LATUDE

Mémoires de Henri Masers de Latude, nouvelle édition avec préface et notes, par George Berlin. Paris, 1889.

Peu d’hommes ont pris dans l’imagination populaire une plus grande place que Masers de Latude. Le célèbre prisonnier semble avoir résumé dans sa vie de souffrances toutes les iniquités d’un gouvernement arbitraire. Les romanciers et les dramaturges du XIXe siècle en ont fait un héros, les poètes ont chanté ses malheurs, que nos plus grands historiens ont racontés, et de nombreuses éditions de ses Mémoires se sont succédé jusqu’à nos jours. Les contemporains de Latude le regardaient déjà comme un martyr, et la postérité n’a pas découronné sa tête blanchie dans les prisons de cette auréole sacrée. Tout le monde a été trompé par la légende que Latude lui-même a formée autour de son nom. Lorsqu’en 1790 il dicta l’histoire de sa vie, il se servit de son imagination méridionale plus que de sa mémoire. Les documens qui composaient son dossier au greffe de la Bastille sont demeurés, pour la plus grande partie, inédits. Ils se trouvent aujourd’hui dispersés dans diverses bibliothèques, à l’Arsenal, à Carnavalet et à Saint-Pétersbourg. Il est, grâce à eux, facile de rétablir la vérité.


I

Le 23 mars 1725, à Montagnac, en Languedoc, une pauvre fille, Jeanneton Aubrespy, mettait au monde un enfant qui fut baptisé trois jours plus tard. Jean Bouhour et Jeanne Boudet, les parrain et marraine, donnèrent au nouveau-né les prénoms de Jean-Henri. Quant à un nom de famille, le pauvret n’en avait pas, enfant illégitime d’un père inconnu. Quelques bonnes âmes entouraient le lit de l’accouchée : celle-ci pleurait. Les commères actives mêlaient aux bons soins, aux bonnes paroles, leurs reproches pieux.

Jeanneton venait de passer la trentaine ; elle était de famille bourgeoise et demeurait près de la porte de Lom, dans une petite maison qui semble lui avoir appartenu. Plusieurs de ses cousins occupaient des grades dans l’armée. Mais, du jour où elle fut devenue mère, sa famille la repoussa. Son existence devint misérable. Heureusement qu’elle était femme de courage, qu’elle avait sa quenouille et son dé, et, filant et cousant, elle éleva son gamin, qui poussait intelligent, vif, très ambitieux. Elle parvint à lui faire donner quelque instruction, et nous trouvons le jeune Jean-Henri, à l’âge de dix-sept ans, garçon chirurgien dans l’armée du Languedoc. Il est vrai qu’au XVIIIe siècle les chirurgiens n’étaient pas grands personnages : leur temps se passait à faire la barbe, arracher les dents et pratiquer les saignées. Néanmoins la place était bonne. « Les garçons chirurgiens des armées, écrit l’exempt du guet Saint-Marc, qui ont travaillé de leur profession, ont gagné beaucoup d’argent. » Dès cette époque, ne voulant pas porter le nom de sa mère, le jeune homme avait ingénieusement transformé son double prénom en Jean Danry. C’est ainsi qu’il est déjà désigné dans un passeport à destination de l’Alsace, délivré le 25 mars 1743 par le commandant des armées royales en Languedoc. Danry suivit, en cette année 1743, les troupes du maréchal de Noailles dans leurs opérations sur le Mein et le Rhin, et, vers la fin de la saison, le maréchal lui donna un certificat attestant qu’il l’avait bien et fidèlement servi pendant toute la campagne.

En 1747, nous trouvons Danry à Bruxelles employé dans l’hôpital ambulant des armées de Flandres, aux appointemens de 50 livres par mois. Il assista au fameux assaut de Berg-op-Zoom, la citadelle imprenable que les colonnes françaises enlevèrent avec tant de bravoure sous le commandement du comte de Lowendal. Mais la paix d’Aix-la-Chapelle fut signée, les armées furent licenciées et Danry vint à Paris. Il avait en poche une recommandation pour le chirurgien du maréchal de Noailles, Descluzeaux, et un certificat signé par Guignard de La Garde, commissaire des guerres, qui témoignait de la bonne conduite et des capacités « du nommé Dhanry, garçon chirurgien. » Ces deux certificats composaient le plus clair de sa fortune.

Danry arriva à Paris vers la fin de l’année 1748. On le voyait se promener les après-dîner aux Tuileries en habit gris et veste rouge, portant bien ses vingt-trois ans. De moyenne taille, un peu fluet, ses cheveux bruns « en bourse, » il avait l’œil vif et la physionomie intelligente. Peut-être aurait-il été joli garçon si des traces de petite vérole n’avaient grêlé sa figure. Un accent gascon assaisonnait ses paroles, et nous voyons, par l’orthographe de ses lettres, que non-seulement il n’avait aucune éducation littéraire, mais encore que son parler était celui de la classe populaire. Néanmoins actif, habile dans son métier, bien vu de ses chefs, il était en passe de se faire une situation honorable et d’arriver à soutenir sa mère, qui vivait à Montagnac abandonnée, ayant réuni sur lui toute son affection et toutes ses espérances.

Mais Paris agit sur l’esprit du jeune homme d’une manière funeste. La vue de la vie brillante et luxueuse, les robes de soie et de dentelles le faisaient rêver. Il trouvait les Parisiennes charmantes. Il leur donnait de son cœur sans compter, et de sa bourse sans compter aussi. Le cœur était riche ; la bourse l’était moins. Danry eut bientôt dépensé tout ce qu’il avait et tomba dans la misère. Il fit de mauvaises connaissances. Son meilleur ami, un nommé Binguet, garçon apothicaire, partage avec lui un taudis, cul-de-sac du Coq, chez Charmeleux, qui tient chambres garnies. On ne trouverait pas plus grands coureurs de filles, libertins et mauvais sujets que nos deux amis. Danry, colère, fanfaron et batailleur, s’est rapidement fait connaître de tout le quartier. Mourant de faim, menacé d’être jeté à la porte du logement dont il ne paie pas les termes, il écrit à sa mère pour demander quelque argent ; mais c’est, à peine si la pauvre fille a de quoi se suffire à elle-même.

Nous voilà loin, comme on le voit, du bel officier de génie que chacun a dans son souvenir, loin aussi du brillant tableau que Danry traça plus tard de ces années de jeunesse pendant lesquelles il reçut, « par les soins du marquis de La Tude, son père, l’éducation d’un gentilhomme destiné à servir sa patrie et son roi. »

Dénué de toute ressource, Danry imagina qu’au siège de Berg-op-Zoom des soldats l’avaient dépouillé tout nu, hors la simple chemise, et volé de 678 livres. Il fabriqua une lettre à l’adresse de Moreau de Séchelles, intendant des armées de Flandres, espérant la faire signer par ce Guignard de La Garde, commissaire des guerres, sous lequel il avait servi. Danry demandait à être indemnisé de ces pertes qu’il avait faites tandis qu’il s’exposait, sous le feu de l’ennemi, à soigner des blessés. Nous lisons, malheureusement, dans les Mémoires écrits plus tard par Danry, que, loin d’avoir été, à Berg-op-Zoom, « dépouillé tout nu et volé de 678 livres, » il y acheta une quantité considérable d’effets de tout genre qui se vendirent à bas prix au pillage de la ville. Quoi qu’il en soit, la tentative ne réussit pas ; mais Danry était homme de ressources ; quelques jours passés, il trouva un autre moyen de battre monnaie.

On parlait beaucoup de la lutte entre les ministres et la marquise de Pompadour. Celle-ci venait de triompher, Maurepas partait en exil ; mais on le croyait homme à tirer vengeance de son ennemie. La favorite elle-même avouait sa crainte d’être empoisonnée. Une lueur se fit dans l’esprit du garçon chirurgien : il se vit tout à coup, lui aussi, en habit doré, roulant carrosse sur la route de Versailles.

Le 27 avril, sous l’arcade du Palais-Royal attenant le grand escalier, il acheta à un marchand, qui étalait en cet endroit, six de ces petites bouteilles, appelées larmes bataviques, dont s’amusaient les enfans. C’étaient des bulles de verre fondu qui, jetées dans l’eau froide, y avaient pris la forme de petites poires. En brisant leur queue en crochet, on les faisait éclater avec bruit et se réduire en poussière. Il disposa quatre d’entre elles dans une boîte de carton et relia leurs petites queues par une ficelle qu’il fixa au couvercle. Il répandit par-dessus de la poudre à poudrer, qu’il recouvrit d’un lit de poussière de vitriol et d’alun. Il entoura son paquet d’une double enveloppe. Sur la première il écrivit : « Je vous prie, madame, d’ouvrir le paquet en particulier ; » et sur la seconde, qui recouvrait la première : « À Mme la marquise de Pompadour, en cour. »

Puis il courut jeter son paquet, le 28 avril, à huit heures du soir, à la grand’poste, et partit immédiatement pour Versailles. Il espérait parvenir jusqu’à la favorite, mais fut arrêté par son premier valet, Gourbillon. D’une voix émue, Danry raconta une histoire effrayante : s’étant trouvé aux Tuileries, il avait aperçu deux hommes qui causaient avec animation ; s’étant approché, il les avait entendus proférer contre Mme de Pompadour des menaces effroyables. Les hommes se levèrent, il les suivit ; ils s’en furent droit à la grand’poste, où ils jetèrent un paquet dans la grille. Quels étaient ces hommes ? quel était ce paquet ? Il ne pouvait le dire. Mais, dévoué aux intérêts de la marquise, il était accouru immédiatement révéler ce qu’il avait appris !

Pour comprendre l’impression produite par la dénonciation du jeune homme, il faut se rappeler l’état où les esprits étaient en ce moment à la cour. Maurepas, le ministre enjoué et spirituel que Louis XV, l’homme ennuyé, aimait entre tous pour le charme qu’il savait donner à l’expédition des affaires, venait d’être exilé à Bourges. « Pontchartrain, lui mandait le roi, est trop près. » La lutte entre le ministre et la favorite avait été d’une violence extrême. Maurepas chansonnait la fille parvenue jusqu’aux marches du trône, la poursuivait de ses reparties hautaines et cruelles. Sa muse ne reculait pas devant les insultes les plus brutales. La marquise ne ménageait pas davantage ses paroles ; elle traitait ouvertement le ministre de menteur, de fripon, et déclarait à tous qu’il cherchait à la faire empoisonner. Aussi fallait-il qu’un chirurgien fût toujours auprès d’elle, qu’elle eût toujours un contre-poison à sa portée. A table, elle ne mangeait rien la première ; et dans sa loge, à la comédie, elle n’acceptait de limonade que celle préparée par son chirurgien.

Le paquet mis à la poste par Danry arriva à Versailles le 29 avril. Quesnay, médecin du roi et de la marquise, fut prié de l’ouvrir. Il le fit avec grande prudence, reconnut la poudre à poudrer, le vitriol et l’alun, et déclara que toute cette machine n’avait rien de redoutable ; que, néanmoins, le vitriol et l’alun étaient matières pernicieuses, et qu’il était possible que l’on se trouvât en face d’une tentative criminelle maladroitement exécutée.

Il n’est pas douteux que Louis XV et sa maîtresse aient été terrifiés. D’Argenson, qui avait soutenu Maurepas contre la favorite, avait lui-même grand intérêt à éclaircir au plus tôt cette affaire. Le premier mouvement fut tout en faveur du dénonciateur. D’Argenson écrivit à Berryer qu’il méritait récompense.

Aussitôt l’on chercha à découvrir les auteurs du complot. Le lieutenant de police choisit le plus habile, le plus intelligent de ses officiers, l’exempt du guet Saint-Marc, et celui-ci se mit en rapport avec Danry. Mais Saint-Marc n’avait pas passé deux jours en compagnie du garçon chirurgien, qu’il rédigeait un rapport demandant son arrestation. « Il n’est pas indifférent de remarquer que Danry est chirurgien et que son meilleur ami est apothicaire. Je crois qu’il serait essentiel, sans attendre plus longtemps, d’arrêter Danry et Binguet, en leur laissant ignorer qu’ils sont tous deux arrêtés, et en même temps de faire perquisition dans leurs chambres. »

Danry fut mené à la Bastille le 1er mai 1749 ; on s’était assuré de Binguet le même jour. Saint-Marc avait pris la précaution de demander au garçon chirurgien d’écrire le récit de son aventure. Il remit ce texte à un expert, qui en compara l’écriture avec l’adresse du paquet envoyé à Versailles : Danry était perdu. Les perquisitions opérées dans sa chambre confirmèrent tous les soupçons. Enfermé à la Bastille, Danry ignorait ces circonstances, et quand, le 2 mai, le lieutenant-général de police vint l’interroger, il ne répondit que par des mensonges. Le lieutenant de police Berryer était un homme ferme, mais honnête et bienveillant. « Il inspirait la confiance, écrit Danry lui-même, par sa douceur et sa bonté. » L’excellent homme se chagrinait de l’attitude prise par Danry, lui montrait le danger auquel il s’exposait, le conjurait de dire la vérité. Mais, dans un nouvel interrogatoire, le prisonnier maintenait ses affirmations. Puis tout à coup il changea de tactique et refusa de répondre aux questions qu’on lui posait. « Danry, lui disait le lieutenant de police pour lui donner courage, ici nous rendons justice à tout le monde. » Mais les prières n’eurent pas un meilleur résultat que les menaces ; Danry gardait un silence obstiné ; d’Argenson écrivait à Berryer : « Cette affaire est trop importante à éclaircir pour ne pas suivre toutes les indications qui peuvent faire parvenir à cet objet. »

Danry, par son silence, avait trouvé le moyen de donner un air de complot ténébreux à une tentative d’escroquerie sans grande conséquence.

