement, et je vous réponds de leur probité. Quand on vous a rapportée au château, Emma et Lise jetaient des cris effroyables ; je ne suis parvenu à les rassurer qu’en les trompant sur mes inquiétudes. Mme  de Varannes et son fils ont paru aussi surpris qu’affligés de votre situation ; je leur ai dit qu’étant malade vous aviez probablement essayé de prendre l’air, espérant qu’il vous soulagerait, mais qu’au lieu d’avoir diminué vos souffrances, il avait seulement accru votre faiblesse, et qu’on vous avait trouvée évanouie près des avenues du parc. Mais j’ai vu qu’ils étaient loin d’attribuer à cette simple cause le danger où vous étiez. Imaginant bien que votre premier soin serait de vous informer de l’état de sir James, j’ajoutai, que l’accablement qu’ils remarquaient en vous était l’effet d’un assoupissement qui vous serait fort salutaire, je les engageai à se retirer, et madame de Gercourt les emmena. À peine me trouvais-je seul avec Lise et vous, qu’on vint m’annoncer que M. Billing demandait à me parler. Craignant de vous quitter, je le reçus ici, j’envoyai Lise auprès de votre enfant, et quand elle fut partie, le bon M. Billing s’approcha de votre lit, et fondit en larmes en vous voyant encore inanimée. Sir James était mieux, il l’avait conjuré de voler près de vous pour lui rapporter de vos nouvelles, et vous donner des siennes.

— Il mourra, disait-il, si je lui fais le récit de ce que je vois. La fièvre lui a rendu ses forces, il est vrai, mais souvent le transport s’empare de lui, et l’on croirait que sa raison l’a tout à fait abandonné, si toutes les fois qu’il parle de Laure, il n’exprimait ses idées clairement, avec suite, et du ton le plus tendre. Combien je dois redouter d’augmenter son délire, en lui apprenant un malheur qu’il ne prévoit qu’en frémissant !…

— Gardez-vous bien de l’en instruire, lui répondis-je, le pouls de Laure commence à revenir, sa respiration est moins gênée, je suis sûr qu’avant une heure son sang aura repris sa circulation, et que cet accident n’aura aucune suite fâcheuse. Retournez près de sir James : car si vous restiez ici plus longtemps, il ne vous serait plus possible de calmer son inquiétude. Dites-lui que Laure va mieux, et que je lui prodigue tous mes soins.

Rassuré par l’espoir que je lui donnais, cet excellent ami est reparti après m’avoir fait promettre d’envoyer un exprès à Savinie aussitôt que vous seriez tout à fait revenue, et je vais m’acquitter de ma promesse.

En finissant ces mots, M. Bomard se leva et fut écrire un billet à M. Billing, tandis que je traçai ces mots pour James :

« L’amour de James rend Laure à la vie ; qu’il cesse de s’inquiéter, désormais tout est bonheur pour elle. »

La faiblesse m’empêcha d’en écrire davantage. Je retombai sur mon lit et je restai plongée dans la plus profonde rêverie. J’avais parfaitement compris le récit de M. Bomard. Il me rappelait confusément plusieurs des sensations que j’avais éprouvées ; mais il ne me restait de tant de souvenirs que celui du danger de James ; bientôt mes idées se confondirent entièrement, un calme rafraîchissant passa dans tous mes sens, et je dormis d’un sommeil assez paisible : je lui dois la force de pouvoir t’écrire depuis aussi longtemps.

À mon réveil, j’appris de Lise que M. Bomard était allé à Savinie, et qu’il était parti en lui disant :

— Puisqu’elle dort aussi bien, il n’y a plus rien à craindre pour elle ; passez la nuit dans sa chambre et cessez de vous affliger.

