Lanterne magique nouvelle/Texte entier

Anonyme
s. n. (p. 3-19).


LANTERNE MAGIQUE

NOUVELLE.


A la ſuite d’une fête chez certain Roué de bonne compagnie, le Maître de la maiſon détacha du bal ſix Dames et ſix Cavaliers dont il connoiſſoit les goûts et les habitudes. Il conduiſit cette ſociété dans un petit cabinet meublé de deux rangs de ſiéges, et totalement obſcur, à la réſerve d’un eſpace ovale d’environ ſix pieds, blanc, et qui recevoit, de derriere les ſiéges, une vive lumiere. Cette diſpoſition annonçoit, ſans équivoque, le divertiſſement d’une Lanterne Magique.

Dès qu’on fut placé, une ſcene des plus folles, dans le genre laſcif, ſe peignit ſur l’eſpace en queſtion. Les figures, ainſi que tout l’acceſſoire, paroiſſoient de grandeur naturelle, avec leurs formes, leurs couleurs et leur effet perspectif, tellement que l’illuſion étoit complette. La Lanterne Magique, ainſi que l’orateur qui la dirigeoit, étoient inviſibles dans une autre piece, à laquelle l’aſſemblée tournoit le dos.

Curieux de tout ce qui concerne et les arts et le plaiſir, le lendemain je ne laiſſai point de repos à mon ami, (car j’étois l’un des ſpectateurs) qu’il ne m’eût fait connoître le matériel de ſa Lanterne, et comment étoient traités les ſujets qu’elle offroit. Il eut enfin la complaiſance que je deſirois. Je vis que tout étant d’ailleurs diſpoſé comme dans une de ces lanternes magiques qui courent les rues, la grandeur des objets, dans l’effet, étoit décidée par le degré de convexité de la lentille, les deſſins n’ayant pas plus de ſept pouces de hauteur. Ils étoient ſur un papier très-mince, que, la peinture achevée, on avoit trouvé moyen de rendre auſſi tranſparent que le verre. Diſperſés à diſtance égale ſur une bande de papier fort, de longueur et largeur convenables, ils étoient roulés ſur un cylindre vertical. Un cylindre pareil recevoit à droite ce qui ſe dérouloit ; de l’autre côté, les changemens s’opéroient par un mouvement précis et auſſi prompt que l’éclair.

Mon ami avoit conſervé des croquis terminés de tous les tableaux ; il a bien voulu m’en faire le ſacrifice. Les voici.



No. 1. LA PIÈCE CURIEUSE.

Mesdames de Tirefort et de Conardent, ayant appris que Mad. Conplet leur amène un prodige qu’elles ont fort deſiré de voir, ſont ſorties précipitamment de leur bain, où le Chevalier Mirliflor et l’abbé Déviant leur tenoient compagnie. On voit ces Dames émerveillées à l’aſpect du très recommandable boute-joie du jeune Bandini, Virtuoſe Italien, à qui la Nature à la fois accorda le talent, la beauté, l’eſprit et les moyens qu’on voit d’enſorceler toutes les femmes. — Il eſt viſible que l’examen auquel on vient de le ſoumettre, loin de l’embarraſſer, flatte infiniment ſon très légitime orgueil. La Conplet fait ſes commentaires ſur la beauté et les qualités du rare outil ; mais comme cette femme ſonge à tout, elle a ſoin en même temps de faire obſerver à M. l’Abbé, que Bandini, dont elle ſoulève un peu l’habillement par derriere, n’eſt pas moins fait pour allumer les deſirs maſculins : la ſécurité de Bandini, qui laiſſe faire, eſt un sûr garant qu’au beſoin, il ne ſe refuſera point à les éteindre. Cependant, une couſine, Mad. de Condoux, qui ſe baignoit ailleurs, eſt un peu plus tard inſtruite ; elle accourt : on peu remarquer qu’elle fait un petit geſte de dépit, ſentant bien qu’elle ne ſera pas des premieres à participer aux bienfaits du deſirable boute-joie. Une ſoubrette, qui n’eſt guère moins tentée, mais qui diſſimule, donne un peu d’humeur à Monſieur Mirliflor, en lui faiſant obſerver que de l’aventure il va probablement être caſſé aux gages. C’eſt une inſulte d’autant plus ſenſible, que M. le Chevalier ne dédaigne pas d’être payé de ſes ſecrets ſervices. À travers tout cela, Joujou, petit languayeur de l’une de ces Dames, eſt profondément occupé de l’attrayant poſtérieur qui ſe préſente en face de lui. — On reconnoît à des boſquets et au temple dont on voit partie dans le lointain, que le théâtre eſt un jardin anglais dépendant de quelque habitation magnifique.



