Lady Tartuffe/Acte I
LADY TARTUFFE.
ACTE PREMIER.
Scène I.
(Elle est seule et se regarde dans une glace.)
Comme je suis mal coiffée !… Cette vieille madame Berthollet est maladroite… Mais une plus spirituelle serait clairvoyante… il faut la supporter telle qu’elle est. (Elle continue à lisser ses cheveux ; elle regarde ses ongles et dispose les plis de sa robe de manière à faire valoir la finesse de sa taille. À ce moment on entend un coup de sonnette.) Quelqu’un !
Scène II.
C’est moi.
Ah ! (À part.) Encore cet homme !… Mais patience ! (Haut, allant à des Tourbières.) Comment va le maréchal ?
Mal.
Il souffre beaucoup ?
Comme un damné ! c’est un de ses plus beaux accès.
Il s’ennuie ?
Pas tant qu’il le devrait et que vous le méritez.
Madame de Clairmont est toujours près de lui, elle lui parle de moi ?
Devant moi, non… je ne me le rappelle pas. — Ah ! si, cependant, hier elle a dit très-insolemment qu’elle n’aimait pas les hypocrites.
Vous appelez cela parler de moi ?
Non, je me trompe, elle disait cela pour une autre. Eh ! pour moi !… c’est juste. Que je suis naïf ! comment ne me suis-je pas reconnu tout de suite ?
La mère et la fille viennent tous les soirs chez le maréchal ?
Oui, malheureusement.
Pourquoi malheureusement ?
Ah ! c’est qu’en écoutant causer sa nièce qui est très-piquante, en regardant la petite Jeanne qui est très-jolie, le bon vieux goutteux commence à se désennuyer ; et votre ingénieuse absence…
Mon ingénieuse absence !
Se fait un peu moins sentir. Le maréchal était hier dans l’admiration de sa petite-nièce. Il est question de la marier.
On ne la mariera pas facilement.
Pourquoi ?
Il court sur son compte certaine histoire.
La petite Jeanne, déjà calomniée !
Une pauvre fille, élevée si légèrement !
Légèrement ! Sa mère ne l’a jamais quittée un seul jour !
Un seul jour, peut-être ! Mais l’histoire ne dit pas que ce fût le jour.
Une aventure nocturne à Jeanne ! quelle folie ! À son âge, on dort la nuit ; une sérénade, un charivari ne vous réveillerait pas. C’est impossible ! Mais, prenez-y garde, si le maréchal a toujours près de lui cette charmante jeune fille pour le soigner, le distraire, il ne songera plus à vous épouser.
Cela m’alarme peu.
Son influence grandit tous les jours ; il la trouve charmante, et je suis de son avis.
Eh ! vous êtes toujours de son avis, vous répétez tout ce qu’il dit, si bien qu’on vous a surnommé l’Écho du maréchal.
C’est madame de Clairmont qui m’a donné ce sobriquet Elle est maligne, madame de Clairmont. C’est elle aussi qui vous a surnommée lady Tartuffe…
Parce que j’ai pour amies les femmes les plus respectables de l’Angleterre.
Franchement, ce nom de lady Tartuffe est assez heureux. C’est un hasard, car, entre nous, mademoiselle Virginie de Blossac, n’êtes-vous pas un peu la veuve d’un jeune lord ?…
Monsieur des Tourbières ! il était convenu que jamais vous ne rappelleriez cet affreux souvenir….
Oh ! mon Dieu, madame, je ne veux point vous fâcher. Vous m’avez parlé du surnom qui m’était donné, j’ai cité le vôtre, voilà tout : mais si je suis l’écho du maréchal, c’est par votre ordre. (S’asseyant sur une chaise près du canapé.) J’ai de l’esprit, moi, vous le savez, puisque vous m’avez conseillé d’être bête. Et quel excellent conseil ! je m’en trouve si bien ! Dans le monde où je vivais avant de vous rencontrer, je passais pour un garçon d’esprit… On ne faisait aucun cas de moi, on me traitait sans façon comme un homme bon à rien. Dans votre monde, au contraire, où je passe pour un brave imbécile, on me considère… on m’écoute, on me prend au sérieux, on me croit propre à tout. Ah ! vous aviez raison, l’esprit porte malheur ; mais si je consens à être bête, je veux l’être à ma manière. Le plagiat me répugne ; or ; en me faisant l’écho d’un ennuyeux, je me sacrifie deux fois : en répétant ce qu’il dit et en me privant de ce que j’aurais pu dire.