Me sentant presque dans mon état ordinaire, je me suis levée, j’ai envoyé Lise prendre quelque repos ; et me sentant plus tranquille, j’ai voulu rassembler mes souvenirs pour te peindre tout ce que j’ai ressenti depuis deux jours. Je me les retraçais avec peine, lorsque jetant les yeux sur ma table j’ai aperçu la clef que James m’a remise dans son délire. Frappée de cette vue, elle m’a reportée au moment même où il me la donna. J’ai senti renaître mon agitation… et c’est au milieu de ce trouble que je t’ai fait le récit du plus doux et du plus cruel événement de ma vie…

Que dois-je penser de ce mystère ?… de ce crime qui le sépare de moi ?… Oh, mon amie ! aurait-il formé quelque honteux lien ?… Cette veuve… cette milady Léadnam, serait-elle son épouse ?… Aurait-il payé sa possession par une action indigne de lui ?… Ah ! loin de moi cette coupable pensée !… Mais, d’où naît son égarement ?… Pourquoi s’être imposé la loi de ne jamais céder à sa passion ?… de mourir plutôt que de s’unir à l’objet de sa tendresse ?… et cela quand l’amour le plus pur répond au sien !… Quand tout semble se réunir pour mettre le comble à sa félicité !… Mais que je suis insensée de m’affliger ainsi… N’ai-je pas vu que sa raison l’avait abandonné ? M. Billing ne l’a-t-il pas remarqué comme moi ?… Et dois-je prendre pour certain tout ce qu’il lui fut inspiré par ses transports délirants ?… Non, ma Juliette, je ne veux penser qu’au bonheur d’en être aimée… Je veux croire que son serment à Frédéric l’a seul porté à combattre son amour… Qu’il regarde comme un crime l’aveu qu’il m’en a fait, et que la certitude de désespérer son ami, en ne pouvant lui cacher qu’il possède le cœur de Laure… exalte son imagination au point de le peindre à ses propres yeux comme l’auteur des malheurs de toute ma famille… Tant d’exagération devrait me rassurer… Cependant cette clef !… Le tombeau de mon époux !… Il faut me convaincre… il faut sortir de ce doute cruel… Il est deux heures de la nuit… Cette lampe peut me guider dans l’obscurité… Adieu, Juliette… Je vais m’assurer de son innocence ou… Grand Dieu !… fais qu’il me soit permis de l’adorer toute ma vie !…

(Ici finissent les lettres de Laure ; le reste est écrit de la main de Juliette).


Le plus profond silence régnait dans la nature ; le ciel couvert d’épais nuages cachait aux yeux les astres de la nuit ; la pesanteur de l’air, la sombre obscurité qu’un éclair menaçant venait parfois troubler, tout semblait présager un orage. Laure marche d’un pas tremblant, portant d’une main la lampe dont la faible lueur sert à la conduire, et tenant dans l’autre la clef que sir James lui a donnée. Son émotion redouble à mesure qu’elle approche du tombeau de son époux… Le moindre bruit augmente sa terreur, arrête ou précipite sa marche ; de sinistres idées s’emparent de son âme ; et chaque objet qui s’offre à sa vue, prend la forme de celui que peint son imagination. Ô vous !… que l’infortune ou l’amour malheureux a forcés de parcourir les bois dans l’ombre de la nuit !… rappelez-vous les tressaillements que vous ont fait éprouver le vol d’un oiseau, le léger bruit d’une branche qui tombe, et le sentiment de crainte que ne peuvent surmonter le courage ni la raison, vous comprendrez alors la cause du tremblement de Laure. En arrivant au bord de l’île, elle fut obligée de s’appuyer contre un arbre ; sa faiblesse lui faisait redouter de ne pouvoir aller plus loin. Mais l’inquiet désir d’apprendre son sort ranimant ses forces ; allons, dit-elle, cessons d’outrager le ciel par tant de défiance ; il a daigné sauver les jours de mon enfant ; peut-être veut-il aussi le bonheur de ma vie !… En disant ces mots, elle s’avance vers le tombeau, se prosterne à genoux, croit entendre la voix de Henri lui reprocher son infidélité, et s’éloigne aussitôt le cœur déchiré de remords… Un moment après, elle s’approche de la colonne, pose sa lampe sur une des marches, aperçoit une serrure du côté de la base, introduit la clef, ouvre, et voit… Ô crime affreux ! Une épée encore toute teinte de sang… Ces mots gravés dessus :

James a plongé ce fer dans le sein de Henry.

