Lady Tartuffe
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 6 (p. 356-372).
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ACTE CINQUIÈME.


Un boudoir, petit salon d’hôtel garni. Au fond, une grande porte donnant sur un grand salon. À droite, une petite porte. Canapé, console, cheminée avec du feu.

Scène I.

HECTOR, UN DOMESTIQUE.
Hector.

Midi !… Il y a aujourd’hui cinq ans que ce pauvre Arthur a péri victime de l’orgueil de cette femme !

Le Domestique entrant.

Voici le bouquet de bruyères que monsieur a demandé.

Hector.

C’est bien.

(Il prend le bouquet et le place dans une coupe du Japon.)
Le Domestique.

M. le baron des Tourbières est là.

Hector.

Faites-le entrer.

(Le domestique introduit des Tourbières et sort.)

Scène II.

HECTOR, DES TOURBIÈRES.
Des Tourbières.

J’arrive !… Quelle belle invention que les chemins de fer ! Blois n’est plus, comme ils le disent, qu’un faubourg de Paris.

Hector.

Eh bien, vous avez visité l’hôtel de madame de Clairmont ?

Des Tourbières.

Oui.

Hector.

Qu’avez-vous appris ?

Des Tourbières.

Rien… je ne sais rien du tout ; mais je sais comment je peux savoir.

Hector.

Léonard est allé vous rejoindre à Blois ; je vous l’ai envoyé.

Des Tourbières.

Et vous avez bien fait : il m’a été fort utile ; il m’a indiqué la fenêtre qu’on a fermée la nuit du 27 au 28 août. C’est celle d’un petit appartement de l’hôtel voisin. Avec de l’adresse et de l’audace, un jeune homme qui a étudié la gymnastique peut facilement sauter de cette fenêtre sur une des branches d’un haut peuplier, et de là descendre dans le jardin… Cette possibilité reconnue, il s’agit de savoir quelle personne habitait cet appartement pendant la nuit du 27 au 28 août 1850.

Hector.

Et vous avez découvert ?…

Des Tourbières.

Rien encore, vous dis-je ; ce n’est qu’ici que je puis avoir les derniers renseignements, et si mes soupçons se vérifient, je sais bien qui se repentira d’avoir inventé cette fable.

Hector.

Vous n’en êtes qu’aux conjectures ; mademoiselle de Blossac m’en dira davantage.

Des Tourbières.

Mademoiselle de Blossac ?

Hector.

Je l’attends ce matin.

Des Tourbières.

Mademoiselle de Blossac ?… Vous l’attendez !… où ?…

Hector.

Ici.

Des Tourbières.

Elle vous a donné un rendez-vous ?… chez vous ?…

Hector.

Oui, elle trouve cela plus prudent !…

Des Tourbières.

Mon cher monsieur de Renneville, vous êtes perdu !

Hector.

Je ne la crains pas. J’ai de quoi la confondre.

Des Tourbières.

Confondre mademoiselle de Blossac, vous !

Hector.

Pourquoi pas ?

Des Tourbières.

Vous n’êtes pas de force, brave jeune homme !…

Hector.

Les hypocrites ne me font pas peur. Je connais ces natures impudentes et lâches : elles vous bravent tant qu’elles peuvent encore vous échapper et mentir ; mais une fois prises au piège, elles se déconcertent et ne savent plus que demander grâce humblement.

Des Tourbières.

C’est vous qu’elle prendra au piège. Elle vient ici parce qu’elle vous aime, et c’est bien là ce qui la rend si dangereuse.

Hector.

Ah ! vous vous imaginez que cette femme-là va risquer de se compromettre, de se perdre par amour ? Ce serait démentir en un jour le caractère de toute sa vie.

Des Tourbières.

Eh bien ! qu’est-ce que l’amour, s’il vous plaît, si ce n’est le démenti donné en un jour au caractère de toute notre vie ? Elle vous aime ! donc, elle sera pour vous ce qu’elle n’a jamais été pour personne… Elle sera tendre, sincère, imprudente et vertueuse. Oh ! il faut vous attendre à cela. C’est encore un des miracles de l’amour, c’est qu’il rend honnêtes les femmes les plus éhontées, les plus violentes dans leurs passions.

Hector.

Mais elle est brave, vous en conviendrez ?

Des Tourbières.

Pas tant que vous croyez… Elle a confiance dans votre loyauté, dans votre honneur.

Hector.