Le maréchal d’Estigny n’est pas un ennuyeux… il est instruit, il a beaucoup voyagé.
Je les connais, tous ses voyages ! ils l’ont moins fatigué que moi.
Le récit de ses missions diplomatiques est, selon moi, fort attachant.
Et selon moi, fort assommant ! Ce que je ne puis lui pardonner, c’est de m’avoir attrapé de la sorte. Un maréchal, un vieux soldat qui ne parle que de protocoles, qui, au lieu de s’entourer de joyeux aides de camp avec lesquels on rit, on boit, on fume, n’a que des secrétaires qui ont une plume sur l’oreille et qui savent le latin !
Vous regrettez les rabâchages de combats ?
Je les préfère aux rabâchages diplomatiques. (Il hausse la voix.) Les combats, ça se raconte à haute voix… (Il baisse la voix.) Les histoires d’ambassade, ça se marmotte à voix basse.
Et cela vous ennuie ?
Cela m’endort. Et à quoi servent alors des heures entières de patience admirative, si je perds en un moment, en dormant, tout le fruit de mes veilles ?
Vous plaisantez toujours.
Parlons sérieusement. Il y a deux ans, quand vous avez obtenu cet appartement dans l’hôtel du maréchal, avec l’intention d’épouser le maréchal, vous êtes restée six mois sans aller chez lui, c’était un trait de génie ! Mais aujourd’hui, rester huit jours sans le voir, cela me paraît dangereux. Quand retournez-vous chez le maréchal ?
Je n’irai pas avant deux jours.
Oh ! quelle faute !… Mais dans deux jours votre place sera occupée. Ah ! vous comptez sur la fidélité des vieillards ! Mais les vieillards n’ont pas le loisir d’être fidèles… C’est un luxe que la fidélité, car c’est du temps perdu, et il faut être jeune, très-jeune, pour se passer ce luxe-là ! Votre maréchal est déjà à moitié distrait… Vous comptez aussi sur la goutte, n’est-ce pas, pour fixer ce papillon blessé ?… Voilà encore un préjugé ! Les gens les plus exposés aux séductions sont précisément les infirmes ! Nous autres, nous pouvons échapper au danger en fuyant à toutes jambes… Mais eux ! que peuvent-ils faire ? Comment peuvent-ils résister à l’inconstance, quand elle vient elle-même les séduire jusque sur leur fauteuil de douleur ? Croyez-moi, madame de Blossac, c’est un faux calcul ; une femme intelligente ne doit jamais faire semblant de fuir un homme que lorsqu’il peut courir après elle. Voyez mademoiselle de la Vallière, votre modèle à toutes, elle a fui Louis XIV, parce que Louis XIV était jeune et qu’il pouvait la rejoindre. Elle n’aurait pas fui Louis XVIII… Vrai ! fuir un homme qui a la goutte, c’est l’enfance de l’art !… Mais je ne suis pas dupe, vous ne me dites pas tout… Vous avez une autre raison pour rester ici.
Vous avez deviné… Oui, j’ai fait une rencontre qui m’inquiète. Avant-hier, j’étais allée de bonne heure, comme tous les jours, visiter mes vieux pauvres…
Ce n’est pas la peine de me conter cela, à moi.
Comment, monsieur, vous ne croyez pas que je sois allée avant-hier matin…
Oh ! je crois que vous êtes sortie de bonne heure… de très-bonne heure… Seulement je ne crois pas à vos vieux pauvres… c’est-à-dire je ne crois pas que les vieux soient pauvres et que les pauvres soient vieux… Ce n’est pas un défaut.
Vous vous moquez toujours de ma charité, de ma dévotion… Mais votre madame de Clairmont, que vous admirez tant !… elle est aussi dévote et aussi charitable que moi.
Aussi, mais autrement.
Vous riez de mes sociétés de bienfaisance… Elle en est aussi.
Aussi, et autrement. Elle est dévote pour elle, et vous, vous l’êtes pour les autres.
Elle va à la messe tous les matins, comme moi.
