Lamennais (Émile Faguet)

Lamennais (Émile Faguet)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 563-596).
LAMENNAIS

Il y a des hommes qui sont beaux, et intéressans, et instructifs par l’unité de leur doctrine, par la force, et de caractère, et d’intelligence générale, et de logique, qui leur sert à embrasser un grand système d’idées, à le maîtriser et à y faire entrer toutes les idées secondaires que leurs réflexions ou les circonstances font comparaître devant leur esprit. — Il en est d’autres qui sont intéressans par les variations de leur pensée, sitôt qu’on a reconnu qu’elles ne sont pas les vains caprices de l’impuissance, mais d’une part le développement, imprévu d’eux-mêmes, logique cependant, d’une pensée qui vit, se meut et se transforme ; d’autre part l’effet de l’influence qu’a la pensée générale sur une pensée individuelle. — Dans ce cas, et considérées à l’un ou l’autre de ces deux points de vue, transformées ou se transformant, la pensée et l’œuvre d’un homme deviennent, pour prendre les expressions mêmes de Lamennais, des « mémoires pour servir à l’histoire de la pensée humaine. «Elles nous montrent en un seul homme ce qui arrive si souvent dans l’histoire de l’humanité : une doctrine, de démarches en démarches, toutes logiques, ou au moins ayant toutes leurs profondes raisons d’être, aboutissant à son contraire. — C’est un spectacle, intéressant d’abord en soi, instructif ensuite au plus haut point, s’il est vrai qu’un des objets essentiels de l’esprit humain soit lui-même, et qu’un de ses devoirs soit de se bien connaître, à savoir comment il procède, comment il végète selon sa nature et selon les circonstances, comment il accomplit ses évolutions spontanées ou involontaires ; — et personne plus que Lamenais ne nous a donné, en détail et comme minutieusement, un de ces spectacles-là.


I

C’était une âme très pure et très noble, aussi éloignée des préoccupations intéressées et des voies du siècle qu’il soit possible, candide, crédule et naïve, simple et sans prétentions, très aimante, constante et délicieusement expansive dans ses affections, comme on le voit dans sa correspondance ; aimant à être aimée, en ayant même un insatiable besoin, et dans le dernier degré de la stupéfaction quand elle ne rencontrait pas la sympathie qu’elle s’assurait qui lui était due. Scherer n’a pas eu tort de dire : « Il y a du Rousseau, dans cet homme-là. »

De tels hommes paraissent toujours méchans, ce qu’ils ne sont aucunement, ce dont ils sont le contraire. C’est qu’il est rare qu’ils ne soient pas irritables. Leur candeur est pour eux une source perpétuelle de déceptions, et leur besoin d’aimer une occasion d’incessantes meurtrissures, et, parce qu’ils s’aigrissent, ils ont l’air d’être nés aigris. Lamennais fut irritable d’assez bonne heure, et les luttes qu’il eut à subir en firent l’éternel exaspéré que l’on connaît. Notons du reste qu’il avait peut-être l’esprit naturellement satirique, ce qui est un commencement. C’est dans ses premières œuvres qu’on lit ce petit portrait à la La Bruyère : « C’est bien le meilleur homme du monde que Physcon; il n’a rien à lui, pas même sa conscience : tout est à ses amis et il a constamment eu le bonheur de compter parmi eux tous les gens au pouvoir. On le trouve dans leur cabinet, à leur table, d’où il sort le dernier, plein d’admiration pour ce qu’ils ont dit et pour ce qu’ils diront. Ce n’est pas qu’il soit flatteur. Dieu l’en garde ! Il hasardera même de montrer une opinion, ne fût-ce que pour l’abandonner ensuite à propos. Un « je me trompais » a souvent tant de grâce et peut conduire un homme si loin ! Ne croyez pas cependant que Physcon désire les emplois ; seulement il les accepte ; car enfin l’on doit se rendre utile... Membre d’une assemblée politique, il s’approche modestement du régulateur de sa raison législative : « Monseigneur, qu’est-ce qui est vrai aujourd’hui? » Monseigneur le lui dit, et le voilà tranquille... »

Mais les deux traits essentiels de Lamennais, c’est qu’il était né Breton et orateur. — Le Breton est entêté, quand il n’est pas mêlé de Gascon, quand il est de race pure et intacte. On dit, pour se moquer de la théorie de la race, qu’il n’y a pas de ressemblances très saisissables entre Lesage, Duclos et Chateaubriand, et il faut confesser qu’on a raison. Cependant, pour ce qui est de l’obstination, et de cela seul, remarquez que Chateaubriand, Duclos et Lesage ne sont pas sans se ressembler beaucoup. Les théories sont justes à les réduire à un minimum raisonnable. Lamennais était aussi entêté que possible, acharné dans la dispute, et d’une intrépidité de confiance en son opinion, que nul grain d’ironie ou de scepticisme appliqué à soi-même, ce qui veut peut-être dire de modestie, n’atténua jamais. — Et, en même temps, il était né orateur, la plume à la main surtout, mais même quand il parlait. L’éloquence, qui, sans être précisément un défaut, est un des plus grands dangers qu’un homme puisse porter avec soi, a des suites graves chez les entêtés. Le propre de l’orateur étant de croire invinciblement ce qu’il dit, à la différence des hommes du commun, qui disent ce qu’ils croient; étant de faire une phrase d’abord et d’y adhérer ensuite, et de faire un discours et d’y attacher ensuite une croyance ; les magnifiques entraînemens du tempérament oratoire chez un homme entêté lui donnent des entêtemens successifs et des obstinations contradictoires.

Ils font plus : ils persuadent à l’homme aussi obstiné qu’éloquent et aussi éloquent qu’obstiné, que son entêtement d’hier est au fond exactement le même que son entêtement d’aujourd’hui, et pour peu que ce soit un peu vrai, comme ce l’est presque toujours, renforcent en lui l’obstination et l’intempérance dogmatique.

Et tel fut, en effet, Lamennais, dogmatique acharné de dogmes différens, trouvant dans son ardeur un moyen de ne pas apercevoir ces différences, et dans son éloquence un moyen de les voiler aux autres et à lui-même; devenant ainsi, ce qui est un des états les plus curieux et les plus graves de l’esprit humain, très fréquent du reste, un sophiste sincère, le plus profondément sincère des sophistes, sophiste cependant, sans s’en être jamais douté et avec la plus grande horreur du sophisme, presque autant qu’on peut l’être ici-bas.

Ajoutez à cela une imagination très forte et très sombre; non point du tout cette imagination souple, alerte et compréhensive de Chateaubriand, mélancolique au fond, mais capable d’embrasser et de refléter et de créer tous les genres possibles de beauté ; mais une imagination d’homme du Nord, très volontiers amoureuse du funèbre, du lugubre, du macabre et même de l’horrible, imagination de visionnaire échauffé et bilieux, tout à fait dans le goût du premier romantisme, celui de 1825, et qui devait en rester à cette mode et même l’accuser de plus en plus, parce que pour Lamennais ce n’était nullement une mode, mais un trait de sa complexion même. Ce trait, sans être saillant encore, se distingue très bien dès le temps de sa première manière. Voyez dans l’Essai sur l’Indifférence ce tableau de l’Europe : «... Dans cette vieille terre de la civilisation a succédé soudain une mobilité effrayante... ; cette même Europe est devenue comme une grande succession que des héritiers avides se disputent les armes à la main, qu’ils dévastent, qu’ils déchirent, et dont ils ensanglantent les lambeaux... » — Voyez cette page, très belle du reste, des Réflexions sur l’état de l’Église en France : « Le dirai-je? me pardonnera-t-on de le rappeler ce cri, cet épouvantable cri : Écrasons l’Infâme!... Grand Dieu! Cette religion à qui l’Europe doit ses lois, ses mœurs, sa civilisation ; cette religion qui a aboli parmi nous l’esclavage, l’infanticide, les sacrifices humains!... Ah ! je le dis à mon tour, je le dis aux gouvernemens instruits par l’expérience : Écrasez l’Infâme! écrasez cette philosophie destructive qui a ravagé la France, qui ravagerait le monde entier, si l’on n’arrêtait enfin ses progrès. Encore une fois : Écrasez l’Infâme! »

Ce n’est encore que de l’éloquence ; mais déjà l’imagination fougueuse se donne carrière, et déjà le tableau aux couleurs sombres et aux taches sanglantes commence à paraître. Il ne faudra qu’un ébranlement nerveux de plus pour que le poète visionnaire, le mage ou le prophète d’Israël sorte brusquement du prêtre catholique où il était encore contenu et à demi réprimé.

Tel était le tempérament, le fond même de l’âme. Quelles étaient les tendances d’esprit? — Né catholique, élevé chrétiennement, dans la province de France la plus chrétienne, ayant reçu la prêtrise sans enthousiasme, avec hésitation même et je ne sais quel pressentiment sourd où il eût été à souhaiter qu’il vît un avertissement, mais avec pleine sincérité cependant et conviction; ce qu’il eut comme faculté maîtresse de son esprit fut un besoin profond, qui resta toujours invincible, de certitude absolue. Le doute est pour Lamennais une privation d’air respirable. Lamennais est croyant comme il est vivant et veut croire comme il veut vivre, et même beaucoup plus. Au fait, pour la plupart des hommes, la foi, de quelque sorte qu’elle soit, le besoin de certitude, soit religieuse, soit philosophique, soit scientifique, sur l’ensemble des choses, est une forme du vouloir vivre. Nous avons une certitude ou nous voulons en avoir une, parce que le doute est insupportable; mais pourquoi le doute est-il insupportable? Parce que l’homme a peur de mourir. Or il sent qu’il mourrait si, très nettement à ses yeux, avec une pleine évidence, sa vie n’avait pas de but, par conséquent pas de règle, pas de loi, pas de direction. Elle serait une agitation si vaine dans le vide qu’elle lui semblerait un néant, qu’il paraîtrait lui-même à lui-même comme un pur rien, que sa volonté s’éteindrait, et avec sa volonté son existence même. — Et ce but, cette direction et cette règle, il est bien certain qu’il ne peut les trouver que dans une conception générale de tout l’univers, car il en dépend comme partie d’un tout, rouage de la grande machine, cellule du grand végétal, et, puisqu’il traverse l’univers, pour y avoir un but et une route, il faut qu’il sache ce que c’est que l’univers. De là ce besoin de certitude aussi fort que le besoin de vivre parce qu’il n’est pas, au fond, autre chose. Les hommes, en très petit nombre, n’y échappent que par le divertissement, toujours insuffisant, de quelque rare et haute qualité qu’il soit, ou par certains biais, certains expédiens, de peu d’efficace encore, qui consistent à se donner des buts rapprochés, des buts relatifs, en réalité des buts factices, qui trompent l’activité et qui l’amusent plus qu’ils ne la satisfont, mais qui au moins l’exercent. Mais l’immense majorité des hommes, plus ou moins sourdement, ont bien ce besoin de certitude générale qui n’est qu’une forme de leur besoin d’exister et de persévérer dans l’être.