Avec une telle créature, l’honneur, la délicatesse sont des duperies… Oh ! je me vengerai sans scrupule !

Des Tourbières.

Vous ne vous vengerez pas !… Elle vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Allez, ces êtres-là ont un fameux esprit de divination !… N’ayez pas peur qu’ils s’adressent jamais à des misérables de leur espèce, à des fourbes comme eux qui pourraient leur rendre malice pour malice, lâcheté pour lâcheté… Non, ils ne traitent qu’avec des gens d’honneur, qu’avec des femmes nobles et dignes. Ils sont friands de belles âmes… ce sont de grands amateurs de loyauté… Voyez plutôt mademoiselle de Blossac !… Elle s’en prend au maréchal, parce que le maréchal est un esprit élevé, romanesque… Elle le dupe et s’en fait épouser. Elle s’adresse à vous, le loyal chevalier, le crédule et tendre troubadour, le dernier héros du dernier roman, parce qu’elle sait bien que vous avez toutes les qualités des dupes éternelles… toujours prêtes à se dévouer, toujours séduites par l’appât du sacrifice… qu’on amorce toujours avec ce simple mot : « Je n’espère qu’en vous, sauvez-moi ! » Ah ! les hypocrites, les traîtres ont cela de bon qu’ils croient à la vertu… la preuve, c’est qu’ils l’exploitent. Ils en savent le prix mieux que les honnêtes gens, et ils connaissent si bien la manière de s’en servir !… Une belle âme… oh ! c’est leur proie naturelle !… Ils la devinent, ils la flairent de loin comme le loup la brebis, comme le milan l’hirondelle, et ils ne s’y trompent jamais. Allez, suivez-les avec confiance… choisissez aveuglément pour associé, pour femme, pour ami… leur dupe, leur proie, leur victime… vous êtes certain de tomber sur de nobles cœurs !

Hector.

Vous me flattez, mon cher, je ne suis pas généreux.

Des Tourbières.

Ô jeune imprudent ! croyez-moi, ne luttez pas avec lady Tartuffe… Que ce sobriquet mérité vous éclaire !

Hector.

Il m’encourage, vraiment !… Est-ce que Tartuffe n’a pas été démasqué par Elmire ?

Des Tourbières.

Ah ! quel sujet délicat, et comme les circonstances sont différentes !

Hector.

Ce sont les mêmes absolument : un rendez-vous, un piège… une hypocrisie à confondre !

Des Tourbières.

Oui, mais Elmire a un grand avantage que vous n’avez pas.

Hector.

Lequel ?

Des Tourbières.

Elmire est une femmes ! Et Tartuffe a une grande infériorité que vous avez… Tartuffe est un homme ! Or l’homme le plus profond est un innocent à côté de la plus simple femme.

Hector.

Ce n’est plus une femme à mes yeux, c’est un monstre qui me fait horreur.

Des Tourbières.

Oui, dans ce moment-ci, parce que c’est moi qui suis là !… mais quand ce sera elle… quand elle vous dira qu’elle vous aime !

Hector.

Je lui dirai que je la déteste, que je la méprise !

Des Tourbières.

Alors elle pleurera et vous serez vaincu : car voilà encore l’avantage des femmes ! elles sont jolies quand elles pleurent… Nous, au contraire, nous pleurons mal, sans facilité, sans grâce… et quand nous parvenons à pleurnicher un peu, nous sommes affreux !… Parions vos vingt mille francs que vous faiblissez.

Hector.

Je tiens le pari.

Des Tourbières.

Je vous volerais, je parierais à coup sûr.

Hector souriant amèrement.

Le souvenir du mal qu’elle m’a fait me défendra.

Des Tourbières.

Alors, bonne chance !… Le combat va bientôt commencer. Au revoir, brave jeune homme. Luttez vaillamment contre lady Tartuffe… et que Molière vous protège !

(Il sort.)

Scène III.

HECTOR seul.

Au revoir… Pourvu qu’il ne la rencontre pas !… Non, ce n’est pas encore l’heure. Notre plan est bien concerté… voyons si je n’oublie rien. Ce salon qu’on m’a cédé fait partie de l’appartement occupé par la duchesse de Cleveland. Deux portes me séparent du grand salon ; le maréchal et madame de Clairmont y sont déjà peut-être. Dans un instant madame de Blossac va venir : je lui arracherai le secret d’où dépend l’honneur de Jeanne ; et si je n’obtiens rien d’elle, sa présence chez moi suffira du moins pour la perdre et la confondre. — On frappe de ce côté… c’est madame de Clairmont.

