Lamartine, sa vie littéraire et politique/03

Lamartine, sa vie littéraire et politique
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LAMARTINE

III.
SA VIE POLITIQUE.

II. LAMARTINE ET LA REPUBLIQUE DE 1848.[1]

La révolution du 24 février 1848 a passé pour une surprise née d’un malentendu croissant d’opinion, d’une défaillance de gouvernement et de la complicité d’un poète popularisé par l’éloquence, transformé en tribun d’une insurrection triomphante. Les surprises de l’histoire ne sont souvent que le nom d’emprunt ou le déguisement d’une certaine logique mystérieuse des choses. La vérité est que depuis longtemps en France la logique des idées, des situations, mène à la république sans que la nation elle-même soit encore très républicaine de mœurs ou de traditions, et c’est de là que viennent ces conflits, ces oscillations, ces réactions, ces mouvemens obscurs d’un pays habitué à se montrer tour à tour bien plus et bien moins révolutionnaire qu’il ne le croit, d’un pays où tout est logique, même ce qui a une apparence de contradiction et de hasard.

Quel était l’état moral de la France à la veille de cette surprise de février où l’auteur des Girondins allait jouer le rôle de l’homme qui déchaîne les tempêtes ? Extérieurement, politiquement, rien sans doute ne semblait conduire à une révolution prochaine. La monarchie de 1830 avait traversé les grandes crises, sa phase militante, et elle était arrivée à ce moment où les ennemis désarmés ajournent leurs espérances. Le jeu des institutions s’accomplissait régulièrement. On croyait avoir devant soi le temps et l’espace, puisqu’on avait triomphé jusque-là de tous les obstacles, puisqu’on avait vu s’amortir le feu des luttes ardentes des premières années, puisqu’on avait duré. C’était beaucoup en effet ; à n’observer que l’apparence des choses, l’avenir semblait promis à un régime qui trouvait sa force tout à la fois dans une fixité consentie par le pays lui-même et dans une flexibilité d’institutions qui pouvait se prêter à tous les progrès. L’œuvre politique de la fondation d’une monarchie nouvelle semblait accomplie. Moralement la France était plus malade qu’on ne le croyait. Elle avait ce mal que Lamartine résumait dans un mot, — l’ennui ! — le mal de la stagnation et de l’immobilité, le mal d’un dégoût instinctif, irréfléchi peut-être, mais croissant, pour une politique qui lui faisait (elle le pensait ainsi) la paix trop modeste à l’extérieur, un progrès libéral trop lent à l’intérieur. La France souffrait un peu de ce mal des peuples qui ne vieillissent pas quant à eux, qui se renouvellent sans cesse au contraire, qui se retrempent chaque jour pour l’action, en face d’un règne vieillissant, et c’est ce que le prince de Joinville lui-même caractérisait merveilleusement lorsque vers 1847, seul sur son navire, au fond du golfe de la Spezzia, il sondait l’avenir, dont il commençait à s’effrayer, lorsque de loin, dans une lettre à un de ses frères, avec un respect filial qui n’excluait pas une clairvoyance rare, il parlait de la situation qu’il voyait s’aggraver rapidement, du danger de « la vieillesse d’un roi qui veut gouverner, mais à qui les forces manquent pour prendre une résolution virile. » En d’autres termes, à côté ou en dehors de la France officielle qui se laissait vivre, qui parlait par ses conseils, par ses journaux, par son parlement, il y avait une France inquiète, agitée, chatouilleuse, impatiente, fatiguée de voir toujours les mêmes Hommes et les mêmes choses, se nourrissant avec complaisance de ses mécontentemens et de ses malaises, prompte à s’émouvoir de tout et à chercher dans des accidens de corruption ou dans d’effroyables drames de famille les fatalités d’un régime politique.

Que dirai-je ? Il y avait la France telle que la voyait M. Guizot lorsque pour écarter des réformes il affirmait que « toutes les grandes conquêtes étaient faites, » que « tous les grands intérêts étaient satisfaits, » qu’on n’avait plus besoin que de stabilité et de bonne conduite, que tout le reste n’était qu’un superficiel prurit d’innovation, la démangeaison d’une petite société maladive s’agitant au détriment de la grande société saine et tranquille. Il y avait aussi, à n’en pas douter, cette France entrevue, sentie ou devinée par Lamartine, lorsque, plaçant la monarchie de 1830 entre le danger de revenir en arrière et la nécessité de marcher en avant, il ajoutait avec une exagération menaçante, comme s’il eût déjà sonné le tocsin de la catastrophe : « Si la royauté trompe les espérances que la prudence du pays a placées en 1830 moins dans sa nature que dans son nom ; si elle s’entoure d’une aristocratie électorale au lieu de se faire peuple tout entier ; si, sans attenter ouvertement à la volonté de la nation, elle corrompt cette volonté et achète, sous le nom d’influences, une dictature d’autant plus dangereuse qu’elle aura été achetée sous le manteau de la constitution ; si elle fait rougir la France de ses vices officiels, et si elle nous laisse descendre, comme nous le voyons en ce moment, jusqu’aux tragédies de la corruption, elle tomberait, cette royauté, soyez-en sûrs, elle tomberait, non dans son sang comme celle de 89, mais elle tomberait dans son piège, et après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous auriez la révolution de la conscience publique et la révolution du mépris !… » C’est au mois de juillet 1847, dans l’enivrement du succès des Girondins, que Lamartine parlait ainsi, laissant entrevoir je ne sais quelle vieille amertume de royaliste vaincu jusque dans ses professions de foi démocratiques, jusque dans l’ardente et implacable prophétie des révolutions nouvelles.

Qui était dans le vrai, qui se trompait de M. Guizot ou de Lamartine ? Ce qu’il y avait de vrai, c’est que réellement un étrange problème s’agitait dans l’âme de la France, c’est que, sous cette apparence de prospérité tranquille et de régularité constitutionnelle qui frappait M. Guizot, le pays se sentait atteint d’un mal vague, d’autant plus dangereux qu’il était peut-être en partie dans l’imagination, et c’est précisément parce que c’était un mal d’imagination qu’un poète semblait prédestiné à être l’orateur, le politique de cette agitation indistincte. Plus que tout autre, Lamartine semblait fait pour représenter cette France inquiète, désaffectionnée, révolutionnaire sans le vouloir et sans le savoir, prête à se rallier à tous ces programmes d’une démocratie enveloppée de la plus merveilleuse éloquence. C’est là le secret de cette popularité grandissante, popularité d’imagination et de séduction, de même que cette impatience agitée qui allait en se propageant dans le pays, que les hommes d’état dédaignaient trop, était le secret de la révolution de février, de cette surprise devant laquelle on se trouvait subitement désarmé parce qu’on ne s’y était pas préparé. Jusqu’aux approches de la catastrophe sans doute, jusqu’en 1847, rien n’était compromis, et même cette campagne des banquets qui s’ouvrait sous un drapeau de réforme électorale, à laquelle Lamartine restait étranger, cette campagne plus bruyante que sérieuse, plus tumultueuse que menaçante, ne ressemblait guère encore au prologue d’une révolution. Elle passait à travers les villes sans laisser de ces traces de feu où s’allument les incendies populaires.