Elle y va, mais elle ne dit jamais : J’en viens… Tandis que vous, vous dites toujours : J’en viens… et je ne suis pas bien sûr que vous y alliez.
Monsieur, ce ton que vous prenez toujours avec moi est à la fin intolérable !
Oh ! j’en conviens, mademoiselle… (Se reprenant.) madame de Blossac, cela doit être fort ennuyeux, quand on s’est posée en vertu immaculée, d’avoir pour confident un philosophe cynique qui déconcerte toujours le décorum de votre tenue.
Monsieur !
Un franc mauvais sujet comme moi qui vous rappelle de temps en temps certain secret…
Mais moi, je ne vous rappelle point le vôtre.
Parbleu ! je le crois bien. Je ne me démens pas, je suis avec vous ce que je suis… je ne vous trompe pas. Est-ce que je fais de la vertu, moi ? Est-ce que je médis devant vous des défauts ou des vices que j’ai ? Vous n’avez jamais besoin de me remettre dans la vérité, moi… j’y suis toujours… avec vous, du moins… Je n’essaye pas de vous attraper. Voyons, soyez juste, si je venais toute la journée vous parler de ma sagesse, de l’ordre extrême que j’apporte dans mes affaires, de mon horreur invincible pour le jeu… vous bondiriez d’impatience comme moi et vous finiriez par me dire : Mais, monsieur, votre sagesse ne vous a pas empêché de vous ruiner à la Bourse, au jeu… que sais-je ! de perdre tout votre argent et tout votre crédit ; de faire deux cent mille francs de dettes à droite et à gauche, sur lesquels vous me devez, à moi, vingt bons mille francs !… Vous me diriez cela, n’est-ce pas ?… Eh bien, c’est ce que je fais en vous rappelant ce que votre pudeur ne vous empêche pas de faire ; c’est plus fort que moi. Quand je vous entends parler de votre vertu, ça me fait mal aux nerfs ! ça m’exaspère ! j’aime mieux que vous me disiez des injures !
Vous vous trompez, monsieur, je ne serais pas exaspérée en vous entendant parler de votre sagesse et de votre délicatesse : j’y crois.
Bon ! la voilà qui fait de l’hypocrisie pour mon compte ! Quelle femme !…
Je n’ai aucune inquiétude sur ces vingt mille francs, je suis certaine que vous me les rendrez dès que…
Sans doute. Je ne les ai pas, mais j’ai un oncle qui les… représente. Je pourrais les lui demander ; j’aime mieux attendre qu’il me les donne… naturellement. Vous m’avez prêté cette somme, vous m’avez escompté mon oncle… C’est un grand service que je n’oublierai pas. En outre, vous me promettez de me faire préfet ou receveur général, dès que vous serez madame la maréchale. J’y compte. Aussi, disposez de moi, je vous servirai ; et votre secret, que le hasard m’a livré… je le garderai.
Qu’appelez-vous mon secret ?… C’est un souvenir douloureux.
Un souvenir ? Dites un remords.
Monsieur des Tourbières !…
Ah ! voilà que vous recommencez… Vous êtes aussi habile à vous tromper vous-même que vous l’êtes à tromper les autres ; mais la vérité, je la sais.
La vérité….
La voici : une fois pour toutes, établissons-la nettement et n’essayez plus de m’en… proposer une autre. Vous aviez donné rendez-vous à Arthur dans le pavillon de Redcastle. À la voix des chasseurs, Arthur effrayé, pour ne pas vous compromettre, saute par la fenêtre…
Taisez-vous ! taisez-vous !
Son fusil part… Il tombe baigné dans son sang…
Pouvais-je le secourir ?
Vous pouviez ne pas fuir, ne pas l’abandonner ; mais vous l’avez laissé mourir.
Arthur !
Vous l’avez laissé mourir, parce que le vertige de la honte s’est emparé de vous… parce qu’appeler au secours, c’était vous dénoncer… parce qu’enfin vous êtes une prude, et que pour une prude… la vie d’un homme n’est rien auprès de la bonne réputation d’une femme !
Mais je le pleure ! je le pleure ! ne le voyez-vous pas ?