No. 2. LES GRANDES MARIONNETTES.

On a paſſé dans l’intérieur du Temple ; le ſort a décidé que Mad. de Tirefort auroit la premiere le délicieux Bandini : le Chevalier Mirliflor devient un pis-aller pour Mad. de Conardent, qu’on voit plus occupée du bonheur de ſon amie, dont elle eſt jalouſe, que de ce qu’on fait à elle-même. L’Abbé Déviant a obtenu la permiſſion de faire une infamie au bel Italien. Mad. de Condoux, poſtée ſur le dos du Héros, daigne diriger l’hérétique boute-joie du Calotin. La ſoubrette lui careſſe machinalement les burettes, en ſe calmant elle-même au moyen d’un étui. Joujou, dont l’inſtinct eſt de languayer, dès que l’objet de ce ſervice ſe préſente, s’eſt jetté comme un perdu ſur le bijou béant de Mad. de Condoux. La Conplet eſt extaſiée, mais enrage d’être vieille, laide et vacante ; un pauvre chien a pourtant pitié d’elle, et lui réveille le cœur.




Nota. Les figures ne ſe reſſemblent point dans les deux croquis, mais on a eu ſoin de les rendre reſſemblantes pour la Lanterne Magique.



No. 3. LE COUCHER DE LA VAPOREUSE.

Une Fermiere-générale, qui a cru s’élever infiniment en ſe donnant tous les Seigneurs qui ont pu vouloir d’elle, s’eſt harraſſée à ce petit jeu, et prend ſon état de maraſme pour des vapeurs. Le remède qu’on oppoſe ordinairement avec ſuccès à cette maladie, eſt ſi doux que certain ſoir, le Docteur Madré, médecin de la dame, vient aiſément à bout de lui perſuader qu’elle doit, pour ſa ſanté, retenir à coucher quelqu’un des hommes qui ont ſoupé chez elle. Cependant Mad. de Pillenſac eſt fort embarraſſée. Elle eſt vivement lancée, depuis quelques jours, par le fier Duc de Bellemontre et par un gros réjoui de Comte de Lyon, dont on tait le nom par reſpect pour la calotte. Le docteur prétend que le choix étant une affaire de ſanté, la convenance déciſive doit être la plus grande aptitude de l’un de ces Meſſieurs à traiter une vaporeuſe. M. le Duc, qui ſe croit ſuperbe, étale avec beaucoup de confiance ſa pharmacie ; le Comte, avec moins de prétention, en fait autant ; mais il eſt ſupérieur à tous égards. Juſques-là, Mad. de Pillenſac avoit, in petto, donné la pomme à M. le Duc : ce n’eſt plus le cas, lorſqu’il s’agit de guérir, il faut pour le coup être raiſonnable et ſe ſacrifier : le Comte eſt préféré ; un regard furtif ſemble dire au perdant : « En ſanté, cher Duc, c’eſt vous que j’aurois gardé, mais… » La main dont la malade a ſaiſi le Comte, acheve la phraſe. Mons. Madré, qui craint de s’être fait un ennemi du Duc, eſt ſur le point de dire : « Peut être Madame feroit-elle bien de prendre cette nuit les deux remèdes ?… » Cependant il n’oſe ouvrir cet avis, de peur que Mad. de Pillenſac, qui a des mœurs, ne ſe croye offenſée, et ne le faſſe peut-être jetter par les fenêtres. L’une des femmes-de-chambre, émouſtillée à la vue du bel engin de M. le Duc, perd la tête et ſe ſoulage au moyen d’une petite manœuvre qui trompe, pour un moment, les deſirs. L’autre femme ſonge à glaner dans cette aventure après ſa maîtreſſe. Ce projet va s’exécuter ; on en voit le ſuccès dans le croquis ſuivant.