Nul ne l’a eu plus fortement que Lamennais. Le doute l’épouvante comme une maladie mortelle : « Le pyrrhonisme parfait, s’il était possible d’y arriver, ne serait qu’une parfaite folie, une maladie destructive de l’espèce humaine. » Il a sur ce point de ces raisonnemens naïfs, dont la naïveté même prouve la conviction profonde de l’auteur, révèle le fond irréductible de sa nature morale : « Ce que la raison générale de l’humanité atteste être vrai est nécessairement vrai, et ce qu’elle atteste être faux est nécessairement faux; autrement il n’existerait ni vérité, ni erreur pour l’homme. » — Autrement il n’existerait ni vérité, ni erreur, ce qui, bien entendu, est impossible, est l’impossible, l’absurdité devant laquelle on recule, la conclusion folle qu’il suffit d’énoncer pour faire accepter toute autre plutôt qu’elle.

Il raisonnait ainsi au début, dans son Essai sur l’Indifférence ; il ne raisonnera pas autrement à la fin, dans son Esquisse d’une philosophie : « Si le vrai n’était que relatif, n’était que l’acquiescement de la raison individuelle à ce qui lui paraît vrai, il n’y aurait (ce qui évidemment ne se peut pas), il n’y aurait plus rien de vrai ni de faux d’une manière immuable et universelle. « 

Non seulement Lamennais est plein de ce sentiment de l’impossibilité du doute ; mais il en fait l’analyse avec beaucoup de sûreté et de pénétration. Il y rattache l’horreur même, l’horreur apparente des hommes pour la vérité. Nous avons tous remarqué que les hommes qui ont une conviction et même une demi-conviction n’aiment point discuter ni qu’on discute devant eux. Qu’ont-ils à craindre cependant ? Que redoutent-ils, sinon la vérité qui peut sortir de la discussion ? Ils ont donc crainte et horreur de la vérité ? Non pas précisément. Ils ont peur, une fois ébranlés dans leur créance, et ne partageant pas encore celle de leur interlocuteur, une fois placés entre deux doctrines, l’une, la leur, exténuée, l’autre mal connue d’eux encore et où ils ne seront pas entrés pleinement, d’être dans cet état de doute qu’ils sentent à l’avance qui leur sera insupportable. — Ils ont peur, ajouterai-je, que, la discussion de demain s’ajoutant à la discussion d’aujourd’hui, ils finissent par être placés non entre deux doctrines, mais entre cent, ce qui leur paraît un état d’angoisse mortelle ; ils ont peur que la recherche ne conduise qu’à la recherche, ce qui n’est pas loin d’être probable, et l’examen à l’examen, et le tout à l’incertitude, ce dont ils ne veulent absolument point. Il y a des religions qui sont fondées sur cette seule maxime : « On n’examinera plus. On ne recherchera plus la vérité. Il sera entendu qu’on la possède. » Elles répondent à un des instincts, à un des besoins les plus profonds de l’humanité. L’homme a l’air de redouter la vérité ; il redoute la perte de la certitude. Son horreur de la vérité n’est que l’horreur du scepticisme.

Cette horreur, personne ne l’a eue plus que Lamennais. Aussi fut-il toujours croyant. Il le fut de différentes manières, mais il le fut toujours. Ni le « pur pyrrhonisme », bien entendu ; — ni le demi-pyrrhonisme qui fait au doute « sa part », et qui la fait immense, mais qui estime qu’il y a des vérités relatives, des vérités prochaines, se rapportant à l’homme et à l’homme seul. bonnes pour lui, suffisamment certaines pour son usage et suffisant à le conduire, et qu’il peut tirer de l’étude de lui-même et de son histoire ; — ni le scepticisme progressiste, si je puis dire, le scepticisme mêlé de l’idée du progrès, qui suppose que la vérité n’existe pas, mais qu’elle devient, qu’elle se fait, que nous la faisons peu à peu, qu’elle existera peut-être un jour et que nous en jouissons à l’aider à être, beaucoup plus, peut-être, que nous n’en jouirions à la posséder ; — aucune forme du scepticisme ne l’a jamais atteint, ni peut-être même effleuré. La vérité est toujours devant lui, pleine et éclatante, en lui pleine et jaillissante ; et elle est ce qu’il croit pour le moment et ce qu’il croit toujours comme s’il l’avait toujours cru, et ce qu’il est sûr d’avoir cru toujours.

Ce n’est pas orgueil ; ou ce n’est pas seulement orgueil, c’est amour de la certitude devenu certitude même. Il est impossible que ce qu’on aime tant ne soit pas le vrai. Il a quelque part un mot profond, digne de Pascal : « La vie est une sorte de mystère triste, dont la foi a le secret. » Mystère et tristesse, c’est bien ce qu’il a vu dans la vie, seulement mystère et tristesse que le doute redoublerait, que la foi dissipe, une foi, celle de l’Église d’abord, celle de Lamennais ensuite, mais une foi toujours, une affirmation ardente, entêtée et fougueuse, seule capable, même orageuse, et si mêlée de tempêtes et si douloureuse qu’elle puisse être, d’arracher l’âme au tourment morne, à l’anxiété silencieuse, à l’effroi dans la nuit où nous plongerait, où nous retiendrait, l’incertitude.

De tout cela s’est formé d’abord un théocrate intransigeant, qui ne différait de De Maistre et de Donald que par la rigueur de logique qu’ils avaient et qu’il n’avait pas, et par la puissance d’éloquence que déjà il avait plus qu’eux. Dans cet Essai sur l’Indifférence, toutes les idées chères et familières à de Maistre et à Donald, et qu’il ne leur empruntait pas, écrivant en même temps qu’eux, se retrouvent à toutes les pages. Unité, continuité, signes, d’une part, de vérité dans une institution religieuse, comme aussi dans une institution politique ; nécessités, d’autre part, de tout établissement destiné à assurer le bonheur des hommes ; horreur de l’individualisme, besoin de ramasser, de contracter autour d’une idée et dans une discipline morale unique l’humanité qui se disperse et se dissémine comme en poussière ; ces idées, il faut bien savoir que, très éloignés les uns des autres, de Maistre, de Donald et Lamennais les ont eues ensemble. Elles sont chez les trois grands catholiques le résultat naturel de leurs réflexions sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution française. Il y a, de 1810 à 1830, (de Maistre est mort en 1821 ; mais c’est à partir de sa mort que ses grands ouvrages ont été répandus) comme un triumvirat de philosophie catholique dont les membres ne se voient point ou ne se voient guère, mais dont les manifestes et les actes sont presque en parfait accord.

Le rêve de Lamennais, comme de De Donald et comme de De Maistre, c’est bien la domination universelle du catholicisme, et ses haines sont bien les mêmes ; surtout elles sont les mêmes que celles de Joseph de Maistre. Il déteste le protestantisme, le gallicanisme et le libéralisme, c’est-à-dire tout ce qui, en détachant les hommes de Rome, les détache les uns des autres, brise le lien, dissout la communauté, disperse la cité de Dieu, c’est-à-dire la cité humaine, n’y ayant de cité humaine que dans la cité divine. Le protestantisme a prouvé qu’il n’était en son fond que l’individualisme, que le désir de penser librement, c’est-à-dire, au vrai, le désir de ne pas penser comme son voisin. Le protestantisme fait appel à l’inspiration personnelle, compte sur elle et se confie à elle. Qu’est-ce que l’inspiration personnelle ? Quelle preuve a-t-elle de sa légitimité ? « La persuasion la plus invincible qu’on est réellement inspiré ne prouve rien, puisque tous les enthousiasmes ont cette persuasion. » L’inspiration vraie est une inspiration sociale, en quelque sorte ; la certitude, si elle est quelque part, doit être « dans la société, dépositaire des vérités que l’homme reçut de Dieu à l’origine. » — Inspiration particulière, sentiment religieux personnel, ce ne sont là que des synonymes de l’orgueil et de l’aberration. Le protestant est un fou qui commence, comme le déiste est un homme qui ne vit pas assez longtemps pour devenir athée. Car le fou, le maniaque, le monomane n’est pas autre chose qu’un homme qui, contre le sentiment de tous les autres, affirme une opinion que tout le monde repousse, en prétendant qu’il suffit qu’il l’ait pour qu’elle soit vraie, et la chérit d’autant plus que tout le monde la conteste. Rousseau est un beau cas : « Quand tous les philosophes prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, n’en demandez pas davantage. » Il est sur la pente ; il va dire tout à l’heure : Quand tous les hommes prouveraient que j’ai tort, si je sens que j’ai raison je n’en veux pas plus. Et c’est bien à peu près à cet état d’esprit qu’il est arrivé. Le sens propre, quand il s’exalte, en arrive toujours là, et il arrive rarement qu’il ne s’exalte pas. — Il est amusant, ou il est triste, selon l’humeur dont on est, de voir un homme raconter ainsi avec horreur une histoire qui tout à l’heure sera la sienne.

Le gallicanisme n’est pas très différent du protestantisme. Il est une sécession, aussi; il est un catholicisme national, horrible contresens dans les termes, car cela veut dire un universel particulier. Le caractère même, précisément sacré, du catholicisme, et sa vertu la plus précieuse, le fait d’être universel, international, lien entre les nations, gouvernement spirituel planant au-dessus des gouvernemens temporels et ne connaissant pas de frontières, c’est ce que le gallicanisme efface et c’est ce qu’il exténue. Œuvre indirecte du protestantisme. Le protestantisme, forcé pour lutter contre Rome de s’appuyer sur les gouvernemens locaux, a forcé les églises catholiques à s’appuyer sur les gouvernemens locaux pour lutter contre lui. Il les a obligées, en les combattant, à lui ressembler. Depuis lui, voici qu’en France, par exemple, une Église obéit au gouvernement politique, est dirigée par lui, conseillée, blâmée, censurée, approuvée quelquefois, protégée et comprimée toujours par lui. Il y a une Église du roi de France. L’Église est quelque part gouvernée par son fils aîné. Un gallican est un catholique qui est plein de condescendance pour le pape et d’obéissance pour le roi de France. On cherche à arranger cela dans la pratique, à marquer les limites d’une autorité et d’une autre. Au fond, et surtout depuis la Révolution et la perte des biens ecclésiastiques, l’Église est serve de qui la paie, et ne peut qu’échapper partiellement à ce servage; le secouer, jamais.