Aussi, je vous plains. Mais, vous le savez, je ne suis pas seul à le posséder, ce secret. Ce bouquet de bruyères, oublié par vous dans le pavillon, a servi d’indice…
Oui… ce bouquet fatal… quelqu’un me l’a vu cueillir, sans doute… et tous les ans, le jour anniversaire de la mort d’Arthur…
Vous en recevez un pareil. Après-demain, il y aura cinq ans !
Qui me l’envoie ?
Soupçonnez-vous quelqu’un ? Sa mère, peut-être ?
Lady Redcastle ? Non ; elle n’a jamais quitté l’Écosse.
Un ami d’Arthur ? N’avait-il pas pour ami un jeune Français ?
Oui… Je vous parlais d’une rencontre, tout à l’heure… C’était lui !
Lui ! qui donc ?…
On vient.
Scène III.
Madame… c’est de la part de M. le maréchal.
Le maréchal ?
Il fait demander à madame de vouloir bien permettre à son architecte de jeter un coup d’œil sur cet appartement.
Comment ! voudrait-il me renvoyer de sa maison ?
Au contraire, madame ; en disposant de votre entre-sol, il vous offrirait le joli salon qui donne sur le jardin.
Et pourquoi ce changement ?
M. le maréchal a cédé tout le premier étage de l’hôtel au fils d’un de ses anciens amis.
À qui ?
M. le comte de Renneville.
De Renneville !
Ces messieurs attendent.
Faites entrer.
Scène IV.
Pardon, madame… je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi.
Oh ! cette voix…
Le salon ici est plus petit que celui de l’autre côté, et puis l’escalier de dégagement est trop sombre.
En effet, les communications avec le premier étage sont moins commodes de ce côté-ci, et je comprends que vous désiriez être le plus près possible de madame.
Madame !
Oui, tout près, mais cependant sans se gêner l’un l’autre.
Oh ! tous avez raison ; le bonheur dépend souvent d’un appartement bien distribué.
Alors ce sont les bons architectes qui font les bons ménages.
Ménages !… il va se marier !
Comme elle est émue !
Mais il faudrait visiter les autres pièces avant de vous décider.
Vous permettez, madame ?
Conduisez ces messieurs.
Scène V.
J’ai bien compris, n’est-ce pas ? Il va se marier ?
Oui, madame.
Lui ! le fils de l’ami intime du maréchal !… Je ne l’ai jamais vu chez lui. Qui épouse-t-il ?
Tenez-vous à le savoir ?
Oh oui !… (Plus froidement.) Je vous expliquerai plus tard pourquoi cela m’intéresse.
Cette émotion… serait-ce un de ses vieux pauvres ?… (Haut.) Eh bien, je m’attache à ses pas, et je vous rendrai un compte fidèle de mes démarches, c’est-à-dire des siennes. Vous trouverai-je ?
Sans doute ; c’est aujourd’hui le jour de réunion de notre œuvre.
Ah ! oui, notre œuvre des jeunes Épileptiques. Vous aurez du monde ; je ne pourrai vous parler.
Vous n’aurez qu’un nom à me dire.
Eh bien donc, au revoir, madame la maréchale.
Scène VI.
Depuis un an, je croyais l’avoir oublié… Je l’ai revu, je l’aime toujours… et il n’a rien voulu comprendre à cet amour ! — Hector, si vous m’aviez aimée… Arthur vivrait… Le dépit ne m’aurait pas donnée à lui… je n’aurais pas causé sa mort : je ne serais point poursuivie par une affreuse image nuit et jour ! Oh ! que c’est lourd, un remords !… En vain je me réfugie dans les fiévreuses agitations d’une vie d’intrigues et de ruses, la pâle figure d’Arthur me poursuit partout. Je le vois étendu sur ce brancard, le front caché par ses cheveux en désordre et pleins d’herbe, l’œil fermé, les lèvres sanglantes ! Et je ne peux pas m’empêcher de voir ça toujours !… Et ce cruel bouquet, ces fleurs accusatrices qui, chaque année, viennent me dire : « Lâche ! tu l’as laissé mourir !… Il t’appelait !… » (Tout bas.) Il m’a appelée… Je pouvais le sauver… je l’ai laissé mourir… Ah ! cette pensée me rend folle !… (Se calmant tout à coup à la vue de madame Berthollet.) Que me voulez-vous, ma chère madame Berthollet ?
Scène VII.
Madame, voici M. de Saint-Iriex, le président de votre œuvre.