À la garde de l’épée est attachée une lettre ; Laure croyant s’abuser s’en saisit et reconnaît l’écriture de son époux. À cette vue un froid mortel circule dans ses veines… Elle jette en frémissant les yeux sur cet écrit, et lit :

« Malheureux James, veille sur ma famille, et je te pardonne ma mort… »

— Toi, l’assassin de mon époux ! s’écrie Laure en s’emparant de l’arme fatale ; monstre…, je vais me venger de toi…

Elle veut se frapper… ; le souvenir de son enfant l’arrête… Elle s’enfuit…, se traîne échevelée…, mourante, loin de ce séjour d’horreur, s’égare, et va tomber au pied d’un chêne,

Cependant le ciel commençait à s’éclaircir ; l’orage, au lieu d’éclater, s’éloignait peu à peu ; et déjà le soleil reparaissait avec éclat, comme si ses premiers rayons ne devaient éclairer que le bonheur et l’allégresse, quand James, succombant à son inquiétude, et présageant les malheurs attachés à l’aveu de son crime, sortit de chez lui pour se rendre à Varannes, dans l’espoir d’arriver assez à temps pour remettre à Laure la lettre qui contient l’histoire de sa vie, et qui doit peut-être excuser son crime. Personne n’était réveillé lorsqu’il arriva ; il fit lever le concierge, qui lui dit que Mme d’Estell n’était pas visible d’aussi bonne heure, et que, s’il voulait se promener dans le parc en attendant son réveil, il viendrait l’avertir aussitôt qu’elle aurait donné l’ordre de le laisser entrer. James sentit toute l’inconvenance de sa visite ; mais sans chercher à l’excuser, il remercia le concierge, et entra dans le jardin.

À peine a-t-il parcouru quelques allées, qu’il aperçoit une robe blanche à travers le feuillage ; il s’approche, et voit Laure, sa malheureuse Laure…, le sein découvert, les cheveux épars, tenant une épée à la main, et les yeux fixés sur la lettre de Henri… Le bruit qu’il fait en approchant ne frappe point son oreille : tout entière à son désespoir, elle ne voit et n’entend rien.

— Laure ! s’écrie James en arrachant l’arme qu’il reconnaît, Laure ! venge la mort de ton époux, perce mon sein… ; c’est le seul moyen d’éteindre mon amour… Tu ne dois pas souffrir qu’un meurtrier t’adore.

Au son de cette voix Laure paraît se réveiller subitement, et fait un mouvement d’horreur, en voyant son amant auprès d’elle ; elle veut s’éloigner…, mais il la retient, en se traînant à ses pieds.

— Viens-tu joindre l’insulte au crime, dit-elle avec l’accent de la terreur ?… Oses tu bien rappeler ton indigne passion à l’épouse de Henri !… à la mère de son enfant !… de cette infortunée que ta barbare main a privée de son père ?… Va, monstre impitoyable, j’implore le ciel pour qu’il t’accable de sa malédiction…, pour qu’il te punisse de m’avoir inspiré un amour aussi criminel que toi ; mais écoute le dernier serment d’un cœur qui ne t’appartient plus. Il jure de te haïr, de l’abandonner aux remords, et de publier partout ton infamie…

James, anéanti sous le poids de ses maux, retire la main qui retenait Laure, cherche à se soutenir en l’appuyant contre terre, et prononce ces mots d’une voix étouffée.

— Ton serment détruit le mien, tu seras satisfaite ; adieu.

Il veut se lever ; mais il retombe épuisé de douleur. Laure se retourne, le voit dans cet état, jette un cri, et lui dit :

— Malheureux, pense-tu que je sois sans pitié ? Henri t’a pardonné ; serais-je donc plus cruelle que lui ?… Et quand je respire, dois-tu succomber à ta peine !… Non, reviens à toi…, je pense que ton crime fut involontaire ; si c’est une erreur, laisse-la moi toujours ; j’ai besoin de croire à ta vertu pour excuser ma faiblesse.

En ce moment, Frédéric arrive ; Laure éperdue se jette à ses pieds.