Le malheur est qu’il y a des momens où tout arrive parce qu’on n’a rien prévu, où les situations entraînent les hommes quand ce ne sont pas les hommes qui font les situations, et où un dernier hasard brouillant tout, confondant tout, achève dans la précipitation d’une surprise ce que l’imprévoyance a commencé. Lorsqu’on en est arrivé à ce point, on dirait que la volonté des hommes sommeille pour laisser toute carrière à je ne sais quelle force invisible. Qu’était-ce que ce dernier banquet organisé à Paris au mois de février 1848 pour couronner la campagne de la réforme électorale ? Par lui-même sans doute et en toute autre circonstance, il n’aurait pas eu un caractère plus menaçant que bien d’autres réunions, il n’eût été qu’un banquet de plus. Au moment où l’on se trouvait, c’était un rendez-vous donné à toutes les passions, à tous les mécontentemens accumulés depuis quelques années, une provocation au gouvernement, un défi jeté à l’inconnu ; c’était enfin le péril d’une journée au milieu d’une ville en fermentation, un combat possible entre un gouvernement avouant l’intention de réprimer désormais toute réunion publique et une opposition prenant la responsabilité d’un de ces rassemblemens populaires d’où jaillit si aisément l’étincelle. La situation devenait plus grave et plus redoutable en se précisant. Au dernier instant, il est vrai, on réfléchissait dans les deux camps, on sentait d’heure en heure le danger d’un conflit, et on se rencontrait dans une sorte de transaction négociée par quelques amis prévoyans du gouvernement, acceptée par les organisateurs du banquet ; mais c’est là justement que se nouaient toutes les complications. Les chefs de l’opposition parlementaire ne voyaient pas qu’ils avaient mis en mouvement des passions de combat, des forces inconnues dont ils n’étaient plus maîtres, qui échappaient à leur direction. Le gouvernement de son côté, hésitant entre les nécessités de la répression et le désir de faire honneur à la transaction acceptée par ses amis, le gouvernement passait d’une résolution à l’autre, s’armant et se désarmant tour à tour, sans savoir s’il avait devant lui la paix ou la guerre. L’imprévu descendait dans la rue avec la multitude. Le roi Louis-Philippe lui-même, ému du sang versé, assiégé par les craintes des siens, troublé par les défections de la garde nationale et encore plus vaincu par l’âge, le roi croyait pouvoir racheter un trône en livrant un ministère impopulaire dans le combat, et alors sous ce mot d’ordre de la réforme électorale qui allait retentir jusqu’au seuil des Tuileries, alors commençait ou se précipitait cette confusion dont le dénoûment est tout entier dans cette parole prononcée depuis devant une cour de justice par un des vainqueurs de février : « Croyez-vous donc que les révolutions se fassent en disant le mot pour lequel elles se font ? Non ; on s’empare de toutes les circonstances qui peuvent émouvoir l’opinion publique, et à l’aide d’un coup de main on renverse le gouvernement ! » Encore une fois le « coup de main » avait réussi. Je rappelle à peine quelques traits de cette vieille histoire qui pourrait toujours avoir pour titre : comment se font les révolutions ! Il est vrai qu’il y a toujours aussi un autre chapitre préliminaire : comment les révolutions se préparent, comment elles deviennent possibles.

Chose curieuse, Lamartine s’était tenu jusque-là en dehors de cette campagne des banquets qui allait se dénouer par une si étrange fatalité. Il restait seul au milieu des partis comme on le lui reprochait quelquefois ; il semblait dédaigner les alliances, se complaisant dans cette solitude retentissante qu’il se faisait, et où la popularité allait le chercher. Il avait résolument et patriotiquement refusé de s’associer à des réunions qui, en évoquant les souvenirs de 1793, donnaient à la démocratie la couleur d’une secte ou d’un despotisme sanglant. Au moment même où s’était organisé le dernier banquet réformiste de Paris, il ne s’était pas montré un des promoteurs les plus empressés de cette manifestation, quoiqu’il eût défendu avec véhémence le droit de réunion en montrant dans le lointain la salle du jeu de paume fermée par la main du roi, rouverte par la main du peuple. En un mot, il était jusque-là, il semblait vouloir rester encore un agitateur pacifique, et tout d’un coup, par une transition singulière, il changeait de rôle et d’attitude. A mesure que les circonstances s’aggravaient, on aurait dit qu’il sentait venir l’heure de l’action, et qu’il était impatient de devancer tout le monde par son impétuosité à se porter dans la mêlée, par le radicalisme audacieux de ses idées et de ses résolutions. Tant que la question du droit de réunion n’était qu’une affaire de discussion, l’objet d’une transaction négociée entre les chefs de l’opposition parlementaire et le gouvernement, Lamartine restait froid et relativement modéré ; le jour où l’inutilité d’une transaction devenait évidente, où la question changeait de face par l’irruption possible de la multitude, Lamartine aspirait le combat, il prononçait des discours enflammés pour réchauffer l’ardeur déjà refroidie des députés de l’opposition, il donnait le signal de la résistance en s’écriant : « Si les fusils de nos soldats ont des balles, il faudra que ces balles brisent nos poitrines pour en arracher les droits du pays. Ne délibérons plus, agissons… »

Tant que dans cette crise grandissante il ne s’agissait que d’un ministère, d’une évolution de pouvoir mettant à la place de M. Guizot M. Molé, M. Thiers ou même M. Odilon Barrot, l’auteur des Girondins se montrait assez indifférent ; dès que la question de gouvernement apparaissait sur les barricades, il devenait le plus implacable des hommes, le plus impatient d’en finir, allant d’un seul bond jusqu’à la dernière extrémité, ne se contentant ni de l’abdication du roi, ni de la régence de la duchesse d’Orléans, et plus que tout autre décidant d’une impitoyable parole, dans la séance de la chambre du 24 février, la chute de cette monarchie qui était allée chercher une dernière et trompeuse sécurité à l’abri de l’inviolabilité parlementaire. Une fois décidé, Lamartine dépassait les républicains eux-mêmes, qui lui avaient offert de s’arrêter à cette étape d’une régence, en lui promettant de l’appuyer comme le ministre populaire de cette minorité. C’est lui qui, dans une réunion secrète, s’était prononcé le premier pour la république, et lorsque les partisans de la duchesse d’Orléans attendaient encore de lui un dernier secours d’éloquence dans cette séance fameuse où la royauté restait livrée au roulis populaire, il était déjà lié. Il fallait même qu’il eût bien pris son parti pour résister à la fascination de cette grande et dramatique scène où il pouvait apparaître comme le protecteur d’une femme et d’un enfant, comme le garant devant le peuple d’une royauté rajeunie. Cette scène, il l’a refaite un jour par l’imagination, et il a refait aussi le rôle qu’il aurait pu y jouer ; mais ce n’était plus que le rêve rétrospectif de son orgueil substitué à l’implacable fatalité dont il s’était fait l’instrument à cette heure unique où sa parole avait le pouvoir de trancher une destinée.