(Il ôte le verrou.)

Scène IV.

HECTOR, LA COMTESSE.
La Comtesse sur le pas de la porte.

Nous sommes là.

Hector.

Et Jeanne ?

La Comtesse.

Elle est avec la fille de la duchesse.

Hector.

Le maréchal ?

La Comtesse.

Il va venir. Il ne nous maudit plus ; mais il veut toujours se marier.

Hector.

Il ne dit plus que Jeanne est coupable ?

La Comtesse.

Non ; mais il doute qu’on puisse prouver à tout le monde son innocence.

Hector.

C’est ce que nous allons faire. Vous paraîtrez à mon signal.

La Comtesse.

Quel signal ?

Hector.

Quand le moment de la confondre sera venu… tenez, j’ouvrirai le rideau de cette fenêtre.

La Comtesse.

Qui est en face du boudoir de la duchesse. Bien !

Hector.

Un mot encore. Mademoiselle de Blossac sait-elle que Jeanne s’est justifiée ?

La Comtesse.

Elle sait tout.

Hector.

Alors elle ne viendra pas.

La Comtesse.

Elle viendra. Vous ne connaissez pas les prudes ; quand elles ont une fantaisie d’amour en tête, elles ne peuvent y résister. Eh ! c’est pour cela qu’elles sont prudes ; le voile n’est si épais que parce qu’il y a beaucoup à cacher… Mais défiez-vous de cette femme.

Hector.

Doutez-vous de moi, vous aussi ?

La Comtesse.

Elle, est bien habile… et vous êtes bien jeune !

Hector.

Je penserai à Jeanne.

La Comtesse.

Ce rendez-vous est peut-être une imprudence.

Hector.

Ne craignez rien… Mais j’entends marcher… c’est elle !… Rentrez vite, et guettez le signal. (La comtesse sort. — Hector un moment seul.) C’est pour moi que l’on craint… Venez donc, madame de Blossac !


Scène V.

HECTOR, MADAME DE BLOSSAC.
Madame de Blossac ouvre la porte et la referme précipitamment derrière elle.

Personne ne m’a vue.

Hector la rassurant.

Le corridor est sombre.

Madame de Blossac.

D’ailleurs, j’avais mon prétexte.

Hector.

Enfin vous voilà !

Madame de Blossac.

Je ne suis pas en retard…

Hector avec une tendresse jouée.

Non ! mais j’attendais… Il fait froid aujourd’hui… Il y a là du feu, chauffez-vous. Quel temps affreux !

Madame de Blossac agitée, essayant de rire.

Oh ! moi, j’aime ce temps : un bon petit brouillard bien épais… On n’y voit rien… Je n’ai pas froid, j’ai marché vite.

Hector.

Si vous avez couru, vous devez avoir trop chaud ; il faut ôter votre mantelet, et ce chapeau….

(Il s’approche d’elle.)
Madame de Blossac le repousse doucement, ôte elle-même son mantelet, dénoue son chapeau qu’Hector va poser sur un meuble.

J’ai à vous parler…

Hector.

Les beaux cheveux !

Madame de Blossac allant vers la cheminée ; elle se chauffe les pieds.

J’ai à vous parler… sérieusement.

Hector.

Oh ! le joli pied !

Madame de Blossac ôtant ses gants.

Pourquoi feindre avec moi ? à quoi bon toute cette fausseté de tendresse ?… Je ne m’abuse point sur les sentiments que je vous inspire, et si je suis venue ici, chez vous !… ce n’est pas pour me donner aveuglément à votre amour, c’est pour me livrer volontairement à votre haine… N’essayez pas de me tromper… j’ai tout deviné… Ce rendez-vous est un piège… je le sais… et j’y suis venue parce que je le savais.

Hector à part.

Aurait-elle deviné ? (Haut) Madame, pouvez-vous penser…

Madame de Blossac.

Tais-toi, tu vas mentir, et je ne veux pas que tu mentes, toi la seule sincérité de toute ma vie !… Ne crains donc rien, avoue franchement ta haine, malheureux !… je la mérite, et elle t’honore… J’ai voulu perdre une jeune fille que tu aimes…

Hector.