Ah ! c’est bien. Faites-le entrer dans ce salon ; je vais chercher le compte rendu du trimestre que j’ai terminé ce matin.
Oui, madame.
Un bien digne homme que ce M. de Saint-Iriex !
Scène VIII.
Bonjour, madame Berthollet. Comment se trouve-t-elle aujourd’hui, votre chère maîtresse ?
Mieux, mais encore souffrante. Comment une personne qui vit d’abstinence et de mortifications pourrait-elle se rétablir ?
Elle a tort, elle devrait se soigner. Elle se doit à tous ceux qu’elle édifie par sa conduite.
C’est ce que je lui dis sans cesse, mais elle ne m’écoute pas… Avant le jour, la voilà partie !… Elle va visiter ses pauvres, elle leur porte tout ce qu’elle a. (Elle lui montre un petit habit qu’elle tient à la main.) Tenez, ce vêtement…
Une bonne œuvre ?
Oui, encore. Et un courage, une charité vraiment admirables ! Moi, je la regarde comme une sainte.
Ce que vous pensez là, nous le pensons tous.
Quelle différence avec cette madame de Clairmont !
Madame de Clairmont fait beaucoup de bien aussi. Elle a son mérite… c’est un autre genre… un esprit moins sérieux.
Vous êtes bon ! C’est une évaporée, une mondaine ! Si c’est la piété le matin, c’est le scandale le soir ; tandis que madame de Blossac, c’est la vertu à toutes les heures. On ne voit venir chez elle que des hommes graves… tous hommes mûrs et simples comme vous, monsieur de Saint-Iriex, et incapables de tourner la tête à une femme.
On dit que le maréchal d’Estigny aurait quelque idée de l’épouser. Cela serait excellent pour notre œuvre… madame la maréchale présidente !
Il pourrait bien se vanter d’avoir pour femme la vertu même !… Mais la voici.
Scène IX.
Monsieur de Saint-Iriex…
Madame…
Ah ! j’oubliais… Voici, madame, le petit uniforme.
Le petit uniforme ?…
Oui, un habit pour le singe du petit Savoyard… J’ai cousu les boutons.
C’est bien, ma chère madame Berthollet, laissez-le là ; il va venir, je le lui donnerai… merci.
Scène X.
Toujours charitable ! c’est une fortune pour lui que ce soin touchant… (Il regarde le petit uniforme avec attendrissement.) Vous êtes un ange !
Ne parlons pas de cela. Voyons, monsieur le président, parlons de notre œuvre… sera-t-elle adoptée par l’administration ?
J’en doute. Il nous faudrait pour cela la protection d’un personnage en crédit. (Finement.) Le maréchal d’Estigny, par exemple…
Madame la comtesse et mademoiselle de Clairmont.
Voici sa nièce, adressez-vous à elle.
Scène XI.
C’est un honneur bien inattendu pour moi que la visite de madame de Clairmont.
Il ne faut pas m’en savoir gré… je viens par ordre… c’est mon oncle qui m’envoie… Il veut absolument vous voir aujourd’hui.
Et pourquoi ?
Madame Duvernois… Madame Courtin.
Pour une raison que nous vous dirons tout à l’heure… quand vous aurez moins de monde.
Scène XII.
Ah ! deux dames de notre œuvre… (Aux dames.) Toujours exactes, mesdames !
M. des Tourbières.
Et notre trésorier !
Scène XIII.
(Costume simple, tenue sévère, démarche empesée, le ton sentencieux d’un sot qui pèse ses paroles.)
Ne prenez pas garde à moi, mesdames, de grâce !… (À part.) Attention ! mesurons mon discours et soyons à mon rôle de vertueux imbécile. (Haut à madame de Blossac.) Hier, vous étiez bien souffrante, madame… Êtes-vous plus satisfaite de votre santé aujourd’hui ? J’avais le projet de venir savoir plus tôt de vos nouvelles, mais il m’a été impossible de l’effectuer.
Je suis mieux, je vous remercie.
Prenez-y garde, madame de Blossac ! à force de mortifications, vous vous rendrez malade… Je vous le dis toujours… c’est grave !… Il ne faut pas jouer avec les mortifications. (À la comtesse.) M. le maréchal ?…
Il vous attend ce soir. Il a quelque chose à vous dire.