Quel était le secret de ces résolutions emportées et fiévreuses par lesquelles Lamartine dépassait d’un seul coup les plus hardis sur le chemin des révolutions ? Il croyait l’occasion venue pour la démocratie française de se couronner elle-même ; il voyait une justification suffisante d’une révolution nouvelle et définitive dans la réalisation graduelle et sincère des deux ou trois grands perfectionnemens moraux demandés par l’époque : l’avènement des masses à la vie politique, la liberté religieuse. Il ne croyait pas à la possibilité de terminer la crise où l’on s’était laissé engager par une régence qui, à ses yeux, ne serait qu’une fronde du peuple en permanence, une anarchie intermittente, conduisant un peu plus tôt, un peu plus tard, à une catastrophe infaillible.

Oui, sans doute, Lamartine avait toute sorte de raisons de politique et de prévoyance supérieure pour colorer ses résolutions. Il a pensé ce qu’il dit et bien d’autres choses encore ; mais en même temps cette impatience qu’il mettait à tenter la fortune, cette inflexibilité qu’il montrait vis-à-vis de la royauté de 1830, tous ces sentimens divers tenaient certainement à d’autres mobiles très humains, très personnels. À ce moment d’incertitude où un banquet pouvait devenir un signal d’insurrection et où il prononçait des paroles de feu, où il se hâtait de prendre à la tête du mouvement la place laissée vide par les chefs de l’opposition parlementaire, Lamartine, il faut l’avouer, cédait à une pensée singulière ; c’est lui-même qui le dit : « la satisfaction secrète de prendre une fois de plus cette opposition en flagrant délit de faiblesse, l’orgueil de la dépasser et de la convaincre d’inconséquence, étaient peut-être à son insu pour quelque chose dans la chaleur du discours de Lamartine… » Voilà un étrange motif de fomenter une révolution ! Cette inflexibilité que l’auteur des Girondins montrait à l’égard de la royauté de 1830 dans la scène douloureuse du 24 février et dont s’étonnaient les amis de la duchesse d’Orléans, qui se fiaient encore à une inspiration suprême de cette pathétique éloquence, cette inflexibilité aurait moins surpris, si on eût mieux connu celui en qui on mettait une dernière espérance. Sauver la monarchie de juillet par une régence était la moindre des préoccupations de Lamartine. « Au nom de quoi aurais-je proclamé cette régence ? a-t-il écrit un jour, moi qui n’avais jamais voulu adhérer au schisme de famille de 1830, moi qui lui avais renvoyé toutes mes places diplomatiques pour ne pas le servir, moi qui m’étais respectueusement refusé à tout lien avec cette royauté par scrupule de fidélité à mes souvenirs ? C’était aux orléanistes et non à moi, adversaire de la royauté Illégitime d’Orléans, de se charger de ce rôle ; logique en eux, il était absurde en moi… »

Au fond, il n’y a point à s’y tromper, c’était une sorte de représaille du royaliste d’autrefois. Lamartine voyait sans regret cette royauté qu’il appelait illégitime « s’écrouler sur son faux principe ; » il ne l’avait pas poussée dans l’abîme, si l’on veut, il ne la retenait pas au jour du suprême péril, et même devant ce tragique spectacle d’une mère, d’un enfant, submergés par le peuple, il voulut se défendre d’être un homme d’imagination ; « il arracha son cœur de sa poitrine » selon son langage, il le contint sous sa main pour « n’écouter que la raison. » La raison pour lui, c’était la république, c’était une révolution avec ses orages et ses dangers. Et puis, dans ce tourbillon qui passait tout à coup sur la France, Lamartine, sans se l’avouer entièrement peut-être, se laissait emporter par ce besoin des émotions publiques, de l’action au grand jour, de la domination morale, qui mettait pour lui une tentation ou un piège dans tous les événemens à la hauteur de ses ambitions, de sorte que ses rivalités d’homme public, ses ressentimens, ses aspirations les plus secrètes, se trouvaient d’accord pour le jeter en avant comme le héros subitement accepté et acclamé d’un de « ces sublimes et affreux interrègnes de la raison et du droit » dont il parlait lui-même avant d’y trouver un rôle.

On s’est plu bien souvent à rechercher les causes de la république de 1848 et la part diverse des hommes qui l’avaient faite. Nul assurément n’y contribua d’une façon plus décisive que Lamartine à la dernière heure, à la dernière minute, lorsqu’une parole aurait pu encore peut-être suspendre le cours des événemens et sauver la monarchie constitutionnelle du naufrage ; mais Lamartine lui-même avec son éloquence n’aurait pas eu le pouvoir de décider une telle transformation, s’il n’y avait eu en France, depuis la première révolution, cette logique d’idées et de tendances démocratiques qui met désormais la république presque inévitablement au bout de toutes les crises, s’il n’y avait eu aussi depuis quelques années cette prédisposition maladive d’un esprit public excité, troublé ou égaré, si l’on veut, et toutes ces causes réunies n’auraient point eu encore leur effet, s’il y avait eu à la dernière heure un gouvernement moins immobilisé dans ses succès de parlement, ayant en lui-même une foi plus vive ou plus active, portant dans sa politique la force qui se défend et la prévoyance qui désarme à propos l’opinion. C’est là en définitive, ce me semble, la clé de cette révolution de 1848 qui était pour la France un grand défi jeté à l’inconnu, et pour Lamartine un avènement dans un orage, une sorte d’inauguration de règne qu’il a lui-même définie quand il a dit avec le complaisant et inépuisable éclat de son langage : « Mon action politique ne commença que dans une grande tempête imprévue, le jour même d’une chute soudaine de la royauté de juillet, déjà en fuite avant d’avoir eu le temps de combattre. Ce jour-là je fus roi d’une heure, c’est vrai… Ce n’était pas un gouvernement qu’il fallait créer à la minute, il n’en aurait pas duré deux. C’était un sauvetage qu’il fallait organiser sous le nom de république. J’eus le sentiment de cette vérité. Je fis résolument la république, je la fis seul, j’en assume seul la responsabilité. »