No. 4. L’AUBAINE DES SOUBRETTES.

Madame de Pillenſac eſt couchée avec l’heureux Comte. À travers une porte ouverte, on la voit recevant le remède. Une de ſes femmes, qui lui eſt le plus attachée, veut être aſſurée par ſes yeux que le ſpécifique eſt ſalutairement adminiſtré. Pendant qu’elle eſt profondément occupée de cet objet, M. le Docteur a quitté ſa belle perruque, et, s’étant gliſſé ſous la ſoubrette déjà nue, il lui rend un hommage toujours flatteur pour une jolie femme. En même tems, il ſe débarraſſe d’un ſuperflu d’humanité dont il craindroit que la Nymphe ne dédaignât de faire ſon profit. Cette petite ſcène eſt parfaitement ignorée de la camarade, à qui le Duc a bien voulu jetter le mouchoir, dans un moment d’oubli du ſerment qu’il avoit religieuſement gardé juſqu’alors, de ne pas deſcendre plus bas que la finance du premier vol et la haute-robe.



No. 5. MONSTRE ! TU MÉRITEROIS…

M. de Monteſcroc, penſionnaire de Mad. de Vadouze, manque de parole au ſeptieme article de ſon diſcours. La Dame eſt furieuſe et penſe d’abord à étrangler le fonctionnaire frauduleux. Celui-ci a l’air de demander grace, et de jurer, ſur le comptoir de l’incomplet paiement, que le lendemain il bonifiera le déficit. Ce débat eſt vu de la femme de chambre et entendu du frotteur, robuſte commenſal, qui rend de grands ſervices dans la maiſon, comme on voit, et qui a même eu par fois l’honneur de faire paſſer quelques heures agréables à Mad. de Vadouze.



No. 6. QUOI ! TOUS DEUX ! — OUI.

Deux beaux fils, intimes amis, ont ramené du ſpectacle une ſuperbe étrangere, et ont pris l’un et l’autre pour elle un caprice, qu’avec plus de bizarrerie encore, elle incline fortement à favoriſer. Après un excellent ſouper, il étoit tems enfin d’en venir aux éclairciſſemens ; mais il faut que quelqu’un ſoit ſacrifié par elle, ou ſe ſacrifie lui-même. — Point du tout. Aucun des deux amis ne veut être heureux au préjudice de l’autre. Ce combat de généroſité ne convient nullement à la Belle, qui a très bien compté ſur une paſſade piquante. Enfin, à force d’argumenter, l’un des amis aviſe que l’objet charmant de leur commun deſir peut faire à la fois le bonheur de tous deux. Le mezzo terminé eſt auſſitôt ſenti et ſaiſi par l’ami, à qui cette idée n’étoit point encore venue. Marton, qui jusques là s’étoit tenue à portée pour happer celui de ces Meſſieurs que ſa Maîtreſſe n’employeroit point, eſt terraſſée du coup. Elle s’éloigne et va fermer la porte, maudiſſant de bon cœur l’arrangement qui va la fruſtrer. Au dernier moment, la Dame fait encore quelques petites façons ; mais chacun de ces Meſſieurs prélude d’avance à ſon poſte, et les argumens mis en avant ſont ſi concluans, qu’il n’y a plus moyen de les rétorquer.