Quelque chose à me raconter, sans doute.
C’est son auditeur favori.
C’est-à-dire sa victime préférée. (Haut à Jeanne en passant derrière le canapé.) Mademoiselle, oserai-je vous demander si vous avez donné un pendant à ce charmant paysage que vous présentâtes l’autre jour au maréchal ?
Pas encore, mais j’y travaille.
Vous cultivez le dessin avec préférence ?
C’est ma passion !
Passion ! ce mot me surprend… Savez-vous ce que c’est que d’avoir une passion ?
Oui, c’est aimer trop.
Qu’est-ce qu’elle dit donc là ?
Maman, je dis que j’aime à dessiner beaucoup trop.
C’est vrai : elle se lève avec le jour pour dessiner, et le soir à huit heures elle tombe de sommeil !
Quel est son maître de dessin ?
C’est Marcelin.
Excellent !… un véritable artiste.
Et puis un bien honnête homme ! (Bas à la comtesse.) Il avait tourné la tête à une de ses élèves… Eh bien, il l’a épousée… c’est une belle action !
Oui, mais comme il ne pourrait pas la recommencer, je vais lui donner son congé, à ce séducteur… honnête homme ! Est-ce que vous croyez avoir fait son éloge ?
Mais sans doute, madame, c’est un éloge sincère.
Et mortel… Quels éloges ! Ah ! si c’est comme cela que vous les faites… je vous en prie, dites toujours du mal de moi.
Madame, de grâce, n’ayez pas d’esprit contre moi : cela vous est trop facile.
Ah ! un uniforme ! qu’est-ce que c’est que ça ?… (À madame de Blossac.) Permettez-vous, madame ?
Cela ? c’est une belle action !
Encore ! (À part.) J’ai peur, cela va être quelque noirceur.
C’est un paletot pour une levrette !
Non, c’est un uniforme de major.
Pour un polichinelle ?
Pour un singe ! pour le gagne-pain d’un petit Savoyard dont madame de Blossac est la bienfaitrice… Elle a accueilli l’enfant des montagnes et elle protège sa modeste industrie.
Je la reconnais bien là ! sa bonté est inépuisable. Madame de Blossac étend l’humanité jusque sur…
Les singes !
Jusque sur les moindres créatures… Ce pauvre petit joueur de vielle, comme il va vous bénir !
Eh bien, maman n’est pas dans ces idées-là… Elle ne veut pas que les enfants courent les rues… Elle aussi a recueilli, il y a trois ans, un petit Savoyard ; mais elle l’a forcé à vendre sa vielle et elle a mis le pauvre enfant en pension chez les Frères… Il pleurait bien !
Ce genre de charité en vaut un autre… l’éducation est le plus grand des bienfaits..
C’est selon, pardonnez-moi… Pour nous autres, oui… mais l’éducation est souvent fatale aux enfants du pauvre. Ils apprennent à lire, et ils lisent des livres dangereux… Ils apprennent à écrire, monsieur, et ils deviennent souvent faussaires… Eh bien ! s’ils n’avaient pas appris à écrire, ils n’auraient pu commettre de faux en écriture !
Vous allez un peu loin…
Ce que je dis est vrai, monsieur, je ne hasarde rien… D’après un relevé statistique que j’ai vu… que j’ai vu, mesdames, de mes deux yeux vu… il a été constaté que tous les condamnés pour faux en écriture savaient écrire tous plus ou moins bien !
Cela doit être.
Je suis content de moi, je suis presque aussi bête que ce monsieur ! Allons, c’est plus facile d’être bête que je ne le croyais.
Nous ne serons pas seules un moment !… (Elles se lèvent toutes les trois et descendent à l’extrême droite.) Dites-moi donc, madame, pourquoi M. le maréchal d’Estigny veut absolument me voir aujourd’hui ?
Il m’envoie vous prier à dîner… Il veut que sa chère voisine partage sa joie, le bonheur de toute sa famille… Il ne veut pas un regret.
Vous avez donc une bonne nouvelle à m’apprendre ?
Le mariage de ma fille… Il a voulu que je vinsse moi-même vous l’annoncer.
Elle se marie déjà ! mais c’est une enfant…
Je vais avoir seize ans !