Il en résulte des effets divers, tous désastreux. D’abord le noble caractère de l’Église est dégradé. On ne la sent pas supérieure comme elle devrait l’être au gouvernement temporel ; elle semble au moins, ce qui est blasphématoire, inspirée de lui; le gouvernement s’habitue à considérer les prêtres comme étant au nombre de ses « fonctionnaires », il dira bientôt de ses agens; il les tiendra bientôt pour des professeurs de la morale qu’il jugera la bonne ; l’Église de France sera bientôt, elle est déjà presque, une université de France chargée particulièrement de l’enseignement moral, primaire, secondaire et supérieur.

Ensuite la doctrine même est entamée, ou peut l’être. La doctrine catholique s’étend à toutes choses, puisque la religion est une explication générale des choses. Telle conséquence, telle application des principes généraux du catholicisme peut être contraire aux idées ou aux intérêts du gouvernement. Cette conséquence, il sera interdit au prêtre catholique de la tirer; cette application, il sera interdit au prêtre catholique de la faire. C’est ce qui arrive déjà tous les jours. Voilà donc le gouvernement qui, au moins par voie de limitation, dicte sa doctrine à l’Eglise catholique en France, lui trace son programme, lui marque son enseignement. La Sorbonne d’autrefois est qualifiée par Mgr de Frayssinous de « Concile permanent des Gaules ». Le concile permanent des Gaules, aujourd’hui, c’est le ministère.

Et enfin, ce qui est, non pas le plus grave, mais le plus frappant, et qui fera peut-être le plus réfléchir les prêtres catholiques, ainsi liée au gouvernement de la France, l’Eglise de France suit sa fortune. Il y a même pis ; elle ne suit que son infortune. S’il est populaire, elle ne le sera pas nécessairement pour cela; s’il est impopulaire, elle partagera son impopularité. C’est ce qui arrive sous la Restauration. C’est à la fois le signe bien frappant de cette dépendance de l’Eglise relativement au pouvoir, puisque la foule, ne s’y trompant pas, se défie des prêtres français comme elle se défie des fonctionnaires du roi, et au même titre; et c’est le danger matériel le plus grand dont puisse être menacée l’Église de France. Récolter la désaffection qu’elle ne sème pas et que sème un gouvernement qui l’opprime, voilà un beau résultat; et voilà un malheur que le gallicanisme nous vaut. Il n’y a pas d’erreur plus forte, à tous les points de vue, que les prétendues libertés de l’Eglise gallicane, libertés qui sont les chaînes les plus lourdes, les entraves les plus étroites, et des entraves qui conduiraient au précipice les pieds qu’elles enserrent.

Enfin, ce qu’on appelle libéralisme est une illusion assez singulière et un leurre d’un genre tout spécial. Il faut distinguer; car il n’y a pas de mot plus vague que le mot liberté, et d’autre part, comme bien des doctrines, le libéralisme a fini, au cours de son évolution, par être exactement le contraire de ce qu’il était en son principe. En son principe c’est une invention du christianisme; c’est [[le désir invincible de liberté inhérent aux nations chrétiennes qui ne sauraient supporter un pouvoir arbitraire ou purement humain. » Le christianisme est venu dire aux hommes : Tout en vous appartient à César, excepté votre conscience. Ne lui résistez jamais dans toute la vie civile. Quand il vous dira: Croyez à mon Dieu et non à Dieu, résistez-lui. — La liberté de conscience était inventée, et avec elle, car ce n’en sont que des conséquences et c’en sont des conséquences nécessaires, la liberté de la parole, la liberté des écritures, la liberté même des associations, au moins spirituelles. Le libéralisme est donc de l’essence même du christianisme ; le libéralisme est chrétien. — Seulement, en passant, pour ainsi parler, à travers le protestantisme, il a changé de caractère. Il est devenu la prétention pour chaque homme et dans chaque homme de penser par lui-même sans aucun contrôle, et presque, car c’est au moins la tendance, sans consulter personne. C’est séduisant, mais dangereux. Le libéralisme, à s’exagérer ainsi, se tue lui-même. Qu’il existe une association d’hommes qui ne soumettent point leur pensée aux pouvoirs politiques, mais qui la soumettent à eux-mêmes, la discutent entre eux par la voix de leurs représentans spirituels, la fixent ainsi, puis s’y tiennent pour pouvoir penser en commun, pour pouvoir être en communauté de pensée et en communion de sentimens, non seulement entre eux à tel point du temps, mais avec leurs frères du passé et leurs frères de l’avenir ; voilà qui est liberté, puisque c’est pensée et croyance soustraites aux pouvoirs temporels, mais voilà en même temps qui est force, puissance de résistance, barrière aux empiétemens des pouvoirs humains, liberté en soi, force conservatrice de la liberté ensuite. — Mais la liberté individuelle de pensée et de croyances, elle est liberté, soit, mais où sera sa force ? Par quoi, comment résistera-t-elle ? Comment même se communiquera-t-elle, se répandra-t-elle d’âme à âme si le pouvoir temporel ne veut pas qu’elle se répande ? Je vois des millions de petites libertés enfermées dans des millions d’âmes, et chacune incapable de sortir de son âme et de s’appuyer sur une autre liberté, et d’en créer d’autres. Autant dire qu’elles n’existent pas, n’ayant pas la force de vivre. Ainsi poussé à l’extrême, le libéralisme disparaît dans son exagération. Il s’ôte la vie pour s’affirmer davantage. Le libéralisme moderne, c’est la liberté s’exaltant jusqu’au suicide. Il n’y a pas d’aberration comparable.

Donc il faut une croyance, il la faut générale, universelle, traditionnelle. Mais que faudra-t-il croire ? Quel sera le critérium de la certitude ? — Ici Lamennais se sépare de De Maistre et de Bonald et invente une théorie dont il n’y a que des traces confuses, ce me semble, dans ceux qui l’ont précédé, et, dans de Maistre, que quelques traits épars. C’est la théorie du consentement universel. Qui a raison ? Est-ce le sentiment, l’inspiration personnelle ? non ; nous avons répondu à cela. Est-ce la raison ? non, la raison, quand on ne prend pas le soin puéril d’en faire une abstraction et de l’écrire avec une majuscule, on s’aperçoit bien qu’elle est aussi individuelle que le sentiment, l’inspiration et l’enthousiasme. Le raisonnement, chez la majorité des hommes, est à peu près le même; c’est lui qui, jusqu’à un certain point, n’est pas individuel; mais la raison n’est pas le raisonnement, la raison dans chaque homme applique l’instrument du raisonnement à une matière qui est faite de ses penchans d’abord, puis de ses connaissances ; et penchans et connaissances n’étant pas du tout les mêmes d’homme à homme, les conclusions que dans chaque homme la raison tire après toutes les opérations où elle se livre sont extrêmement différentes d’un homme à un autre. Et ce sont pourtant ces conclusions que l’homme appelle sa raison. « Ma raison me dit, ma raison m’affirme, ma raison est arrivée à découvrir... » Il y a une logique à peu près universelle, il n’y a que des raisons absolument individuelles. Il est aussi déraisonnable de se fier à sa raison qu’à ses sentimens ou à ses sens.

Qui donc enfin a raison? — Mais peut-être bien tout le monde. Tout le monde, lui, est universel; c’est sans doute incontestable. Voilà une grande présomption en sa faveur. Croire ce que pense tout le monde, c’est le vrai parti. Ce qui distingue pour le commun des hommes, et même, après tout, pour le médecin, le fou de l’homme sensé, c’est uniquement que le fou affirme ce que personne n’affirme, sauf lui. Une hallucination est un témoignage des sens aussi irrécusable et aussi net, et souvent plus net, que ce que nous appelons une sensation. Si elle est une erreur, si elle est qualifiée d’hallucination, c’est uniquement parce que les sensations des autres hommes ne concordent pas avec elle. On ne dit pas (on devrait le dire) : un sentiment faux ; mais on dit : un sentiment pervers, une perversion de sentiment, ce qui est à peu près la même chose. Qu’entend-on par là si ce n’est un sentiment que l’immense majorité des hommes n’éprouve pas? Sans s’en rendre bien compte, les hommes n’ont pas d’autre critérium de la vérité que le consentement général. N’est-il pas frappant que pour dire qu’un homme est stupide on dise qu’il n’a pas le « sens commun»? La vérité c’est donc ce que pense l’univers pensant. — Croyons donc ce que les hommes croient, informons-nous, lisons les journaux; la vérité, c’est l’information. C’est très commode. — Pas le moins du monde! Ce que pensent les hommes au temps où nous sommes, quand même ils penseraient tous exactement la même chose, ce ne serait encore qu’une opinion particulière, un jugement presque individuel, une boutade, une hallucination. Ce qu’il faut connaître, c’est ce que pense le genre humain, lequel est composé des hommes qui ne sont plus, des hommes qui sont et des hommes qui seront, immense foule relativement à laquelle le genre humain d’aujourd’hui peut être considéré comme un individu. Le jugement des hommes qui seront, nous ne pouvons le connaître que par induction, il est vrai; mais nous pouvons le préjuger par le jugement des hommes qui ont été, et le jugement des hommes qui ont été, ne cherchez pas, c’est le christianisme ; ou cherchez longtemps, vous verrez que c’est le christianisme.

Et dès lors, voilà Lamennais engagé dans un immense effort pour prouver que le christianisme a toujours été la pensée de l’humanité ; car il s’agit de montrer que l’humanité a été chrétienne non seulement depuis le Christ, mais auparavant, ou tout le système tombe. Cette méthode d’apologie, qui a séduit deux grands esprits catholiques du XIXe siècle, Lamennais et de Maistre, mais dont on ne trouve quelques traces, et presque indistinctes, que dans de très rares auteurs chrétiens antérieurs au XIXe siècle, comme Roger Bacon, Huet, Batteux, Bullet, Foucher, Mignot, commençait à s’introduire au temps de Lamennais, et, chose curieuse, grâce précisément aux auteurs antichrétiens. Ceux-ci, pour prouver contre le christianisme, aimaient à montrer que les idées générales du christianisme étaient courantes dans le monde antérieur au Christ. Voltaire use de cet argument, Volney en abuse. Retournant l’argumentation : « Précisément ! disaient les catholiques ; cela prouve que le christianisme est d’origine primitive, s’est conservé sous une première forme, chez le peuple juif, s’est conservé même, sous une forme altérée et confuse, chez les païens, a été établi dans sa forme complète et définitive par le Christ, et, tout compte fait, est éternel. « — De là le christianisme considéré comme un « paganisme nettoyé » dans de Maistre, et « l’universalité du christianisme » dans Lamennais. De là, chez le même Lamennais, cette laborieuse enquête pour prouver que Dieu unique, création, chute de l’homme, médiateur, réparateur, rédempteur, vestiges épars de la révélation primitive, promesses de la révélation définitive, se trouvaient dans toutes les religions antiques.