No. 7. L’INDULGENCE RÉCOMPENSÉE.

Il eſt trois heures du matin : deux raccrocheuſes du bas étage ſont encore ſur le pavé. Une patrouille les apperçoit de loin à la lueur des flambeaux d’une voiture ; le devoir ordonne de les arrêter. De peur qu’elles ne s’échappent à travers les ténèbres, les Sbires ſe hâtent, précédés d’un de ces Fallots qui veillent auſſi toute la nuit par les rues. Les Donzelles ſont atteintes et priſonnieres de par le Roi. — Cependant elles ſont paſſablement jolies ; leur tournure allume ſubitement des deſirs chez les patrouilleurs. Ce premier moment d’intérêt ſaiſi par les friponnes, leurs avances font le reſte : l’une ſe fait du dos même du Porte-Fallot un canapé ſur lequel elle reçoit le luxurieux hommage d’un de ces Meſſieurs. Le camarade, qui craint certaines chances de ſanté très-probables, ſe contente d’un obligeant palliatif. Le Fallot auſſi, glanant après eux, s’électriſe à la vue d’un occident dodu qu’il admire à ſon aiſe, ſoutenant avec les dents la chemiſe, quand ſes deux mains ſe trouvent occupées, l’une par la lanterne, l’autre par le procédé qui le conduit à ſon but.



No. 8. NE PERDONS PAS CES ENFANS.

Il eſt quatre heures du matin. Deux Caffards, l’un Curé de Paroiſſe, (c’eſt celui qui n’a pas ſon chapeau ſur la tête) l’autre, Confeſſeur, (c’eſt un croquant que la ſuppreſſion des Jéſuites ſurprit lorsqu’il y faiſoit ſon noviciat) ces drôles, diſons nous, venoient d’envoyer ad Patres un malade de haut parage, et ſe retiroient. En paſſant près d’un de ces enclos dont on ſait que ſont cernés à Paris tous les grands édifices pendant qu’on les éleve, mes Calotins entendent cauſer familierement. Ils écoutent. Ce ſont deux Adultes frere et ſœur, ſavoyards, tombés des nues la veille dans Paris, ſans argent, et qui n’ayant pu y gagner encore un ſou avec la vielle et les décrottoires, ont été réduits à paſſer la nuit au grand air, retranchés dans l’enceinte, par haſard ouverte. Les Béats s’y introduiſent à leur tour ; ils ont chacun leur lanterne, d’ailleurs la lune luit. Ils voient un petit couple charmant : rien de plus aisé que de tirer parti de cette aventure. — Quel ſcandale ! dit avec une groſſe colere, le paſteur feignant d’ignorer ce que les plaintes des pauvres enfans lui ont appris : à votre âge une pareille proſtitution ! coucher enſemble en public ! On devine et la peur des petits innocens et leur juſtification. Les Mannequins noirs s’appaiſent ; (c’étoit leur rôle naturel) ils s’intéreſſent, ils offrent des bienfaits, ils deviennent careſſans : d’encore en encore, ils obtiennent tout ce qu’on leur voit ravir. L’ex-Jéſuite, déjà poſſeſſeur, a l’air de railler ſon collègue, qui fait encore du ſentiment au lieu de conclure. — La Ronde, à qui la porte ouverte a permis de voir de la lumiere et d’entendre converſer, ſe gliſſe furtivement dans l’enclos, imaginant qu’il peut s’y paſſer quelque choſe de criminel, comme en effet ; mais l’officier prudent, voyant qu’il ne s’agit que d’une ſcène amoureuſe, n’a garde de ſévir : Ne perdons pas ces enfans, dit il. Ce n’eſt qu’après l’affaire, qu’embuſqué avec ſa troupe, il s’acquitte enfin de ſon devoir : c’eſt en faisant ſuivre, le plus près poſſible, les damnés ſuborneurs. On apprend alors à quel point ils manquent de l’eſprit de leur état, et comment ils s’applaudiſſent de leur bonne fortune. On ſait leur demeure : on les note à la Police, qui, peu de tems après, trouve moyen de les pincer, à propos d’autres infamies par leſquelles ils ſe trouvent ſeuls compromis. Le ſenſible Officier avoit eu ſoin de ne pas perdre non plus de vue le petit couple ſavoyard. L’ayant abordé au bout d’un tems suffiſant pour qu’on fût remis des agitations de la corvée, il fit les choses au mieux… Un cabaret s’ouvrit par ſes ordres ; les enfans furent logés, mangèrent et dormirent. Venus ensuite à certaine adreſſe qu’on leur avoit laiſſée, on leur y fit des propoſitions convenables qu’ils accepterent bien vîte ; l’apprentiſſage ſe trouvoit déjà fait, et la vielle, auſſi-bien que les décrottoires, ne furent plus pour eux l’équivoque moyen de commencer une fortune dans la Capitale.