Il ne se décida que le 15 juin à faire un récit à peu près exact, dont le procès-verbal fut immédiatement envoyé au roi, qui le relut plusieurs fois et « pocheta » toute la journée. Ce détail montre l’importance que l’affaire avait prise. Les soupçons ne furent pas dissipés par la déclaration du 15 juin. Danry avait altéré la vérité dans les deux premiers interrogatoires, on craignait qu’il ne l’eût altérée également dans le troisième. C’est ainsi que son silence et ses dépositions contradictoires le perdirent. Six mois plus tard, le 7 octobre 1749, le docteur Quesnay, qui avait témoigné beaucoup d’intérêt au jeune chirurgien, fut envoyé auprès de lui à Vincennes afin d’en apprendre le nom de celui qui l’avait poussé au crime. Au retour, le docteur écrit à Berryer : « Mon voyage n’a été d’aucune utilité ; je n’ai vu qu’un hébété, qui cependant a toujours persisté à me parler conformément à sa déclaration. » Et deux années se seront écoulées que le lieutenant de police écrira encore à Quesnay : « 25 février 1751. — vous feriez grand plaisir à Danry si vous vouliez lui rendre une visite, et par cette complaisance vous pourriez peut-être l’engager à vous découvrir entièrement son intérieur, et à vous faire un aveu sincère de ce qu’il m’a voulu cacher jusqu’à présent. »

Quesnay se rendit immédiatement à la Bastille, promit au prisonnier la liberté. Danry se désespère, jure que « toutes ses réponses au lieutenant de police sont conformes à la vérité. » Quand le docteur a pris congé de lui, il écrit au ministre : « M. Quesnay, qui m’est venu voir plusieurs fois dans ma misère, m’a dit que votre Grandeur croyait qu’il y avait quelqu’un de complice avec moi quand j’ai commis mon péché, et que je ne voulais pas le dire, et par cette raison que Monseigneur ne me voulait point donner la liberté que je ne l’eusse dit. A cela, Monseigneur, je souhaiterais du profond de mon cœur que votre croyance fût véritable, en ce qu’il me serait bien plus avantageux de jeter ma faute sur un autre, soit pour m’avoir induit à commettre mon péché, ou ne m’avoir pas empêché de le commettre. »

Dans la pensée des ministres, Danry avait été l’agent d’un complot contre la vie de la marquise de Pompadour dirigé par quelque grand personnage ; au dernier moment il aurait pris peur, ou bien dans l’espoir de tirer profit des deux côtés à la fois il serait venu à Versailles se dénoncer lui-même. Il faut tenir grand compte de ces faits pour comprendre la vraie cause de sa détention. Danry fut donc maintenu à la Bastille. Il subit des interrogatoires dont les procès-verbaux furent rédigés régulièrement et signés par le lieutenant de police. Celui-ci, sous l’ancien régime, était un véritable magistrat, les documens de l’époque ne le désignent pas autrement, il rendait des arrêts et punissait au nom de la coutume qui, à cette époque, comme aujourd’hui encore en Angleterre, faisait loi.

L’apothicaire Binguet avait été remis en liberté immédiatement après la déclaration faite par Danry le 14 juin. A la Bastille celui-ci était entouré de toute sorte d’égards. Les ordres de Berryer sur ce sujet étaient formels. On lui avait donné livres, pipe et tabac ; on lui permettait, faveur singulière, de jouer de la flûte ; et, comme il exprimait son ennui de vivre seul, on lui donnait deux compagnons de chambre. Il recevait chaque jour la visite des officiers du château, et le 25 mai, le lieutenant de roi vint lui répéter les ordres du magistrat : « on aurait en conséquence bien soin de lui ; s’il avait besoin de quelque chose, on le priait de le dire, on ne le laisserait manquer de rien. » Le lieutenant de police espérait sans doute, à force de bontés, le déterminer à dévoiler les auteurs du malheureux complot qu’il avait imaginé lui-même.

Danry ne demeura pas longtemps dans la prison du faubourg Saint-Antoine ; dès le 28 juillet, Saint-Marc le transféra à Vincennes, et nous voyons par le rapport que l’exempt rédigea combien le marquis Du Châtelet, gouverneur du donjon, s’étonna « que la cour se fût déterminée de lui envoyer un pareil sujet. » C’est que Vincennes était, comme la Bastille, réservé aux prisonniers de bonne société : notre compagnon y fut mis par faveur. Le chirurgien qui a soin de lui le lui répète pour le consoler. « On ne met dans le donjon de Vincennes que des personnes nobles et de la première distinction. » Danry est, en effet, traité comme un gentilhomme. La meilleure chambre lui est réservée, il peut jouir du parc, où il se promène chaque jour deux heures. Lors de son entrée à la Bastille, il souffrait d’une infirmité, dont il attribua plus tard la cause à sa longue détention. A Vincennes il s’en plaignit, il prétendit également que le chagrin l’avait rendu malade. Un spécialiste et le chirurgien du donjon le soignèrent.

Cependant le lieutenant de police revenait le voir, lui renouvelait l’assurance de sa protection et lui conseillait d’écrire directement à Mme de Pompadour. Voici la lettre du prisonnier :

A Vincennes 4 novembre 1749.

Madame,

Si la misère, pressé par la faim, m’a fait commettre une faute contre votre chère personne, ça n’a point été dans le dessein de vous faire aucun mal. Dieu m’est témoin. Si sa divine bonté voulait aujourd’hui, en ma faveur, vous faire connaître mon âme repentant de sa très grande faute et les larmes que je répands depuis cent quatre-vingt-huit jours à l’aspect des grilles de fer, vous auriez pitié de moi, madame, au nom de Dieu qui vous éclaire. Que votre juste courroux daigne s’apaiser sur mon repentir, sur ma misère, sur mes pleurs ; un jour Dieu vous récompensera de votre humanité. Vous pouvez tout, madame. Dieu vous a donné pouvoir auprès du plus grand roy de la terre, son bien-aymé : il est miséricordieux, il n’est point cruel, il est chrétien. Si sa divine puissance me fait la grâce d’obtenir de votre générosité la liberté, je mourray plutôt et mangerai que des racines, avant que de l’exposer une seconde fois. J’ay fondé toutes mes espérances sur votre charité chrétienne, soyez sensible à ma prière, ne m’abandonnez point à mon malheureux sort. J’espère en vous, madame, et Dieu me fera la grâce que toutes mes prières seront exaucées pour accomplir tous les désirs que votre chère personne souhaite.

J’ay l’honneur d’être, avec un repentir digne de grâce,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur, DANRY.

Nous avons cité cette lettre avec plaisir ; elle se distingue avantageusement de toutes celles que le prisonnier écrivit plus tard, que l’on a publiées. Il est vrai que Danry ne voulait pas attenter aux jours de la favorite ; bientôt, devenant plus hardi, il écrira à Mme de Pompadour que, s’il lui a adressé cette boite à Versailles, c’était par dévoûment pour elle, pour la mettre en garde contre les entreprises de ses ennemis, « pour lui sauver la vie. »

La lettre du prisonnier fut remise à la marquise, mais demeura sans résultat. Danry perdit patience, il résolut de se procurer lui-même la liberté qu’on lui refusait : le 15 juin 1750, il s’était évadé.


II

Il a raconté dans ses Mémoires cette première évasion du donjon de Vincennes d’une manière aussi spirituelle que fantaisiste. Il échappa à ses geôliers le plus simplement du monde. Étant descendu au jardin à l’heure de sa promenade, il y trouva un épagneul noir qui faisait des bonds en aboyant. Il arriva que le chien se dressa contre la porte d’entrée du donjon et la poussa de ses pattes. La porte était ouverte. Danry sortit, passa devant les sentinelles qui ne firent aucune attention à lui, et il se mit à courir à travers champs. Il courut droit devant lui, à toute vitesse, « jusqu’à ce qu’il fût tombé par terre de fatigue du côté de Saint-Denis, vers les quatre heures après-midi. »

Il resta dans cette situation jusqu’à neuf heures du soir. Puis il prit le chemin de Paris et passa la nuit sur le bord de l’aqueduc du côté de la porte Saint-Denis. Au point du jour il entra dans la ville.

Nous savons quelle importance la cour attachait à la détention du prisonnier, elle espérait encore qu’il se déciderait à parler de ce grave complot dont il possédait le secret. D’Argenson écrit immédiatement à Berryer. « Rien n’est plus important ni plus pressé que d’user de toutes les voies imaginables pour tâcher de rattraper le prisonnier. » Et toute la police se met sur pied ; le signalement du fugitif est imprimé à un grand nombre d’exemplaires. L’inspecteur Rulhière l’envoie à toutes les maréchaussées.

Danry s’était logé chez Cocardon, au Soleil d’or ; mais il n’ose demeurer plus de deux jours dans la même auberge, il pense que son camarade Binguet lui viendra en aide : Binguet ne se soucie plus de la Bastille. C’est une jolie fille, Anne Benoist, que Danry a connue au temps où il logeait chez Charmeleux, qui se dévoue à lui tout entière. Elle sait fort bien qu’elle risque d’être mise elle-même en prison, et déjà des inconnus de mauvaise mise sont venus demander au Soleil d’or qui elle était. Qu’importe ! elle trouve assistance chez des compagnes ; les jeunes filles portent les lettres, se mettent en quête d’un gîte bien sûr. En attendant, Danry va passer la nuit sous les aqueducs ; dès le lendemain il va s’enfermer dans le nouveau logement que ces demoiselles lui ont choisi, il y demeure deux jours sans sortir : Annette lui vient tenir compagnie. Mais le jeune homme n’a plus d’argent, comment paiera-t-il son écot ? « Que faire, que devenir ? dit-il plus tard ; j’étais sûr d’être découvert si je me montrais, si je fuyais je courais également des risques. » Il écrit au docteur Quesnay, qui lui témoigna tant de bontés à Vincennes, mais la police a eu vent de cette correspondance, et Saint-Marc vient saisir le fugitif dans l’auberge où il est caché. Le malheureux est ramené à la Bastille. Annette se voit arrêter chez Cocardon au moment où elle demandait les lettres venues pour Danry ; elle est enfermée à la Bastille aussi. Les porte-clés et les sentinelles de Vincennes, de service le jour de l’évasion, sont jetés au cachot.

En se sauvant de Vincennes, Danry avait doublé la gravité de sa faute. Les règlemens voulaient qu’il fût descendu au cachot, réservé aux prisonniers insubordonnés. « M. Berryer vint encore adoucir mes maux, au dehors il demandait pour moi justice ou clémence, dans ma prison il cherchait à calmer ma douleur, elle me paraissait moins vive quand il m’assurait qu’il la partageait. » Le lieutenant de police ordonna que le prisonnier fût nourri comme par le passé, qu’on lui laissât ses livres, du papier, ses bibelots, et les deux heures de promenade dont il jouissait à Vincennes. En retour de ces bontés, le garçon chirurgien envoya au magistrat « un remède contre les accès de goutte. » Il demandait en même temps qu’on lui permit d’élever des petits oiseaux dont le gazouillement et l’animation le distrairaient. La demande lui fut accordée. Mais au lieu de prendre sa peine en patience, Danry s’irritait de jour en jour. Il se laissait aller à sa nature violente, faisait du vacarme, criait, se démenait, à faire croire aux ministres qu’il devenait fou. Sur les livres de la bibliothèque de la Bastille qui passaient de chambre en chambre, il écrivait des poésies injurieuses contre la marquise de Pompadour. Il prolongeait ainsi son séjour dans le cachot. Peu à peu ses lettres changeaient de ton. « C’est un peu fort qu’on me laisse quatorze mois en prison et une année entière qui finit aujourd’hui dans un cachot où je suis encore. »

Cependant Berryer le remit dans une bonne chambre vers la fin de l’année 1751. En même temps il lui donna, rare privilège, un domestique pour le servir.

Quant à Annette Benoît, elle avait été mise en liberté après quinze jours de détention. Le domestique de Danry tomba malade ; comme on ne voulait pas que le prisonnier manquât de société, on lui donna un compagnon de chambre. C’était un nommé Antoine Allègre, détenu depuis le 29 mai 1750. Les circonstances qui avaient déterminé son incarcération avaient été à peu près les mêmes que celles qui avaient fait enfermer Danry. Allègre était maître de pension à Marseille lorsqu’il apprit que les ennemis de la marquise de Pompadour cherchaient à la faire périr. Il imagina un complot où il mêla Maurepas, l’archevêque d’Albi et l’évêque de Lodève, envoya la dénonciation de ce complot à Versailles, et, pour se donner de l’appui, adressa au valet de chambre de la favorite une lettre d’une écriture contrefaite, qui commençait par ces mots : « Foy de gentilhomme, il y a 100,000 écus pour vous si vous empoisonnez votre maitresse… « Il espérait obtenir de la sorte un bon emploi ou la réussite d’un projet qu’il avait fait sur le commerce.