Jeanne !… Je vous défends de parler d’elle ! Il ne s’agit plus de mademoiselle de Clairmont, elle est justifiée ; il s’agit de savoir chez quelle femme était Charles Valleray la nuit du 28 août… Vous m’avez promis de me l’apprendre, et c’est pour cela que j’ai consenti à vous recevoir.

Madame de Blossac.

À la bonne heure ! vous voilà vrai enfin ! Cela me faisait mal de vous voir hypocrite… Cela ne vous va pas à vous, c’est bon pour moi, c’est bon pour une femme… mais un homme !… un homme n’a pas le droit d’être hypocrite, puisqu’il peut être brave et qu’il est libre.

Hector.

Vous avez raison, cela ne me sied pas d’être fourbe. Je veux me venger de vous… je vous hais !

Madame de Blossac.

Un peu moins déjà !

Hector.

Mais pourquoi voulez-vous servir vous-même ma vengeance ?… pourquoi venir la chercher ?

Madame de Blossac.

Pour la rendre moins cruelle… s’offrir à votre colère avec confiance, c’est la désarmer !… Si je vous avais reçu chez moi, vous auriez été implacable ; mais chez vous !… attirée par vous dans un piège, c’est différent, je ne suis plus votre ennemie, je deviens votre victime ; et, je vous connais, la femme que vous êtes le plus près d’aimer est celle envers qui vous avez eu un tort.

Hector à part, avec défiance.

Elle est habile ! (Haut.) Mais ce nom… je l’attends ?

Madame de Blossac toujours assise.

Eh bien ! écoutez-moi.

Hector sans changer de place, jette les yeux sur le rideau.

Je vous écoute.

Madame de Blossac très-finement, avec un regard étrange.

Vous n’osez me regarder… Vous vous défiez de vous !

Hector lève les yeux sur elle ; rencontrant ce regard, il détourne brusquement la tête.

Oui, mais pas comme vous l’entendez.

(Il va chercher une chaise et s’assied à quelque distance.)
Madame de Blossac.

Vous craignez de me plaindre en voyant ce que je souffre ; mais je ne veux point de votre pitié : c’est votre intérêt que j’ambitionne, non pour mon passé qui est maudit, mais pour mon avenir qui peut être grand et noble, et qui dépend de vous.

Hector.

Eh ! madame, votre destinée et la mienne….

Madame de Blossac.

Je vous ai dit que je vous aimais, Hector, mais je ne vous ai pas dit pourquoi je vous aimais : c’est que vous êtes précisément le contraire des êtres qui m’entourent, de tous ces hommes égoïstes, menteurs et lâches.

Hector à part.

Voilà les flatteries… nous aurons les larmes bientôt.

Madame de Blossac.

Quelle joie ce fut pour moi que la découverte de ce caractère indépendant et brave ! Avec quel intérêt je vous suivais des yeux à travers la foule ! Chaque fois qu’on prononçait votre nom, j’écoutais émue, attendrie ; tout ce qu’on racontait de vous m’enivrait… Et quelle inquiétude lorsque j’appris votre duel à Chantilly ! Oui… pour tout le monde ce fut un mystère ; mais on ne pouvait pas me tromper, moi ! Et la cause de ce duel était si noble, si belle, que toute ma tendresse se changea en admiration.

Hector.

Mais comment avez-vous su cela ?

Madame de Blossac.

Quel secret peut échapper à la pensée constante d’un amour qui veille ? Oh ! pendant cette longue convalescence, à votre insu, j’étais près de vous… Je vous assistais dans vos heures d’ennui.

Hector.

Vous !

Madame de Blossac.

Un détail insignifiant, que vous vous rappellerez peut-être… ce livre qu’on annonçait avec tant de bruit… ce dernier volume de Lamartine…

Hector.

Où est l’éloge de mon père ?

Madame de Blossac.

Vous le désiriez… personne encore ne pouvait l’avoir… Le soir même vous l’avez reçu.

Hector.

C’était vous ?…

Madame de Blossac.

C’était moi.

Hector se levant et s’éloignant d’elle.

Mais quelle surveillance !

Madame de Blossac souriant.

