Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 9-12).
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IV


Ma fille m’a fait de la peine ce matin, chère Juliette, je me plaignais de ne pouvoir la retenir près de moi ; elle me dit en faisant ces petits gestes que tu aimes tant :

« Pourquoi ne veux-tu plus jouer ? je m’ennuie. »

La pauvre petite a raison, et je conçois que ma tristesse l’engage à me fuir. Ici chacun se prête à ses jeux, et ses caresses font couler mes larmes ; elle n’en peut deviner le motif, et c’est moi qui ai tort de ne pas me contraindre ; je vais redevenir enfant pour elle ; je serais trop malheureuse de lui voir préférer la société d’un autre. Madame de Savinie a une petite fille de son âge, je vais tâcher d’en faire une compagne pour Emma : cela m’obligera à faire quelques frais de politesse, à quelques avances qui ne sont pas de mon goût ; mais que ne ferais-je pas pour cette chère enfant ?

Frédéric est de retour : sa mère l’a revu avec un plaisir qui décèle sa préférence : il la justifie par la tournure la plus aimable et tout ce qui peut flatter l’amour-propre d’une mère. Sa figure a quelque chose de celle de Henri ; mais la ressemblance s’arrête là : car ses manières sont absolument différentes. Il a paru ému en me voyant, et le souvenir de son frère a répandu dans ses yeux une expression de tristesse qui a pénétré dans mon cœur. Il est vrai qu’elle a bientôt disparu pour faire place au sourire ; il a pris Emma sur ses genoux, s’est prêté à toutes ses folies. Je ne puis blâmer la gaîté dont elle a profité. Caroline aurait voulu que je partageasse davantage la joie qu’elle a éprouvée, en apprenant que son frère avait obtenu un congé de trois mois, et qu’il les passerait à Varannes ; mais, en vérité, je suis si éloignée de toute idée de bonheur, que je n’ai plus ce qu’il faut pour partager celui d’un autre. Elle m’a fait promettre de les accompagner demain dans la visite qu’ils doivent rendre à madame de Savinie. Cet acte de complaisance m’a été demandé avec instance par madame de Varannes : j’ai accepté et je tiendrai parole. Nous irons elle et moi dans ma voiture, je prête mon phaéton à Frédéric et à sa sœur. Il est enchanté de conduire mes petits chevaux anglais. « Pour cette fois, dit-il, sir James ne se moquera pas de mon équipage. » Ce sir James est un personnage dont on redoute bien la censure. Tout ce que j’en entends dire m’intimide au point de craindre sa rencontre : cependant je n’y puis échapper ; et vois jusqu’où va ma petitesse, la seule pensée de voir cet homme si bizarre chez madame de Savinie, me fait regarder cette visite comme une de ces choses auxquelles on ne se résigne qu’avec la plus grande répugnance, tant il est vrai que dans le malheur on se fait des contrariétés de tout.

Puisque mes récits te plaisent, bonne amie, je composerai pour toi l’espèce de journal que tu me demandes ; cette occupation me sera bien douce, je commencerai demain, car aujourd’hui on ne m’en laisse pas le loisir. Donne-moi de ton côté toutes les nouvelles qui peuvent t’intéresser. Parle-moi du cousin Delval : compte-t-il bientôt revenir de l’armée ? Je voudrais le revoir pour entendre de lui tout ce qu’il sait de Henri : il ne l’a pas quitté, ils ont souvent parlé de moi. Je jouirais d’un certain plaisir à causer de bien des choses qu’on a cachées à ma douleur. Je pleurerais encore, me diras-tu : oui ; mais ce n’est pas cela qui fait du mal !