Intelligens l’un et l’autre, instruits et entreprenans, Danry et Allègre étaient faits pour s’entendre d’autant mieux que le maître de pension, très supérieur à son camarade, le dirigeait. Les années que Danry passa en compagnie d’Allègre exercèrent sur toute sa vie une influence si grande, que le lieutenant de police Lenoir put dire un jour : « Danry est le tome n d’Allègre. » Les lettres de ce dernier, qui nous sont conservées en grand nombre, témoignent de l’originalité et de la vivacité de son esprit : le style en est fin et rapide, du français le plus pur, les idées exprimées ont de la distinction et sont parfois singulières sans être extravagantes. Il travaillait sans cesse et fut, tout d’abord, ennuyé d’avoir un compagnon. « Donnez-moi, je vous prie, une chambre en particulier, écrit-il à Berryer, même sans feu ; j’aime à être seul, je me suffis à moi-même, parce que je sais m’occuper et semer pour l’avenir. » C’était une nature mystique, mais de ce mysticisme froid et amer que nous trouvons quelquefois chez les hommes de science, les mathématiciens en particulier. Car Allègre étudiait principalement les mathématiques, la mécanique, la science des ingénieurs. Le lieutenant de police lui fit acheter des ouvrages traitant de la conduite des fortifications, de l’architecture civile, de la nouvelle mécanique, des travaux hydrauliques. Le prisonnier les consultait pour rédiger des mémoires sur les questions les plus diverses, qu’il envoyait au lieutenant de police dans l’espoir qu’ils lui procureraient sa liberté. Ces mémoires, que nous possédons, montrent encore l’étendue de son intelligence et de son instruction. Danry l’imita dans la suite en cela comme en tout le reste, mais grossièrement. Allègre était également très habile de ses doigts, dont il faisait, disent les officiers du château, tout ce qu’il voulait.

Allègre était un homme dangereux : les porte-clés en avaient peur. Quelque temps après son entrée à la Bastille il tomba malade ; un garde fut placé près de lui ; les deux hommes firent mauvais ménage. Allègre envoyait à la lieutenance de police plaintes sur plaintes. On fit une enquête qui ne fut pas défavorable au garde-malade, et celui-ci fut laissé auprès du prisonnier, lorsqu’un matin, le 8 septembre 1751, les officiers de la Bastille entendirent dans la tour du Puits du tapage. Ils montèrent en hâte et trouvèrent Allègre occupé à percer d’un couteau son compagnon qui venait de tomber à la renverse, dans son sang, le ventre ouvert. Si Allègre n’avait pas été à la Bastille, le parlement l’aurait fait rouer en place de Grève ; la Bastille le sauva, mais il ne pouvait plus espérer que sa liberté serait prochaine.

Quant à Danry, il lassa à son tour la patience de ses gardiens. Le major Chevalier, qui était la bonté même, écrivit au lieutenant de police : « Il ne vaut pas mieux que d’Allègre, mais il est cependant, quoique plus turbulent et colère, beaucoup moins à craindre, en tout genre, que lui. » Le médecin de la Bastille, le docteur Boyer, membre de l’Académie, écrit également : « J’ai lieu de me méfier du personnage. » Le caractère de Danry s’aigrissait de jour en jour. Il injuriait ses porte-clés. Un matin, on est obligé de lui enlevor un couteau et des instrumens tranchans qu’il a dérobés. Il se sert du papier qu’on lui donne pour se mettre en relation avec d’autres détenus et des personnes du dehors. Le papier est supprimé : Danry écrit avec son sang sur des mouchoirs ; le lieutenant de police lui fait défense de lui écrire avec du sang : Danry écrit sur des tablettes de mie de pain qu’il fait passer furtivement entre deux assiettes.

L’usage du papier lui est rendu, ce qui ne l’empêche pas d’écrire à Berryer : « Monseigneur, je vous écris avec de mon sang sur du linge, parce que messieurs les officiers me refusent d’encre et du papier ; voilà plus de six fois que je demande à leur parler inutilement. Qu’est-ce donc, monseigneur, avez-vous résolu ? Ne me poussez pas à bout, au moins ne me forcez pas à être mon bourreau moi-même. Envoyez-moi une sentinelle pour me casser la tête, c’est bien la moindre grâce que vous puissiez m’accorder. » Berryer, étonné de cette étrange missive, fait des observations au major, qui lui répond : « Je n’ai pas refusé de papier à Danry. »

Ainsi le prisonnier faisait croire de plus en plus qu’il n’était qu’un fou. Le 13 octobre 1753, il écrivait au docteur Quesnay pour lui dire qu’il lui voulait grand bien, mais qu’étant trop pauvre pour lui rien donner, il lui faisait cadeau de son corps, qui allait périr, dont il pourrait faire un squelette. Au papier de la lettre, Danry avait cousu un petit carré de drap et il ajoutait : « Dieu a donné aux habits des martyrs la vertu de guérir toutes sortes de maladies. Voilà cinquante-sept mois qu’on me fait souffrir le martyre. Ainsi il est sans doute qu’aujourd’hui le drap de mon habit fera des miracles : en voilà un morceau. » Cette lettre revint à la lieutenance de police au mois de décembre, et nous y trouvons une apostille de la main de Berryer : « Lettre bonne à garder, elle fait connaître l’esprit du personnage. » Or nous savons de quelle façon on traitait encore les fous au XVIIIe siècle.

Mais subitement, au grand étonnement des officiers du château, nos deux amis améliorent leur caractère et leur conduite. On n’entendait plus de bruit dans leur chambre, et quand on leur venait parler, ils répondaient poliment. En revanche, ils étaient d’allure plus bizarre encore que par le passé. Allègre se promenait dans sa chambre, à moitié nu, pour ménager ses hardes, disait-il, et adressait lettres sur lettres à son frère et au lieutenant de police pour qu’on lui envoyât des nippes, des chemises surtout et des mouchoirs. Danry de même. « Ce prisonnier, mande Chevalier au lieutenant de police, demande du linge ; je ne vous écrirai pas, parce qu’il a sept chemises très bonnes, dont quatre neuves ; cet article le met aux champs. » Mais pourquoi refuser à un prisonnier de lui passer ses fantaisies ? Et le commissaire de la Bastille fit confectionner deux douzaines de chemises de prix, — chacune revint à vingt francs, plus de quarante francs de notre monnaie, — et des mouchoirs de la batiste la plus fine.

Si la lingère du château avait fait attention, elle aurait remarqué que les serviettes et draps qui entraient dans la chambre des deux compagnons en sortaient raccourcis dans tous les sens. Nos amis s’étaient mis en rapport avec leurs voisins de prison, qui demeuraient en dessous et au-dessus d’eux, mendiant des ficelles et du fil, donnant du tabac en échange. Ils étaient parvenus à desceller les barres de fer qui empêchaient de grimper dans la cheminée ; la nuit, ils montaient jusque sur les plates-formes, d’où ils conversaient, par les cheminées, avec les prisonniers des autres tours. L’un de ces malheureux se croyait prophète de Dieu ; il entendit la nuit ce bruit de voix tombant sur le foyer éteint ; il parla du prodige aux officiers qui le crurent encore plus fou qu’auparavant. Sur la terrasse, Allègre et Danry trouvèrent les outils que des maçons et herbiers employés au château y laissaient le soir. Ils se procurèrent ainsi un maillet, une tarière, deux espèces de moufles et des morceaux de fer pris aux affûts des canons. Ils cachaient le tout dans le tambour existant entre le plancher de leur chambre et le plafond de la chambre inférieure.

Allègre et Danry se sauvèrent de la Bastille dans la nuit du 25 au 26 février 1756. Ils grimpèrent par la cheminée jusque sur la plate-forme des tours et descendirent par leur fameuse échelle de corde attachée à l’affût d’un canon. Une muraille séparait le fossé de la Bastille de celui de l’Arsenal. Ils parvinrent, à l’aide d’une barre de fer, à en détacher une grosse pierre, et s’échappèrent par la baie ainsi pratiquée. L’échelle de corde était une œuvre de longue patience et de grande habileté. Plus tard, Allègre devint-fou. Alors Danry tira à lui tout le mérite de cette entreprise que son ami avait conçue et dirigée.

Au moment de partir, Allègre avait écrit sur un chiffon de papier, pour les officiers de la Bastille, la note suivante, qui marque bien son caractère :

« Nous n’avons causé aucun dommage aux meubles de M. le gouverneur, nous ne nous sommes servis que de quelques lambeaux de couvertures qui ne pouvaient être d’aucune utilité, les autres sont dans leur entier. S’il manque quelques serviettes, on les trouvera au-delà de l’eau, dans le grand fossez où nous les emportons pour essuyer nos pieds. »

Nos deux compagnons s’étaient pourvus d’un porte-manteau, et ils s’empressèrent de changer de vêtemens dès qu’ils eurent franchi l’enceinte du château. Un metteur en œuvre, Fraissinet, que Danry connaissait, s’intéressa à eux et les conduisit chez le tailleur Rouit, qui les logea quelque temps. Rouit prêt à même à Danry 48 livres que celui-ci s’engagea à renvoyer dès son arrivée à Bruxelles. Un mois passé, nos deux amis étaient au-delà des frontières.


III

Il nous est très difficile de savoir ce qu’il advint de Danry depuis le moment où il quitta Rouit, jusqu’au moment de sa réintégration à la Bastille. Il nous a, il est vrai, laissé deux relations de son séjour en Flandre et en Hollande ; mais ces relations diffèrent entre elles, et elles diffèrent l’une et l’autre de quelques documens originaux que nous avons conservés.

Allègre et Danry avaient jugé prudent de ne pas partir ensemble. Allègre arriva le premier à Bruxelles, d’où il écrivit à Mme de Pompadour une lettre injurieuse. Cette lettre le fit découvrir. A Bruxelles, Danry apprit l’arrestation de son camarade. Il se hâta de gagner la Hollande, vint à Amsterdam, où il entra en service chez un nommé Paulus Melenteau. De Rotterdam il avait écrit à sa mère ; la pauvre fille, réunissant ses petites économies, lui envoya par la poste 200 livres. Mais Saint-Marc s’était mis en route pour rejoindre le fugitif. « Les bourgmestres d’Amsterdam accordèrent sans nulle difficulté et avec plaisir la réquisition que Saint-Marc fit au nom du roi, de la part de son ambassadeur, pour l’arrêt et l’extradition de Danry. » Louis XV se contentait de réclamer celui-ci comme un de ses sujets. Saint-Marc, déguisé en marchand arménien, le découvrit dans sa retraite. Danry fut arrêté à Amsterdam le 1er juin, conduit dans un cachot de l’hôtel de ville, de là, ramené en France et remis à la Bastille le 9 juin 1756. On mandait de Hollande : « Saint-Marc est ici regardé sur le pied de sorcier. »

Par cette nouvelle évasion, le malheureux Danry avait achevé de rendre son cas extrêmement grave. Au XVIIIe siècle, l’évasion d’une prison d’état pouvait être punie de mort. Les Anglais, grands apôtres de l’humanité, n’étaient pas plus indulgens que nous ; et l’on connaît le traitement infligé par Frédéric II au baron de Trenck. Celui-ci ne devait rester en prison qu’une année. Après sa seconde tentative d’évasion, il fut enchaîné dans une casemate obscure ; à ses pieds était la tombe où il devait être enterré, on y avait gravé son nom et une tête de mort.

Lo gouvernement de Louis XV ne punissait pas avec autant de rigueur. L’évadé était simplement mis au cachot pour quelque temps. Les cachots de la Bastille étaient des basses-fosses froides et humides. Danry nous a laissé dans ses mémoires une relation des quarante mois passés en ce triste lieu, qui fait dresser les cheveux sur la tête. Malheureusement, son récit est plein d’exagérations. Il dit qu’il passa ces trois années les fers aux pieds et aux mains : dès le mois de novembre 1756, Berryer lui offrit de lui faire ôter les fers des pieds ou des mains, à son choix, et nous voyons par une apostille du major Chevalier qu’on lui enleva les fers des pieds. Danry ajoute qu’il coucha tout l’hiver sur la paille, sans couverture ; il avait si bien des couvertures qu’il écrit à Berryer pour demander qu’on lui en donne d’autres. A l’en croire, lors des crues de la Seine l’eau lui serait montée jusqu’à la taille : dès que l’eau menaça d’envahir le cachot, on en fit sortir le prisonnier. Il dit encore qu’il passa ces quarante mois dans une obscurité complète : la lumière de la prison n’était certainement pas très vive, mais elle était suffisante pour permettre à Danry de lire et d’écrire, et nous apprenons par les lettres que celui-ci adressait au lieutenant de police qu’il voyait de son cachot tout en qui se passait dans la cour de la Bastille. Enfin, il nous parle d’un certain nombre d’infirmités qu’il aurait contractées à cette époque, et cite à ce propos le rapport d’un oculiste qui vint lui donner ses soins. Mais, ce rapport, Danry l’a inventé lui-même, et le reste à l’avenant.