Mon futur gendre doit dîner avec nous. Je suis certaine qu’il vous plaira ; quoique jeune, c’est un homme sérieux. Peut-être même avez-vous déjà entendu parler de lui… c’est M. de Renneville
M. de Renneville !… Lequel ? j’en connais un.
Hector de Renneville… Il y en a deux… Lequel est le vôtre ?
Hector !… oui, c’est bien cela !… c’est le mien.
Ah ! vous le connaissez ?
Et vous ne m’apprenez rien en me disant que c’est un des jeunes gens les plus distingués de Paris… et puis c’est un très-bon parti ! Que je suis joyeuse de cette bonne nouvelle ! Vous ferez au maréchal tous mes compliments… (Lui tendant la main.) et vous, acceptez-les aussi… Cette chère Jeanne !
Eh bien ! madame de Clairmont, vous nous tenez toujours rigueur ? Vous qui quêtez pour l’œuvre des Crèches, pour toutes les bonnes œuvres fondées à Paris, vous refusez de participer à la nôtre ?
Je n’y crois pas, à la vôtre. Monsieur de Saint-Iriex, il n’y a rien de plus dangereux au monde que les idées fausses : elles font tort aux idées justes.
Cependant, madame, la charité est toujours la charité ; et l’aumône…
Il ne faut pas abuser de l’aumône. L’aumône a aussi son crédit, qu’il faut savoir ménager.
Il y a longtemps que vous le connaissez ?
Deux mois.
Vous ne l’aimez pas ?
Si !…
Déjà ?
Moi, je crois qu’on doit s’aimer tout de suite, ou jamais : c’est une idée que j’ai !
Cependant il faut savoir si l’on se convient.
On devine cela. (Montrant des Tourbières.) Je n’ai pas besoin de voir ce monsieur-là bien longtemps pour savoir que je ne l’aimerai jamais.
L’aimable étourdie !… elle dit tout !… Mais lui, vous aime-t-il ?
Non, il rit toujours !… Quand je lui dis une niaiserie, il s’écrie : Qu’elle est gentille !… Ce n’est pas aimer, cela.
Et comment ne l’ai-je pas encore rencontré chez le maréchal ?
Il n’y vient que le matin… Il était en deuil, il n’allait pas dans le monde.
Et à quand la noce ?
Je ne sais pas.
La noce ? Dans trois semaines, mais ce soir la fête des fiançailles… À ce soir donc !
Comment, vous partez déjà ?
Pardon de vous quitter sitôt ; nous avons de graves affaires, un trousseau !… Jeanne a rendez-vous avec des couturières, des marchandes de modes.
On me fait un chapeau à plumes.
Adieu donc ! je vais vous annoncer à mon oncle et lui dire le succès de mon ambassade.
À ce soir !
Scène XIV.
Quelle est donc cette dame ?
C’est la nièce du maréchal d’Estigny.
C’est une merveilleuse ! une femme à la mode !
Ce qui ne l’empêche pas de faire de généreuses aumônes.
Avez-vous remarqué cette robe ?
Quel mantelet ! On nourrirait cent pauvres avec cette parure-là !
On fait travailler cent ouvriers… cela revient au même.
Bien, monsieur des Tourbières !
Mesdames, vous ne tous intéressez qu’aux épileptiques… c’est de la partialité.
Scène XV.
Je n’ai plus rien à vous apprendre ?
Non.
C’est elle qu’il va épouser ?
Qu’elle est charmante, mademoiselle de Clairmont, n’est-ce pas ?
Elle est jolie.
Jolie, ce n’est rien.
Ce qui plaît en elle, c’est cette naïveté, cet air d’innocence si naturel !
Sa vue seule suffit pour désarmer, pour confondre les méchants. Oh ! je suis bien aise qu’on la marie ! Tous ces vilains bruits vont tomber.
Des bruits ?
Des propos absurdes !
Des propos ?
Ces dames ont sans doute terminé leur examen ? Nous pouvons, monsieur le président, nous occuper de notre œuvre.
Un instant, madame… un instant… Je voudrais…
Voici la réponse du médecin ; il consent à donner ses soins à nos pauvres malades.
Des propos sur mademoiselle de Clairmont !… (À part.) Oh ! mais ceci me regarde. (Haut.) Et de quelle nature ?
