Larmes d’amour/Fête Saint Bernard

Leprohon & Leprohon (p. 20-32).


II

FÊTE DE SAINT BERNARD


Saint Bernard disait à la sainte Vierge : « Je consens à n’entendre jamais parler de vous, si quelqu’un peut dire qu’il vous a invoquée sans être secouru. » Bon saint ! Je veux me rappeler cette parole, chaque fois que je dirai le Souvenez-vous pour Francis.

Oh ! auguste Vierge, ma douce mère, je vous en prie, faites que mon amour pour lui ne déplaise jamais à vos yeux très-purs, et daignez vous-même l’offrir à Dieu.

Cette après-midi, j’étais sur la grève avec plusieurs amies. On parla du prochain départ de M. Douglas pour l’Écosse. Je n’y crus pas, et pourtant quel poids ces paroles me mirent sur le cœur ! Si c’était vrai… s’il devait partir, me disais-je… et ne faudra-t-il pas qu’il parte un jour ? Cette pensée me bouleversait, m’accablait. Comme je me sentais absorbée, je pris un prétexte pour m’éloigner. Ne plus jamais l’entendre ! Ne plus jamais le voir !

Ô mon Dieu, quel serait donc le malheur de vous perdre pour jamais, puisque la seule pensée d’être séparée de lui me faisait si cruellement souffrir !

Je marchais au hasard sur la grève ; tout à coup, apercevant le clocher qui brillait au soleil, je pensai à celui qui a de la consolation pour toutes les douleurs, et je me dirigeai vers l’église. Bientôt j’entendis derrière moi, ce pas léger que je connais si bien, et, un instant après, M. Douglas me rejoignit. Est-il vrai que vous partez bientôt ? lui demandai-je. — Et comment vivrais-je sans vous ? me répondit-il vivement.

Puis troublé, ému, il me dit qu’avec moi il se consolerait de la mort de son ami… qu’il avait cru sa vie brisée pour jamais, mais que je lui avais rendu la foi au bonheur. Nous marchâmes ensuite sans échanger une seule parole. Comme nous montions la petite côte qui conduit de la grève au chemin public, il me dit à demi-voix : Essuyez vos yeux : il ne faut pas que d’autres que moi voient ces larmes. Oui, c’était vrai, je pleurais sans m’en apercevoir. Quand nous fûmes à l’église : je venais ici, lui dis-je. Lui, m’appelant pour la première fois par mon nom de baptême, me demanda gravement : Thérèse, pourquoi pleuriez-vous ? Je me sentis rougir, et, ne trouvant rien à répondre, je lui dis : Laissez-moi, je vais prier pour vous. Il m’ouvrit la porte de l’église.

Ô mon Dieu, quel bonheur de vous prier pour lui, vous, l’arbitre souverain de son sort éternel ! Il n’est pas l’enfant de votre Église, et à cause de cela j’aurais voulu ne pas l’aimer, mais vous m’avez donné pour lui tous les dévouements et toutes les tendresses. Ô Christ, mon Sauveur, je sais que tout don parfait vient de vous, mais souvenez-vous de mon ardente prière, et faites-moi mériter pour lui la foi ; faites-la-moi mériter par n’importe quelles douleurs, par n’importe quels sacrifices. Et vous, ma divine mère, je vous promets de vous aimer, de vous honorer pour lui et pour moi, en attendant qu’il vous connaisse.

Comme je m’agenouillais devant l’autel de la sainte Vierge, pour lui confirmer cette promesse, la lumière du soleil, glissant à travers les rideaux, fit à la statue comme une auréole de joie et de gloire ; son doux visage sembla sourire.

Je sortis très-calme et très-heureuse. M. Douglas m’avait attendue. Il parla peu le long du chemin et ne fit aucune allusion à ce qui s’était passé entre nous, mais nous nous comprenions parfaitement. Sur le rivage, une pauvre femme ramassait péniblement les branches apportées par la mer.

— Rendons-la heureuse aussi, dit Francis.

Il me donna sa bourse et je la remis à la pauvre vieille, qui la reçut en nous bénissant.

Nous marchions en silence.

Jamais je ne m’étais sentie si heureuse de vivre.

Les oiseaux chantaient, la mer chantait et mon âme aussi chantait. Il me semblait respirer la vie dans les senteurs des bois, dans les parfums de la mer. À l’horizon, le soleil baissait. Nous nous assîmes sur les rochers pour le regarder coucher. Je n’oublierai jamais ce tableau : devant nous, le Saint-Laurent si beau sous sa parure de feu ; au loin, les montagnes bleues ; partout une splendeur enflammée sur ce paysage enchanteur. Francis regardait enthousiasmé, mais son noble visage s’assombrit tout à coup.

— Pourquoi faut-il que les beaux jours finissent ? me dit-il tristement.