Cet argument à deux conclusions, très dangereux par conséquent, et cette vue parfaitement fausse à force d’être incomplète, du monde pré-chrétien et du monde extra-chrétien, ont été suspectés avec raison par l’Église catholique, et abandonnés par elle. Ils sont désapprouvés également par la science moderne et par le bon sens. Il est trop évident qu’à comparer le christianisme et les paganismes, les différences l’emportent tellement sur les ressemblances, que celles-ci peuvent être considérées comme fortuites, tenues pour négligeables, et surtout prétendre établir sur elles la vérité du christianisme est une entreprise de l’imagination plus que de la raison et éminemment paradoxale.

Mais, s’il en est ainsi, que devient le système de Lamennais? Il devient qu’il n’est pas prouvé, et que, du reste, en soi déjà, il était faux. Non, le consentement universel n’est nullement critérium de vérité. L’humanité entière a cru à des erreurs non seulement ridicules, mais monstrueuses ; elle a cru à l’astrologie, à l’alchimie et à la sorcellerie ; sachons du reste reconnaître qu’elle y croit encore; elle a été tout entière polythéiste, tout entière, y compris le peuple de Dieu, et ne soyons pas trop sûrs qu’elle ne le soit plus. L’argumentation parfaitement sophistique, quoique savante, de Lamennais a ceci d’effrayant qu’on sent à chaque demi-page que rien ne serait plus facile que de la retourner exactement, et de prouver, par sa méthode et par ses exemples à l’appui, que, si le consentement universel est le critérium de la vérité, nous devons être polythéistes, démonologues, à peu près fétichistes, sans compter que nous devrions être aussi théocrates, aristocrates et monarchistes.

Pour parler non pas plus sérieusement, car ce qui précède est très exact, mais plus philosophiquement, de deux choses l’une, ce me semble : ou, en considérant le consentement universel, on procédera par synthèse, ou on procédera par élimination. Si l’on procède par synthèse, on tiendra compte de toutes les opinions qui ont été généralement admises, successivement, par l’humanité, de toutes les opinions considérables du genre humain, et l’on se fera une opinion, une croyance mêlée, complexe, incohérente et parfaitement monstrueuse, où personne ne pourra se plaire si ce n’est l’homme que sans doute Lamennais déteste le plus, à savoir une manière de dilettante avide et de sceptique vorace, qui voudrait rassembler en lui, pour les goûter toutes, les croyances les plus contradictoires de l’humanité. Si l’on procède par élimination, on écartera chaque opinion humaine qui aura été fortement contredite et aussi celle qui la contredit, ne reconnaissant ni sur l’une ni sur l’autre le sceau du consentement universel, et alors on repoussera exactement tout ce que les hommes ont pensé ; on ne retiendra que leur manière de penser, la seule chose qui leur soit commune, la seule chose qui soit la même chez tous les hommes, et l’on arrivera à cette conclusion que la vérité, c’est la logique. Seulement la logique réduite à elle-même ne donne rien.

La considération du consentement universel ne mène donc à aucun résultat sérieux ; elle est une méthode parfaitement vaine et stérile et elle est même, à mon avis, la marque, en soi, d’un esprit dénué de sens philosophique. C’est précisément pour cela que Lamennais y donnait si pleinement. Car, homme d’action surtout et voulant agir immédiatement, il cherchait quelque chose avec quoi il pût agir. Or la considération du consentement universel ne mène à la conquête véritable d’aucune vérité; ce n’est pas une méthode philosophique, mais c’est un expédient. Nous nous en servons beaucoup, et légitimement, je crois, dans nos sciences toutes conjecturales de sociologie et de politique. Nous disons : « Observez que les nations ne se sont jamais, presque jamais, organisées comme vous dites ; ce serait donc aller contre la nature humaine elle-même que de tenter ce mode d’organisation ; observez que depuis quelques siècles les tendances générales des peuples vont dans tel sens ; la vérité politique d’aujourd’hui et de demain est donc dans ce sens-là; ne la contrarions pas, sachons nous y accommoder... » Quand nous parlons ainsi, c’est bien à une manière de consentement universel que nous en appelons. Mais qui ne voit les différences entre Lamennais et nous? C’est la vérité absolue, c’est la vérité métaphysique et théologique qu’il veut tirer du consentement prétendu universel. Ce qu’il veut tirer de l’entente générale des hommes c’est ce sur quoi les hommes se sont le moins entendus. La singulière maladresse consiste à avoir pris un expédient de sagesse et de prudence pratiques pour une méthode philosophique. Il y a un abîme entre ces deux ordres de conception.

Chose assez piquante, il fait juste, pour établir la certitude, ce que d’autres font pour la ruiner. Montaigne aussi, en ses momens de scepticisme, qui sont assez longs, il faut savoir le reconnaître, fait son enquête sur les opinions des hommes, et Pascal de même ; mais c’est pour montrer à quel point il est impossible de les ramener à l’unité, et il faut convenir qu’ils réussissent assez bien dans cette démonstration. Reprendre ce travail pour aboutir à la conclusion contraire n’est pas défendu, mais devient plus difficile qu’il n’eût été de leur temps, à mesure que, par suite des recherches historiques, plus d’opinions humaines nous sont connues ; et est un labeur très vain, parce que l’autorité a de l’influence sur les décisions, non sur les croyances. Faire une chose parce qu’elle a été faite n’est pas déraisonnable ; croire une chose parce qu’elle a été crue est irrationnel, paraît à l’esprit presque puéril, lui répugne comme une abdication et un suicide, et en vérité n’est pas autre chose.

Je dirai même que l’esprit trouve dans cette proposition qu’on lui fait une sorte, ou je ne sais quelle ombre, d’hypocrisie. Vous n’osez pas me dire : « Croyez parce qu’il faut croire, croyez parce que je le veux, croyez parce que croyez », qui est le vrai et franc langage de l’autorité. Vous appuyez l’autorité d’une autorité plus faible qu’elle, plus vague, sensiblement incertaine et incohérente, qui ne vous sert, au fond, qu’à voiler ce que l’autorité toute pure a de trop cru. Au lieu de dire : « Nous avons le dépôt de Dieu », vous dites : « Nous avons le dépôt de Dieu ; la preuve c’est que nous avons le dépôt de l’humanité. » C’est affaiblir l’absolu par le relatif, sous prétexte de le prouver, voilà pour le fond; c’est chercher des moyens indirects de me séduire et masquer la majesté redoutable de la foi, sous les apparences d’une opinion humaine plus accessible et plus familière ; voilà pour le procédé ; et il y a là quelque chose qui a des apparences au moins d’habileté insidieuse.

Accordons tout ce que nous pouvons accorder. L’autorité humaine, l’autorité de la tradition, respectable dans l’ordre des faits, dans l’ordre des décisions à prendre, a, même sur les croyances, une certaine influence. Nous croyons volontiers ce qu’on croit, ce qu’on a cru. Mais cette influence est d’un caractère particulier. L’autorité, en matière de croyances, impose et ne convainc pas. Nous n’aimons pas à penser différemment des autres hommes ; mais nous ne croyons nullement être obligés à penser comme eux. Nous aimons à penser comme les autres hommes, par une certaine paresse d’esprit, par un certain respect pour nos semblables, et par une certaine peur d’être fous. Ce n’est pas malhabile sans doute, de se servir de ces ressources assez précieuses pour nous faire accepter ce que l’on croit être la vérité. Mais, au fond, c’est un appel à la nonchalance, au respect humain et à la peur. Donnez à tout cela des noms plus beaux, si vous voulez, il restera toujours que c’est un appel à des sentimens. Donner comme des preuves ce qui n’est qu’un appel au sentiment, c’est à quoi se réduit la théorie de Lamennais. Et donc ce n’est pas une démonstration. Nous nous en apercevons parfaitement, et résistons à un raisonnement auquel il manque d’être un raisonnement.

Où Lamennais s’est le plus trompé, c’est quand, s’apercevant que l’influence de l’autorité sur la croyance était un fait, il en a conclu que mettre ce fait en démonstration, serait un coup de partie. Point du tout. Oui, nous croyons beaucoup de choses parce qu’on les croit autour de nous, mais précisément à la condition qu’on ne nous dise pas que nous avons raison de les croire pour cela. Car alors nous nous avisons que nous n’avons aucune raison de les croire, et que nous ne les croyons que par sentiment; et tout de suite nous avons quelque pudeur à les croire encore, et quelque désir de ne les croire plus, et un commencement d’incroyance. L’influence de l’autorité sur nos opinions est comme une influence atmosphérique; c’est un fait, il faut nous laisser dans ce fait si nous y sommes, et si l’on estime qu’il est bon que nous y soyons; mais bien se garder de nous féliciter d’y être, et de nous dire que cela est très raisonnable ; car nous voyons à l’effort même qu’on fait pour transformer ce fait en une raison, qu’il n’en était pas une. A tous les points de vue, la théorie du consentement universel est très irrationnelle et très dangereuse.

Quoi qu’il en soit, tel était l’état d’esprit de Lamennais de 1815 à 1830, depuis le premier volume de l’Essai sur l’Indifférence jusqu’à l’essai sur les Progrès de la Révolution (1829) : anti-protestant, anti-gallican, anti-libéral, anti-individualiste, catholique ultramontain, c’est-à-dire catholique international, c’est-à-dire catholique universel ; il voulait franchement un pouvoir spirituel unique, ami du peuple, des pauvres et des souffrans, maintenant l’unité morale du genre humain, servant la cause du progrès moral et intellectuel, et qui fût la papauté. Et la nécessité de croire à ce qu’enseignait ce pouvoir spirituel, et la convenance de lui obéir, il essayait de les prouver en démontrant que l’enseignement dispensé par ce pouvoir était ce que l’humanité avait toujours cru.