Une histoire impossible. — Voilà, monsieur le président, une demande d’admission : une pauvre femme du faubourg du Roule désire faire entrer son fils…
Il n’a pas les conditions voulues.
Il n’est pas épileptique ?
Il a seulement un tic nerveux.
Allons, madame Duvernois, il faut être indulgente.
Fermons les yeux. (À part.) Une œuvre de charité saupoudrée de calomnie, cela devient piquant.
On prête des aventures à mademoiselle de Clairmont ?
Des aventures, non… une seule, et c’était bien assez. Quand on me parlait de ces choses-là, moi, qui la connais, j’étais indignée !
Les personnes que nous croyons connaître sont souvent celles qui se cachent le plus de nous ; et si cette demoiselle a des intrigues, certes, ce n’est pas vous, ce n’est pas madame de Blossac qu’elle choisira pour confidente.
Non certainement.
Non, mais elle n’a rien à confier… je répondrais d’elle. Et vous voyez que les odieuses calomnies dont on a voulu flétrir son nom ne lui ont fait aucun tort, puisque tout cela se termine par un excellent mariage… Les méchants en seront pour leurs frais, j’en suis bien contente, car je deviens méchante à mon tour.
Diable ! elle prend sa défense… elle veut la perdre..
Peut-être, madame, les soupçons ne sont-ils pas aussi légers que votre bon cœur vous le fait croire…
Mon bon cœur me fait croire qu’une jeune fille bien élevée, comme l’est mademoiselle de Clairmont, est incapable de donner des rendez-vous la nuit à un jeune homme.
Des rendez-vous !
On a beau dire que le père de monsieur… monsieur… j’oublie le nom… Ah ! M. Charles Valleray…
Charles Valleray !
Était l’ennemi de sa famille ; que, si elle l’aimait, elle ne pouvait le voir qu’en secret… je ne croirai jamais ce conte-là.
Allons donc ! c’est quelque méprise qu’il ne faut pas ébruiter.
Monsieur, un nom cité… un rendez-vous donné la nuit… c’est sérieux !
Qu’importe, si c’est un mensonge, qu’un nom soit cité ?… N’affirme-t-on pas que le jardinier de la vieille marquise de Clairmont, Léonard, le jardinier qu’elle avait à Blois, a lui-même surpris les deux jeunes gens ?
Surpris les deux jeunes gens !
Les deux jeunes gens !
Tout cela prouve bien que c’est une histoire inventée à plaisir.
Mais qui vous prouve la fausseté de ce récit ?
L’innocence de Jeanne. Vous avez pu la juger d’un coup d’œil… vous l’avez vue.
Pardon, madame, mais pour des raisons… des raisons qu’il est inutile de vous dire, je ne puis entendre de sang-froid des propos qui…
Eh ! monsieur, vous n’êtes pas le tuteur de mademoiselle Jeanne.
Non, madame, mais je suis…
Un allié des Clairmont ?
Non, madame.
Un camarade du maréchal ?
Je n’ai pas cet honneur.
Alors, monsieur, de quel droit vous hâtez-vous d’accueillir des soupçons indignes ?
Du droit de ma conscience, madame, qui m’ordonne d’avertir les personnes intéressées.
Monsieur, vous m’effrayez ! Devant qui ai-je eu le malheur de parler ?
Devant l’ami du marquis de Renneville.
Le père d’Hector de Renneville ! Ah ! monsieur, je vous en conjure…
Je connais mon devoir, madame ! Le blason des Renneville doit rester sans tache.
Mais enfin que prétendez-vous ?
Je connais mon devoir, et je sais ce qu’il me reste à faire !
Scène XVI.
Quel scandale ! à seize ans avoir déjà des intrigues !
Ah ! c’est le fruit de l’éducation nouvelle.
En effet, cela ne s’était jamais vu ! (Bas à madame de Blossac avec malice.) Imprudente ! vous avez raconté cette aventure devant ce vieillard, et il est l’ami du marquis de Renneville !
Ah ! je suis désolée…
Elle le savait ! (Haut.) Mais cette histoire ?…
Elle est vraie.
Non, c’est une calomnie.
Bientôt tout vous sera révélé. L’histoire est vraie.
Vraie ?… Je ne l’aurais pas cru…
Comment ?
Vous avez du bonheur !