J’étais heureuse, enchantée, ravie, et je lui dis :

— Ne soyons pas ingrats. Regardez autour de vous, et dites-moi ce que sera la patrie, puisque l’exil est si beau.

Il me regarda avec une expression que je n’oublierai jamais, et répondit à voix basse :

— Dites plutôt : Regardez dans votre cœur.

Et un peu après, il continua :

— L’amour fait comprendre le ciel, mais ce beau coucher de soleil me rappelle que la vie passe.

La soirée s’est passée à l’hôtel. Francis était très-grave, mais il y avait dans sa voix une douceur pénétrante qui ne lui est pas ordinaire, et quand je rencontrais son regard, j’y voyais luire cette lumière fugitive qui traverse parfois ses yeux comme un éclair. Il ne me parla guère ; mais, sans rien faire qui puisse attirer l’attention, il a l’art charmant de me laisser voir qu’il s’occupe de moi. Cette bonne Mme L…, s’adressant à Mlle V… et à moi, nous fit observer que M. Douglas avait l’air heureux.

— Ce que je vois le mieux, c’est qu’il est bien bon, répondit Mlle V…, — qui se pique de dire toujours ce qu’elle pense, et un instant après, elle ajouta : — Je voudrais bien savoir pourquoi il est ce soir aussi grave, aussi recueilli qu’un jésuite qui sort de retraite.


21 août.


Comme j’ouvrais ma fenêtre ce matin, un bouquet adroitement lancé tomba à mes pieds. — Remerciez-moi, dit Francis, quand nous nous rencontrâmes. — Je remerciai, mais avec des restrictions sur la manière d’offrir les fleurs. Il m’écouta avec ce sourire qui éclaire son visage — et mon cœur aussi.

— Si vous saviez, me dit-il, depuis combien de temps j’attendais pour vous l’offrir.

Et il chanta à demi-voix :

À l’heure où s’éveille la rose,
Ne dois-tu pas te réveiller ?


J’ai porté son bouquet à l’église, je veux qu’il se fane devant le saint sacrement, et quand il sera flétri, j’irai le reprendre pour le conserver toujours. Seigneur Jésus, vous êtes au milieu de nous et il ne vous connaît pas. Il ne croit pas au mystère de votre amour. Mais vous pouvez lui ouvrir les yeux de l’âme, et le faire tomber croyant et ravi à vos pieds.

Aujourd’hui, je suis allée voir une jeune fille morte la nuit dernière. J’avais besoin de me pénétrer de quelque grave pensée, car j’étais comme enivrée de mon bonheur. Je restai longtemps à côté du lit où la pauvre enfant était couchée dans cette attitude effrayante qui n’appartient qu’à la mort. La croix noire tranchait lugubrement sur la blancheur du drap qui la couvrait. Je soulevai le linceul et regardai longtemps. Ah ! Francis, serait-il possible de ne nous aimer que pour cette vie qui passe ?

Tout passe et nous passerons comme tout le reste, mais je veux que celui de nous qui survivra à l’autre puisse dire ce qu’Alexandrine de la Ferronnays écrivait après la mort d’Albert : « Ô mon Dieu, souvenez-vous que pas une parole de tendresse n’a été échangée entre nous, sans que votre nom ait été prononcé et votre bénédiction implorée. »




7 septembre.


Hier, nous avons fait une promenade à l’île aux Coudres, excursion que la présence de Francis m’a rendue vraiment délicieuse. Puis, il y a maintenant dans mon âme quelque chose qui donne à la nature une splendeur que je ne lui connaissais pas. Mon Dieu, quel sera donc le ravissement de vous aimer dans votre ciel si beau, puisque, dès cette vie, il y a tant de bonheur à aimer vos créatures !

Au hâvre Jacques-Cartier, nous nous sommes agenouillés à l’endroit où la messe a été dite pour la première fois au Canada. Je ne regardai pas M. Douglas. Il m’était pénible de le voir étranger aux sentiments que ce souvenir réveille. Mais sur le rocher où le sang de Jésus-Christ a coulé, je demandai pour lui la foi. Oui, mon Dieu, vous m’exaucerez. Je le verrai catholique. Ce froid protestantisme n’est pas fait pour lui.

Nous prîmes le dîner sur l’herbe, dans le voisinage de la roche Pleureuse. Cet endroit de l’île est d’une beauté ravissante. Il y règne un calme profond, une fraîcheur délicieuse. La journée avait ce charme particulier à l’automne. Francis semblait enchanté, et s’oubliait dans cette belle nature.

— C’est beau, et je suis heureux, me dit-il.

— Alors, remercions Dieu, car moi aussi je suis heureuse.

Il ne répondit rien, mais je vis briller cette flamme lumineuse qui s’allume parfois dans son regard.