C’est effrayant, n’est-ce pas ? Eh bien, cette surveillance-là, c’était ma joie, c’était la seule occupation de mon âme. Vous attendre, vous apercevoir, vous parler en rêve, vous évoquer comme une ombre chérie, c’était toute mon existence… J’étais heureuse ; mais tout à coup j’ai appris que vous alliez partir pour l’Orient, qu’il fallait renoncer à vous voir… Alors le courage m’abandonna ; je me laissai aller au courant qui m’entraînait. Mes mauvais instincts, comprimés par mon amour, reprirent une force nouvelle. Ces deux natures qui combattent en moi recommencèrent à me tourmenter de leur fatale influence… Née d’un mariage étrange, fille d’un gentilhomme et d’une bohémienne, je participe de ces deux contrastes. Comme ma mère, j’ai l’esprit aventureux et le sang enflammé ; mais comme mon père aussi, j’ai l’orgueil de mon nom et la vanité de mon rang. Il ne faut pas être trop sévère pour moi !… Je n’ai pas de candeur, je n’ai pas de vertu ; mais j’ai de l’honneur, au moins une espèce d’honneur, puisque j’ai la pudeur de cacher ma vie. La vertu ! ce n’est pas ma réalité, mais c’est mon rêve !… Est-ce ma faute à moi si mon rêve est beau, quand ma nature est misérable ? Est-ce un crime enfin, quand on est condamnée à la fange, d’aspirer au ciel ? Ma lutte terrible et sincère n’est peut-être pas sans dignité… Je me confie à toi, je te dis tout… je t’aime !… Quelque temps je parviens à mener cette vie régulière que j’affecte, sans une faute, même sans un souvenir ! Je me crois corrigée, je me crois réellement honnête, je reprends courage, je respire… Et puis, tout à coup… un souffle d’orage, une idée folle, un air chanté avec émotion, un mot, un sourire, que sais-je ? et me voilà reprise de cette fièvre infernale !… Mon imagination de nouveau s’égare, mon sang bouillonne comme une source près d’un volcan… Un vertige d’amour m’emporte dans l’abîme, et, malgré moi, malgré mes combats, maigre la prière, malgré tout, je retombe !… Seulement je retombe de plus haut !

Hector à part.

Malheureuse ! (Haut.) Calmez-vous… ces souvenirs et ces aveux sont trop pénibles.

Madame de Blossac.

Non ! c’est la première fois que je puis dire tout ce que j’ai sur le cœur, cela me fait du bien. Il me semble que je me débarrasse de ces hideux secrets en les livrant à la pensée d’un autre… Mais il faut bien que tu les connaisses, Hector, pour comprendre ce que tu peux être pour moi. Un mot de toi, et je suis changée !… Un mot de toi, et ce démon de haine et d’astuce qui habite en mon esprit est chassé pour jamais !… Mon amour est si beau qu’il me régénère !… Oh ! ne me repousse pas !… prends garde, les autres femmes ne sont que des femmes… on peut les quitter sans souci ; mais moi je suis un fléau, un fléau terrible que toi seul peux conjurer… Si tu m’abandonnes, tu seras responsable de tout le mal que je vais faire et que tu peux empêcher… Oui, désormais ce n’est plus moi qui serai coupable, comprends-tu cela ? mes méchancetés seront les tiennes, mes crimes seront les tiens ! Ô mon bon génie, ne refuse pas de me protéger ! Ne dédaigne pas ton empire ! tu peux changer le mal en bien. De tous mes défauts, de tous mes mauvais penchants, tu peux faire des qualités sublimes. Je suis si heureuse, si fière d’aimer si noblement ! Je ne te demande pas ton amour ; va, le mien me suffit !… Je ne te demande même pas de t’intéresser à moi, de me consoler, de m’assister… Je ne te demande rien que de me regarder vivre, et ma vie se purifiera d’elle-même sous ton regard !…

Hector pâle, agité, éperdu, à part.

Est-ce un rêve ?… malgré moi, cette émotion…

Madame de Blossac.

Mais pourquoi détournes-tu tes yeux des miens ? Pourquoi cette pâleur, cette agitation ? Dis-moi, Hector, qu’as-tu donc ? mais qu’as-tu donc ?

Hector avec délire.

J’ai peur !… ta voix perfide me trouble, tes yeux menteurs me fascinent ! Ô rage ! je la hais, je la hais, et je sens malgré moi ma haine qui m’échappe !… Ah ! (Il pousse un cri et prend dans la coupe le bouquet de bruyères.) Non, voilà qui va me la rendre ! Voilà l’égide qui saura me protéger contre toi ! Tiens, le reconnais-tu, ce bouquet ?

Madame de Blossac.

Ah !…

Hector.