Qu’est-ce qu’a été cette république de 1848 et qu’est-ce qu’a été Lamartine lui-même dans la république ? Le malheur de ces crises qui décident souverainement des institutions et des hommes, c’est qu’on sait bien de quelle manière elles commencent, on ne sait pas comment elles finissent, et le lendemain du jour où on les a déchaînées, bien plus encore quand l’heure des déceptions est déjà venue, on sent plus vivement, plus amèrement quelquefois, la responsabilité qu’on n’a pas craint d’assumer. Lamartine a senti depuis cette responsabilité peser sur lui, il ne la sentait pas encore, il ne pouvait pas la sentir lorsqu’il entrait le 24 février à l’Hôtel de Ville comme le chef populaire d’une révolution triomphante, et tout ce qu’on peut dire, c’est que, transporté à ce sommet de ses ambitions politiques, il ne se montrait point assurément au-dessous de la crise où il s’engageait, où il engageait la France avec lui. Il n’y a point pour un homme de fortune plus éclatante que celle de personnifier, ne fût-ce que momentanément, une société en péril, de sentir palpiter en lui l’âme de son pays. Ce fut en toute réalité la fortune de Lamartine pendant ces trois mois de gouvernement provisoire qui étaient trois mois de luttes et de dramatiques incertitudes entre le tourbillon de la veille et le tourbillon du lendemain. Puisqu’il s’est servi de ce mot peu républicain, c’était un roi d’une heure ou de trois mois, un roi par le génie et par l’éloquence, par l’imagination et par l’héroïsme, un magistrat de l’opinion gouvernant en quelque sorte dans le vide de toutes les institutions et de toutes les forces organisées, désarmant par la parole les irritations et les défiances, jouant avec la tempête, ou, pour parler son langage, conspirant avec les conspirateurs comme le paratonnerre conspire avec la foudre, conquérant chaque jour un peu de paix intérieure pour conduire la France au moment où, représentée dans une assemblée, elle rentrerait en possession d’elle-même.

En voyant Lamartine à l’Hôtel de Ville dans ce temps légendaire du gouvernement provisoire, on se ressouvient involontairement de ces portraits de Mirabeau, de Vergniaud, que l’auteur des Girondins retraçait une année auparavant en se contemplant d’avance lui-même dans ces figures. « Son éloquence, toute populaire qu’elle fût, était celle d’un patricien, disait-il de Mirabeau. Sa démocratie tombait de haut : elle n’avait rien de ce sentiment de convoitise et de haine qui soulève les viles passions du cœur humain. Ses sentimens populaires n’étaient en quelque sorte qu’une libéralité de son génie. En conquérant des droits pour le peuple, il avait l’air de les donner. C’était un volontaire de la démocratie. « la nature l’avait fait le premier… » Mettez à côté ce qu’il disait de Vergniaud : « C’était un instrument d’enthousiasme qui ne prenait sa valeur et sa place que dans l’inspiration. Sa phrase avait les images et l’harmonie des plus beaux vers. S’il n’avait été l’orateur d’une démocratie, il en eût été le philosophe et le poète. Il adorait la révolution comme une philosophie sublime qui devait ennoblir la nation tout entière sans faire d’autres victimes que les préjugés et les tyrannies. il avait des doctrines et point de haines, des soifs de gloire et point d’ambitions. Le pouvoir même lui semblait quelque chose de trop réel, de trop vulgaire ; il le dédaignait pour lui-même et ne le briguait que pour ses idées. » Au fond, à quelques nuances près, c’est encore Lamartine, patricien initiateur de démocratie, orateur populaire refusant, lui aussi, de « descendre au langage du peuple, même en le flattant, » ambitieux de pouvoir moins pour le pouvoir pratique et quotidien que pour l’ascendant moral et pour les émotions de ces grandes scènes où l’homme se révèle tout entier en face des multitudes.

Cette fois il pouvait être satisfait, les circonstances étaient à la mesure de ses rêves, ce que Talleyrand lui avait prédit au lendemain de 1830 était arrivé. Lamartine avait trouvé une occasion d’être lui-même avec ses qualités et avec ses faiblesses. Nature merveilleusement douée, mais en même temps prompte à s’abuser, susceptible de grands élans, capable d’avoir ses journées, mais se résumant elle-même dans un mot caractéristique : « de longues nonchalances de corps pleines d’inspirations d’esprit, puis de violentes et aventureuses périodes d’action,… une vie tour à tour poétique, religieuse, héroïque ou rien ! » — c’était Vergniaud plus que Mirabeau. L’auteur des Girondins pouvait sans doute se faire illusion. Il croyait être un homme d’état à l’Hôtel de Ville, et il pensait peut-être se montrer un habile praticien de la politique lorsque pendant le gouvernement provisoire il négociait avec M. Blanqui ou avec d’autres révolutionnaires. En réalité, c’était surtout et toujours l’homme d’imagination voyant dans la révolution elle-même une « poésie en action, » poète jusque dans l’héroïsme. Certes je ne veux pas médire de ce jour où il faisait reculer le drapeau rouge sur les marches de l’Hôtel de Ville et où il domptait une foule frémissante prête à le submerger. Il fut ce jour-là le bouclier vivant d’une société, jamais l’éloquence n’eut une victoire plus éclatante et plus salutaire. C’est pour lui cette heure unique, culminante, illuminée de soleil qui se trouve quelquefois dans les existences privilégiés. Qui pourrait dire cependant que dans ces scènes où il pouvait savourer la joie superbe d’apaiser des tempêtes déchaînées par lui, de sentir sa puissance, et où après tout il ne risquait que de disparaître dans une mort légendaire en laissant sur son nom le sceau d’une incomparable gloire, qui pourrait dire qu’il ne voyait pas encore dans ces scènes une grande poésie, un drame de patriotisme et de salut public répondant aux rêves les plus illimités de son imagination ? Il était homme à voir tout ainsi, par les côtés poétiques et grandioses, et même à respirer tout naturellement dans cette atmosphère, lui qui résumait ses journées de ce temps-là en disant : « Je viens de faire cent discours et d’embrasser 100,000 hommes ! »

Que Lamartine ait mis une certaine vanité, une certaine ostentation à répéter dans ses apologies rétrospectives qu’il avait fait seul la république de 1848, c’est possible ; ce qu’il y a de bien clair, c’est que nul mieux que lui ne personnifiait cette crise de transformation dans ce qu’il y avait de dramatique et de réalisable à côté de tout ce qu’il y avait de douloureux et de menaçant. Il en était en quelque sorte la poésie, la lumière, et par un de ces déplacemens qui ont leur explication dans les circonstances autant que dans la nature de l’homme, après avoir été la force d’impulsion du mouvement, il en devenait la force de résistance. La veille, il était la république, la révolution dans les dernières palpitations de la monarchie expirante ; le lendemain, il était l’ordre, la paix sociale, la sécurité, la tradition dans les premiers déchaînemens de la république, homme d’imagination le lendemain comme la veille sans doute, mais cette fois ayant une société tout entière pour complice et pour cliente. « O crédulité du génie épris de lui-même ! s’est écrié M. Louis Blanc dans des pages où il a raconté à son tour et à son point de vue la révolution de février, les péripéties du gouvernement provisoire. La vérité est que dans la pompe triomphale de la république, le poète qui avait brûlé tant d’encens sur les autels de la royauté fut au nombre des vaincus. Ce fut seulement pour mieux montrer en spectacle ce captif fameux que la république le fit asseoir derrière elle sur son char de triomphe. »