Les conversations s’éteignaient ; je ne sais pourquoi mon âme inclina tout à coup à la tristesse : notre vie s’écoule, pensai-je en écoutant le bruit des vagues sur la grève, chaque flot en emporte un moment. Presque sans me rendre compte de ce mouvement, je me tournai vers Francis :

— Vous connaissez cette pensée d’une femme célèbre : Sommes-nous heureux, les bornes de la vie nous pressent de toutes parts.

— C’est douloureusement vrai.

Et nous parlâmes de cette soif de l’infini qui fait notre tourment et notre gloire. Sa sensibilité si vive et si profonde, le rendait parfois éloquent. Jamais je n’avais compris, comme en l’écoutant, notre misère très-auguste, notre grandeur très-misérable. J’aurais voulu lui dire quelle force les catholiques trouvent dans la communion, mais je n’osai pas. Il faut avoir reçu Jésus-Christ dans son cœur, pour comprendre la joie de cette union qui éteint tous les désirs. La belle voix d’Elmire chantait :

Vole haut, près de Dieu ; les seules amours fidèles
Sont avec lui.


Ces paroles me touchèrent et Francis s’en aperçut. Il se mit à me parler de son amour pour moi.

— Je préférerais vous entendre dire que vous aimez Dieu.

Il me répondit avec une douceur incomparable :

— Si vous l’aimiez moins, je ne vous aimerais pas comme je vous aime.

On le pria de chanter. Il y consentit et me dit :

— Je n’ai jamais chanté depuis la mort de mon pauvre Charles, mais aujourd’hui il me semble que je trouverai de la douceur à vous chanter quelque chose que ce cher ami aimait et chantait souvent.

Il commença les Adieux de Schubert. Ah ! quelle émotion, quelle puissance de sentiment il y avait dans sa voix, et comme j’aurais voulu être seule pour pleurer à mon aise ! Qu’elle est touchante cette amitié qui survit à la mort, au temps et à l’amour ! Certes, je suis profondément sensible à tout ce qui le touche. Je donnerais ma vie pour lui épargner une douleur, et pourtant je vois avec une sorte de joie que rien ne le consolera jamais entièrement de la mort de son ami. Il est si bon d’être aimé d’un cœur qui n’oublie point ! Oui, je le sais, son ami lui manquera toujours, toute ma tendresse sera impuissante à le consoler complètement, mais aussi, si je mourrais, personne ne me remplacerait dans son cœur. Dieu seul pourrait le consoler, et de lui je ne suis pas jalouse.

Nous laissâmes l’île vers le soir. Le retour fut enchanteur. Je regardais autour de moi, et une sécurité profonde, une paix inexprimable remplissait mon cœur. Ô mon Dieu, vous êtes bon, la vie est douce et la terre est belle !




Le mariage de Thérèse était fixé à l’été suivant. Dans le mois de juin elle écrivait dans son journal :

« Mon Dieu, pourquoi ne m’exaucez-vous pas ? J’attendais tant des prières continuelles que je fais faire pour lui, et voilà que je suis bien près de désespérer.

Ce matin, je rencontrai Francis près de l’église du Gésu. J’avais bien prié pour lui. J’osai le lui dire, et la première fois de ma vie, je lui parlai de mes espérances pour sa conversion. Il ne me cacha pas son mécontentement et répondit avec une froideur glaciale :

— Je vous excuse en faveur de votre intention. Et il ajouta. — Oh ! les dures et cruelles paroles ! — Vous vous abusez étrangement. Jamais je ne serai catholique. Comment osez-vous me parler de ce que vous appelez vos espérances ?

Comme si je pouvais lui cacher toujours le vœu le plus ardent de mon cœur ! Mais non, il ne veut pas que je lui en parle jamais. — Et quand vous serez ma femme, a-t-il dit, ne m’obligez pas à vous le défendre. — Soit. Je ne lui en parlerai pas. Ce n’est pas sur ce que je pourrais lui dire que je compte.

Ô mon Dieu, vous aurez pitié de lui. Vous éclairerez cette âme, une des plus généreuses que vous ayez créées. Je vous le demande au nom de Jésus-Christ, faites-moi souffrir tout ce qu’il vous plaira, mais donnez-lui la foi sans laquelle il est impossible de vous plaire. Hélas ! qui sait jusqu’à quel point les préjugés de l’éducation première aveuglent les âmes les plus droites et les plus nobles ? »

Le même jour Thérèse recevait de M. Douglas la lettre suivante :

« Je vous ai fait de la peine et j’en suis bien malheureux. Comme vous avez dû me trouver rude et dur ! Je vous en prie, pardonnez-moi, parce que je vous aime. Si vous saviez ce que je sentis quand je vous vis presque craintive devant moi ! J’aurais voulu me mettre à genoux pour vous demander pardon. En voyant vos larmes prêtes à couler, je me sauvai comme fou.