Pour la nourriture, Danry se montrait très difficile. Nous en jugeons par les rapports de Chevalier. « Danry est de fort mauvaise humeur, il nous envoie chercher à huit heures du soir pour nous dire que nous envoyions son porte-clés à la halle pour lui acheter du poisson, disant qu’il ne mange point d’œufs, d’artichauts, ni d’épinards, et qu’il veut manger du poisson absolument, et comme on ne le veut pas, il se met dans des fureurs extrêmes. » Voilà pour les jours maigres, voici pour les jours gras. « Danry a juré comme un diable, c’est-à-dire à son ordinaire, et après la cérémonie faite, il m’a dit : « Monsieur le major, au moins quand on me donne de la volaille, qu’elle soit piquée. » C’est qu’il n’était pas lui, Danry, un homme du vulgaire, « de ces gens que l’on met à Bicêtre. » Et il prétendait qu’on le traitât d’une manière qui lui convint.

Il en était de même pour les vêtemens. On s’étonne devant les listes de hardos que la lieutenance de police lui faisait confectionner. Pour le satisfaire, l’administration ne reculait pas devant les dépenses les plus déraisonnables, et c’est en vendant ces effets que Danry se procura dans ses différentes évasions une partie de l’argent qui lui était nécessaire. Il soutirait de rhumatismes, aussi lui est-il fourni des robes de chambre doublées de peau de lapin, des vestes doublées de peluche de soie, des gants et des bonnets fourrés et de bonnes culottes en peau épaisse. Dans ses Mémoires Danry traite tout cela de « lambeaux à moitié pourris. » Le malheureux commissaire de Rochebrune, chargé de fournitures aux prisonniers, ne sait comment le contenter : « vous m’avés chargé, écrit-il au major, de faire faire une robe de chambre au sieur Danry, qui veut une calemande fond bleu à rayes rouges. J’en ay fait chercher chez douze marchands qui n’en ont point et qui se garderaient bien d’en avoir parce que ces sortes de calemande ne seraient point de débit. Je ne vois point de raison de satisfaire les goûts fantasques d’un prisonnier qui doit se contenter d’une robe de chambre chaude et commode. » D’ailleurs Danry sait se plaindre lui-même. « Je vous prie, écrit-il au gouverneur, d’avoir la bonté de dire mot pour mot à M. de Sartines, que les quatre mouchoirs qu’il m’a envoyés sont bons pour donner à des galériens et que je n’en veux point ; mais que je le prie d’avoir la bonté de m’accorder six mouchoirs d’indienne à fond bleu et grands et deux cravates de mousseline. « Il ajoute : « S’il n’y a pas d’argent au trésor, qu’on en demande à la marquise de Pompadour. »

Le 1er septembre 1759, Danry fut tiré du cachot et remis dans une chambre claire. Il écrivit aussitôt à Bertin pour le remercier et lui annoncer qu’il lui envoyait deux colombes. « Vous avez du plaisir à faire le bien, je n’en aurai pas moins que vous, monseigneur, si vous m’accordez le bonheur de recevoir cette faible marque de ma grande reconnaissance.

« Tamerlan se laissa désarmer par un panier de figues que les habitans d’une ville qu’il allait assiéger lui firent présent. Mme la marquise de Pompadour est chrétienne, je vous supplie de me permettre de luy en envoyer aussi à elle une paire, peut-être qu’elle se laissera toucher par ces deux innocens pigeons. »

Voici la copie de la lettre qui les accompagnera :

« Madame, deux pigeons venoient tous les jours manger le grain de ma paille, je les pris, ils m’ont fait des petits. J’ose prendre la liberté de vous en présenter cette paire, comme une marque de mon respect et de mon amitié. Je vous supplie en grâce d’avoir la bonté de les recevoir, avec autant de plaisir comme j’en ai à vous les offrir. J’ay l’honneur d’être avec un très profond respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

« Danry, à la Bastille depuis onze ans. »

Pourquoi Danry n’a-t-il pas toujours usé d’une manière aussi charmante de la permission qu’on lui donnait d’écrire au ministre, au lieutenant de police, à la marquise de Pompadour, au docteur Quesnay et à sa mère ? Il écrivait sans cesse et nous avons de ses lettres par centaines. Elles sont bien différentes les unes des autres. Celles-ci sont suppliantes et plaintives. : « Par les larmes et le sang-froid corps dépérit tous les jours, je n’en puis plus. » Il écrit à la marquise de Pompadour : « Madame, je ne vous ai jamais souhaité que du bien, soyez donc sensible à la voix des larmes, de mon innocence et d’une pauvre mère désolée de soixante-six ans. Madame, vous êtes instruite de mon martyre, je vous supplie au nom de Dieu de m’accorder ma chère liberté, je n’en puis plus, je me meurs, mon sang s’est tout brûlé à force de gémir, vingt fois dans la nuit je suis obligé d’humecter ma bouche et mes narines pour pouvoir respirer. » On connaît la célèbre lettre qui commence par ces mots : « voilà cent mille heures que je souffre ! « Il écrit à Quesnay : « Je me présente devant vous avec un charbon de feu ardent sur ma tête qui vous marque ma pressante nécessité. » Les images dont il se sert ne sont pas toujours aussi heureuses : « Écoutez, dit-il à Berner, la voix des entrailles équitables dont vous êtes revêtu. »

Dans d’autres lettres le prisonnier change de ton, aux plaintes succèdent les cris de rage et de colère, « il trempe sa plume dans le fiel dont son âme est abreuvée. « Il ne supplie plus, il menace. On ne saurait louer le style de ces épîtres, il est incorrect et vulgaire, mais, par momens, vigoureux et coloré d’images vives. Il dit au lieutenant de police : « Quand il faut punir dans cette maudite prison, tout est en l’air, le tonnerre ne marche pas aussi vite que les punitions ; il s’agit de soulager un homme qui n’est pas heureux, je ne vois que des écrevisses ; » et il lui adresse ces vers de Voltaire :


Périssent les cœurs durs et nés pour les forfaits
Que les malheurs d’autrui n’attendrissent jamais.


Il prédit aux ministres, aux magistrats, à la marquise de Pompadour des châtimens terribles. Il écrit à cette dernière : « Vous vous verrez un jour comme ce hibou du parc de Versailles, tous les oiseaux lui jetaient de l’eau pour l’étouffer, pour le noyer : si le roy venait à mourir, on ne passerait pas deux heures sans mettre cinq ou six personnes à vos trousses, vous iriez vous-même à la Bastille. » L’accusé se transforme peu à peu en accusateur. Il écrit à Sartines : « Je ne suis ni un chien ni un scélérat, mais un homme comme vous ! » Et le lieutenant de police qui le prend en pitié écrit au-dessus d’une de ces lettres envoyées au ministre de Paris : « Lorsque Danry écrit ainsi, ce n’est pas qu’il soit fol, mais désespéré de sa prison. » Le magistrat conseille au prisonnier « de ne pas mettre d’aigreur dans ses lettres, cela ne peut que lui nuire. » Berlin corrige de sa propre main les suppliques que Danry adresse à la marquise de Pompadour, nous lisons en marge de l’une d’elles : « Je croirais lui porter préjudice à luy-même et à son véritable intérêt si je remettais à Mme la marquise de Pompadour une lettre où il ose lui reprocher d’avoir abusé de sa bonne foi et de sa confiance. » La lettre corrigée, le lieutenant de police la porta lui-même à Versailles.

Loin que les années de captivité le rendent plus humble, abaissent son orgueil, le prisonnier se redresse de plus en plus ; de jour en jour son audace grandit, il ne craint pas de parler aux lieutenans de police eux-mêmes, qui connaissent son histoire, de sa fortune qu’on a ruinée, de sa carrière brillante qu’on a entravée, de toute sa famille qu’on a plongée dans le désespoir. Les premières fois le magistrat hausse les épaules, insensiblement il se laisse gagner par ces affirmations d’une fermeté inébranlable, par cet accent de conviction ; il finit par croire, lui aussi, à cette noblesse, à cette fortune, à ce génie, auxquels Danry en est peut-être venu à croire lui-même. Alors Danry s’élève plus haut encore : il réclame non-seulement sa liberté, mais des indemnités, des sommes considérables et des honneurs. N’allez cependant pas penser que ce soit par un sentiment de cupidité indigne de lui : « Si je propose un dédommagement, monseigneur, çà n’est point pour avoir de l’argent, çà n’est que pour aplanir toutes les difficultés qui peuvent s’opposer à la fin de ma longue misère. »

Il veut bien, en retour, donner au lieutenant de police des conseils, lui indiquer les moyens d’avancer dans sa carrière, lui enseigner comment il doit s’y prendre pour se faire nommer secrétaire d’État, et lui composer le discours qu’il devra tenir au roi à la première audience. Il ajoute : « Ce temps-cy précisément vous est extrêmement favorable, c’est le quart d’heure du berger, profitez-en. Avant que de monter à cheval, le jour qu’on va faire la réjouissance de la paix, vous devez être conseiller d’État. »

Il veut bien, également, envoyer au roi les projets qu’il a conçus dans sa prison pour le bien du royaume. Il s’agit de faire porter des fusils aux sergens et aux officiers, les jours de bataille, en place de spontons et de hallebardes, on renforcera ainsi les armées françaises de vingt-cinq mille bons fusiliers. Il s’agit encore d’augmenter le port des lettres, ce qui accroîtra les ressources du trésor de plusieurs millions chaque année. Il conseille de créer dans les principales villes des greniers d’abondance, et dessine des plans de bataille qui donnent à une colonne de trois hommes de profondeur une force inconnue. Nous en passons et des meilleurs. Ces idées sont délayées dans un déluge de mots, une abondance de phrases inimaginables, accompagnées de comparaisons tirées de l’histoire de tous les temps et de tous les pays. Les manuscrits sont illustrés de dessins à la plume. Danry les copie et recopie sans cesse, les envoie à tout le monde, sous toutes les formes, persuade aux sentinelles que ces hautes conceptions intéressent le salut de l’État et lui procureront une fortune immense. Il détermine ainsi ces braves gens, qui compromettent leur position, à les porter secrètement à, des généraux, à des ministres, aux membres du parlement, aux maréchaux de France, il les jette par les fenêtres de sa chambre et du haut des tours enveloppés dans des boules de neige. Ces mémoires sont l’œuvre d’un homme dont l’esprit ouvert et actif, d’une activité incroyable, projette, construit, invente, sans cesse ni repos.

Dans ces liasses de papiers nous avons trouvé une lettre bien touchante, elle est de la mère du prisonnier, Jeanneton Aubrespy, qui écrivait à son fils de Montagnac, le 14 juin 1749 :

« Ne me faites pas l’injustice de croire que je vous ai oublié, mon cher fils, mon tendre fils. Seriés-vous exclu de ma pensée, vous que je porte dans mon cœur ? J’ay toujours eu un grand désir de vous revoir, mais aujourd’hui j’en ai encore plus d’envie, je suis sans cesse occupée de vous, je ne pense qu’à vous, je suis toute remplie de vous ne vous chagrinés pas, mon cher fils, c’est la seule grâce que je vous demande. Vos malheurs auront une fin et peut-être qu’elle n’est pas éloignée. J’espère que Mme de Pompadour vous fera grâce, j’intéresse pour cela le ciel et la terre. Le Seigneur veut encore éprouver ma soumission et la vôtre pour mieux faire sentir le prix de ses faveurs. Ne vous inquiétés pas, mon fils, j’espère d’avoir le bonheur de vous revoir et de vous embrasser plus tendrement que jamais. Adieu, mon fils, mon cher fils, mon tendre fils, je vous aime et je vous aimerai tendrement jusqu’au tombeau. Je vous recommande de me donner des nouvelles de votre santé. Je suis et serai toujours votre bonne mère,

« DAUBRESPI, veuve. » Cette lettre n’est-elle pas belle dans sa douleur si simple ? La réponse faite par le fils est émouvante également ; mais en la relisant, on sent qu’elle devait passer sous les yeux du lieutenant de police ; en l’examinant de près, on voit entre les lignes grimacer les sentimens.

Nul n’a su, mieux que Danry, jouer de l’âme des autres, éveiller en eux, à son gré, la pitié, la tendresse, l’étonnement, l’admiration. Nul ne l’a surpassé dans l’art, difficile assurément, d’apparaître en héros, en homme de génie et en martyr ; rôle que nous le verrons soutenir pendant vingt ans sans défaillance.