No. 9. LA DOUBLE INJURE.



La ſcène eſt en Allemagne : la Baronne de *** à qui toutes les Dames de ſon pays ne reſſemblent pas quant à sa paſſion pour la propreté, ne ſe couche jamais ſans avoir pris un bain. Le Chevalier de *** jeune François voyageur, amoureux de la Baronne, (c’eſt à-dire très curieux de coucher avec elle) eſt très recommandé au Baron, et jouit dans la maiſon d’un accès très libre, le jour bien entendu ; mais n’ayant pas le projet de filer un roman, c’est la nuit et l’heure de l’immanquable bain qui lui conviennent, le ſervice du Baron retenant celui-ci fort tard à la Cour. Une ſoubrette, ſéduite par l’argent et les douces manieres du Chevalier, ſe prête à lui fournir l’occaſion d’une prompte victoire. Le Chevalier étant introduit et caché ſous un lit, l’eſpiègle Domeſtique s’abſente, ſous un léger prétexte, au moment où la maîtreſſe, in naturalibus, va ſe plonger dans ſa baignoire. Le paravent cache ce meuble aux yeux du ſpectateur ; mais ce qu’on voit à merveille, c’eſt que le Chevalier eſt ſorti de ſa retraite ; qu’après le rude combat, qui ſans doute a précédé le moment tranquille choiſi par l’artiſte, Madame en eſt afin à calculer ſi elle peut ou non couronner les flammes de l’amoureux Chevalier. Il fait preuve, lui, d’un deſir fort touchant ; il joue de la main droite à communiquer auſſi vivement à la Baronne le feu dont il eſt lui-même conſumé. On croiroit que la Dame eſt ſur le point de porter à ſon tour, mais par diſtraction, la main ſur le flambeau qui luit ſi vivement pour elle. Le triſte portrait du Baron, bardé de ſes ordres et cuiraſſé comme le tenant d’un tournoi, pend derriere la bergere. Coëffons, croyez-moi, cette vieille figure, dit avec inſolence le demi-triomphant Chevalier ; et il allonge en même tems le bras gauche, faiſant les cornes au portrait. Quand même cette ingrate faillie ne refroidiroit pas un peu la Baronne, (car elle n’eſt pas sans délicateſſe et ſans une sorte de conſidération pour ſon époux) le triomphe du jeune fat avorteroit encore. Au moment de ſon mauvais procédé, le Baron ſurvient ; il a tout entendu derriere le paravent. Vous le voyez brandiſſant, avec plus de mépris que de colere, ſon épée déjà nue ; mais ce n’eſt qu’un premier mouvement qui lui permettra d’entendre ce que pourra dire la Baronne pour ſa juſtification. Un homme de Cour ſait s’accommoder des plus mauvaiſes dans ce genre ; afin d’éviter le ſcandale et le ridicule, il n’arrive donc rien de plus tragique que l’expulſion proviſoire du Chevalier et de la ſoubrette. Ils vont s’en conſoler à l’auberge du voyageur. Celui-ci, le lendemain, replâtre le mieux qu’il peut ſa ſottiſe, et offre une réparation les armes à la main. Une réponſe noble et froide l’en dispenſe, ſans lui donner lieu de croire qu’on aura peur de ſe meſurer avec lui. Deux heures après, le Chevalier eſt dans ſa chaiſe de poſte, et court à d’autres ſuccès.