Ma Thérèse, j’aimerais mieux mourir cent fois que de vous faire souffrir. Je veux bien vous voir pleurer, mais comme vous pleuriez après avoir entendu l’aveu de mon amour. Si vous saviez comme ce souvenir m’est délicieux, et comme mon cœur se reporte souvent à cette heure, la plus douce de ma vie, où sur la grève de la Malbaie, je voyais couler vos larmes, ces larmes que vous ne sentiez pas, tant vous étiez émue.

Mon amie, je n’aurais jamais dû vous parler durement, je le regrette beaucoup et vous en demande pardon ; mais, laissez-moi vous le dire, en vous déclarant que vous ne deviez pas essayer de changer mes croyances religieuses, je ne faisais que mon devoir. Je pourrais vous expliquer parfaitement pourquoi je ne serai jamais catholique. Je n’en ferai rien, ni maintenant ni plus tard par respect pour la candeur de votre foi. Que vous désiriez ce que vous appelez ma conversion, c’est peut-être très-naturel, mais il faudra ne m’en parler jamais. Je ne suis pas de ceux qui changent de religion. De grâce, ma chère Thérèse, ne touchez plus à cette question brûlante. J’ai assez souffert.

Charles aussi désirait me voir catholique, et, la veille de sa mort, il me pressa à ce sujet avec une tendresse extrême. Dans l’état où il était, je n’osais lui dire que je ne partagerais jamais ses croyances. Il le comprit. Et lui, l’ange gardien de ma jeunesse, demandait pardon à Dieu et s’accusait de m’avoir, par ses mauvais exemples, éloigné de la vraie foi.

Ah ! Thérèse, si je pouvais vous dire ce que j’ai souffert dans ce moment et par ce souvenir, vous auriez pitié de moi, et vous ne me demanderiez jamais ce que je ne puis pas accorder.

Après cela, Charles ne me parla plus de religion ; mais, m’attirant à lui, il tint longtemps ma tête appuyée contre son cœur, et alors, cet incomparable ami me conseilla de chercher ma consolation dans les joies de la charité. Admirable conseil qui m’a fait supporter mon malheur !

Dans ce que je viens de vous dire, il y a, je le sais, plusieurs choses qui vous affligeront, et j’en suis plus triste que vous ne sauriez le croire. Mais il le fallait. Oui, il faut que vous le sachiez, mon éloignement pour le catholicisme est invincible. J’ai cédé à toutes les exigences de votre Église, parce que sans cela, vous ne m’épouseriez pas, mais je mourrai dans la religion où il a plu à Dieu de me faire naître, et n’essayez jamais de m’influencer là-dessus, car, aussi vrai que je vous aime, je ne vous le permettrai pas. Du reste, vous savez que je tiendrai loyalement, fidèlement ce que j’ai promis.

Sans doute, ma chère Thérèse, il est triste qu’il y ait un point par lequel nos cœurs ne se toucheront jamais, mais n’allez pas conclure que nous nous en aimerons moins. Songez à l’attachement que j’avais pour Charles, à son amitié qui était le bonheur de ma vie, comme sa mort en a été la grande, l’inexprimable douleur. N’ayez donc ni inquiétude, ni crainte. Je ne puis pas être catholique, mais je serai toujours votre ami le plus sûr et le plus tendre. D’ailleurs, puisque Dieu dirige tout, jusqu’au vol des oiseaux, n’est-ce pas lui qui nous a réunis ?

Après les premiers mois de mon deuil, ceux qui s’intéressaient à moi me conseillèrent de me marier. Je laissai dire, et, suivant le désir de Charles, je m’occupai des malheureux. C’était la seule consolation que je puisse goûter. Plus tard, je songeai au mariage ; j’y inclinai par le besoin d’aimer, si grand dans mon cœur ; mais il me fallait une affection élevée et profonde, l’amour, comme je l’avais compris dans le moment le plus solennel, le plus déchirant de ma vie. Dieu m’a conduit vers vous, qui êtes tout ce que je souhaite, tout ce que j’ai rêvé, vers vous de toutes les femmes la plus vraie, la plus aimante et la plus pure.

Dites-moi, Thérèse, croyez-vous vraiment que la différence de religion mette un abîme entre nous ? Ô mon amie, comment avez-vous pu dire cette cruelle parole ?

Il est vrai, nous ne professons pas tout à fait la même foi, mais tous les deux, nous savons que Dieu nous aime et qu’il faut l’aimer ; tous les deux, nous savons que secourir les pauvres est un bonheur et un devoir sacré ; tous les deux, nous croyons que Jésus-Christ nous a rachetés par son sang. Ma noble Thérèse, ma fiancée si chère, ne craignez donc pas d’être ma femme ; ne craignez pas de vous appuyer sur mon cœur pour jusqu’à ce que la mort nous sépare par l’ordre de Dieu.