En 1759, arriva à la lieutenance de police un homme qui désormais occupera Danry presque exclusivement, — Gabriel de Sartines. Sartines semble avoir été le type de l’homme distingué. C’était un fin sceptique, de caractère aimable et de manières gracieuses qui charmaient dès le premier abord. Esprit net, il gouvernait avec fermeté. Il était aimé de la population parisienne, qui vantait sa bonté et sa justice. Comme ses prédécesseurs Berryer et Bertin, il s’intéressa au sort de Danry et s’efforça de lui rendre moins cruelles ses années de captivité : « Il m’accorda, écrit celui-ci, ce qu’aucun prisonnier d’État n’a jamais obtenu : la promenade sur le haut des tours, au grand air, pour conserver nia santé. » Il ne cessait de soutenir le prisonnier par de bonnes paroles, l’engageait à se bien conduire, à ne plus mettre d’injures dans les lettres qu’il écrivait : « Votre sort, lui disait-il, est entre vos mains. » Il prenait connaissance de son projet pour la construction de greniers d’abondance, et, après l’avoir lu : « vraiment il y a de bonnes choses, de très bonnes choses là-dedans. » Il le venait voir dans sa prison et lui promettait de faire son possible pour obtenir sa liberté. Il remettait lui-même entre les mains de la marquise de Pompadour le « grand Mémoire » que Danry avait rédigé pour elle. Dans ce mémoire, le prisonnier disait à la favorite qu’en retour d’un service qu’il lui avait rendu en lui adressant un « symbole hiéroglyphique » pour la mettre en garde contre les entreprises de ses ennemis, elle l’avait fait souffrir pendant douze années injustement. Aussi, à présent, n’accepterait-il la liberté qu’avec une indemnité de « 66,000 livres. » Il ajoutait : « Soyez sur vos gardes !… Quand vos prisonniers sortiront et qu’ils divulgueront vos cruautés, ils vous rendront haïssable au ciel et à toute la terre. » On ne s’étonnera pas que ce grand mémoire n’ait pas produit bon effet. Sartines promit au prisonnier de revenir à la charge : « Si malheureusement, lui écrit Danry, vous trouviez quelque résistance aux prières que vous allez faire pour moi, je prends la précaution de vous envoyer la copie du projet que j’ai envoyé au roi. — C’était le mémoire qui proposait de donner des fusils aux officiers et aux sergens. — Or le roi s’est servi de mon projet pendant cinq années de suite et s’en servira encore perpétuellement toutes les fois que nous serons on guerre. » Sar-tines se rendit à Versailles, ce merveilleux projet en poche. Il le montra aux ministres, parla en faveur de son protégé, qui, du fond des cachots, se rendait utile à son pays. Mais, au retour, il écrivit au major de la Bastille, pour Danry, une note où nous lisons : « On n’a point fait usage, comme il le croit, de son projet militaire. »

Danry avait demandé plusieurs fois qu’on l’envoyât aux colonies. fin 1763, le gouvernement s’occupait beaucoup de la colonisation de la Désirade. Nous trouvons une lettre du 23 juin 1763 par laquelle Sartines propose d’envoyer Danry à la Désirade « en le recommandant à l’officier commandant. » Ces tentatives demeuraient infructueuses.

Comme tous les hommes de son espèce, Danry chercha toute sa vie à réussir par les femmes. Il savait fort bien tout ce qu’il y a de tendresse et de dévoûment dans ces têtes légères et qu’en elles le sentiment couvre toujours la raison : a Je cherchais surtout des femmes et je désirais les trouver jeunes, leur aine aimante et douce est plus susceptible de pitié : l’infortune les émeut, les intéresse plus vivement, leur sensibilité s’altère moins vite et les rend capables de plus d’efforts. La nature nous inspire ces vérités, je les sentais alors. »

Tandis qu’il était à se promener sur les tours de la Bastille, respirant l’air frais du matin, il tentait de se mettre en relation par signes et signaux avec les voisins du château. « Je remarquai deux jeunes personnes seules dans une chambre où elles travaillaient : leur physionomie me parut douce et jolie, je ne me trompais pas. L’une d’elles ayant jeté les yeux de mon côté, je lui fis avec ma main un salut que je cherchai à rendre honnête et respectueux ; elle avertit d’abord sa sœur qui me fixa sur-le-champ. Je les saluai alors toutes les deux de la même manière, et elles me répondirent toutes les deux avec un air d’intérêt et de bonté. Dès ce moment, nous établîmes entre nous une sorte de correspondance. » C’étaient deux petites blanchisseuses, nommées Lebrun, filles d’un perruquier. Et le rusé compère, afin de mieux stimuler les petites folles à le servir avec ardeur, frappait à la porte de leur jeune cœur qui ne demandait qu’à s’ouvrir. Il leur parlait de jeunesse, de malheur et d’amour, et, ce qui ne pouvait rien gâter, de sa fortune, dont il leur offrait la moitié. Aussi les jeunes filles n’épargnaient-elles pour lui ni leur temps, ni leurs peines, ni le peu d’argent qu’elles pouvaient avoir.

Le prisonnier leur avait fait parvenir plusieurs de ses projets, entre autres le projet militaire, avec des lettres pour quelques écrivains et grands personnages, en outre, pour le roi, un mémoire terrible contre la marquise de Pompadour où « sa naissance et son opprobre, toutes ses voleries et ses cruautés étaient exposés. » Il pria les jeunes filles d’en faire tirer plusieurs copies qu’elles enverraient aux adresses indiquées. Bientôt de grandes croix noires sur une muraille du voisinage apprennent au prisonnier que ses ordres sont exécutés. Danry ne semble plus douter que ses maux vont prendre fin, les portes de la bastille vont s’ouvrir devant lui et triomphalement il sortira de la prison pour entrer dans les palais dorés de la fortune : Parta victoria ! s’écrie-t-il dans un mouvement de bonheur.

Nous arrivons ainsi à une des actions les plus surprenantes de cette vie étrange. Un journal que Danry écrivit à Vincennes : Rêveries du sieur Masers de La Tude, dont l’original, encore inédit, est conservé à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, dévoile le curieux état d’esprit dans lequel le prisonnier se trouvait alors. Ces Rêveries sont, d’ailleurs, un document des plus précieux pour toute cette période de la vie de notre héros. En les rédigeant, il écrivait pour lui, sans souci du public, et sa plume était sincère ; il était encore tout près des faits qu’il rapportait, sa mémoire était fidèle.

En décembre 1703, la marquise de Pompadour tomba gravement malade.

« Un officier de la Bastille monta dans ma chambre et me dit : « Monsieur, écrivez quatre paroles à Mme la marquise de Pompadour, et vous pouvez être certain qu’en moins de huit jours votre liberté vous sera rendue. » Je répondis au major que les prières et les larmes ne faisaient qu’endurcir le cœur de cette cruelle femme et que je ne voulais point lui écrire. Cependant il revint le lendemain et il me tint le même langage, et moi je lui répondis les mêmes paroles que le jour auparavant. À peine fut-il sorti que Daragon, mon porte-clés, entra dans ma chambre en nie disant : « Croyez monsieur le major, quand il vous dit qu’avant huit jours votre liberté vous sera rendue ; s’il vous le dit, c’est qu’il en est bien certain. » Le surlendemain cet officier revint encore pour la troisième fois. « Pourquoi vous obstinez-vous ? » Je remerciai cet officier, c’est-à-dire M. Chevalier, major de la Bastille, pour la troisième fois, en lui disant que j’aimerais mieux mourir que d’écrire encore à cette implacable mégère.

« … Six ou huit jours après, mes deux demoiselles vinrent me saluer et en même temps elles déployèrent un rouleau de papier où il y avait en gros caractères ces mots : « Madame de Pompadour est morte. » — « La marquise de Pompadour mourut le 19 d’avril 1764, et deux mois après, c’est-à-dire le 19 juin, M. de Sartines vint à la Bastille, m’accorda audience, et la première parole qu’il me dit fut : de ne plus parler du passé et qu’au premier jour il irait à Versailles et demanderait au ministre la justice qui m’était due. » Et nous trouvons en effet, à la date du 18 juin 1764, dans les papiers du lieutenant de police, la note suivante : « M. Duval, — c’était le premier secrétaire de la lieutenance, — proposer la liberté de Danry au premier travail, en l’exilant dans son pays. »

Rentré dans sa chambre, Danry réfléchit sur ce qui se passait : si le lieutenant de police mettait tant d’empressement à le délivrer, c’est, évidemment, qu’il avait peur de lui, que ses mémoires étaient arrivés à destination, avaient produit un effet redoutable. Le magistrat ne cherchait plus qu’à gagner ses bonnes grâces. Mais lui Danry serait bien bon de se contenter d’une simple mise en liberté, « 100,000 livres » devaient à peine suffire à lui faire oublier les injustices dont il avait été accablé.

Il roula ces pensées dans sa tête plusieurs jours. Accepter la liberté de la main de ses persécuteurs serait pardonner le passé, serait une faute qu’il ne commettrait jamais. La porte s’ouvrit, le major entra, il avait à la main un billet écrit par de Sartines. « Vous direz à la 4e Comté que je travaille à le délivrer efficacement. » L’officier sorti, Danry se mit immédiatement à sa table et écrivit au lieutenant de police une lettre pleine d’expressions grossières, de menaces et d’injures. L’original s’est perdu, nous avons une analyse faite par Danry lui-même. Il terminait en laissant à Sartines « le choix ou de n’être qu’un fou, ou de s’être laissé corrompre comme un misérable par les écus du marquis de Marigny, frère de la marquise de Pompadour. »

« Dès que Sartines eut reçu ma lettre, il m’en écrivit une que le major vint me lire, où il y avait les propres paroles que voici :

« Que j’avais tort de l’accuser de la longueur de ma prison, que, s’il en avait été le maître, il y aurait longtemps qu’il m’aurait rendu la liberté, et il finissait sa lettre en me disant qu’il y avait des petites-maisons pour y mettre les fous. A quoy je dis au major : « Nous verrons si dans quelques jours il aura le pouvoir de m’y mettre. « Il ne m’ôta pas la promenade de dessus les tours ; neuf jours après, il me mit au cachot au pain et à l’eau. » Mais Danry ne se Laissait pas démonter facilement. On ne voulait sans doute qu’éprouver son assurance. C’est en chantant qu’il descendit au cachot, où il continua pendant plusieurs jours à donner les marques de la gaité la plus vive. De ce moment le prisonnier se rendit insupportable à ses gardiens. Ce n’étaient que cris et violences. Il remplissait toute la Bastille des éclats de « sa voix de tonnerre. » Le major chevalier écrit à Sartines : « Le prisonnier userait la patience du plus sage capucin ; » une autre fois, « il est rempli de fiel et d’amertume, c’est un venin tout pur ; » ou bien encore « ce prisonnier est un enragé. »

Le lieutenant de police proposa au ministre Saint-Florentin le transfert de Danry au donjon de Vincennes. Le prisonnier y fut conduit dans la nuit du 15 au 16 septembre 1764. Nous allons entrer dans une nouvelle phase de sa vie. Nous le trouverons plus misérable encore que par le passé, mais agrandissant encore ses exigences et ses prétentions ; d’ailleurs avec raison, puisque le voilà anobli. Il avait appris d’une sentinelle de la Bastille la mort de Henri Vissec de La Tude, lieutenant-colonel d’un régiment de dragons, décédé à Sedan le 31 janvier 1761. De ce jour il résolut qu’il était le fils de cet officier. Quelles raisons avait-il pour cela ? Vissec de La Tude était de son pays ; il était gentilhomme et riche, et il était mort. Danry trouvait ces raisons excellentes. Il est d’ailleurs dans une ignorance complète de tout ce qui concerne son père et sa nouvelle famille : il ignore jusqu’à ce nom de « Vissec de La Tude, » dont il fait « Masers de La Tude ; » Masers était le nom d’une terre appartenant au baron de Fontes, parent de Henri de Vissec. Celui-ci n’était pas marquis, comme le croit Danry, mais simplement chevalier ; il mourut laissant six fils, tandis que Danry le présente mourant sans postérité. Il va sans dire que tout ce que notre héros raconte de son père dans ses Mémoires est pure invention. Le chevalier de La Tude ignora toujours l’existence du fils de Jeanneton Aubrespy ; et quand plus tard Danry demanda aux enfans de le reconnaître pour leur frère naturel, ses prétentions furent repoussées. Cependant notre homme signera désormais ses lettres et mémoires Danry, ou mieux Henri Masers d’Aubrespy, puis de Masers d’Aubrespy, puis de Masers de La Tude. Lorsque Danry s’était mis une idée dans la tête, il ne la quittait jamais ; il la répétait sans trêve jusqu’à ce qu’il l’eût fait entrer dans la conviction de tous ceux qui l’entouraient, ténacité qui doit faire notre admiration. Dans le brevet de 400 livres de pension que Louis XVI donna à Danry, en 1784, le roi appelle le fils de la pauvre Jeanneton : Vicomte Masers de La Tude.

Comme bien ou pense, le vicomte de La Tude ne pouvait plus accepter sa liberté aux conditions faites par Danry. Celui-ci s’était contenté de « 66,000 livres ; » Latude exige « 150,000 livres, » plus la croix de Saint-Louis. Il l’écrit au lieutenant de police. Quant à Sartines, il était trop homme d’esprit pour tenir longtemps rigueur au prisonnier de ses extravagances. « Je fus transféré dans le donjon de Vincennes la nuit du 15 au 16 septembre 1764. Environ neuf heures après, feu M. de Guyonnet, lieutenant de roy, vint me voir en compagnie du major et des trois porte-clés, et il me dit : « M. de Sartines m’a ordonné de venir vous dire, de sa part, que, pourvu que vous fussiez un peu de temps tranquille, qu’il vous accorderait votre liberté. Vous lui avez écrit une lettre extrêmement forte, il faut lui faire des excuses. » Danry ajoute : « Au surplus, M. de Sartines me traitait bien. « Il lui accordait pour deux heures chaque jour « la promenade extraordinaire des fossés. » — « Quand un lieutenant de police, dit Danry, accordait cette promenade à un prisonnier, c’était pour lui rendre promptement sa liberté. » Le 23 novembre 1765, Danry se promenait ainsi, en compagnie d’une sentinelle, en dehors du donjon de Vincennes. Le brouillard était intense. Il se retourna tout à coup vers son gardien : « Comment trouvez-vous ce temps-ci ? — Fort mauvais. — Et moi je le trouve fort bon pour m’échapper. « Il n’avait pas fait cinq pas qu’il était hors de vue. « Je me suis échappé du donjon de Vincennes, écrit Danry, sans malice, un bœuf en aurait fait autant que moi. » Mais, dans le discours prononcé plus tard à l’assemblée nationale, la scène a changé de caractère. « Regardez, s’écrie-t-il, l’infortuné Latude, dans sa troisième évasion de la tour de Vincennes, poursuivi par plus de vingt soldats, s’arrêter et désarmer à leur vue la sentinelle qui l’avait mis en joue ! »


IV

Lorsque Latude fut en liberté, il se trouva sans ressource, comme dans sa première évasion. « Je m’étais échappé avec des pantoufles à mes pieds et pas un sou dans ma poche ; j’étais dénué de tout. » Ses jeunes amies, les demoiselles Lebrun, lui donnèrent asile.