No. 10. LE PETIT COLIN-MAILLARD.



La coloſſale Ducheſſe de Confourneau, après avoir eſſayé de tous les genres de plaiſirs et de caprices, s’eſt enfin fixée à faire des éducations. Son plaiſir eſt d’inſtruire les débutans de l’un et l’autre ſexe. Le jeune Prince étranger qu’on voit perché ſur une chaiſe et regardant par deſſus le paravent, eſt un éleve de cette femme déhontée ; c’eſt elle auſſi qui a enſeigné toutes les pratiques de la tribaderie à la jeune perſonne qu’on voit nue, et qui eſt Demoiſelle de compagnie de jour et de nuit. La Ducheſſe avoit arrangé pour ce jour-là une ſéance où le Prince devoit eſſayer ſous les yeux de l’inſtitutrice différens enlacemens, et c’étoit pour commencer la leçon qu’elle avoit fait déshabiller d’avance Mlle de Montbijou ; mais le Prince s’eſt trouvé retardé. Craignant de manquer l’heure, il a eu l’attention d’envoyer ſes excuſes par un joli Jocquey, encore enfant, qu’il a pris le jour même à ſon ſervice. Le morveux ayant eu la fortune de piquer la curioſité de la Ducheſſe, celle-ci ſe decide ſur le champ à faire l’eſſai de ce qu’il peut avoir déjà de moyens ; mais elle ne veut pas ſe compromettre. Sous pretexte que le Prince ordonne qu’on charge l’enfant d’un écrit qu’il doit aller remettre quelque part avec le plus grand ſecret, on lui bande les yeux, on le jette dans un caroſſe : après lui avoir fait parcourir quelques rues, on le ramène à l’hôtel ducal. On voit la conſommation du caprice de la Dame, et combien cette paſſade étonne, en même tems qu’elle ſtimule Mlle de Monbijou. Au fort de la fête, le Prince eſt ſurvenu : de petits mots qu’il a pu entendre en mettant le pied dans la chambre, l’ont mis au fait. Pour ne pas troubler le myſtère, il s’eſt juché : la Belle Dame, qui l’a vu d’abord, ne s’eſt nullement déconcertée, et, ſans perdre un seul tems de ſa cadence avec le petit bon-homme, elle ſourit cyniquement au ſpectateur.



No. 11. LA MAILLE ÉCHAPPÉE.

Mademoiselle Manon, ci-devant femme-de-chambre chez un riche Banquier, s’eſt fait mettre à la porte parce qu’on l’a ſurpriſe allant ſe coucher avec le fils de la maiſon. Ils vivoient enſemble de plus loin, et il exiſtoit même une promeſſe de mariage. Manon, pour éviter une petite perſécution, dont elle ſe voyoit menacée, s’eſt réfugiée chez une vieille ravaudeuſe, pauvre, mais incorruptible, et qui, pour tout l’or du monde, ne ſe prêteroit pas à laiſſer faire de ſon grenier un boudoir. Dans ce taudis, Manon vit extrémement gênée et preſque priſonniere. C’eſt à condition de ne pas mettre le pied dehors, qu’on veut bien lui donner l’aſyle : mais l’amour ſait triompher de tous les obſtacles. Certain ſoir, un beau jeune homme survient au galetas ; il eſt très preſſé, fort éloigné du logis, et une maille de ſon bas vient de s’échapper ; il ſupplie qu’on veuille bien le tirer de peine. C’étoit à Mlle Manon que s’adreſſent la priere… « Non, non, Monſieur, interrompt la vieille, ici les pratiques n’ont affaire qu’à moi ; c’eſt moi, ne vous en déplaiſe, qui vais faire l’ouvrage. » On ſe doute bien que le jeune homme eſt l’amant de Manon. La bonne femme à genoux, ſes lunettes ſur le nez, travaille avec une attention profonde, et laiſſe de la ſorte au couple amoureux la liberté de goûter quelques légeres conſolations. Déjà Manon a dans ſa poche une lettre où tous les ſermens ſont confirmés et toutes les tendreſſes paſſionnément répétées. On a encore un peu de marge, on en profite pour le petit échange de careſſes que montre le deſſin. L’on y procède de ſi grand cœur, que cette beſogne ſera conſommée avant que Mad. Grognet n’ait achevé la ſienne.