On voit ici cet éternel procès du républicain de la veille et du républicain du lendemain, pour parler le langage du temps, — cette malheureuse et invariable pensée de rétrécir la république aux proportions d’un parti, d’une école ou d’une secte, au lieu de l’élargir dans une mesure telle qu’elle soit l’image de la société tout entière dans sa diversité, qu’elle puisse avoir pour auxiliaires, pour coopérateurs tous les esprits sincères, ralliés d’avance à une démocratie fondée sur la liberté et sur l’équité. M. Louis Blanc se trompe lorsqu’il parle après coup de char de triomphe, de vaincus et de ce « captif fameux » traîné en spectacle. Il se méprend sur le sens des événemens où il a lui-même joué un rôle ; il ne voit pas que, si la république a été possible, sérieuse en 1848, c’est surtout par Lamartine qu’elle a eu ses meilleures chances, que sans lui elle ne serait pas née probablement le 24 février, elle eût été sans doute ajournée encore, ou elle était exposée à glisser plus tôt dans l’anarchie sanglante où elle devait se perdre. Lamartine, dans la pensée de certains hommes, pouvait n’être qu’une décoration pour la république, je le veux bien ; il en était aussi la force, l’inspiration, la nouveauté séduisante, dirai-je. Il lui donnait la physionomie d’une puissance de conciliation ; il était le signe ostensible, vivant et parlant, qui la distinguait des dictatures violentes d’autrefois, et c’est justement parce qu’il était un de ces vaincus dont parle M. Louis Blanc, ou en d’autres termes parce qu’il n’avait rien d’exclusif, parce qu’il tenait de toutes ses fibres morales à cette grande masse libérale et cultivée de la société française, qu’il devenait la force sérieuse, en même temps qu’il était par son nom l’éclat fascinateur, de la république nouvelle. Je ne veux que courir au sommet des choses pour rendre cette pensée plus saisissable au double point de vue de l’intérêt extérieur. et de la politique intérieure du régime qui naissait en France. Quel était l’écueil possible pour la république éclatant tout à coup en Europe ? Elle pouvait, s’armant de vieux ressentimens ou troublée par de vieux souvenirs, essayer de se répandre par les propagandes violentes, devenir une menace de perturbation, s’engager dans des interventions qui eussent été aussitôt un signal de guerre universelle. Elle aurait peut-être réussi au premier moment, puisqu’elle aurait trouvé les gouvernemens désarmés ou embarrassés par toutes les révolutions qui éclataient à la fois à Vienne, à Berlin, à Milan, à Venise ; elle n’aurait pas tardé à trouver la coalition des défiances et des hostilités européennes se renouant devant elle avec le concours même des libéraux de tous les pays. Lamartine, comme ministre des affaires étrangères, évitait cet écueil, et mieux que tout autre il pouvait l’éviter, parce qu’il n’avait ni les traditions agitatrices de la première république ni les ressentimens légués par l’empire.

Étranger à des passions d’un autre temps, formé dans sa jeunesse à des habitudes de diplomatie régulière, Lamartine pouvait ménager la paix à la France sans l’abaisser, sans la désarmer de l’ascendant de ses idées et de ses principes, comme aussi sans mettre dans sa bouche un accent de défi. Quel était le caractère de son premier manifeste ? C’était l’acte de naissance de la république parmi les gouvernemens réguliers, la définition grandiose et magnifique d’une politique nouvelle qui commençait par répudier les souvenirs et les solidarités de 1792. Il disait ce qu’on voulait, cet éloquent manifeste. A la France il offrait l’abrogation théorique des traités de 1815, à l’Europe il garantissait le respect des circonscriptions territoriales fixées par ces traités, aux peuples il promettait un appui éventuel et lointain, s’ils étaient menacés dans leurs droits et dans leur liberté. Pour qui savait comprendre, c’était la paix, la paix sans faiblesse évidemment, et l’Europe le comprenait bien ainsi. Je ne sais pas si le gouvernement provisoire pouvait se présenter « la main pleine d’alliances, » comme le disait Lamartine à l’ouverture de l’assemblée constituante, au mois de mai 1848 ; il avait du moins rendu à la république nouvelle le service de la conduire très pacifiquement et assez grandement à travers les périls et les agitations de l’Europe. Qu’aurait fait Lamartine plus tard ? je ne le cherche pas. L’homme de la restauration, le poète corrigé par un Talleyrand se serait retrouvé en lui plus qu’il n’aurait fallu, c’est possible. Pour le moment, il trouvait dans son éducation et dans son inspiration le meilleur moyen de populariser la France républicaine au dehors far l’éloquence et par la dignité pacifique de l’attitude. Et à l’intérieur quel était le plus grand danger pour la république naissante ? C’était assurément d’apparaître comme un régime exclusif, comme le monopole jaloux d’un parti, comme la tyrannie des agitations de rues et des utopies violentes. Sans doute bien des républicains de tradition ou de conviction sentent ce péril ; il y en a malheureusement d’autres aussi qui se figurent toujours, qui se figuraient encore plus peut-être en 1848 avoir un privilège de prépondérance, comme un droit de primogéniture. Lamartine, par sa situation, par son passé, par son nom, par son intelligence, représentait la république la plus large, la plus conciliante, la république de tout le monde. Il maintenait au sein de ce gouvernement provisoire, toujours ballotté, la politique la plus libérale, une interprétation conservatrice des institutions républicaines. Il cédait parfois, il payait la rançon du péril ; sur les points essentiels, il résistait. Le jour où une multitude passionnée faisait irruption jusque dans la salle du conseil pour demander l’organisation du travail, et montrait comme argument quatre pièces de canon braquées aux portes de l’Hôtel de Ville, Lamartine se levait et répondait fièrement : « Vous me mettriez à la bouche de ces pièces de canon que vous ne me feriez pas signer ces deux mots associés ensemble : organisation du travail ! Je ne signe pas ce que je ne comprends, pas, je ne signe que les engagemens que je puis tenir… »