Il retrouva chez elles une partie de ses papiers, dont il envoya « un panier » au maréchal de Noailles ; il le priait de lui continuer l’honneur de sa protection et lui iaisail part de « quatre grandes découvertes qu’il venait de faire : la première, la véritable cause du flux et du reflux de l’Océan ; la deuxième, la cause des montagnes, sans lesquelles le globe de la terre serait immobilisé et en peu de temps vitrifié ; la troisième, la cause qui fait tourner sans cesse le même globe ; la quatrième, la cause de la salure des eaux de toutes les mers. » Il écrivit également au duc de Choiseul, ministre de la guerre, afin d’en réclamer la récompense de son projet militaire ; et à Sartines pour lui faire des propositions de paix : en retour de 10,000 écus, avancés sur les 150,000 livres qui lui étaient dues, il oublierait le passé : « J’étais, dit-il, résolu de jouer le tout pour le tout. » En réponse, il reçut une lettre qui lui désignait une maison où il trouverait 1,200 livres obtenues pour lui par le docteur Quesnay. Il se rendit à l’adresse indiquée, où il fut saisi.

Il fut aussitôt ramené à Vincennes. Danry avoue qu’il allait être mis en liberté au moment où il s’évada : c’était une nouvelle détention à recommencer. Nous ne raconterons pas le détail de l’existence qu’il va mener. Matériellement, il continue d’être bien traité, mais son esprit tourne à la folie, ses colères deviennent de plus en plus violentes, en arrivent au paroxysme de la fureur. Voici quelques extraits des lettres et mémoires envoyés à Sartines : « Par tous les diables, cela est un peu fort de café ! Il est vrai, monsieur, qu’à ne vous vanter que médiocrement, on pourrait défier les plus scélérats diables de tout l’enfer de vous donner des leçons de cruauté. « Il écrit une autre fois : « Notre crime à nous tous est d’être instruits de vos friponneries : il faut que nous périssions ! quelle joie pour vous si l’on venait vous apprendre que nous nous sommes étranglés dans nos cachots ! » Danry rappelle au lieutenant de police les supplices d’Enguerrand de Marigny, et il ajoute : « Sachez qu’on en a rompu plus de mille au milieu de la place de grève de Paris qui n’avaient pas commis la centième partie de vos crimes. » — « Il ne se trouverait pas une seule personne d’étonnée en te voyant écorcher tout vif, tanner ta peau et jeter ton corps à la voirie pour être dévoré par les chiens. » — « Mais monsieur se rit de tout, monsieur ne craint ni Dieu, ni le roi, ni le diable, monsieur avale les crimes comme du petit-lait ! »

Latude écrivait dans sa prison des mémoires qu’il remplissait de calomnies sur les ministres et la cour. Ces mémoires étaient composés sur le ton le plus dramatique, avec un accent de sincérité inimitable ; on savait que le prisonnier trouvait mille moyens de les faire passer à l’extérieur, et on craignait qu’ils ne se répandissent dans la foule où les esprits, — nous sommes en 1775, — commençaient d’être excités. Latude venait d’être descendu au cachot à la suite d’une nouvelle algarade à ses geôliers. « Le 19 de ce mois de mars 1775, le lieutenant de roi entra, accompagné du major et de trois porte-clés, il me dit : — J’ay obtenu qu’on vous fit sortir du cachot, mais à la condition que vous me remettiez vos papiers.

— Que je vous remette mes papiers ! Sachez, monsieur, que j’aimerais mille fois mieux crever dans ce cachot que de faire une pareille lâcheté ! — Votre malle est là-haut, dans votre chambre, il ne dépend que de moi d’en faire sauter les cachets que vous y avez mis et de prendre vos papiers.

« Je répliquai : — Monsieur, il y a des formalités de justice auxquelles vous devez vous conformer, et il ne vous est point permis de faire de pareilles violences.

« Il sort cinq ou six pas hors du cachot, et comme je ne le rappelais pas, il rentre en me disant : — Remettez-les-moi tant seulement pour dix jours pour les examiner, et je vous donne ma parole d’honneur qu’au bout de ce temps je vous les ferai rapporter dans votre chambre.

« Je lui répliquai : — Je ne vous les livrerai pas tant seulement pour deux heures.

— Hé bien ! me dit-il, puisque vous ne voulez point me les confier, vous n’avez qu’à rester ici. »

Latude n’était pas, comme on le voit, d’humeur accommodante. Il raconte dans ses mémoires, avec grande indignation, l’histoire d’une flûte qu’il s’était faite, dont il jouait, c’était sa seule distraction dans les longues heures de solitude ; ses geôliers eurent la barbarie de la lui enlever. Le gouverneur du donjon, par compassion, offrit de la lui rendre. « Mais ce ne sera qu’à la condition que vous n’en jouerez point, la nuit, et rien que le jour. » A cet article, écrit Latude dans ses Rêveries, je ne pus éviter de le tourner en ridicule, en lui disant : « Mais y pensez-vous, monsieur ? il suffit que ça me soit défendu pour m’en donner envie. »

Aussi à Vincennes, comme à Paris, en vint-on à considérer Danry comme un fou. Parmi les livres qu’on lui donnait pour le distraire, il s’en trouva quelques-uns traitant de sorcellerie. Il les lut et relut, et ne vit plus dès lors, dans sa vie, que la perpétuelle intervention des démons évoqués par la magicienne de Pompadour et son frère le magicien, marquis de Marigny.

Sartines revint voir le prisonnier le 8 novembre 1772. Danry le pria de lui envoyer un exempt pour prendre copie d’un mémoire qu’il avait composé pour sa justification ; de lui envoyer également un avocat pour l’aider de ses conseils et un médecin pour examiner l’état de sa santé.

L’exempt arriva le 24. Le 29, il écrivit au lieutenant de police : « J’ai l’honneur de vous rendre compte qu’en conséquence de vos ordres je me suis rendu au château de Vincennes, le 24 courant, pour entendre ce que Danry prétend intéresser le ministre, et il n’est possible d’entendre chose qui l’intéresse si peu. Il a débuté par me dire qu’il fallait, pour que j’écrive tout ce qu’il avait à me dire, que je reste trois semaines avec lui. Il doit me faire l’histoire de cent quatre-vingts ensorcellemens et me faire copier cette histoire, d’après lui, dans un tas de papiers qu’il a tirés d’un sac, dont le caractère est indéchiffrable. »

Nous savons par Danry comment se passa la visite de l’avocat. Celui-ci entra dans la chambre du prisonnier sur les midi.

Danry lui présente les deux mémoires qu’il a rédigés et lui en explique le contenu. « Sur-le-champ, il me coupa court, en me disant : « Monsieur, je ne crois point du tout aux ensorcellemens. »

« Je ne perdis point courage, et je lui dis : « Monsieur, il ne m’est point possible de vous faire voir le corps du démon, mais je suis très certain de vous convaincre par le contenu de ce mémoire que feu la marquise de Pompadour était une magicienne, et que le marquis de Marigny, son frère, est encore aujourd’hui même en commerce avec les démons. »

A peine l’avocat eut-il lu quelques pages, qu’il s’arrêta tout court, posa le cahier sur la table et me dit, comme s’il s’était éveillé d’un profond sommeil : « N’est-ce pas que vous voudriez sortir de prison ? » Je repris : « Cela n’est point douteux. — Et comptez-vous rester dans Paris ou retourner chez vous ? — Quand je serai libre, je retournerai chez moi. — Mais avez-vous de quoi ? » À ce mot, je le pris par la main et je lui dis : « Monsieur l’avocat, je vous prie de ne pas vous fâcher des paroles que je vais vous dire. — Parlez, me dit-il, dites tout ce qu’il vous plaira, je ne me fâcherai point. — Hé bien, c’est que je me suis aperçu très distinctement que le démon s’est déjà emparé de vous. »

La même année, Malesherbes fit sa célèbre inspection des prisons. « Ce ministre vertueux vint me voir dans le commencement du mois d’août 1775, il m’écouta avec le plus vif intérêt. » L’historien qui a le mieux connu tout ce qui se rapporte à la Bastille, François Ravaisson, a cru que Malesherbes laissa le malheureux en prison par égard pour son collègue Maurepas. « On aurait dit que le premier acte de Maurepas, en reprenant le ministère, avait été de faire sortir son ancien complice. » Une lettre de Malesherbes au gouverneur de Vincennes détruit cette supposition : « Je m’occupe, monsieur, de l’examen des pièces qui concernent vos différens prisonniers. Danry, Thorin et Maréchal sont tout à fait fois suivant les notes qu’on m’a données, et les deux premiers en ont donné des marques indubitables en ma présence. »

Danry fut, en conséquence, transféré à Charenton le 27 septembre 1775, « pour cause de dérangement de tête, en vertu d’un ordre du Roy du 23 dudit mois, contresigné de Lamoignon. Le Roy paiera sa pension. » Au moment d’entrer dans sa nouvelle demeure, Latude prit la précaution de changer de nom une troisième fois et signa sur les registres « Danger. »

En passant du donjon de Vincennes dans la maison de Chareton, Danry ne jugea pas inutile de s’élever encore en dignité. Aussi le voyons-nous s’intituler dorénavant « ingénieur, géographe, pensionnaire du roi à Charenton. » Sa situation s’améliora sensiblement. Il parle des bontés qu’avaient pour lui les pères de la Charité. Il avait des compagnons dont la société lui plaisait. Des salles où l’on jouait au billard, au tric-trac, aux cartes étaient mises à la disposition des pensionnaires. Il prenait ses repas et se promenait en compagnie. Il revit Allègre, son ancien confrère de captivité, qu’il retrouva dans les catacombes parmi les forcenés ; on l’avait fait sortir en 1763 de la Bastille où il cassait et brisait tout. À présent Allégro se croyait Dieu. Quant à Danry, il était si bien entré dans son rôle de gentilhomme, qu’à voir son air de noblesse et d’aisance, à entendre sa conversation pleine de souvenir de famille et de jeunesse, nul ne pouvait douter qu’il n’eût été, en effet, ce brillant officier du génie, tombé, dans la fleur de l’âge victime des intrigues de la favorite. Il fréquentait la partie aristocratique de la société de Charenton, et se lia intimement avec un de ses compagnons, le chevalier de Moyria, fils d’un lieutenant-colonel, chevalier de Saint-Louis.

Cependant le parlement, qui envoyait chaque année une commission faire l’inspection de la maison de Charenton, commission devant laquelle Danry comparut à deux reprises différentes, ne juge pas qu’il dût être mis en liberté. Mais, un beau jour du mois de septembre 1776, le père prieur, qui s’intéressait tout particulièrement au sort de son pensionnaire, le rencontrant dans le jardin, lui dit brusquement : « Nous attendons la visite de M. le lieutenant de police, préparez un discours court et bon. » Le lieutenant de police Lenoir vit Danry, l’écouta attentivement, et comme le père prieur ne donnait que de bons témoignages, le magistrat promit la liberté. « Alors le père Prudence, directeur, qui était derrière moi, me tira par le bras pour me faire sortir, par crainte que par quelque parole indiscrète, je ne gâtasse le bien qui avait été résolu. » Le trait est charmant et tout à l’honneur du père Prudence.

Mais réflexion faite, il parut dangereux de rejeter ainsi, du jour au lendemain, dans la société, un homme qui ne saurait comment y vivre, n’ayant parens ni fortune, n’ayant plus les moyens de gagner sa vie, et dont on n’avait d’ailleurs que trop de raisons de se défier. Lenoir fit demander si le prisonnier trouverait, une fois en liberté, de quoi assurer son existence, s’il avait quelque bien, s’il pouvait donner les noms de quelques personnes prêtes à répondre de lui.

Comment, s’il avait quelque bien ! comment, s’il trouverait de personnes prêtes à répondre de lui ! Lui, Masers de Latude ! Mais toute sa famille, quand la marquise de Pompadour le fit embastiller, occupait une situation brillante ! Mais sa mère, dont il avait eu la douleur d’apprendre la mort, avait laissé une maison et des biens-fonds considérables ! Latude prit la plume et, sans hésiter, écrivit à M. Caillet, notaire royal à Montagnac : « Mon cher ami, je parierais dix contre un que tu me crois mort, vois comme tu t’es trompé ! .. Il ne dépend que de toi qu’avant ce carnaval passé nous mangions un bon levraut ensemble. » Et il parle à son ami le notaire de la fortune laissée par sa mère, de toute sa famille qui ne peut manquer de s’intéresser à lui. Latude ne fut peut-être pas très étonné de ne pas recevoir de réponse à cette épître, mais elle devait passer sous les yeux du lieutenant de police.