No. 12. EN ATTENDANT LES CHEVAUX.

Certaine nuit de carnaval, un Officier, Courier politique extraordinaire, arrive à franc-étrier, avec un ſubalterne, à la première ſtation de poſte entre la France et l’Allemagne. Toute la maiſon, maîtres et gens, ſont à-peu-près ivres ; d’ailleurs, il n’y a point de chevaux. Grand tapage : « Il en faut abſolument. — Nous n’en avons point. — Il faut en trouver ; je ſuis courier de Cabinet. — Vous ſeriez le Diable, il faut attendre qu’il en ſoit revenu et qu’ils ayent rafraîchi. » Cependant la femme du jeune Maître de poſte eſt jolie : ſa ſœur eſt presque auſſi bien… Avec ces beautés et du bon vin qu’offre le bourgeois, on peut prendre patience. L’office à Bacchus recommence donc de plus belle. Le Courier gentilhomme eſt un Cavalier fait au tour ; ſon écuyer est bâti en Hercule, et c’eſt un facétieux qui, par mille extravagances bouffonnes, a fait, en buvant, rire ces Dames à faire éclater leurs lacets. D’ailleurs, elles ne ſont pas farouches, et le Maître de Poſte, qui a été trois ans Cordelier, eſt le plus traitable des hommes ſur l’article de la luxure, dont il eſt lui-même dominé. Au bout d’une heure, loin de murmurer de la longue abſence des chevaux, on en eſt preſque à ſouhaiter de pouvoir paſſer pêle-mêle toute la nuit. Cependant le devoir commande ; on ne peut ſi longtems s’arrêter : tandis que le chevaux, enfin mangeant l’avoine, ſe diſpoſent à une nouvelle courſe, un tranſport d’attendriſſement s’empare ſoudain du cerveau des Dames. Il ſe manifeſte d’abord en jeux de mains : à travers une eſpece de lutte, la Maîtreſſe de Poſte eſt fourrée par le Courier entre les degrés d’une échelle, dans une poſture très commode pour qui auroit envie de faire un cocu. La ſœur, élevée plus haut par le robuſte Ecuyer, eſt engagée auſſi dans l’échelle en ſens contraire. On voit à quoi les eſtaffettes ſongeoient en imaginant ces préparatifs ; on voit auſſi que ces Dames, qui ne peuvent défendre leur croupe, et chez qui le feu a pris partout, laiſſent faire par derriere tout ce qu’on veut, et baiſent par devant tout ce qui ſe trouve à leur portée. Le Maître de poſte eſt aſſez libertin et ivre pour éclairer de ſang-froid ce qui ſe paſſe ſi fort à ſon préjudice, il y unit ſon intention, et tout, ſur ce pied, ſe conſomme le plus gaiement du monde. On voit, dans le fond, le poſtillon qui doit courir, le faire d’avance ſur la paille, avec la ſervante ſa fiancée. Pareil impromptu d’écurie en bien d’autres parties, ſi préparées, ſi cheres, et ſouvent ſi périlleuſes, même ſous des lambris dorés.

FIN.