II

La Révolution de 1830 ne changea pas précisément le fond des idées de Lamennais; elle en changea le cours et la direction. Au fond, remarquez-le, relativement au pouvoir politique il avait toujours été un révolté et un révolutionnaire. S’il est vrai, comme je le crois, et comme c’est très exact au moins pour Lamennais, qu’un homme soit plus précisément caractérisé par ses haines que par ses affections, Lamennais est déjà avant 1830 un révolutionnaire ; car, pour aller au secret des choses, il aime moins l’Eglise qu’il ne déteste le gouvernement. Ce qu’est l’Eglise pour lui, ce qu’est ce grand pouvoir spirituel dont nous parlions tout à l’heure d’après lui, c’est une barrière aux empiétemens du pouvoir civil sur les âmes, sur les pensées, sur les libertés, et, à vrai dire, c’est une barrière opposée à toutes les prétentions de l’Etat, quelles qu’elles soient. C’est avant 1830 qu’il disait déjà : « Le christianisme enseigne aux hommes qu’aucun autre homme n’a sur eux, par lui-même d’empire légitime et naturel ; qu’à Dieu seul appartient la vraie souveraineté... Je consens à reconnaître César, comme dit Tertullien, pourvu qu’il n’exige rien de contraire aux droits de Celui dont il exerce l’autorité; car du reste je suis libre, je n’ai d’autre maître que le Dieu tout-puissant, éternel, qui est aussi le maître de César... Qu’est-ce que gouverner arbitrairement? C’est substituer à la loi de justice sa volonté propre, son caprice. Donc, pour se garantir de cet abus, il sera nécessaire d’opposer à la force qu’on appelle pouvoir, une autre force qui la réprime. Mais cette force sera-t-elle spirituelle ou matérielle? Si elle est matérielle, comme il faudra qu’elle soit plus puissante que le pouvoir pour l’arrêter, elle sera elle-même le pouvoir ou la force dernière et prééminente. Si au contraire elle est spirituelle, nous retombons dans le système des deux puissances subordonnées, c’est-à-dire dans le système chrétien. »

Personne ne savait mieux que lui, adversaire du gallicanisme, qu’il y a au moins deux façons d’être catholique. Pour les uns, le catholicisme est autorité, et est bon surtout pour donner aux esprits l’habitude et comme le pli du respect de l’autorité. Le respect qu’il demande pour lui, l’obéissance qu’il réclame pour lui, l’obéissance qu’il recommande, le non-examen ou l’examen très timide qu’il prescrit, sont choses qu’il aime sans doute pour son profit, pour le profit de sa doctrine, mais sont aussi des habitudes d’esprit qu’il donne et dont bénéficient les gouvernemens civils, et dont il est permis de croire qu’il n’est pas mauvais qu’ils bénéficient. Ainsi l’entend Bossuet, ainsi l’entendent tous ceux qui suivent l’esprit de Bossuet. — Pour d’autres, le catholicisme est autorité encore, mais autorité seulement pour lui, et il est surtout autorité limitative d’une autre; il est forteresse et retranchement contre une puissance d’un autre ordre; il est ressource, arme, arsenal et lieu de sécession contre l’autorité civile; et ceux qui l’aiment de cette façon-là, ce n’est pas tant qu’ils l’aiment, que ce n’est qu’ils n’aiment pas le pouvoir temporel, et ce n’est pas tant qu’ils prennent plaisir à lui obéir, que ce n’est qu’ils ont tendance à désobéir au gouvernement. — De ces deux groupes, même avant 1830, on a parfaitement vu que c’est au second que Lamennais appartenait.

Or, la Révolution de 1830 développa en lui le révolutionnaire; et la désapprobation que ses idées révolutionnaires rencontrèrent à Rome tua en lui le catholique ; et c’est toute l’histoire révolutionnaire de Lamennais, laquelle, du reste, est si intéressante à suivre.

La Révolution de 1830 développa en lui le révolutionnaire, d’abord parce qu’elle était, en France, à la fois irréligieuse et bourgeoise ; ensuite parce qu’elle était européenne.

Elle était en France bourgeoise, irréligieuse et voltairienne. C’était la Révolution de Béranger. Elle mettait au pouvoir cette bourgeoisie très défiante à l’égard de l’Eglise catholique, toute nourrie de Paul-Louis Courier, qui devait, plus que toute autre classe dirigeante, souhaiter la subordination de l’Église à l’État, tenir l’Église en tutelle, serrée de près et très surveillée. Le gouvernement devenait de plus en plus « gallican » dans le sens où l’entendait Lamennais, et s’il avait trouvé que la Restauration l’était trop, ce n’était pas pour estimer que le gouvernement de Juillet le fût discrètement. Il crut voir que décidément il fallait choisir entre la subordination de l’Église à l’Etat, et le divorce de l’Église à l’État: a priori il n’en avait jamais voulu à aucun degré; moins encore il pouvait s’y résigner après 1830. Voici pourquoi. Avec une clairvoyance assez remarquable, il avait très bien vu ce que beaucoup ne voyaient point ; c’est que les catholiques en France devenaient une minorité « Le nombre des communions pascales qui s’élevait à Paris, sous l’Empire, à quatre-vingt mille, était réduit au quart vers la fin de la Restauration, et le même fait se reproduisait dans toute la France. » A quoi il fallait attribuer cela? A l’impopularité de la Restauration rejaillissant sur l’Église qui avait lié sa fortune à celle de la Restauration. Or le nouveau gouvernement ne sera pas plus populaire que l’ancien, étant, lui aussi, un gouvernement aristocratique. Il ne faut donc pas retomber dans la même faute ; il ne faut pas rester lié au gouvernement. En tous les cas, du reste, quand on devient minorité on a besoin de la liberté. Cela est instinctif que toutes les oppositions sont libérales, et toutes les majorités autoritaires. Les catholiques seront forcés de se réclamer de la liberté, seront forcés d’être libéraux dans dix ans. Qu’ils le soient, — et c’est ici le trait de génie de Lamennais, — qu’ils le soient tout de suite, alors qu’ils ont encore l’air d’être la majorité, alors que leur libéralisme aura un caractère de dignité, de noblesse et de générosité, et ne paraîtra pas être un expédient de la défaite.

C’était très bien, c’était admirablement vu. C’était d’une si juste tactique qu’au premier regard, cela semble être de l’habileté. — Ce n’en était pas, ou ce n’en était que dans la mesure, que dans les conditions où l’habileté s’ajuste précisément aux principes toujours acceptés, toujours professés. Lamennais avait assez dit, pendant toute la Restauration, que l’Eglise devait être indépendante de l’Etat et pour le combattre au besoin, en tous cas pour le limiter. Il pouvait, après 1830, dire que, de plus, il était plus opportun que jamais que cette indépendance fût réelle et fût active. Il pouvait, après 1830, dire, comme il l’avait toujours dit, que le libéralisme, en son essence, était le christianisme même, et ajouter, surtout faire entendre, que les chrétiens, devenus, devenant ou allant devenir minorité, n’avaient ou n’auraient bientôt plus rien à faire que d’être libéraux, que de se réclamer de la liberté, et que d’en être, activement et vaillamment, les représentans mêmes.

De plus la Révolution de 1830 était européenne : l’Italie s’agitait, la Belgique s’émancipait, la Pologne se soulevait, l’Irlande faisait entendre, plus douloureuse, sa plainte éternelle. Il y avait une émotion générale des peuples contre les gouvernemens. Ceci d’abord réveillait le révolutionnaire latent qui avait toujours couvé en Lamennais, excitait sa pitié, troublait ses entrailles et son cœur, sollicitait, il ne faut pas oublier ce point, son éloquence, agitait sourdement le tribun visionnaire. Et puis, et certes c’est là le plus important, sa pensée s’intéressait dans la question, ses idées générales prenaient devant ce spectacle nouveau une direction nouvelle. Si la Révolution est européenne, ce qu’elle demande, ce qu’elle « indique », ce qu’il faut, en tout cas, pour la diriger, c’est un pouvoir spirituel européen. Et c’est bien ici qu’on voit la supériorité comme pouvoir spirituel du catholicisme sur le protestantisme. Le protestantisme dirigerait, inspirerait une révolution locale et finirait du reste par mettre la révolution, même triomphante, sous la main d’un pouvoir temporel local. C’est ce qu’il fit jadis, c’est ce qu’il ferait encore. Le catholicisme peut prendre en sa main la cause de tous les peuples opprimés et à tous donner un point d’appui central, extérieur à eux, et les soutenir les uns par les autres et les réunir dans une action commune. — Et c’est bien ici que l’on voit le véritable caractère de l’Église universelle. Ame de tous les peuples, ils la retrouvent dans leurs besoins pour les soutenir, les animer, les contenir aussi, les diriger en un mot dans leurs luttes légitimes contre leurs souverains d’un jour, et donner à cette lutte à la fois son centre, et son aliment spirituel, et son caractère noble, généreux et élevé. Elle justifie les revendications populaires en les consacrant, et en ne consacrant que celles qui sont honorables et dans la mesure où elles le sont. Ajoutez, ce qui se sous-entend, qu’elle reçoit de cet office une augmentation de force, de majesté et de grandeur. Tel fut son rôle au moyen âge; les événemens indigent que tel doit être son rôle encore aux temps modernes. Et un programme magnifique, infiniment séduisant pour l’imagination du théocrate-tribun, se trace dans toute son étendue, qui est immense, devant les yeux de Lamennais.

Seulement, notez ce point, nous avons perdu bien du temps. Voilà bien des années que le catholicisme n’est plus, en vérité, un pouvoir spirituel. Il ne suffit pas d’être en soi la vérité pour agir efficacement sur l’esprit et le cœur des hommes. Il faut s’inquiéter de ce que les hommes pensent pour faire rentrer, en quelque sorte, leurs pensées, leurs conceptions, leurs inventions et leurs imaginations dans cette vérité générale que l’on possède. Il n’est pas, on peut le dire, a priori, une idée moderne juste, une idée moderne importante, durable, qui ne puisse et ne doive rentrer dans le christianisme comme une vérité particulière dans une vérité générale. Le christianisme étant l’explication véritable de l’ensemble des choses, toute pensée humaine, en ce qu’elle a de juste, peut et doit être embrassée par lui et absorbée en lui pour s’y purifier et s’y fortifier; et tout fait, aussi, tout fait considérable, doit être accepté par lui pour recevoir de lui sa véritable signification, son juste caractère, et sa portée légitime et salutaire.

