Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 289-300).
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CHAPITRE XXV

L’ABBÉ CLÉMENT


En descendant la rue de Bourgogne, au bout du pont Louis XVI, elle vit un jeune homme couvert de crotte. Son cœur battit avec violence. Il était bien loin d’avoir un jabot trop empesé — une cravate noire, réduite à l’état de corde, ne cachant pas une chemise de grosse toile et qui n’était pas fraîche du matin ; — c’était le pauvre abbé Clément.

Lamiel fait arrêter, le laquais descend et se fait attendre au moins deux secondes, à soigner ses beaux bas blancs bien tirés.

— Hé ! venez donc, lui dit avec impatience Lamiel, qui ne se fâchait jamais avec les gens. Dites à ce monsieur vêtu en noir, qu’une dame veut lui parler, priez-le de monter.

Le laquais était si bien vêtu et l’abbé Clément si simple, qu’il s’épuisait à saluer le laquais ; quoi que pût lui dire celui-ci, l’abbé répondait par ces mots :

— Mais, monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ?

Enfin, il vit Lamiel et comment vêtue ! Il rougit jusqu’au blanc des yeux et le laquais lui répétait pour la troisième fois que madame désirait lui parler, le pauvre abbé hésitait encore à s’asseoir. Une voiture, qui passa au grand trot entre la voiture de Lamiel et le trottoir, fut sur le point de l’écraser.

Le laquais le prit sous le bras et le poussa à côté de Lamiel, qui lui disait :

— Mais montez donc. Avez-vous honte d’aller à côté de moi à cause de votre état, hé bien ! allons dans un quartier désert. Au Luxembourg, cria-t-elle au cocher. Que je suis heureuse de vous revoir ! disait-elle à l’abbé.

Le pauvre abbé savait qu’il avait bien des reproches à adresser à Lamiel, mais il était enivré du léger parfum répandu dans ses vêtements. Il ne se connaissait pas en élégance, mais comme tous les cœurs nés pour les arts, il en avait l’instinct et ne pouvait se lasser de regarder la mise si simple, en apparence, de Lamiel.

Et quel charme dans les manières de cette jeune paysanne ! quels regards doux et divins !

— Je suppose que ma toilette vous donne des scrupules, dit-elle à l’abbé.

Et comme la voiture entrait dans la rue du Dragon, Lamiel fit arrêter devant un magasin de modes. Elle acheta un chapeau fort simple ; en descendant à la porte du Luxembourg, vers la rue de l’Odéon, elle laissa son chapeau dans la voiture et dit au cocher de retourner au logis.

Le bon abbé Clément, tout étonné de ce qui lui arrivait, commençait une phrase polie mais qui annonçait des reproches à faire.

— Permettez, cher et aimable protecteur, que je vous raconte tout ce qui m’est arrivé depuis que madame a renvoyé sa pauvre lectrice. Oui, continua Lamiel en riant, je vais me confesser à vous ; me promettez-vous le secret de la confession ? Rien à la duchesse, rien au duc ?

— Mais sans doute, dit l’abbé d’un air sage, mais profondément troublé.

— En ce cas, je vais tout vous dire.

Et, en effet, à l’exception de l’aventure de Jean Berville et de l’amour qu’elle croyait sentir pour l’abbé en ce moment, elle lui dit tout, et comme dans son désir de faire bien comprendre les motifs de ses actions, elle ajoutait tous les détails caractéristiques, sa narration ne dura pas moins d’une heure et demie. L’abbé avait eu le temps de se remettre un peu. Il lui adressa des réflexions morales et prudentes ; mais il sentit bientôt qu’il admirait trop ses jolies mains, il sentait avec honte un brûlant désir de les presser dans les siennes et même de les approcher de ses lèvres. Il voulut se séparer de Lamiel ; il lui adressa sur ses égarements un discours sage, sévère et complet, il le termina par ces mots :

— Je ne pourrais rester auprès de vous et vous revoir que si vous manifestiez le ferme propos de changer de conduite.

Lamiel désirait passionnément raisonner sur tout ce qui lui était arrivé, avec un ami si dévoué, dans les lumières duquel elle avait tant de confiance et à qui elle pouvait tout dire. Depuis son départ de Carville, elle n’avait pu être sincère avec personne. Elle exagéra un peu l’inquiétude curieuse qui l’agitait et prononça le mot de repentir.