Le jour où des manifestations redoutables allaient réclamer l’ajournement des élections, il revendiquait et réservait pour le pays le droit de disposer de lui-même. Il semblait en vérité jouer avec tous ces assauts, et au fond il rendait à la république le plus grand de tous les services, celui de l’enlever aux mains des factions pour la remettre aux mains de la France. Il lui rendait le service de l’accréditer comme un régime agité sans doute, mais qui pouvait après tout se sauver et se défendre lui-même avec un peu de courage et de résolution. Le pouvoir de Lamartine était évidemment dans cette parole prestigieuse qui semblait s’imposer et qui gagnait des victoires par la séduction ; il était aussi dans cette situation exceptionnelle qui le mettait d’intelligence avec la société tout entière, qui lui faisait des alliés de tous les intérêts, de toutes les classes, de tous les partis pour lesquels il était un défenseur, un gage vivant. Situation étrange que celle de cet homme passant trois mois à faire des discours, à dompter des émeutes, à défier des orages ! Il s’y était accoutumé, il vivait là comme dans son atmosphère naturelle, et c’est ainsi que par le retentissement croissant d’une intarissable parole, par une résistance heureuse dans des circonstances critiques et décisives, il était arrivé à cette popularité prodigieuse qui faisait de lui, un certain moment le représentant le plus vrai de la France, qui lui valait l’élection de dix départemens. Je citais l’autre jour un mot de Sainte-Beuve ; je voudrais ajouter une dernière note qu’il recueillait avant de mourir. Il avait rencontré Lamartine le soir d’une de ces journées de 1848 où il y avait eu agitation autour de l’Hôtel de Ville et où tout avait fini par un nouveau triomphe. Sainte-Beuve, qui n’avait pas vu Lamartine depuis longtemps, le retrouvait en plein combat, en pleine victoire, et il le pressait d’user de la force qu’il avait conquise. « Au reste, ajoute-t-il, je le trouvai plus grand et plus sec que jamais, le profil noble et raide, bien portant malgré sa fatigue et sa maigreur, soutenant à merveille ce rôle de chef populaire, avec cet œil d’oiseau de haut vol qui plane et qui discerne toutes choses de sa hauteur. O le plus grand des ambitieux, comme je n’ai jamais cherché en toi que le poète ! »

Poète ou ambitieux, il était certainement arrivé au sommet de son rêve. Enfant gâté de la faveur publique, il se sentait porté par ce souffle qui l’avait soutenu pendant trois mois, par ces deux millions de suffrages qui se réunissaient sur son nom dans les élections et qui auraient pu être plus nombreux encore, s’il l’avait voulu. Il ne lui restait plus en vérité qu’à savoir ce qu’il ferait de cette force dont Sainte-Beuve lui parlait à un coin de rue, entre deux acclamations de la foule. Il ne le savait pas, et la vie de Lamartine est une de celles où s’agite de la façon la plus saisissante un problème étrange, un problème qui est passé plus d’une fois à travers l’histoire, surtout aux temps de révolutions : comment se perd une popularité ? Comment un homme, qui la veille encore régnait par l’imagination, par l’éloquence, sur des millions de ses contemporains, retombe-t-il le lendemain dans le délaissement et l’oubli ? La popularité a ses mystères et ses mobilités. Un homme s’élève, il captive un moment tout un peuple, il rallie dans une heure de péril tous les vœux et toutes les espérances. Il tombe tout à coup du haut du piédestal qu’il s’est fait ou qu’on lui a fait : pourquoi ? En faut-il beaucoup pour cela ? Non. La popularité est l’amour de la multitude, peu de chose suffit souvent pour l’altérer, pour lui porter une irréparable atteinte. Le lien est brisé, la foule suit un autre courant, elle cherche une autre idole, elle se crée de nouveaux guides. Un rien suffit, dis-je ; mais est-ce bien un rien ? Est-ce qu’il n’y a pas une logique, une justice dans ces inconstances de la popularité ? Évidemment une nation ne prodigue pas sa faveur par un simple fanatisme. Quand elle élève un homme par un mouvement irrésistible de confiance, c’est qu’elle attend de lui une satisfaction, une impulsion, le salut peut-être, c’est que cet homme répond à sa pensée intime, et, quand elle s’aperçoit qu’il y a un malentendu, la confiance se retire. Il ne reste plus qu’une destinée échouée que le flot de la faveur publique ne viendra plus reprendre.

C’est l’histoire de Lamartine en 1848. Jusqu’au mois de mai, il était encore dans l’éclat de sa popularité, qu’il portait intacte devant l’assemblée constituante. A l’une des premières séances, au moment où il venait de lire un exposé de la situation de la France, trois fois les applaudissemens l’arrachaient de son banc, et semblaient aller au-devant de sa pensée en lui offrant pour ainsi dire d’être le premier chef de la république nouvelle. S’il avait voulu, il n’avait qu’à faire un geste ; il le croyait lui-même, et c’était vrai. Quelques jours après, tout était changé. Que s’était-il donc passé ? Il y avait eu une de ces péripéties qui décident de la fortune d’un homme public. Lorsque l’assemblée avait eu à se prononcer sur l’organisation d’un pouvoir exécutif et sur le choix des hommes qui composeraient ce pouvoir, Lamartine avait insisté pour la formation d’une commission exécutive de cinq membres, et il tenait visiblement à ne point se séparer de M. Ledru-Rollin, à perpétuer dans la commission nouvelle la solidarité du gouvernement provisoire. Aussitôt un refroidissement d’opinion se manifestait autour de son nom ; c’était comme une déception soudaine, et celui qui peu auparavant aurait pu être le seul chef, le président acclamé de la république, ne venait plus que le quatrième, immédiatement avant M. Ledru-Rollin, sur la liste des membres élus de la commission exécutive si péniblement acceptée par l’assemblée. On le punissait d’une alliance imposée, lourde au sentiment public, par ce qu’il a lui-même appelé son « impopularité commençante. »

Lamartine sans doute avait passé par de violentes anxiétés d’esprit avant d’en venir là. Il s’était dit, et il a répété depuis pour expliquer ses résolutions, qu’il ne devait pas scinder la république à sa naissance, qu’en acceptant l’autorité directrice pour lui seul il se plaçait dans l’alternative d’avoir contre lui les républicains de toutes nuances, s’il voulait suivre l’assemblée nouvelle jusqu’au bout dans ses tendances visiblement réactionnaires, ou de se trouver en lutte avec l’assemblée, s’il associait des républicains à son pouvoir. Que pouvait-il sortir de là ? Des conflits inévitables, des chocs sanglans, des mêlées de faction, avant que la constitution fût faite, avant que le pays eût repris son équilibre dans la république définitivement organisée. La guerre civile pouvait naître d’une démarcation des partis trop promptement dessinée ; de la guerre civile pouvait sortir soit une dictature de sédition, soit une dictature de réaction. Celui qui avait proclamé une république de nécessité le 24 février, et qui voyait encore en elle le seul refuge de la France, ne serait-il pas conduit fatalement à devenir un Cromwell ou un Monck, à moins d’être englouti sans profit et sans gloire ? Voilà les perspectives qui faisaient reculer Lamartine devant la rupture de l’alliance républicaine, et en présence desquelles il se livrait à des monologues à la façon d’Hamlet. Il y avait, il est vrai, pour lui un autre moyen : c’était de se retirer dans sa popularité intacte et d’attendre que le courant public vînt le rechercher dans sa retraite d’un instant ; c’était plus commode pour ses perplexités, sans changer essentiellement la situation, qui ne restait pas moins avec ses périls.