Or le catholicisme, non seulement s’est immobilisé, mais s’est isolé. Il n’a pas voulu faire attention à ce que les hommes pensaient autour de lui. Il y a eu un mouvement intellectuel et un mouvement social dont il ne s’est préoccupé que pour les craindre et nullement pour les comprendre. Ce mouvement intellectuel, c’est le progrès scientifique; ce mouvement social, c’est l’avènement de la démocratie. Le progrès scientifique a paru contraire aux doctrines chrétiennes, le catholicisme l’a regardé de mauvais œil et s’en est tenu là. Qu’est-il arrivé? Une chose assez curieuse; c’est que l’instinct de crédulité qui est dans l’homme s’est trans- porté, pour ainsi parler, de la religion à la science : « À cette époque où l’on cherche le dogme dans la science, la foule reçoit aveuglément, sans aucun examen, des décisions, et le nom seul de savant lui inspire une révérence superstitieuse. » Il suffisait donc que le prêtre fût savant, au courant de la science au moins, pour qu’il retînt à lui cette crédulité qui lui échappe et dont le savant va profiter. C’est à quoi il n’a pas du tout songé.

Il n’a pas ouvert les yeux davantage sur le mouvement démocratique qui s’est produit. Il n’y croit pas. En 1830, il ne voit pas que la France est en République. Lamennais le voit, et, en cela, a parfaitement raison. On est en République en 1830 parce que le gouvernement n’a pas de droit en lui-même, et n’emprunte son droit d’un jour qu’au consentement populaire plus ou moins nettement exprimé ; on est en république et l’on tend à une république purement démocratique. — Le rôle de l’Eglise en présence de ce fait considérable? Le même qui a toujours été le sien en présence des grands événemens historiques : le connaître, d’abord, et avant les autres, gouverner étant prévoir; et puis l’accepter; et puis le diriger. Le catholicisme devra donc désormais être scientifique, libéral, démocratique. L’union de la science et de la foi, la revendication pour lui et pour tous des libertés essentielles, l’union de l’Église et du peuple, voilà le catholicisme du XIXe siècle. — Ce n’est pas un « nouveau christianisme », comme quelques-uns disent, ce n’est pas même un christianisme évolutif. C’est le christianisme tel qu’il a toujours été, expliquant aux hommes ce qu’ils pensent et le leur rendant plus précis et entouré, pénétré d’une lumière nouvelle, expliquant aux hommes les faits par lesquels ils passent et leur indiquant la manière vraie et sûre d’y marcher.

Le programme était beau ; Lamennais n’était pas assez muni pour le remplir complètement. Il l’a un peu rempli de phrases. Il faut bien chercher pour trouver quelque chose d’un peu précis, écrit par lui, sur l’union de la science et de la foi. Il dit souvent que le clergé catholique n’est pas assez instruit, et il a peut-être raison, et l’on doit toujours dire aux hommes qu’ils ne sont pas assez instruits; mais comment se devront concilier les doctrines de l’Eglise et les découvertes de la science, c’est ce qu’il n’indique guère avec netteté : « Pour que le catholicisme redevienne ce qu’il fut, en s’identifiant à la nature humaine tout entière, il faut que les deux élémens essentiels de l’intelligence, actuellement séparés, la science et la foi, s’unissent de nouveau; et cette union, qui l’opérera, sinon la liberté, qui, laissant à chacun de ces élémens son action propre, tend à les ramener l’un vers l’autre, parce que ni l’un ni l’autre ne peut subsister seul ? Ainsi partout où s’est établie la liberté de penser et d’écrire, il se manifeste une tendance visible de la foi vers la science et de la science vers la foi, tandis qu’ailleurs elles vont se divisant de plus en plus. » — L’union de la foi et de la science dans la liberté, c’est une belle formule; mais ce n’est qu’une formule, et Lamennais s’est toujours gardé d’entrer dans le détail, c’est-à-dire dans le vif du débat. Sans y entrer nous-mêmes, nous nous bornerons à rappeler qu’il n’y a pas là seulement, comme Lamennais semble le croire, divorce de deux « élémens intellectuels », mais l’antagonisme de deux principes. Toute religion est l’explication des choses par le surnaturel, toute science est exclusive du surnaturel dans ses recherches, et toute philosophie scientifique, même élémentaire, a l’élimination du surnaturel à la fois pour point de départ et pour but. Que ces deux principes soient conciliables, il se peut, et je ne le recherche pas ici; mais Lamennais n’a pas même cherché à les concilier; il se borne à les inviter à vivre ensemble. Il a simplement passé sans la voir, ou peut-être en reculant devant elle, devant la plus grande question du siècle et même des temps modernes.

Pour ce qui est de la conciliation du catholicisme et de la liberté, il est bien plus net, et, au contraire, a ici une magnifique et vénérable franchise. Il accepte tout le libéralisme et le réclame pour lui, pour son Église, pour les ennemis de son Eglise, pour tous. Liberté de conscience, liberté de penser, liberté de parole, liberté d’écritures, liberté de propagande, liberté d’association, liberté d’enseignement, il revendique à la fois et il accorde tous les droits de l’homme; c’est-à-dire, car il ne faut pas se payer de mots, et ici il ne s’en paye pas, toutes les expansions de l’intelligence et de l’activité humaine dans l’état social comme elles se produiraient dans l’état naturel, se limitant seulement, naturellement, les unes par les autres, et l’État social ayant pour devoir de s’en accommoder sans nul droit de les restreindre.

Ayant le courage de sa logique, qui est un courage assez rare, il demande et veut les libertés favorables à son Église, et aussi celles qui lui sont défavorables. Ainsi la liberté d’enseignement est favorable à l’Eglise catholique: il la réclame; mais la liberté de la presse, l’Église étant encore protégée contre les outrages par des lois, est ou semble être l’Eglise désarmée et découverte: il réclame la liberté de la presse. Bien plus, comprenant bien, comme il l’a toujours dit, que l’Église et l’État unis, par quelque lien que ce soit, c’est l’Eglise assujettie ou l’État subordonné, il veut énergiquement la séparation de l’Église d’avec l’État. — Mais la subvention de l’État à l’Église? De quelque nom qu’on l’appelle, et sans vouloir même savoir si cette subvention est une indemnité eu égard à des propriétés confisquées jadis, cette subvention est toujours un paiement, donc une chaîne. Il faut que l’Église ait le courage de la répudier. On ne peut pas être libre et payé; on ne peut pas être soldé d’un camp et soldat d’un autre. Or l’Église et l’État ne sont pas nécessairement deux camps opposés et il n’est pas à souhaiter qu’ils le soient; mais ils peuvent l’être. Il est dans leur nature qu’ils le soient quelquefois, il est bon qu’à un moment donné ils le soient, l’Église, encore un coup, quoiqu’elle soit autre chose, étant d’essence première et de rôle primitif, une borne placée devant les empiétemens de l’État sur les libertés personnelles. Et s’il peut y avoir lutte, si très légitimement et pour le bien de l’humanité il doit quelquefois y avoir conflit, il n’est pas possible qu’on soit payé par son adversaire, il ne faut pas qu’on soit payé par son adversaire possible.

Enfin le catholicisme sera démocratique. Il le sera d’ores et déjà, en s’occupant, comme c’est son office naturel, des misères du peuple et des moyens de les soulager ; il le sera pour l’avenir en aidant et en hâtant l’avènement de la démocratie. Lamennais est démocrate profondément. Il l’est par sentiment d’abord, par charité d’apôtre. Le mysticisme révolutionnaire qu’il signalait et qu’il condamnait avec colère en 1818, montrant Dumesnil et Mme de Krüdener réclamant l’abolition de la propriété au nom Jésus-Christ, n’a pas laissé de finir par l’atteindre. Sans avoir jamais été communiste, ni même égalitaire au point de vue de la distribution des biens de la fortune, la richesse l’irrite et va lui arracher, dans les Paroles d’un croyant, les plus éloquentes de ses déclamations. Mais il est démocrate aussi par raisonnement et de sens froid. Il a compris, ce dont il me semble que bien peu se sont doutés de 1830 à 1848, que le suffrage universel serait conservateur: « Le besoin de l’ordre n’existe nulle part, excepté quelques courts instans de folie, à un aussi haut degré que dans les masses et particulièrement dans la population des campagnes... Appelez donc les masses à partager le droit électoral ; mais qu’il s’exerce sous des formes simples, qui n’exigent pas une longue étude pour être comprises : autrement les habiles, c’est-à-dire les coteries, et selon les temps, les factions, disposeraient des choix. » Lamennais a ainsi, quelquefois, des intuitions politiques où la bonne fortune est peut-être pour quelque chose, mais où il est impossible que l’intelligence ne soit pour rien. Ici il a parfaitement raison vingt ans à l’avance. De 1815 à 1830, on a abaissé le cens politique, et, à mesure qu’on l’abaissait, comme on constatait que le « pays légal » devenait plus agité et plus hasardeux, on en concluait que si l’on descendait jusqu’au suffrage universel on aurait affaire à un corps électoral absolument révolutionnaire, C’était une erreur. C’était l’entre-deux qui était révolutionnaire, ou au moins étourdiment novateur et inquiet. C’était l’adjonction les capacités par exemple qui eût renversé le gouvernement de Juillet, et c’était le suffrage universel qui l’eût conservé. Et, comme le remarque très bien Lamennais, si l’on a peur en 1830 du suffrage universel, c’est que le peuple, pour les hommes politiques de 1830, ce sont les ouvriers des villes; on ne se doutait pas du paysan avant 1848. Toutes les discussions sur l’extension du droit électoral de 1815 à 1848 ont porté sur un malentendu. — Je ferai remarquer de plus que l’avertissement de Lamennais sur les formes simples « de suffrage et l’influence des coteries qu’il faudrait trouver un moyen d’éviter montre que non seulement il connaît le suffrage universel à l’avance avec son caractère essentiel, mais qu’à l’avance aussi, il en connaît les défauts. Lamennais se montre quelquefois d’une clairvoyance inattendue dont il faut tenir compte quand on parle de lui.