Le nouvel ami de Latude, le chevalier de Moyria, était en liberté depuis quelque temps déjà. Le prisonnier s’empressa de lui envoyer la copie de sa lettre au notaire. « La réponse se faisait attendre, Me Caillet était mort sans doute. Que devenir ? ces vingt-huit années de captivité avaient compromis sa fortune, lui avaient fait perdre ses amis ; comment retrouver les débris de sa famille dispersée ? Heureusement qu’il lui restait une amitié, une amitié jeune encore, mais déjà forte, en laquelle il mettait toute sa confiance. « Chevalier, il ne dépendrait que de vous de me délivrer, en engageant votre bonne maman à écrire à M. Lenoir. » Le chevalier de Moyria répondit aimablement, Danry écrivit une nouvelle lettre plus pressante et fit si bien que, non-seulement la mère du chevalier, mais encore un vieil ami de la famille de Moyria, Mercier de Saint-Vigor, chef d’escadre, contrôleur général de la maison de la reine, intervinrent, firent des démarches à Versailles. « Le 5 du mois de juin 1777, le roy Louis XVI me rendit ma liberté, j’ay l’ordre de sa main dans ma poche ! »


V

En sortant de Charenton, Danry avait signé l’engagement de partir immédiatement pour le Languedoc, engagement qu’il n’eut garde de remplir. Paris était la seule ville de France où un homme comme lui pouvait se pousser. Il avait alors cinquante-deux ans, mais se trouvait encore jeune, plein d’entrain et de force ; ses cheveux, aussi abondans que dans la jeunesse, n’avaient pas blanchi. Bientôt il eut trouvé le moyen d’emprunter de l’argent, et le voilà en campagne s’efforçant d’approcher les ministres, gagnant la protection du prince de Beauvau, distribuant des mémoires où il réclame la récompense de grands services rendus, où il se répand en invectives contre ses oppresseurs, Sartines en particulier. Le ministre Amelot le fit appeler, et, d’une voix sévère, lui intima l’ordre de partir sur-le-champ. Latude ne se le lit pas répéter. Il se trouvait à Saint-Bris, à quarante-trois lieues de la capitale, quand il se vit appréhendé par l’exempt Marais. Ramené à Paris, il fut écroué au Châtelet le 16 juillet 1777, et le 1er août conduit à Bicêtre. On avait découvert qu’à peine en liberté, il s’était introduit chez une dame de qualité, pour lui arracher de l’argent par des menaces. L’exempt le trouva porteur d’une somme assez forte.

Bicêtre n’était plus une prison d’état comme la Bastille et Vincennes, ou une maison de santé comme Charenton : c’était la prison des voleurs. Danry eut soin en y entrant de changer de nom une quatrième fois, il se fit appeler Jedor. Latude a d’ailleurs soin de nous donner dans ses mémoires la raison de cette nouvelle métamorphose : « Je ne voulais pas souiller le nom de mon père en le mettant sur le registre de ce lieu infâme. » De ce jour commence pour lui une existence vraiment misérable : confondu avec les scélérats, au pain et à l’eau, il a un cabanon pour demeure. Mais son long martyre est terminé : voici l’heure de l’apothéose !

Louis XVI règne depuis plusieurs années et la France est devenue la nation la plus sensible de l’univers. Tout le monde pleure et à tout propos. Est-ce la littérature sentimentale mise à la mode par J.-J. Rousseau qui a amené ce résultat touchant, ou bien, au contraire, cette littérature a-t-elle eu du succès parce qu’elle était dans le goût du jour ? Quoi qu’il en soit, Latude venait à son moment. Sa récente mésaventure n’était pas faite pour le décourager. Au contraire, c’est avec une énergie plus grande, une plus poignante émotion et des cris plus déchirans qu’il reprend l’histoire de son interminable souffrance. Victime d’oppresseurs cruels, de lâches ennemis qui ont intérêt à étouffer sa voix, les mauvais traitemens ne courberont pas sa tête, il restera fier, sûr de lui, debout devant ceux qui le chargent de fers.

Lors de la naissance du dauphin, Louis XVI voulut faire partager sa joie aux misérables et prononcer un grand nombre de grâces. Une commission spéciale, présidée par le cardinal de Rohan, composée de huit conseillers au Châtelet, vint siéger à Bicêtre. Danry comparut devant elle le 17 mai 1782. Ses nouveaux juges, comme il en témoigne, l’écoutèrent avec intérêt. Mais la décision de la commission ne lui fut pas favorable. Cela ne l’étonna pas autant que nous pourrions le croire. « Le souffle impur du vice, écrit-il au marquis de Conflans, n’a jamais gâté mon cœur ; mais il y a des magistrats qui aiment mieux faire grâce en pardonnant à des hommes coupables, que de s’exposer au reproche mérité d’avoir commis l’injustice la plus révoltante, en retenant l’innocence pendant trente-trois ans dans les fers. »

Pour donner carrière à l’incroyable activité de son cerveau, il compose à Bicêtre de nouveaux projets, mémoires, et relations de ses malheurs. Il envoie au marquis de Conflans un projet de presse hydraulique, « hommage d’un gentilhomme infortuné qui a vieilli dans les fers ; » il fait porter des mémoires par les porte-clés à toutes les personnes qui pouvaient s’intéresser à lui. La première qui le prit en compassion est un prêtre, l’abbé Légal, de la paroisse de Saint-Roch, vicaire de Bicêtre. Il vint le voir, le consoler, lui donner des soins et de l’argent. Le cardinal de Rohan lui témoigna également beaucoup d’intérêt, il lui envoya des secours par son secrétaire. Nous arrivons enfin à Mme Legros. Cette merveilleuse histoire est connue, nous la conterons brièvement. Un porte-clés ivre perd l’un des mémoires de Latude au coin d’une borne de la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois ; une femme, une petite mercière, le ramasse, elle l’ouvre, son cœur se serre à la lecture de ces souffrances horribles décrites en traits de feu. Elle fait partager son émotion à son mari ; comme le petit ménage n’a pas d’enfans, tous ses soins vont tendre à la délivrance de l’infortuné, et Mme Legros se consacre à la tâche entreprise avec une ardeur, un courage, un dévoûment infatigables. « Grand spectacle, s’écrie Michelet, de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s’en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui ! » En bien des maisons elle trouve bon accueil, le président de Gourgues, le président de Lamoignon, le cardinal de Rohan, l’aident de leur influence. Sartines lui-même fait des démarches en faveur du malheureux. Deux avocats du parlement de Paris, Lacroix et Comeyras, se dévouent à la cause. Des copies sont tirées des mémoires du prisonnier, elles se répandent dans tous les salons, elles pénètrent jusque dans le cabinet de la reine. Tous les cœurs s’émeuvent aux accens de cette voix déchirante.

Le marquis de villette, devenu célèbre par l’hospitalité qu’il donna à Voltaire mourant, se prend de passion pour l’infortuné ; il envoie son intendant à Bicêtre offrir à Latude une pension de 600 livres, à la seule condition que le prisonnier lui laissera l’honneur de le délivrer. Latude reçut cette singulière proposition comme il le devait. « Voilà deux ans qu’une pauvre femme se dévoue à ma délivrance, je serais un ingrat en ne laissant pas mon sort entre ses mains. » Il savait que cette pension ne lui échapperait pas, et ce n’est pas pour 600 livres qu’il aurait consenti à laisser dépouiller son histoire du caractère romanesque et intéressant qu’elle prenait de plus en plus. Voici d’ailleurs l’Académie française qui intervient, d’Alembert est feu et flammes. Et c’est dorénavant dans la prison infâme un flot de visiteurs de la plus haute distinction. Enfin, le roi lui-même est amené à s’occuper de l’affaire. Il se fait apporter le dossier, il l’examine soigneusement. Avec quelle anxiété tous attendent sa décision ! Mais Louis XVI, qui connaît à présent l’affaire, répond que Latude ne sortira jamais. A cet arrêt, qui paraît sans appel, tous les amis du prisonnier perdent courage, excepté Mme Legros. La reine et Mme Necker sont avec elles. En 1783, Breteuil, l’homme de la reine, arrive au pouvoir ; le 24 mars 1784, la mise en liberté est signée. Le vicomte de Latude reçoit une pension de 400 livres, mais il est exilé dans son pays. Nouvelles instances, nouvelles démarches : on obtient enfin que Latude vivra libre à Paris.

Voici la plus belle époque de la vie d’un grand homme. Latude occupe, au quatrième, un appartement modeste, mais propre et bien rangé. Il vit entre ses deux bienfaiteurs M. et Mme Legros, choyé, entouré de mille gâteries. La duchesse de Beauvau a obtenu de Calonne pour Mme Legros, sur les fonds destinés à soutenir les gentilshommes tombés dans la misère, une pension de 600 livres, la duchesse de Kingston lui fait une autre pension de 600 livres également ; outre la pension royale, Latude reçoit 500 livres par an du président Dupaty et 300 livres du duc d’Ayen. De plus, une souscription publique a été ouverte, elle s’est couverte des plus grands noms de France. Une agréable aisance est assurée aux époux Legros et à leur fils d’adoption. Dans la séance du 24 mars, l’Académie française a décerné solennellement à la vaillante mercière le prix Montyon. « La dame Legros est venue recevoir la médaille aux acclamations de toute l’assemblée. »

Le nom de Latude est dans toutes les bouches, on l’admire, on le plaint. Les dames de la plus haute société ne craignent pas de monter les quatre étages, accompagnées de leurs filles, pour apporter à l’infortuné « avec leurs larmes des secours en argent. » C’est une affluence dont le héros nous a laissé avec complaisance la description : duchesses, marquises, grands d’Espagne, croix de Saint-Louis, présidens au parlement, se rencontrent chez lui. Il y a quelquefois six et huit personnes dans sa chambre. Chacun entend son histoire, lui prodigue les témoignages de la plus tendre compassion, et nul ne manque, avant de sortir, « de laisser une marque de sa sensibilité. » Les maréchales de Luxembourg et de Beauvau, la duchesse de La Rochefoucauld, la comtesse de Guimont, sont entre les plus zélées. « D’ailleurs, dit notre homme, il me serait extrêmement difficile de pouvoir connaître laquelle de ces comtesses, marquises, duchesses et princesses a le cœur le plus humain, le plus compatissant. » Latude devient ainsi l’une des illustrations de Paris, les étrangers affluent à son logis, les maîtresses de maison se l’arrachent ; à table, on se tait quand il parle ; dans le salon, près de la cheminée où flambent les grandes bûches, il est assis dans un fauteuil doré, au milieu d’un bouquet de robes claires et soyeuses qui se pressent autour de lui. Le chevalier de Pougens, fils du prince de Conti, lui demande avec instances de lui faire le plaisir de venir demeurer chez lui ; Latude veut bien y consentir ; l’ambassadeur des États-Unis, l’illustre Jefferson, le prie à dîner.

Dans un mémoire demeuré inédit, que nous avons trouvé à la bibliothèque Carnavalet, Latude a laissé une description de cette vie enchantée : « Depuis ma sortie de prison, les plus grands seigneurs de France m’ont fait l’honneur de m’inviter à venir manger chez eux, mais je n’ai pas trouvé une seule maison, excepté celle de M. le comte d’Angevillier, où l’on rencontre les gens d’esprit et de science par douzaines, et toute sorte d’honnêtetés de la part de Mme la comtesse, et celle de M. Guillemot, intendant des bâtimens du roi, l’une des plus charmantes familles que l’on puisse trouver dans Paris, — où l’on soit plus à son aise que chez le marquis de Villette.

« Quand on a, comme moi, éprouvé la rage de la faim, on commence toujours par parler de la bonne chère. Le marquis de villette a toujours un cuisinier qui peut aller de pair avec le plus habile de son art, c’est-à-dire en deux mots que sa table est excellente. A celle des ducs et pairs et des maréchaux de France, c’est un cérémonial éternel, on n’y parle que par sentences, au lieu qu’à celle du marquis de Villette, fondamentalement il y a toujours des personnes d’esprit et de science. Tous les musiciens de la première classe ont un couvert mis à sa table, et de six jours de la semaine il y en a au moins trois où il y a un petit concert. »

Le 26 août 1788 mourut une des bienfaitrices de Latude, la duchesse de Kingston ; elle ne manqua pas de faire à son protégé une bonne place dans son testament, et nous voyons celui-ci assister pieusement à la vente qui se fit des meubles et effets ayant appartenu à la bonne dame. Il acheta même quelques objets et donna en paiement un louis d’or. Le lendemain, à une nouvelle vacation, l’huissier-audiencier représenta à Latude le louis qu’il avait donné : la pièce était fausse. — « Fausse ? Hé ! prenait-on le vicomte de Latude pour un escroc ? La pièce était fausse ! Et qui donc avait l’audace d’émettre « une pareille inculpation attentatoire à son honneur et à sa réputation ? » Latude élève la voix, l’huissier menace de le faire sortir de la salle. L’insolent ! « On met à la porte un coquin et non un gentilhomme ! » Mais l’huissier envoie chercher la garde à cheval, qui met « le sieur de La Tude ignominieusement dehors. » Celui-ci sortit avec calme, et le jour même attaqua l’huissier devant le tribunal du Châtelet « pour avoir une réparation aussi authentique que la diffamation avait été publique. »

L’année suivante (1789), Latude fit un voyage en Angleterre. Il avait entrepris de poursuivre devant les tribunaux Sartines. Lenoir et les héritiers de Mme de Pompadour, afin d’en obtenir les indemnités qui lui étaient dues. En Angleterre, Latude rédigea un Mémoire pour Sartines, dans lequel il fait connaître à l’ancien lieutenant de police les conditions auxquelles il se désisterait de ses poursuites. « M. de Sartines, voulez-vous me donner, en forme de réparation de tous les maux, dommages, que vous m’avez fait souffrir injustement, la somme de 900,000 livres : M. Lenoir, (500,000 livres, et les héritiers de feu la marquise de Pompadour et du marquis de Menars 100,000 écus, ces trois sommes ensemble font 1,800,000 livres ; » c’est-à-dire 4 millions d’aujourd’hui.