— Ô mon frère, s’écrie-t-elle ! épargnez sa vie, ne vengez pas son crime !… Contemplez sa misère, il se meurt de remords… Au nom du ciel, ne les augmentez pas… Donnez-lui vos secours ; soyez aussi généreux qu’il est coupable !…

En finissant ces mots, elle s’enfuit avec vitesse, remonte dans son appartement, défend qu’on y laisse entrer personne, et se livre à tout l’excès d’un affreux désespoir.

Pendant ce temps, le bon, le généreux Frédéric oubliait ses chagrins, pour ne s’occuper que du malheur de son ami, n’osant pas encore le questionner sur la cause du désordre où il le voit ; il l’aide à se relever, le soutient, et le conduit jusqu’à sa voiture, le ramène chez lui ; et là, il entend de sa bouche, le récit effrayant de ses infortunes et de la fatalité attachée à son sort. Frédéric avait tendrement aimé son frère ; le souvenir de sa mort faisait couler ses pleurs ; et s’il eût appris par un autre, que James en le combattant lui avait porté le coup mortel, il n’aurait pas hésité un seul instant d’aller exposer sa vie pour venger le trépas de son frère. Mais il voyait le remords empreint dans tous les traits de son ami. Il était baigné des larmes de son repentir, et ce spectacle, en attendrissant son âme, lui ôtait tout sentiment de colère. D’ailleurs, ce malheureux James était encore moins coupable qu’à plaindre ; à sa place Frédéric en eût peut-être fait autant, et celui que la moindre insulte rendait implacable, celui qui portait la bravoure jusqu’à l’exaltation, ne pouvait regarder sans pitié la victime d’un emportement, que lui-même n’aurait pas su vaincre. Il le plaignait, lui parlait de son amitié, et n’osait prononcer le nom de Laure, dans la crainte d’accroître ses tourments, et de diminuer, par le souvenir de leur rivalité, l’intérêt qu’il prenait à sa douleur.

Lucie joignait ses prières aux siennes pour conjurer James de calmer son agitation, en recevant les consolations qu’ils s’empressaient de lui offrir. Tous deux tâchaient surtout de le distraire des funestes projets qui semblaient l’occuper. Mais son cœur, déchiré par la souffrance, était insensible au baume qu’ils versaient sur ses blessures. Semblable à l’infortuné qu’une maladie douloureuse et mortelle va conduire au tombeau, et qui, désirant épargner à ses amis l’horreur de ses derniers moments, reçoit en souriant les secours inutiles qu’ils viennent lui offrir. Ainsi James accueille avec reconnaissance les soins de Frédéric et de Lucie ; pour mieux les persuader de sa résignation et de son calme, il leur demande quelques moments de solitude. Il veut, dit-il, écrire une lettre importante ; mais craignant de le livrer à lui-même, ils refusent de s’éloigner, et c’est devant eux qu’il trace cet écrit, dont le souvenir arrache encore des larmes.

Laure, l’infortunée Laure n’est pas moins à plaindre que lui, et se voit contrainte de dissimuler ses tourments. Madame de Varannes, instruite par un de ces gens de l’état dans lequel on l’a vue rentrer monte chez elle malgré sa défense, pénètre dans son appartement, l’accable de questions, d’expressions tendres, et n’obtient d’autre réponse qu’un léger serrement de main. Madame de Gercourt arrive ; Laure ne l’aperçoit point. Son enfant est couché sur son sein ; elle fixe sur lui des regards suppliants, et semble lui demander pardon de sa faiblesse. Elle voudrait oublier le coupable pour ne penser qu’au crime ; mais son cœur ne peut excuser l’un, ni cesser d’adorer l’autre ; les deux combats que ces deux sentiments élèvent dans son âme, altèrent toutes ses facultés. Que lui importe le reste du monde ; tout ce qui n’est point sa fille, son amant, semble n’être plus rien pour elle.

Dans cet instant. Lise apporte à sa maîtresse une lettre que le jardinier vient de trouver dans le parc. Le nom de Laure est dessus. Elle la prend, et lit, en respirant à peine, ce douloureux récit.