Catholicisme scientifique, catholicisme libéral, catholicisme démocratique avec vagues tendances socialistes, séparation des Églises d’avec l’État, suppression du budget des cultes, tel était donc le programme que Lamennais expliquait éloquemment avec ses amis dans le journal l’Avenir, du 16 octobre 1830 au 10 octobre 1831. M. Spuller remarque avec raison que Lamennais a presque inventé et a défini mieux qu’un autre, successivement, toutes les formes du catholicisme au XIXe siècle : c’est à savoir le catholicisme ultramontain, le catholicisme libéral et le catholicisme socialiste. Je ferai remarquer de plus que tout son programme de 1830 n’était qu’un développement imprévu de lui-même, mais assez logique, de sa pensée première. On ne change jamais, parce que les premiers principes d’un homme sont des tours non seulement de son esprit, mais de son tempérament; seulement on se développe, logiquement encore, naturellement encore, dans un sens ou dans un autre, selon la poussée des circonstances et la pression des obstacles. Il y avait du Lamennais de 1830 dans le Lamennais de 1815, et beaucoup. S’il est libéral en 1830, c’est qu’il a toujours tenu en méfiance l’État, le pouvoir temporel, le gouvernement civil; sur ceci aucun doute. S’il est démocrate, c’est qu’il a toujours vu dans l’Église une protectrice naturelle des humbles contre les forts : ce qui s’agitait sourdement dans son esprit en 1820, c’était une théocratie démocratique. S’il est socialiste, c’est qu’il a toujours été ennemi des pouvoirs temporels, qu’ils fussent monarchies, despotisme ou aristocratie, et qu’il ne lui est pas difficile de voir qu’un nouveau pouvoir temporel, qui tout à l’heure sera le seul, comme il est toujours le seul dans les démocraties, s’élève avec une effrayante rapidité, le pouvoir de l’argent, et c’est cette aristocratie naissante, cette aristocratie de l’avenir qu’il voudrait étouffer avant qu’elle ne se développât, sans, du reste, en bien voir ni bien en chercher les moyens.

Il n’y a pas jusqu’à sa théorie du consentement universel qui tout à l’heure ne doive reparaître transformée et agrandie, mais la même au fond. D’abord elle est la racine même de la doctrine démocratique; elle est la raison des préférences de Lamennais pour le suffrage universel ; ensuite elle va devenir, d’une façon assez vague, il est vrai, quelque chose d’analogue au culte de l’humanité chez Auguste Comte : « Le droit que possède chaque nation de choisir librement sa constitution politique n’est qu’une conséquence de la participation de chaque homme et de chaque agrégation d’hommes à la souveraineté du genre humain... sans quoi la souveraineté proprement nationale, manquant de base, manquerait également de droit, ne serait qu’une fiction mensongère, une tyrannie. Qu’est-ce, en effet, qu’une souveraineté soit nationale, soit individuelle, substituée à la souveraineté, divine dans sa source, du peuple ou du genre humain, une pensée, une loi, une volonté particulière, armée de la force, opposée à la volonté, à la loi, à la pensée universelle, à la raison et à la conscience de l’humanité, proclamant le droit, le devoir, le vrai et le bien? » — Souveraineté du genre humain, c’était « le consentement universel » de Lamennais en 1820; — raison et conscience de l’humanité, humanité proclamant le devoir, humanité obligeant l’homme, sorte de Dieu immanent aux commandemens de qui l’homme doit obéir : voilà le Lamennais nouveau, déjà presque aussi loin que possible du catholicisme; mais, s’il est infidèle à son Eglise, fidèle encore à lui-même, détaché du catholicisme, mais se rattachant encore à la base sur laquelle naguère il s’efforçait de l’établir.


III

Et que disait l’Église à tout cela? Sans entrer dans tout le détail des discussions de Lamennais avec Rome, rappelons brièvement que les principales doctrines de l’Avenir sur les libertés nécessaires ayant été blâmées dans une encyclique, Lamennais ayant suspendu la publication de l’Avenir pour aller soumettre personnellement ses idées au Saint Père, ayant été formellement condamné et s’étant soumis, on ne se contenta pas de cette soumission ; mais on voulut une adhésion explicite à l’encyclique même. Lamennais la donna avec réserves, fut de nouveau condamné sous diverses formes, puis, ayant laissé publier les Paroles d’un croyant, fut décidément proscrit, et cessa de se considérer lui-même comme prêtre et comme catholique. Tout cela était inévitable, et il était impossible qu’il n’arrivât point. Lamennais était le seul qui pût s’étonner de ne point rester catholique quand il pensait comme il pensait depuis 1830.

Sans doute, il ne repoussait, il ne contredisait, il n’altérait même, ce me semble, aucun dogme de l’Église catholique. Et sans doute, aussi, comme je l’ai dit, il était habile sans le savoir au profit de l’Église catholique en voulant en faire une église de « minorité », en voulant que, puisqu’elle n’était plus ni religion d’État, ni, en réalité, religion de la majorité des Français, elle eût les avantages d’une religion libre, non liée au pouvoir, populaire, usant de toutes les libertés, forcée par là, ne fût-ce que par la loyauté, et ç’aurait toujours été par la nécessité des choses, de les réclamer pour tous, et agissant ainsi en pleine indépendance sur les esprits et les volontés des masses. Cette transformation non du fond mais du rôle du catholicisme semblait tellement commandée pas les événemens et la marche des choses, que ç’a été cent fois depuis lors, la tentation des catholiques les plus sincères et les plus distingués, avec, seulement, des différences de degré qui ne sont guère que des différences de tempérament.

Seulement, si Lamennais, d’une part, semblait bien trouver pour le catholicisme la tactique à suivre désormais, d’autre part ne heurtait aucun dogme du catholicisme, il en contredisait absolument l’esprit. Une religion n’est pas seulement un ensemble de dogmes et de doctrines, elle est une réunion d’hommes ayant les mêmes tendances générales de conscience, d’intelligence, de volonté et même de tempérament. Or, depuis des siècles l’Eglise catholique était pour elle-même autoritaire, et, de plus, soutenait d’ordinaire les autorités établies, autres qu’elle. Elle aimait à dire que tout pouvoir vient de Dieu, le sien d’abord, ensuite ceux qui par leur durée, et quelle que fût leur origine, prouvaient qu’ils étaient un établissement véritable, tout humain sans doute, mais approuvé de Dieu. Il en résultait tout simplement qu’étaient catholiques, restaient avec plaisir dans cette Église, ou y rentraient, ou la voyaient d’un œil favorable et étaient comme des demi-catholiques, tous les esprits autoritaires, conservateurs, misonéistes, tous, ou à bien peu près. Il en résultait que l’Église catholique, abstraction faite de ses dogmes, était la réunion des tempéramens autoritaires. L’homme à nouveautés, le libéral, l’émancipateur, surtout le révolutionnaire, devenait tout naturellement un protestant hétérodoxe quelquefois, un libre penseur souvent, le plus souvent un catholique infidèle n’ayant plus de catholique que le nom. — A quoi Lamennais conviait donc l’Église catholique, c’était à renoncer d’abord à sa tradition historique, ensuite à ce qui était le fort, le vivace, le dévoué et le gros de son troupeau. C’est à quoi une église, pas plus qu’un parti, ne renonce. Elle est liée par son histoire et par ce qui la compose, parce que c’est son histoire et ce qui la compose qui font son esprit général. Je ne songe pas à dire qu’elle renoncerait plutôt à ses dogmes qu’à son esprit général; mais elle laisserait plutôt, sinon attaquer, du moins discuter, pourvu que ce fût discrètement et indirectement, quelqu’un de ses dogmes que son esprit. Dans le premier cas elle pourrait à demi fermer les yeux ; on la force dans le second à les ouvrir. L’Église catholique, composée d’esprits autoritaires, devînt-elle décidément minorité partout, n’en continuera pas moins à soutenir partout les autorités établies et à recommander le respect à leur égard, sans s’embarrasser beaucoup de savoir si les autorités qu’elle soutient, ici, sont monarchiques et là, sont républicaines. Quelque chose est plus haut pour elle : la stabilité des institutions temporelles, concordant, plus ou moins, avec la stabilité de l’institution spirituelle ; mais bonne en elle-même, et surtout répondant aux désirs, au tour d’esprit et de caractère des fidèles qui sont la force de l’Église.

Une objection du Père Ventura à Lamennais est très frappante : Vous êtes démocrate, lui dit-il ; mais « la souveraineté du peuple en politique mène à la souveraineté des fidèles en religion ! » Logiquement, elle n’y mène pas du tout : on peut être fidèle catholique et ne vouloir comme gouvernement « temporel » qu’un pouvoir à la nomination duquel on participe. Mais comme, au fond, c’est vrai cependant! Comme seront tout naturellement, sauf exceptions, nombreuses si l’on veut, indépendans en religion, ceux qui n’admettront en politique que l’autorité qu’ils auront consentie! Comme ils seront cela, de la même tendance générale d’esprit et de caractère qu’ils sont ceci ! Voilà ce que le gouvernement de l’Eglise catholique avait parfaitement compris.

Pourquoi Lamennais ne l’avait-il pas compris lui-même? Parce qu’il était poète, orateur, assez bon logicien et même assez )on philosophe, mais très peu historien et très peu psychologue. Il n’avait ni assez étudié, ni assez médité l’histoire de l’Église, et il n’avait pas vu à quelle tradition historique elle était liée, qui lui rendait, sinon impossible, du moins extrêmement difficile, le revirement, l’évolution et presque la révolution qu’il lui conseillait. Il ne connaissait pas assez, d’autre part, le tempérament d’un catholique. Il ne connaissait que le sien, qui n’était pas le tempérament ordinaire d’un catholique, et qui, à bien des égards, était le contraire, et c’est ainsi que, de la meilleure foi du monde, il proposa à l’Église catholique de se renoncer pour se renouveler.

A certains égards, ce qu’il projetait était une révolution plus profonde que la Réforme. La Réforme était un retour violent à l’Église primitive ou à l’idée que se faisaient les réformés de la primitive Église, et une répudiation de la tradition. Ce que proposait Lamennais était cela aussi, mais c’était le retour à une primitive Église plus éloignée et la répudiation d’une tradition plus longue; et cela proposé à qui? à ceux que, à cause de leur tournure d’esprit, de leur tempérament et de leur race, la première réformation n’avait pas tentés. Et à quelle époque? Non plus à l’époque où les libertés locales, les autonomies municipales, les divisions territoriales multiples, l’Europe partagée en cent nations diverses atténuaient dans les esprits le principe d’autorité, rendait relativement facile l’esprit d’indépendance et d’autonomies spirituelles; mais après trois siècles de centralisation, toujours plus forte, qui avaient plié les esprits politiquement à céder à l’autorité centrale, ce qui les dirigeait naturellement à se reposer aussi, au point de vue religieux, sur l’autorité.