Ces raisons n’étaient pas sans gravité, surtout dès qu’elles allaient peser ainsi sur l’esprit de celui qui avait à prendre un parti et qu’elles obscurcissaient en lui la vue simple des choses ; mais il y avait un fait qui n’avait pas moins de force : c’est que depuis trois mois, aux yeux du pays, il y avait deux républiques, l’une représentée par Lamartine, l’autre représentée par M. Ledru-Rollin. Le pays, qui n’est point un Hamlet tourmenté par les délibérations intimes, avait fait son choix ; il avait dit par toutes les acclamations de popularité décernées à un homme quelle république il voulait. Dès que Lamartine, par un acte de sa volonté ou par une apparence d’ambiguïté dans son attitude, semblait effacer cette distinction, il n’était plus en quelque sorte lui-même ; son nom cessait instantanément d’avoir la signification qu’il avait prise dans la pensée du pays, et qui avait fait un moment de celui qui le portait le premier citoyen de la France. L’autorité morale née de cette situation privilégiée disparaissait, et ce n’était pas seulement la popularité de Lamartine qui s’évanouissait subitement, c’était la république modérée elle-même qui perdait une chance, qui paraissait abdiquer dans cet amalgame impuissant de la commission exécutive, en laissant de plus en plus le combat se resserrer, se préciser entre la réaction inévitable des forces conservatrices ramassées sous un autre chef et l’explosion de toutes les forces de sédition concentrées dans Paris. Ce n’était plus le temps des discours, des victoires d’éloquence sur les foules fascinées, c’était le tour des soldats.

A travers ces préliminaires obscurs, on entrevoyait la grande, l’effroyable lutte qui allait enfanter la dictature, dictature nécessaire, noblement exercée, toute républicaine encore sans doute, mais dictature de soldat, et au milieu de ces mouvemens précipités on entendait déjà retentir un nom, symbole d’une réaction plus entière, plus complète, allant jusqu’à la destruction de la république elle-même. Dans cette tragique aventure, de quel poids avait été Lamartine avec toute sa popularité des derniers mois ? Il n’était rien, et il le voyait ; il sentait le pouvoir lui échapper pour passer au général Cavaignac, devenu l’homme du jour par un vote de l’assemblée. « Lamartine, a-t-il dit lui-même en racontant les premiers combats de juin, Lamartine désirait la mort pour se décharger de l’odieuse responsabilité du sang qui allait peser si injustement, mais inévitablement sur lui. Trois fois il s’élança de son cheval pour aller au pied de la barricade, chercher à tomber en victime au premier rang de ces généreux soldats, trois fois les gardes de l’assemblée l’entourèrent de leurs bras et le retinrent par la violence. « Il ne mourut pas, il fut destitué avec ses collègues de la commission exécutive en plein péril. C’était la fin assez triste de la dictature de l’éloquence et de l’imagination, la fin d’une popularité. On aurait pu dire déjà que l’insurrection de juin venait de mettre au sein de la république de 1848 le fatal germe de mort ; elle avait mis la force à la place de la liberté.

Lamartine, et ce fut son malheur autant que sa faute, n’avait réussi ni à sauvegarder sa situation première, ni à écarter le plus redoutable des conflits par cette alliance des forces républicaines que, par un dernier mirage d’imagination, il croyait possible. Il voyait, disait-il, un gouffre, il fallait un Décius pour le combler ; il voulut être ce Décius, il le fut, sans rien combler, sans rien sauver, et désormais vaincu, découronné de sa popularité, il entrait dans cette voie où d’étape en étape il ne pouvait plus s’arrêter que dans la suprême décadence de l’homme public. Au mois d’avril 1848, il avait été envoyé par dix départemens à l’assemblée nationale, il avait conquis à son nom plus de deux millions de suffrages. Sept mois après, lorsque la France avait à nommer un président, il ne réunissait qu’un nombre imperceptible de voix. Son jour était passé. Bientôt, au renouvellement de l’assemblée, il avait de la peine à obtenir une élection de représentant ; il échouait dans son propre département, et c’était assurément pour lui une amertume inattendue. « On parle de me renommer dans plusieurs départemens et à Paris, écrivait-il à un de ses amis pour se consoler. Je ne le désire pas en ce moment. Je n’ai pas de situation ni de terrain sous les pieds pendant un certain temps. J’aimerais mieux le passer dehors ; mais je serai toujours à la brèche, en bon soldat, à l’appel des honnêtes gens du pays. » Je ne sais pas d’image plus curieuse et plus saisissante de ce retentissement d’un nom dans les masses, de toutes ces fluctuations de la popularité que le récit fait par Lamartine lui-même d’une de ses courses dans les montagnes de la Bourgogne après ses grandeurs de 1848, après ses épreuves. Il rencontre un vieux paysan devenu aveugle, qui l’a vu naître et qui le reconnaît à sa voix, qui s’étonne de le retrouver. Ah ! Lamartine ne sait partout ce qu’on dit dans le pays. On a d’abord parlé de lui comme d’un des rois, d’un des grands de la république. Bientôt on a raconté toute sorte d’histoires terribles, on a dit qu’il « avait fait couler le sang des hommes dans Paris, par malice, » et des colporteurs passant à l’automne vendaient des chansons contre lui comme celles de Mandrin. Le vieux paysan a de la peine à croire que « M. Alphonse » ait pu commettre tant de crimes. « Et puis, ajoute-t-il » quelques mois plus tard, on dit que ce n’était pas vrai, et puis on n’a plus rien dit du tout. » Voilà le dernier mot, voilà le dernier souffle d’une popularité expirante : on n’a plus rien dit du tout !

Sans doute Lamartine était encore de ce monde, il n’était pas de ceux qui disparaissent ainsi. Il était représentant comme bien d’autres, journaliste comme bien d’autres ; il n’avait pas cessé de se mêler aux polémiques et aux luttes de son temps, et même dans ces deux ou trois années de république, où il était redevenu un homme comme tous les hommes, il retrouvait parfois encore des éclairs d’inspiration, quoique avec une chaleur déjà diminuée. Il restait dans la chambre comme le dernier prestige survivant de la révolution de février. Lamartine avait un rôle qu’il croyait être pour lui une obligation d’honneur, une décence de sa vie. Il s’était identifié un instant avec la république, il la défendait, il aurait tenu à la sauver de tous les naufrages qui la menaçaient, fût-ce au prix de quelques concessions au temps, aux nécessités d’une situation aggravée par tout le monde. Gêné dans son attitude par son passé, mais impartial et indépendant par ses idées, modéré de caractère et d’habitudes, il avait pour tous des paroles empreintes d’un esprit supérieur de conciliation. Lorsqu’on proposait la révision de la constitution pour favoriser la réélection du président nommé le 10 décembre 1848, il aurait voulu qu’on ne résistât pas à outrance à ce mouvement, qu’on laissât tout au moins une issue légale à un entraînement qu’il déplorait, mais qu’on ne pourrait peut-être pas réprimer, et qui, laissé à lui-même, emporterait la constitution tout entière. Lorsque les partis irrités et tumultueux dans l’assemblée laissaient entrevoir leurs passions de combat, il se faisait volontiers le modérateur de ces passions, bien persuadé que, si l’on en venait à un conflit, la république serait de toute façon la première à périr. Lamartine ne se trompait pas ; mais que pouvait-il ? Il n’était plus l’homme du moment. Pour les républicains, il était trop modéré ; pour les conservateurs, il était encore le représentant de la révolution de février, qu’on appelait une catastrophe ; pour les bonapartistes, il n’était qu’une glorieuse inutilité, une éloquence sans emploi sous le régime qu’ils rêvaient, sans autorité possible dans les solutions qu’ils méditaient. Pour tous, c’était un homme d’imagination jetant des paroles harmonieuses au milieu des âpres réalités d’une politique qui conduisait à des coups d’état. Il était fini.