La révolution éclata. Si l’époque de Louis XVI, tendre et compatissante, avait été favorable à notre homme, la révolution semble avoir été faite pour lui. Le peuple se souleva contre le despotisme royal ; les tours de la Bastille furent renversées. Latude, victime des rois, victime de la Bastille et des ordres arbitraires, allait apparaître dans tout son éclat.

Il s’empresse de jeter aux orties sa perruque poudrée et son habit de vicomte ; écoutez le révolutionnaire farouche, intègre, indomptable, absolu : « Français ! j’ai acquis le droit de vous dire la vérité ; et, si vous êtes libres, vous devez aimer à l’entendre.

« Je méditais depuis trente-cinq ans, dans les cachots, sur l’audace et l’insolence des despotes ; j’appelais à grands cris la vengeance lorsque la France, indignée, s’est levée tout entière, par un mouvement sublime, et a écrasé le despotisme. Pour qu’une nation soit libre, il faut qu’elle veuille le devenir, et vous l’avez prouvé. Mais pour conserver la liberté, il faut s’en rendre digne ; et voilà ce qu’il vous reste à faire ! »

Au Salon de peinture de 1789, on vit deux portraits de Latude et la fameuse échelle de cordes. Au bas de l’un de ces portraits, par Vestris, membre de l’Académie royale, on avait gravé ces vers :


Instruit par ses malheurs et sa captivité.
A vaincre des tyrans les efforts et la rage
Il apprit aux Français comment le vrai courage
Peut conquérir la liberté.


Dès l’année 1787 le marquis de Beaupoil-Saint-Aulaire avait écrit, sous l’inspiration du héros, l’histoire de sa captivité. Il parut de ce livre, la même année, deux éditions différentes. En 1789, Latude publia le récit de son évasion de la Bastille, ainsi que son Grand Mémoire à la marquise de Pompadour ; enfin, en 1790, parut le Despotisme dévoilé, ou Mémoires de Henri Masers de Latude, rédigé par l’avocat Thiery. Le livre est dédié à La Fayette. On voit, en première page, le portrait du héros, la figure fière et énergique, une main sur l’échelle de corde, l’autre étendue vers la Bastille, que des ouvriers sont occupés à démolir. « Je jure, dit l’auteur en commençant, que je ne rapporterai pas un fait qui ne soit une vérité. » Tout l’ouvrage n’est qu’un tissu de calomnies et de mensonges ; et, ce qui affecte de la manière la plus pénible, c’est de voir cet homme renier sa mère, oublier les privations dont elle s’est entourée par amour pour son fils, et faire honneur du peu que la pauvre fille a pu faire pour son enfant à un marquis de La Tude, chevalier de Saint-Louis, lieutenant-colonel au régiment d’Orléans-dragons !

Mais le livre vibrait de cet accent de sincérité et d’émotion profonde que Latude savait communiquer à tous ceux qui l’approchaient. Le succès fut prodigieux. En 1793, vingt éditions étaient épuisées, l’ouvrage était traduit en plusieurs langues ; les journaux n’avaient pas assez d’éloges pour l’audace et le génie de l’auteur, le Mercure de France proclamait que désormais le devoir des parens était d’apprendre à lire à leurs enfans dans cette œuvre sublime ; un exemplaire en était envoyé à tous les départemens, accompagné d’une réduction de la Bastille par l’architecte Palloy, et c’est avec raison que Latude pouvait s’écrier dans l’assemblée nationale : « Je n’ai pas peu contribué à la révolution et à l’affermir. »

Latude n’était pas homme à négliger des circonstances aussi favorables. Il chercha tout d’abord à faire augmenter sa pension et présenta à la constituante une pétition qui fut appuyée par le représentant Bouche. Mais Camus, « l’âpre Camus, » président de la commission chargée d’examiner l’affaire, conclut au rejet ; et, dans la séance du 13 mars 1791, le député Voidel prononça un discours très vif : selon lui. la nation avait à soulager des malheureux plus dignes d’intérêt qu’un homme dont la vie avait commencé par une escroquerie et une lâcheté. L’assemblée se rangea à cet avis : non-seulement la pension de Latude ne fut pas augmentée, mais la délibération de la constituante lui fit supprimer la pension que lui avait accordée Louis XVI.

Horreur et infamie ! « Quelle démence s’est emparée de l’esprit des représentans de la plus généreuse nation de l’univers ! .. Assassiner un malheureux dont l’aspect seul éveille la pitié et échauffe la sensibilité la moins expansive,.. car la mort n’est pas aussi terrible que la perte de l’honneur ! » Le vaillant Latude ne restera pas sous le coup d’un pareil affront. Bientôt il a amené Voidel à se rétracter ; il gagne, au sein de l’assemblée, un défenseur influent, le maréchal de Broglie. L’assemblée législative remplace la constituante, Latude revient à la charge. Il est admis à la barre le 26 janvier 1792 ; l’affaire est renvoyée et examinée une seconde fois, le 25 février. Nous voudrions pouvoir citer tout au long le discours que Latude composa lui-même pour son rapporteur, voici un fragment de la péroraison :

« Qu’un homme, sans aucun secours étranger, ait pu échapper trois fois, une de la Bastille et deux fois de la tour de Vincennes, oui, messieurs, j’ose dire qu’il n’a pu en venir à bout que par un miracle, ou que Latude a un génie plus qu’extraordinaire. En effet, jetez les yeux sur cette échelle de corde et de bois, et sur tous les autres instrumens que Latude a fabriqués avec un simple briquet, que-voilà au milieu de cette chambre. J’ay voulu vous faire voir cet objet de curiosité qui fera sans cesse l’admiration des gens d’esprit. Pas un seul étranger ne vient dans Paris qui n’aille voir ce chef-d’œuvre d’esprit et de génie, de même que sa généreuse libératrice, Mme Legros. Nous avons voulu vous ménager, messieurs, le plaisir de voir cette femme célèbre, qui, pendant quarante mois sans relâche, a bravé le despotisme, qu’elle a vaincu à force de vertu. La voilà à la barre avec M. de Latude, voilà cette femme incomparable, que sans cesse elle fera la gloire et l’ornement de son sexe ! .. »

Ne nous étonnons pas que l’assemblée législative se soit laissé émouvoir par cette harangue éloquente et cette exhibition aussi touchante que variée. Elle vota d’une seule voix une pension de 2,000 livres, sans préjudice de la pension de 400 livres précédemment accordée. Désormais. Latude pourra dire : « La nation tout entière m’a adopté. »

D’ailleurs, la petite mésaventure au sein de l’assemblée constituante devait être le seul échec que Latude essuya au cours de sa glorieuse carrière de martyr. Présenté à la société des « Amis de la Constitution, » il en fut nommé membre par acclamation, et la Société envoya une délégation de douze membres porter à Mme Legros la couronne civique. Le président de la députation dit d’une voix émue : « Ce jour est le plus beau jour de ma vie. » Une délégation des acteurs des principaux théâtres de Paris offrit à Latude l’entrée gratuite à tous les spectacles « afin qu’il put aller souvent oublier les jours de sa douleur. » Une haute considération l’entourait, et les plaideurs le priaient d’appuyer leurs causes devant les tribunaux de l’autorité morale que lui avait donnée sa vertu. Il en profita pour porter définitivement en justice ses réclamations contre les héritiers de la marquise de Pompadour. Le citoyen Mony plaida la cause une première fois au tribunal du VIe arrondissement le 16 juillet 1793 ; le 11 septembre, la cause retint devant les magistrats ; les citoyens Chaumette, Laurent et Legrand avaient été désignés par la commune de Paris comme défenseurs officieux, et toute la commune vint assister à l’audience. Latude obtint 60.000 livres, dont 10,000 lui furent payées en espèces.

A partir de ce moment, sa vie devint plus calme. Mme Legros continuait à l’entourer de ses soins. Les 50,000 livres qui lui restaient dues par les héritiers de la marquise lui furent payées en bonnes métairies sises en Beauce, dont il touchait les revenus. Hâtons-nous de dire que la France ne trouva pas en Latude un enfant ingrat. La situation critique dans laquelle le pays se débattait le peinait profondément. Il cherchait les moyens d’y porter remède, et fit paraître en 1799 un « Projet d’évaluation des quatre-vingts départemens de la France pour sauver la république en moins de trois mois ; » ainsi qu’un « Mémoire sur les moyens de rétablir le crédit public et l’ordre dans les finances de la France. »

Lorsque les biens ayant appartenu à la marquise de Pompadour fuirent séquestrés, les métairies données à Latude lui furent enlevées ; mais il se les fit restituer par le Directoire. Il fut moins heureux dans une demande de concession de théâtre et de maison de jeu. Il s’en consola. Les secours qu’il ne cessait d’extorquer de droite et de gauche le revenu de ses métairies, la vente de ses livres, et l’argent que lui rapportait l’exhibition de son échelle, promenée par un imprésario dans les différentes villes de France et d’Angleterre, lui procuraient une douce aisance.

La Revolution passa. Latude salua Bonaparte à son aurore, et quand Bonaparte devint Napoléon, Latude s’inclina devant l’empereur. Nous avons une lettre bien curieuse dans laquelle il trace à Napoléon Ier les lignes de conduite qu’il devra suivre pour son bien et celui de la France. Elle commence par ces mots :

« Sire,

« J’ay été enterré cinq fois tout vivant, et je connais le malheur. Pour avoir un cœur plus compatissant que le général des hommes, il faut avoir souffert de grands maux… J’ay eu la douce satisfaction du temps de la Terreur d’avoir sauvé la vie à vingt-deux malheureux… Solliciter Fouquet d’Etinville pour des royalistes, c’était le persuader que j’en étais un moi-même, que si j’ay bravé la mort pour sauver la vie à vingt-deux citoyens, juge, grand empereur, si mon cœur peut éviter de s’intéresser pour toi qui es le sauveur de ma chère patrie. »


Nous avons des détails sur la fin de la vie de Latude par les mémoires de son ami le chevalier de Pougens et par les mémoires de la duchesse d’Abrantès. Le chevalier nous dit qu’à l’âge de soixante-quinze ans, il était encore en bonne santé, « vif, enjoué, paraissant jouir avec transport des charmes de l’existence. Chaque jour, il faisait de longues courses dans Paris sans éprouver la moindre fatigue. On s’étonnait de ne trouver en lui aucun vestige des cruelles souffrances qu’il avait éprouvées dans les cachots pendant trente-cinq années de détention. » L’empire ne lui avait pas fait perdre de sa faveur. Junot lui faisait une pension sur des fonds dont il disposait. Un jour, il le présenta à sa femme, ainsi que Mme Legros, que Latude ne quittait plus.

« Lorsqu’il arriva, nous dit la duchesse d’Abrantès, je fus au-devant de lui avec un respect et un attendrissement vraiment édifiant. Je le pris par la main, je le conduisis à un fauteuil, je lui mis un coussin sous les pieds ; enfin, il aurait été mon grand-père que je ne l’aurais pas mieux traité. A table, je le mis à ma droite. » Mais, ajoute la duchesse, « mon enchantement dura peu. Il ne parlait que de ses aventures avec une loquacité effrayante. »

Le 20 juillet 1804, Latude rédigea encore une circulaire adressée aux souverains de l’Europe, au roi de Prusse, au roi de Suède, au roi de Danemark, à l’archiduc Charles frère de l’empereur, ainsi qu’au président des États-Unis. A chacun, il envoyait un exemplaire de ses Mémoires accompagné du célèbre projet qui avait fait remplacer par des fusils les hallebardes dont les sergens étaient armés. Il expliquait à chacun de ces souverains que, comme la nation qu’il gouvernait profitait aujourd’hui de ce projet enfant de son génie, il était juste qu’il en reçût la récompense.

Jean Henri, dit Danry, dit Danger, dit Jedor, dit Masers d’Aubrespy, dit de Masers de La Tude, mourut à Paris le 11 nivôse an XIII (1er janvier 1805) à l’âge de quatre-vingts ans.


FRANTZ FUNCK-BRENTANO.