Lorsqu’elle eut prononcé ce mot, l’abbé ne put charitablement lui refuser un second rendez-vous ; il sentait le danger, mais il se disait aussi :

— Si quelqu’un au monde peut avoir quelque espérance de la ramener dans la bonne voie, c’est moi.

Le bon abbé faisait un grand sacrifice en accordant un second rendez-vous, car une terrible idée s’emparait malgré lui de son cœur.

— Avec quelle facilité cette charmante fille ne se donne-t-elle pas, quand sa tête est convaincue ! Elle semble n’attacher que peu d’importance à ce qui est un si grand objet pour toutes les femmes qui font, par vice ou par avarice, tout ce qu’elle se permet par suite de la légèreté de son singulier caractère. Avec l’ouverture de cœur et avec l’affection qu’elle me montre, je n’aurais qu’à dire un mot.

Dans la soirée, cette idée parut si terrible à la vraie piété de l’abbé Clément, qu’il fut sur le point de partir à l’instant même pour la Normandie. Il ne put fermer l’œil de la nuit. Le lendemain matin, ses agitations redoublèrent.

— Mais peut-être, se disait-il, Lamiel est sur le point de revenir à des sentiments honnêtes. Si je parviens à la persuader, les actions suivront rapidement la conviction de l’esprit… Si je m’éloigne, l’occasion est à jamais perdue, je me reprocherai éternellement la perte d’une âme si belle et si noble, malgré ses souillures. Sa tête l’a égarée, mais le cœur est pur.

Dans son trouble intérieur, l’honnête jeune homme alla consulter M. l’abbé Germar, son directeur, qui, touché de sa vertu, ne balança pas ; il lui ordonna de rester à Paris et d’entreprendre la conversion de Lamiel.

Le rendez-vous avait été indiqué par Lamiel dans une petite auberge de Villejuif où, un jour, un malaise soudain avait forcé Lamiel à chercher un refuge ; l’air honnête de la maîtresse de maison l’avait frappée. L’abbé la trouva établie dans une chambre du second étage ; tout le reste de la maison était occupé. Il recula de surprise en la voyant ; le chapeau commun qu’elle avait acheté la veille, rue du Dragon, était couvert d’un voile noir très épais et quand Lamiel le leva, l’abbé aperçut une figure étrange. Lamiel, qui commençait à savoir lire dans les cœurs, croyait avoir deviné la raison qui, la veille, faisait hésiter l’abbé à lui accorder un second rendez-vous, et elle s’était rendue laide à l’aide du vert de houx.

Elle dit en riant à l’abbé :

— Vous sembliez croire hier que la coquetterie était la source principale de ma mauvaise conduite ; voyez comme je suis coquette.

Elle continua d’un air plus sérieux.

— Je n’ai pas cru faire mal en me donnant à des jeunes gens pour lesquels je n’avais aucun goût. Je désire savoir si l’amour est possible pour moi. Ne suis-je pas maîtresse de moi ? à qui est-ce que j’ai fait tort ? À quelle promesse est-ce que je manque ?

Une fois entrée dans les pourquoi, Lamiel fit bientôt courir à l’abbé Clément des dangers bien différents de ceux qu’il appréhendait la veille. Elle était d’une impiété effroyable. La profonde curiosité qui, à vrai dire, était sa seule passion, aidée par la sorte d’éducation impromptue qu’elle cherchait à se donner depuis les premiers jours qu’elle avait habité Rouen avec le jeune duc, lui fit proférer des choses horribles aux yeux du jeune théologien, et à plusieurs desquelles il fut hors d’état de répondre d’une façon satisfaisante.

Lamiel, le voyant embarrassé, fut bien loin de profiter grossièrement de sa victoire malgré elle ; elle se figura la conduite cruelle que le comte eût adoptée à sa place ; elle eut la joie de se sentir supérieure.

— Mais ne dirait-on pas, mon ami, à me voir vous entretenir depuis une heure de choses simplement curieuses, que j’ai le plus mauvais cœur du monde et que j’ai oublié tout à fait mes premiers bienfaiteurs ? Que deviennent mon excellent oncle et ma tante Hautemare ? Me maudissent-ils ?

L’abbé, fort soulagé par ce retour aux choses de la terre, lui expliqua dans les plus grands détails que les Hautemare s’étaient conduits avec toute la sagesse normande. Ils avaient adopté avec prudence la fable que Lamiel leur avait fournie ; tout le monde à Carville la croyait occupée dans un village des environs d’Orléans à faire la cour à une grande tante fort âgée et à se ménager une place dans son testament. Tout le village s’était occupé d’un bon de cent francs sur la poste que les Hautemare avaient touché et que le duc avait eu l’idée de leur envoyer d’Orléans comme faisant partie d’un cadeau fait à Lamiel par sa vieille tante.