D’ailleurs Lamartine était de plus en plus sous le poids d’une détresse croissante. Il avait été trop prodigue de sa fortune, comme il l’avait été de tous les dons de sa brillante nature, et il se retrouvait en face d’un effondrement de sa situation privée qu’il osait à peine mesurer du regard. Déjà, dès 1849, il écrivait qu’il était allé à Saint-Point pour de « pénibles déracinemens domestiques de propriétés, de maisons paternelles, » et cela ne faisait que continuer en s’aggravant, de sorte que, lorsque le 2 décembre éclatait, il se trouvait tout à la fois exilé de la vie publique, déçu dans ses espérances, vieilli, réduit à ce rôle de manœuvre de la plume qui a été sa dernière épreuve en ce monde. Alors commençait cette vieillesse sombre, morose, amère, qui mettait encore dix-huit ans à s’acheminer vers la mort à travers toutes ces histoires, ces entretiens, ces journaux de déclin où il ne restait plus, comme une dernière marque du génie d’autrefois, que cette intarissable et harmonieuse parole qui s’est épanchée jusqu’au bout sans s’arrêter. De tous les hommes qui avaient vécu, qui s’étaient confondus en Lamartine, quel est celui qui survivait encore ? Le poète avait disparu, l’historien était épuisé ; l’homme heureux, l’homme heureux surtout, était mort depuis longtemps. Le politique n’avait plus de raison d’être dans les conditions nouvelles où était la France, et peut-être avait-il fini par avoir de singuliers doutes. Il ne restait en vérité qu’un Belisaire de la politique et de l’art tendant le casque devant ses contemporains attristés, faisant souffrir l’admiration sans la décourager encore, imposant à son siècle ce cruel spectacle de l’auteur des Méditations, de l’auteur des Girondins, d’un chef de révolution recevant toutes les oboles, même celles qui devaient peser à sa fierté. Lamartine n’était plus qu’une ruine vivante assise sur la ruine de ses espérances, de ses grandeurs et de ses gloires. — N’importe, il a eu sa destinée éclatante. Aucun homme n’a remué plus d’âmes, aucun n’a parlé avec plus de puissance à l’imagination de ses contemporains, — et cet homme a eu son jour, un jour unique, exceptionnel, où il a personnifié son pays, où, poète et politique à la fois, il a laissé le reflet de son génie sur ce nom de république qui reparaît dans notre histoire.

Oui sans doute, ce jour d’une grande existence, surtout quand on le rapproche de bien d’autres jours qui l’ont suivi et qui en relèvent la signification, ce jour est un éternel enseignement pour ceux qui veulent fonder la république en France. 1848 secoue ses cendres éteintes, et se redresse pour parler à 1870. Remarquez en effet cet étrange phénomène. Le moment où la république de 1848 est le mieux acceptée, où elle a le plus de chances de s’établir et de vivre, c’est évidemment celui où un homme se fait en quelque sorte auprès du pays le plénipotentiaire ou le garant des institutions nouvelles en les popularisant par le génie, par l’éloquence et par la modération, en les défendant de leurs excès, en les représentant comme la sauvegarde naturelle de tous les droits, de toutes les libertés et de tous les intérêts. Bientôt les manifestations commencent dans les rues, et déjà il y a une inquiétude, un ébranlement dans l’opinion. Les passions révolutionnaires grandissent, les fanatismes de parti et de secte se dévoilent, les factions ne cachent plus leur prétention de mettre la main sur l’état, et le pays envoie à l’assemblée nationale une majorité aux instincts conservateurs, Lamartine lui-même perd sa popularité sur un soupçon d’infidélité à l’idéal dont on voyait en lui la personnification, parce qu’il a semblé pactiser avec les chefs des agitateurs. Les journées de juin éclatent comme l’explosion furieuse de l’esprit de sédition, aussitôt la république descend, et Lamartine descend avec elle, tandis qu’au contraire la réaction monte, monte sans cesse, jusqu’à rendre les coups d’état possibles, jusqu’à se préciser dans un nom et dans un gouvernement de mauvais augure pour la liberté aussi bien que pour les institutions républicaines. Ce parallélisme se déroule invinciblement, et toutes les fois qu’une situation semblable se reproduit, les mêmes conséquences se dégagent d’une manière irrésistible, parce qu’elles sont dans la logique intime des choses.

Tout est là. C’est une puérilité d’esprits étroits de croire qu’aujourd’hui, après avoir passé par la révolution démocratique la plus complète, après avoir vu depuis quatre-vingts ans défiler toutes les monarchies, dont aucune n’a pu même atteindre une durée viagère, la France puisse être enlevée à la république par un simple fanatisme de royauté, dans l’intérêt d’une dynastie ; mais la vérité est qu’il y a toujours deux républiques en présence. Il y en a une que le pays est tout prêt à accepter et à pratiquer, que Lamartine, après l’avoir représentée dans ses grands jours, définissait lui-même dans l’assemblée nationale : république légale et libérale, « république de conservation des intérêts légitimes avec l’accord des intérêts progressifs, république des intérêts populaires sans dépossession des propriétaires, république de paix en Europe et de sécurité dans le pays, république humaine, clémente, généreuse, qui abolit jusqu’au signe même des violences révolutionnaires… » Il y a aussi la république des exhumations sinistres d’un autre temps, des perturbations de rues, des motions incendiaires de clubs, des proconsulats d’opinion, des violences morales, des défiances irritées et jalouses. Il faut choisir entre les deux systèmes. Il faut savoir si on veut sérieusement que les institutions nouvelles s’enracinent et durent de façon à protéger la nation dans son indépendance comme dans sa liberté, et il faut bien aussi se mettre dans l’esprit que les plus efficaces fauteurs de monarchies ne seraient pas les monarchistes ; ce seraient ces républicains de l’école révolutionnaire ou dictatoriale qui, au prix d’une victoire momentanée pour eux, s’ils pouvaient l’obtenir, prépareraient une fois de plus la défaite de la république elle-même, recommençant ainsi le cercle éternel où depuis quatre-vingts la France s’épuise à la recherche d’un gouvernement.


CH. DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er août Et du 15 octobre.