Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 184-189).


CHAPITRE XV

L’AMOUR AU BOIS


Pendant les mois suivants, elle s’ennuyait toutes les fois qu’elle était dans la maison de son oncle ; elle passait donc sa vie dans les champs. Elle reprit ses rêveries sur l’amour ; mais ses pensées n’étaient point tendres, elles n’étaient que de curiosité. Le langage dont sa tante se servait en tâchant de la prémunir contre les séductions des hommes devait à sa platitude un succès complet ; le dégoût qu’il lui donnait rejaillissait sur l’amour. Sa tante lui disait un jour :

— Comme on sait que les belles robes que je porte le dimanche à l’église viennent de toi, les jeunes gens supposeront peut-être, au reste avec raison, que Mme la duchesse te fera un cadeau le jour de tes noces, et, dès qu’ils te verront seule, ils chercheront à te serrer dans leurs bras.

Ces derniers mots frappèrent la curiosité de Lamiel, et, au retour de sa promenade du soir, un jeune homme qui revenait d’une noce au village voisin, où l’on avait bu beaucoup de cidre, se prévalant d’une connaissance légère, l’aborda et fit le geste de la serrer dans ses bras. Lamiel se laissa embrasser fort paisiblement par le jeune homme, qui déjà concevait de grandes espérances, quand Lamiel le repoussa avec force ; et, comme il revenait, elle le menaça du poing et se mit à courir. L’ivrogne ne put la suivre.

— Quoi ! n’est-ce que ça ? se dit-elle. Il a la peau douce, il n’a pas la bouche dure comme mon oncle, dont les baisers m’écorchent. Mais le lendemain sa curiosité reprit le raisonnement sur le peu de plaisir qu’il y a à être embrassée par un jeune homme. Il faut qu’il y ait plus que je n’ai senti ; autrement les prêtres ne reviendraient pas si souvent à défendre ces péchés.

Le magister Hautemare avait une espèce de prévôt pour répéter les leçons, nommé Jean Berville, grand nigaud de vingt ans, fort blond. Les enfants eux-mêmes se moquaient de sa petite tête ronde et finoise perchée au haut de ce grand corps. Jean Berville tremblait devant Lamiel. Un jour de fête, elle lui dit après dîner :

— Les autres vont danser, sors tout seul, et va m’attendre à la croisée des chemins, à un quart de lieue du village, auprès de la grande croix ; j’irai te rejoindre dans un quart d’heure.

Jean Berville se mit en marche et s’assit au pied de la croix, sans se douter de rien.

Lamiel arriva.

— Mène-moi me promener au bois, lui dit-elle.

Le curé défendait surtout aux jeunes filles d’aller se promener au bois. Quand elle fut dans le bois et dans un lieu fort caché, entouré de grands arbres et derrière une sorte de haie, elle dit à Jean :

— Embrasse-moi, serre-moi dans tes bras.

Jean l’embrassa et devint fort rouge. Lamiel ne savait que lui dire ; elle resta là à penser un quart d’heure en silence, puis dit à Jean :

— Allons-nous-en ; toi, va-t’en jusqu’à Charnay, à une lieue de là, et ne dis à personne que je t’ai mené au bois.

Jean, fort rouge, obéit ; mais le lendemain, de retour à l’école, Jean la regardait beaucoup. Huit jours après, arriva le premier lundi du mois. Lamiel allait toujours se confesser ce jour-là. Elle raconta au saint prêtre sa promenade dans le bois ; elle n’avait garde de rien lui cacher, dévorée qu’elle était par la curiosité.

L’honnête curé lui fit une scène épouvantable, mais n’ajouta rien ou presque rien à ses connaissances. Trois jours après, Jean Berville fut renvoyé par Hautemare, qui se mit à épier sa nièce Lamiel. Un mot dit par M. Hautemare et surpris par Lamiel lui fit soupçonner qu’elle était pour quelque chose dans la disgrâce de Jean. Elle le chercha, le trouva huit jours après, qui conduisait les charrettes d’un voisin, courut après et lui donna deux napoléons. Tout étonné, Jean regarda au loin, il n’y avait personne sur la grande route ; il embrassa Lamiel et la blessa avec sa barbe ; elle le repoussa vivement, mais cependant résolut de savoir à quoi s’en tenir sur l’amour.

— Viens demain sur les six heures dans le bois où nous avons été l’autre dimanche, je m’y rendrai.

Jean se mit à se gratter l’oreille :

— C’est que, lui dit-il après bien des ricanements et des mademoiselle est trop bonne, c’est que, dit enfin Jean Berville, mon travail ne sera pas achevé demain. C’est un marché qui doit me rapporter mieux de six francs par jour, et demain je ne ramènerai la charrette de Méry qu’à huit heures du soir.

— Quand seras-tu libre ?

— Mardi. Mais non, il y aura peut-être encore quelque chose à faire, et on ne me mettra mon argent en main que quand tout sera parachevé. Mercredi sera le plus sûr pour ne pas nuire à mes petites affaires.

— Très bien ; je te donnerai dix francs, viens dans les bois mercredi sans manquer, à six heures du soir.

— Oh ! pour les dix francs, si mademoiselle le veut, j’irai bien demain mardi, à six heures précises.

— Eh bien, demain soir, dit Lamiel impatientée de l’avarice de l’animal.

Le lendemain, elle trouva Jean dans le bois ; il avait ses habits des dimanches.

— Embrasse-moi, lui dit-elle.

Il l’embrassa. Lamiel remarqua que, suivant l’ordre qu’elle lui en avait donné, il venait de se faire faire la barbe ; elle le lui dit.

— Oh ! c’est trop juste, reprit-il vivement, mademoiselle est la maîtresse ; elle paye bien et elle est si jolie !

— Sans doute, je veux être ta maîtresse.

— Ah ! c’est différent, dit Jean d’un air affairé ; et alors sans transport, sans amour, le jeune Normand fit de Lamiel sa maîtresse.

— Il n’y a rien autre ? dit Lamiel.

— Non pas, répondit Jean.

— As-tu eu déjà beaucoup de maîtresses ?

— J’en ai eu trois.

— Et il n’y a rien autre ?

— Non pas que je sache ; mademoiselle veut-elle que je revienne ?

— Je te le dirai d’ici à un mois ; mais pas de bavardages, ne parle de moi à personne.

— Oh ! pas si bête, s’écria Jean Berville. Son œil brilla pour la première fois.

— Quoi ! l’amour ce n’est que ça ? se disait Lamiel étonnée ; il vaut bien la peine de le tant défendre. Mais je trompe ce pauvre Jean : pour être à même de se retrouver ici, il refusera peut-être du bon ouvrage. Elle le rappela et lui donna encore cinq francs. Il lui fit des remerciements passionnés.

Lamiel s’assit et le regarda s’en aller.

Puis elle éclata de rire en se répétant :

— Comment, ce fameux amour, ce n’est que ça !