Et, sans doute, l’individualisme, Lamennais le savait bien, et nous ne l’oublions pas, avait fait cependant d’immenses progrès, mais c’était à ceux qui n’en étaient pas atteints, c’était aux esprits autoritaires que Lamennais proposait sa réforme! Il ne pouvait plaire qu’aux révolutionnaires, et ceux-ci étaient hors de sa prise, étant déjà pour la plupart sortis du catholicisme.

Aussi se trouva-t-il à peu près seul ; et c’est alors, alors seulement, qu’il vit le chemin parcouru par lui, et c’est alors, alors seulement, qu’il fut vraiment en contradiction avec ses premiers écrits et son premier système. Il avait dit que le protestantisme était l’individualisme spirituel, l’inspiration personnelle, laquelle n’a aucune preuve de sa légitimité. Or du moment qu’il n’était pas approuvé de son église, ou il devait renoncer à son inspiration qui n’était plus que personnelle, ou, s’il s’y tenait, elle n’avait plus aucune preuve de sa légitimité, et il devenait protestant. Il avait dit que le libéralisme était la prétention dans chaque homme de penser par lui-même sans aucun contrôle et de préférer sa raison à la raison commune, et que c’est là un commencement de folie ; car la raison individuelle n’existe pas et la raison commune existe seule; et il était réduit à sa raison personnelle, et la préférait décidément à la raison commune.

Il avait dit que la vérité, c’était le consentement universel, et il se trouvait privé du consentement universel, penseur isolé, destitué du point d’appui qu’il avait donné pour base à la religion même. Il dut réfléchir souvent au portrait qu’il avait jadis tracé de Nicole, et qui, par une ironie de la destinée, se trouvait trait pour trait devenu celui de Lamennais : « Personne n’a jamais mieux que M. Nicole montré la faiblesse et l’inconséquence de l’homme, et personne ne fut jamais plus inconséquent. Lisez ses traités contre les protestans et vous admirerez avec quelle force de raisonnement il prouve qu’on doit se soumettre sans balancer aux décisions des pasteurs de l’Église qui sont faites sous l’autorité de leurs chefs, parce que l’Eglise seule peut nous ouvrir un sentier de lumière à travers le labyrinthe des opinions humaines. Eh bien, ce même homme a été rebelle pendant toute sa vie à l’autorité qu’il avait si laborieusement défendue et il a résisté jusqu’au dernier soupir aux jugemens prononcés par le souverain pontife, et adoptés par presque tous les évêques...» — Le nouveau Nicole passa toute la seconde partie de sa vie à réfuter la première, ou il avait passé la première à réfuter d’avance la seconde. A chacune de ses assertions on pouvait lui dire : « Quel fondement à la vérité que vous nous annoncez, puisqu’elle n’a pas celui du consentement universel, et puisque le consentement universel constitue seul la vérité? » — C’est que les uns disent : « Mon devoir de croyant est de ne pas croire en moi. Pour que ma foi ait un caractère religieux il faut qu’elle me soit donnée. Si elle me venait de moi elle ne serait qu’une suggestion de ma personnalité qui n’est rien du tout. Elle ne serait pas une foi, elle serait une opinion, comme celle que j’ai sur la dernière comédie. Elle n’est religieuse qu’à la condition d’être impersonnelle » ; et ceux-ci sont catholiques. — Les autres disent : «Mon devoir est de me former une croyance. Pour que ma foi ait un caractère religieux, il faut que ce soit moi qui croie, et pour que ce soit moi qui croie, il faut que je considère et que je choisisse. Si ma foi vient d’autrui, c’est quelque chose en moi qui n’est senti que par un autre. Ma foi n’est religieuse qu’à la condition d’abord qu’elle soit mienne « ; et ceux-ci sont protestans, et peut-être plus éloignés encore du catholicisme que les protestans. Lamennais avait passé de longues années dans le premier état d’esprit : condamné par Rome, et n’acceptant pas sa condamnation, il se réveilla brusquement dans le second.

Il en fut toujours gêné et comme étourdi; car ce n’étaient pas là simples contradictions, comme en rencontrent en eux-mêmes tous les penseurs, à ce point même qu’il n’y a pour n’en point connaître que ceux qui ne pensent pas ; c’étaient deux âmes très différentes l’une de l’autre qu’il avait eues successivement et le passage de l’une à l’autre n’avait pas été sans d’affreuses luttes et des déchiremens incroyables, et jamais il ne s’établit très paisiblement ni très sûrement dans la seconde. Jamais il ne renonça complètement à ses anciennes répulsions contre l’individualisme ni à son amour pour l’unité. Mais désormais comment échapper à l’individualisme ? et l’unité, comment se constituera-t-elle? Je n’ai pas l’habitude de citer d’un auteur les passages inintelligibles ; mais il s’agit de montrer l’état d’esprit dernier de Lamennais, et l’extrême vague, la quasi incohérence de cette page de ses Œuvres posthumes est caractéristique de la confusion qui régnait dans ses pensées générales à la fin de sa carrière et de l’impossibilité radicale où il était de trouver désormais un point fixe : « La grande lutte de ce monde est la lutte de l’individualité contre l’unité, de l’individualité de doctrine contre l’unité de doctrine, de l’individualité d’amour ou égoïsme contre l’unité d’amour ou charité, de l’individualité d’action contre l’unité d’action ou du désordre contre l’ordre. Le vrai étant un, ou n’étant point, la lutte de l’individualité de doctrine contre l’unité de doctrine est la lutte de l’erreur contre la vérité ; l’amour étant un, ou n’étant point, la lutte de l’individualité d’amour contre l’unité d’amour est la lutte de la haine contre la sympathie et la loi vitale du dévouement ; la lutte de l’individualité d’action contre l’unité d’action n’est qu’un continuel effort pour réaliser l’erreur et la haine, en opposition avec tout ce qui tend à réaliser l’amour et la vérité. »

Voilà qui est suffisamment clair encore, et c’est un résumé du premier état d’esprit de Lamennais, que l’on voit qu’il ne veut pas encore abandonner; mais comment, dans le second, où il est, donnera-t-il encore satisfaction au premier? Voici comment il y tâche, et rien de plus obscur et vertigineux que sa solution : « L’unité véritable ne se formera jamais que par la liberté ; l’unité de doctrine par la conviction qu’engendre la discussion libre; l’unité d’amour ou l’unité de vie par le dévouement libre, le don volontaire de soi aux autres; l’unité d’action ou l’ordre social que réalise la force éclairée et réglée par le développement de ce qui l’éclaire et la règle, c’est-à-dire par les conditions de l’unité de doctrine et de l’unité d’amour qui constituent la loi du vrai et du bien. »

En d’autres termes, Lamennais ne se résignait pas à être un simple individualiste et ne savait absolument pas de quelle manière, par quel biais forcé, par quelle contorsion d’argumentation et par quel prestige de galimatias il pourrait échapper à l’être. Les deux Lamennais se battaient en lui dans une mêlée confuse, obscure et anxieuse, où tout son être violent et tendre se tourmentait douloureusement.


IV

N’importe ; et il n’en est que plus instructif comme individu représentatif de l’évolution de tout le siècle. Les hommes aiment à penser en commun, et ils aiment à penser librement. Ils aiment à penser en commun, parce que, forcés de vivre en société, ils sentent qu’il leur faut agir en commun, et qu’ils sentent confusément aussi que, les actes étant des pensées qui marchent et les pensées des actes qui se mettent en route, qui doit agir en commun est à peu près obligé de penser en commun tout de même; ou que, sinon, les actes ne seront plus des pensées, n’auront plus rien d’intellectuel, seront un je ne sais quoi déterminé par les circonstances, où l’entendement humain n’interviendra point, et marqueront une dégradation de l’humanité.

Et les hommes aiment à penser librement, parce qu’ils sentent que l’essence même de la pensée est d’être libre, et qu’une pensée qui n’est pas spontanée, quelque rares qualités qu’elle puisse avoir d’ailleurs, a ce seul défaut et ce seul manque qu’elle n’est pas une pensée.

Cela forme une antinomie. L’humanité pensante se partage, elle est toujours partagée plus ou moins inégalement entre ces deux tendances légitimes, raisonnables et nécessaires. Mais, selon les temps, la majorité passe d’une de ces deux tendances à l’autre. Il y a eu un temps, où, surtout en apparence, mais aussi en réalité, l’humanité avait pris le parti de penser en commun. Depuis quelques siècles la tendance contraire a pris force de plus en plus ; au XIXe siècle elle a fini par prévaloir, à tel point, remarquons-le, que la concession faite, qui était grande, que la latitude donnée, qui était considérable, par le protestantisme à la liberté de penser, à un grand nombre, à un nombre de plus en plus grand d’esprits, n’a pas paru suffisante.

Ce stade du siècle, Lamennais l’a parcouru, et la ligne brisée de sa pensée en est la représentation exacte.

Il a été pour la pensée en commun jusqu’à chercher l’unanimité du genre humain, non seulement à une époque, mais à toutes les époques, et à croire l’avoir trouvée. Il a été comme forcé d’avoir une pensée personnelle, seulement pour avoir voulu tenir compte de l’état vrai des esprits aux temps modernes, seulement pour avoir pris conscience d’une société humaine, celle où nous sommes, où presque tout est pensée personnelle et où l’individualisme intellectuel est comme la loi même des intelligences. Cette pensée personnelle une fois en lui, ne pouvant pas en faire la pensée commune de son Église, et ne pouvant pas y renoncer, c’est à l’Eglise qu’il renonça, et il se trouva le penseur solitaire qu’il avait en horreur d’être. — Et il chercha, comme tous les penseurs solitaires, une autre communauté, une autre association, une autre collectivité, une autre organisation spirituelle qui vécût de sa pensée à lui et donnât à cette pensée la force d’action, la vertu de propagation et de fécondité. Et il ne la trouva point, ni ne la créa, image encore, et plus que jamais, de son siècle, qui fut à la fois le plus ardent à penser, et le plus radicalement incapable de fonder un pouvoir spirituel ou seulement une organisation intellectuelle.

La tristesse de Lamennais vieillissant, c’est la tristesse de ce siècle qui finit, — après avoir beaucoup pensé, avec plus de contention et surtout avec plus de loyauté et de sincérité qu’aucun autre, en constatant que, — par défaut de convergence dans les efforts intellectuels, tant de labeur mental n’a peut-être eu sur les faits, sur les actes et gestes de l’humanité, qu’une influence insignifiante.


EMILE FAGUET.