Je devais te l’envoyer aujourd’hui… ce n’est pas ma faute si tu as voulu venir le chercher ici.

(Il jette le bouquet à ses pieds.)
Madame de Blossac avec un cri.

Ah ! c’était lui !…

{Elle tombe anéantie.)
Hector.

Oui, c’était moi !… moi !… Depuis quatre ans mon souvenir vengeur te poursuit. J’étais l’ami d’Arthur ! puis-je être ton bon génie, dis ? — Oh ! je pressentais bien qu’avec toi le désespoir et le déshonneur entreraient partout dans les familles ; je voulais par ce remords t’épouvanter, et je t’envoyais ces fleurs menaçantes pour te dire : « Je te connais, et je t’épie ; à ton premier crime j’apparaîtrai !… »

Madame de Blossac à genoux.

Eh bien, dénonce-moi !… Qu’attends-tu donc pour me confondre aux yeux de mes ennemis ? Appelle-les, qu’ils viennent !… Que m’importe qu’on me proclame la maîtresse d’Hector de Renneville, quand lui me croit l’assassin d’Arthur !… Ah ! tout est fini pour moi !… Lui !… ma seule espérance… lui ! mon repentir, ma conscience retrouvée !… Lui qui devait rendre à mon âme sa pureté, sa grandeur !… C’est lui qui me maudit, c’est lui qui me livre !… Lui que j’aimais tant pour son courage et pour sa loyauté ! — Va, tout le mal que j’ai pu faire… par ce tourment, je l’expie. Oh ! cet amour, je le sens !… on ne peut pas me l’ôter, me le reprendre, sans m’arracher le cœur. Mais moi, jamais je n’ai infligé à personne un pareil supplice… jamais !… C’est trop ! je ne peux pas !… Ce que je souffre est horrible. Ma tête se brise… mes larmes brûlent mes yeux… je n’y vois plus… Mon Dieu, j’étouffe !… La mort ! la mort… Ah ! mon Dieu, envoyez-moi la mort !

(Elle tombe sans force.)
Hector l’aidant à se relever.

Relevez-vous… revenez à vous !… Ces sanglots… cette douleur… Non, ce serait indigne !… Je pouvais leur livrer une femme orgueilleuse et triomphante, je ne peux pas leur livrer une femme humiliée et mourante de douleur… Mais partez donc !… vos ennemis sont là.

Madame de Blossac.

Mes ennemis… qu’ils viennent !… Je ne me défendrai pas… tu me hais !

Hector avec douceur.

Je crois à vos remords et j’ai pitié de vous.

Madame de Blossac.

Ah ! merci !…

Hector lui donnant son mantelet.

Partez vite !…

Madame de Blossac.

C’est lui qui me sauve !

Hector.

Hâtez-vous… ils peuvent venir.

Madame de Blossac.

Hector, je ne vous reverrai jamais.

Hector écoutant.

Vous sortirez sans danger… Non, par cette porte… venez.

(Il ouvre la petite porte. Madame de Blossac, qui a remis son mantelet et son chapeau, fait un pas pour sortir.)

Scène VI.

LA COMTESSE, MADAME DE BLOSSAC, HECTOR.
La Comtesse à madame de Blossac.

Vous ne sortirez pas !….

Madame de Blossac avec rage.

Madame de Clairmont !

La Comtesse.
Hector, vous nous trahissez ! (À madame de Blossac.) On peut tromper par des larmes menteuses un jeune homme crédule, mais on ne trompe pas une mère !… Le signal de la perdre, oh ! je me doutais bien qu’il ne le donnerait pas. Vous ne sortirez d’ici, mademoiselle, que quand ma fille sera justifiée aux yeux de tous ! (Elle va ouvrir la porte du fond.) Venez donc, monsieur le maréchal, et soyez touché d’un empressement si aimable…

Scène VII.

MADAME DE BLOSSAC, LE MARÉCHAL, LA COMTESSE, HECTOR.
La Comtesse au maréchal.

Mademoiselle de Blossac a hâte d’être de la famille, voyez donc !… je viens de trouver votre future femme chez mon futur gendre.

Le Maréchal.

Mademoiselle de Blossac chez M. de Renneville !… Par quel hasard ?

Madame de Blossac.

Ce n’en est point un, monsieur le maréchal ; je venais mystérieusement, j’en conviens, chez M. de Renneville pour lui apporter la preuve de l’innocence de sa fiancée.

