Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 73-76).
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XIX


La journée d’hier aurait ouvert toutes les plaies de mon cœur, chère Juliette, si le temps avait pu les cicatriser. Cette pompe funèbre, les larmes de ma famille, celles de tous ces bons paysans dont les regrets semblaient égaler les nôtres, tout se réunissait pour faire croire à ma douleur qu’il n’existait pas d’intervalle entre ce moment et celui qui m’a enlevé mon époux, le père de mon enfant.

Je ne te donnerai aucun détail sur la cérémonie, je n’étais pas en état de les remarquer ; la seule chose qui m’ait frappée, c’est une colonne de marbre noir que j’ai aperçue en face du tombeau de Henri : elle y avait été transportée et posée le matin. J’ai pensé que c’était un monument que Frédéric avait consacré à l’amour fraternel. Les armes de son frère y étaient attachées ; elles fournirent à l’abbé une réflexion à la fois noble et touchante, dans l’oraison funèbre qu’il a prononcée. « Celui qui mourut, a-t-il dit, si glorieusement pour sa patrie, doit vivre éternellement dans le souvenir de ceux qu’il a défendus. La France honore sa valeur et nos regrets attestent ses vertus. » Je n’en ai point entendu davantage ; mon émotion a surpassé mes forces, et je suis tombée sans mouvement sur les marches du tombeau. J’étais dans mon lit lorsque je revins à moi ; chacun s’empressait à me donner des secours, je n’avais besoin que de repos, et je demandai à être seule.

La nuit m’a paru d’une longueur extrême ; je n’ai pas dormi un instant ; et ce matin Lise est venue me faire un récit si étrange, que je me suis levée pour l’aller vérifier.

— Vous savez bien, madame, m’a-t-elle dit, que vous avez remis à Pierre la clé qui ferme la grille de l’île ; hier, après que tout le monde en a été sorti, il a mis cette clé dans sa poche et l’y a toujours gardée. Quand il est allé tout à l’heure pour arroser les plantes qui entourent le tombeau, il a aperçu deux vases renversés, le gazon foulé et des pas tracés du côté de l’île opposé au pont. Il a cru d’abord qu’on s’était introduit dans l’espérance de voler quelques-uns des vases précieux que vous avez fait venir de Paris ; mais s’étant assuré qu’il n’en manquait aucun, et réfléchissant qu’il était impossible de pénétrer dans l’île sans risquer de se noyer, la peur s’est emparée de lui ; il a dit qu’il fallait que tout ce dégât eût été fait par un esprit, et que madame lui donnerait dix louis par jour, pour prendre soin de l’entretien de cette île, qu’il n’y voudrait pas mettre les pieds. J’ai présumé que cette histoire si effrayante aurait une cause fort simple ; j’ai fait demander Pierre ; nous sommes allés ensemble dans l’île. Tout ce que m’avait dit Lise était vrai ; et sans partager les idées de Pierre, j’ai été aussi étonnée que lui. Je l’ai questionné sur les ouvriers qui avaient posé la colonne ; il m’a répondu que Frédéric avait dirigé lui-même leurs travaux, et que d’ailleurs ces gens pouvant s’adresser à lui pour entrer dans l’île, il n’était pas probable qu’ils eussent cherché à y pénétrer furtivement. Cette raison jointe à beaucoup d’autres, a confirmé Pierre dans ses soupçons. Tout ce que je lui ai dit ne l’a pas empoché de croire aux revenants, et son entêtement m’a prouvé que les raisonnements les plus justes ne pouvaient rien sur des têtes égarées par la superstition. Pierre ne s’exposerait pas à passer une nuit dans l’île, cette action dût-elle sauver la vie d’un homme, et voilà où conduit l’ignorance ! Comment ose-t-on dire, après cela, qu’elle est nécessaire au bonheur du peuple ?

Cette aventure a cependant quelque chose de singulier, je ne la comprends pas ; mais comme il n’en résulte rien de fâcheux, il est inutile de s’en inquiéter. J’ai défendu qu’on en parlât à ma fille : les enfants sont toujours disposés à croire au merveilleux, et je veux qu’Emma ignore longtemps les absurdités qu’on apprend aux enfants de son âge.