— Il est vrai, dit Lamiel en rêvant, le duc était parfaitement bon comme Mme  la duchesse ; seulement, il était bien ennuyeux.

Elle apprit avec un vif étonnement que le duc s’était échauffé la tête en se croyant profondément amoureux d’elle. Il l’avait cherchée dans toute la Normandie et la Bretagne, trompé par la lettre que Lamiel avait datée de [1].

Maintenant le duc résiste à sa mère, la passion qu’il prétend avoir lui donne du caractère. Lamiel éclata de rire comme une simple paysanne.

— Le duc avec du caractère ! s’écria-t-elle. Ah ! que je voudrais le voir !

— Ne cherchez pas à le voir, s’écria l’abbé, se méprenant sur le sentiment qui animait la jeune fille ; voudriez-vous augmenter les chagrins de madame ? Je sais par ma tante que ce qu’elle appelle la désobéissance de son fils la met au désespoir. Elle veut le marier et elle s’aperçoit que, à peine marié, il lui échappera.

Les questions de Lamiel sur ce qui se passait au pays furent sans borne. Elle était déjà assez avancée dans la vie pour trouver du charme à revenir aux souvenirs innocents de son village. Elle apprit que Sansfin était à Paris ; il avait eu l’audace de se mettre à demi sur les rangs pour la place de député de l’arrondissement dont [2] faisait partie ; cette prétention avait été accueillie avec un éclat de rire si général que le petit bossu n’avait pu se résoudre à continuer d’habiter le pays. Il paraissait certain qu’un jour, dans le bois, aveuglé par la colère, il avait mis en joue M. Frontin, l’adjoint du maire, qui l’avait plaisanté sur cette idée de se faire député avec sa tournure.

Les nombreuses conversations que Lamiel obtint de l’abbé Clément hâtèrent infiniment les progrès de son esprit. Elle avait dit à l’abbé plusieurs choses fort éloignées de la croyance de celui-ci, il n’avait pu les réfuter d’une manière satisfaisante du moins pour Lamiel ; elle en conclut, non par amour-propre mais plutôt par estime pour le caractère et la bonne foi de l’abbé, que ces idées étaient vraies.

L’abbé lui avait dit :

— On ne connaît un homme qu’en le voyant tous les jours et longtemps.

Lamiel, dès le soir même, disgracia le marquis de la Vernaye, et fit des yeux charmants à D***.

— Je vous prends, lui dit-elle, afin de me moquer ouvertement du comte et afin de lui voir développer son caractère. Je veux lui faire savourer les douceurs du cocuage, mais je ne vous vends point chat en poche ; le rôle que je vous destine peut avoir des dangers et vous ne recevrez votre récompense qu’à la première folie jalouse qui échappera à mon seigneur et maître.

Elle s’était adressée à un homme hardi. Le lendemain, il y avait un dîner dans les bois de Verrières, et D*** fit des choses incroyables de folie pour montrer son amour pour Lamiel. Le comte vit tout, son caractère sombre s’exagéra tout ; ce fut l’excès de sa colère qui l’empêcha de s’y laisser aller.

— Quelle gloire pour cette petite Normande ! Quelle preuve d’infériorité de ma part si j’avais un duel pour elle !

D*** était fou d’amour depuis que les yeux de Lamiel montraient de l’amour pour lui. Il alla consulter Montror qui lui demanda le secret, puis lui dit, piqué de quelques réponses peu polies de d’Aubigné-Nerwinde :

— Courez les chapeliers de Paris, vous trouverez bien quelqu’un qui vient de s’établir ; faites prendre chez lui un exemplaire de la circulaire que l’on écrit en pareil cas, mettez en bas l’adresse de M. Boucaud de Nerwinde à Périgueux, et envoyez cette circulaire à votre rival.

Montror apprit à D*** que le père du comte avait été chapelier.

Pour jouir de la mine furibonde du comte, D*** fit remettre cette circulaire au comte, au milieu d’un dîner. Le comte pâlit extrêmement, puis dit, après quelques minutes :

— Je me trouve mal, j’ai besoin de prendre l’air.

Il sortit et ne reparut plus de la soirée.



  1. En blanc dans le manuscrit.
  2. En blanc dans le manuscrit.