La Comtesse.

Que va-t-elle dire ?

Madame de Blossac.

Cette preuve est un secret où la réputation d’une autre se trouve intéressée. Madame votre nièce a tout détruit en faisant un éclat ; et maintenant je me vois forcée de garder le silence.

Le Maréchal.

Parlez, mademoiselle de Blossac, et comptez sur ma discrétion.

Madame de Blossac.

Je ne puis rien dire ; l’honneur me fait un devoir de me taire.


Scène VIII.

MADAME DE BLOSSAC, LE MARÉCHAL, DES TOURBIÈRES, LA COMTESSE, HECTOR.
Des Tourbières tenant un livre à la main.

Cela se trouve bien ! l’honneur me fait un devoir de parler.

Tous.

Monsieur des Tourbières !

La Comtesse à des Tourbières.

La vérité, monsieur !

Des Tourbières.

La vérité… (Montrant le livre.) La voici !

Hector.

Qu’est-ce que cela ?

Des Tourbières.

Un album… l’album d’un aubergiste. C’est le livre des voyageurs de l’hôtel de France, à Blois.

La Comtesse.

Eh bien ?

Des Tourbières.

Ce livre nous apprend chez quelle personne, chez quelle voyageuse était Charles Valleray quand il a franchi le mur du jardin.

Le Maréchal.

Et cette personne, c’était ?…

Madame de Blossac.

C’était moi, monsieur le maréchal.

Le Maréchal.

Vous ! c’est impossible.

Madame de Blossac.

C’était moi, vous dis-je… il m’importe que vous le croyiez.

Des Tourbières à la comtesse.

Toujours la même !… Elle avoue pour avoir l’air de nier.

Le Maréchal.

Non ; vous vous accusez pour sauver une autre.

Madame de Blossac.

Je ne veux pas répondre ; les apparences sont contre moi. Je vous pardonne vos soupçons. Madame de Clairmont le sait, une femme peut être compromise, sans être coupable ; hier sa fille était accusée… aujourd’hui la voilà justifiée. Patience ! le moment viendra où je serai justifiée à mon tour. M. Charles Valleray annonce sa prochaine arrivée ; d’ici là j’accepte l’accusation qui purifie votre nièce, monsieur le maréchal. Dites à ceux qui ont entendu raconter cette triste aventure que tout s’est dévoilé, qu’on a découvert mes intrigues… dites enfin ce qu’il faudra pour justifier cette enfant. Hâtez-vous de me perdre, c’est votre intérêt, c’est peut-être le mien !… Toute grande injustice amène tôt ou tard quelque grande réparation, et cette réparation, qui sera éclatante, je l’attends avec calme, avec foi. Adieu, monsieur le maréchal. Je voulais vous donner ma vie, je vous donne mon honneur, c’est mieux !

La Comtesse ironiquement.

L’honneur de lady Tartuffe !

Madame de Blossac.

Moins d’orgueil, madame ! On va dire de moi : « Elle a un amant… » C’est ce que l’on dit de vous, qui n’en avez pas !

(Elle sort.)

Scène IX.

LE MARÉCHAL, LA COMTESSE, HECTOR, DES TOURBIÈRES.
La Comtesse.

Elle tombe avec audace… mais elle est perdue !

Des Tourbières.

Hélas, non ! Regardez le maréchal, il s’attendrit sur son sort… Il ne dit pas : « Le pauvre homme !… » mais…

Le Maréchal à part.

Ils l’accusent tous… La pauvre femme !…


Scène X.

LE MARÉCHAL, LA COMTESSE, JEANNE, HECTOR, DES TOURBIÈRES.
Jeanne.

Maman ! maman !… je te cherchais partout.

Hector.

Jeanne !

Jeanne.

Qu’est-ce que vous faites donc là ?

Hector.

Nous fixons le jour de notre mariage… Rien ne s’oppose plus à mon bonheur.

Jeanne.

Il y avait donc des obstacles ? Oh ! mais, moi, je savais bien que nous nous marierions… aussi je n’ai pas eu une minute d’inquiétude.

La Comtesse.

Ah ! ce mot-là, c’est ma récompense !

(Elle embrasse sa fille.)
Des Tourbières bas à Hector.

Soyez heureux ! mais défiez-vous de lady Tartuffe. L’hypocrite est le seul phénix qui renaisse de ses cendres.

FIN DE LADY TARTUFFE.