Traduction par B.-H.-G. de Saint Heraye.
Librairie générale illustrée (p. 360-366).

CHAPITRE VII



Sommaire : Ma confiance en la Quakeresse. — Je vois mon autre fille. — Je règle tout en Angleterre. — Mon départ pour la Hollande. — Amy me revient. — Revers. — Années de repentir et d’infortune.




Quelque temps après mon époux revint de la chasse. Je pris la meilleure physionomie que je pus pour le tromper ; mais il ne m’accorda pas si peu d’attention qu’il ne vît bien que j’avais pleuré et que quelque chose me tourmentait ; il me pressa de le lui confier. J’eus l’air d’y avoir de la répugnance ; mais je lui dis que mon hésitation venait plutôt de ce que j’avais honte qu’une telle bagatelle pût avoir de l’effet sur moi que de l’importance de la chose en elle-même. Je lui avouai alors que je me désolais de ce que ma femme de chambre Amy ne revenait point ; ajoutant qu’elle aurait dû me connaître assez pour savoir que je me serais réconciliée avec elle, et autres choses semblables ; bref, que j’avais perdu par ma vivacité la meilleure servante qu’aucune femme eût jamais eue.

« Bien, bien, me dit-il. Si c’est là tout votre chagrin, vous le secouerez bientôt. Je vous garantis qu’avant longtemps nous entendrons reparler de Mrs Amy. »

Et cela fut fini de cette façon. Mais ce n’était pas fini pour moi ; car j’étais inquiète et effrayée au dernier point, et j’avais besoin d’avoir d’autres détails sur l’affaire. Aussi allai-je trouver ma sûre et certaine consolatrice, la Quakeresse, et là j’eus le récit tout au long ; la bonne et innocente Quakeresse me félicita même d’être débarrassée d’un aussi insupportable fléau.

« Débarrassée ! certes, lui dis-je ; si j’étais débarrassée d’elle honnêtement et honorablement ; mais je ne sais pas ce qu’Amy peut avoir fait. Assurément, elle ne l’aura pas fait disparaître ?

» — Oh ! fi ! dit ma Quakeresse. Comment peux-tu entretenir une telle pensée ? Non, non. La faire disparaître ! Amy n’a rien dit de semblable. J’ose dire que tu peux être tranquille là-dessus. Amy n’a rien de semblable en tête, j’ose le dire, répéta-t-elle, et elle en chassait, pour ainsi dire, la pensée de mon esprit.

Mais cela ne suffisait pas. L’idée m’en courait continuellement dans la tête ; nuit et jour je ne pouvais penser à rien autre. Et cela m’inspirait une telle horreur pour cet acte et une telle aversion pour Amy que je regardais comme l’assassin que, pour ce qui était d’elle, je crois que si je l’avais vue, je l’aurais certainement envoyée à Newgate ou dans quelque lieu pire, sous cette accusation ; en vérité, je crois que je l’aurais tuée de mes mains.

Quant à la pauvre fille, elle était toujours devant mes yeux ; je la voyais nuit et jour ; elle hantait mon imagination, si elle ne hantait pas la maison ; mon esprit me la montrait sous cent formes et cent aspects ; que je fusse endormie ou éveillée, elle était avec moi. Quelquefois, je croyais la voir la gorge coupée ; quelquefois, la tête coupée et la cervelle écrasée ; d’autres fois, pendue à une poutre ; une autre fois enfin, noyée dans le grand étang de Camberwell. Toutes ces visions me terrifiaient au plus haut point ; et ce qui était pire encore, je ne pouvais réellement pas avoir de ses nouvelles. J’envoyai chez la femme du capitaine, à Redriff, et elle me répondit qu’elle était allée chez ses parents à Spitalfields. J’y envoyai ; ils dirent qu’elle y avait été il y avait environ trois semaines, et qu’elle était partie en voiture avec la dame qui avait coutume d’être si bonne pour elle ; mais ils ne savaient pas où elle était allée, car elle n’était plus revenue. Je renvoyai le commissionnaire pour demander qu’on lui décrivît la femme avec laquelle elle était partie ; et ils la décrivirent si parfaitement, que je sus que c’était Amy et personne autre qu’Amy.

J’envoyai de nouveau dire que Mrs Amy, avec qui elle était partie, l’avait quittée deux ou trois heures après, et qu’ils feraient bien de la chercher, parce que j’avais lieu de craindre qu’elle n’eût été assassinée. Ceci les effraya horriblement. Ils crurent qu’Amy l’avait emmenée pour lui verser une somme d’argent, et qu’après l’avoir reçue, elle avait été guettée par quelqu’un qui l’avait volée et assassinée.

Je ne croyais rien de cela, quant à moi ; mais je croyais ce qui était, que quelle que fût la chose faite, c’était Amy qui l’avait faite ; qu’en un mot Amy l’avait fait disparaître. Je le croyais d’autant plus qu’Amy se tenait éloignée de moi, et confirmait son crime par son absence.

En somme, je me désolai ainsi à son sujet pendant plus d’un mois ; mais voyant qu’elle se tenait toujours éloignée et qu’il me fallait arranger mes affaires pour pouvoir aller en Hollande, je m’ouvris de tous mes intérêts à ma chère et digne amie, la Quakeresse et je la mis dans les questions de confiance, à la place d’Amy. Puis, le cœur gros et saignant pour ma pauvre fille, je m’embarquai avec mon époux, tout notre train et tous nos effets, à bord d’un autre bâtiment marchand hollandais — non pas d’un paquebot — et je passai en Hollande, où j’arrivai, comme je l’ai dit.

Je dois vous prévenir cependant ici qu’il ne faut pas comprendre par là que je laissai mon amie la Quakeresse pénétrer dans aucune partie de l’histoire secrète de mon ancienne existence ; je ne lui confiai point le grand point réservé entre tous, à savoir que j’étais réellement la mère de la jeune fille et lady Roxana. Il n’y avait point nécessité d’exposer ces détails, et j’ai toujours eu pour maxime que les secrets ne doivent jamais être révélés sans une utilité évidente. Il ne pouvait être d’aucun service, soit pour elle, soit pour moi, de lui communiquer ces choses ; d’un autre côté, elle était trop honnête pour que cette démarche fût sûre pour moi, car, bien qu’elle m’aimât très sincèrement, — et il était clair par bien des circonstances qu’elle m’aimait réellement, — elle n’aurait cependant pas voulu mentir pour moi à l’occasion, comme Amy l’aurait fait ; par conséquent il n’était pas prudent, à aucun point de vue, de lui communiquer cette partie ; car, si la fille, ou tout autre personne était venue plus tard la trouver et lui avait demandé à brûle-pourpoint si elle savait que je fusse ou non la mère, ou la même que lady Roxana, ou elle ne l’aurait pas nié, ou elle l’aurait fait de si mauvaise grâce, avec tant de rougeur, tant d’hésitation et de bégayement dans ses réponses, qu’elle aurait rendu le fait indubitable, et qu’elle se serait trahie en trahissant aussi le secret.

C’est pour cette raison, je le répète, que je ne lui découvris rien de cette nature ; mais je la mis, comme je l’ai dit, à la place d’Amy dans les autres affaires consistant à recevoir l’argent, les intérêts, les rentes et le reste ; et elle fut aussi fidèle qu’Amy pouvait l’être, et aussi active.

Mais il se présentait ici une grande difficulté, que je ne savais comment surmonter. Il s’agissait de faire passer la quantité ordinaire de secours en nature et en argent à l’oncle et à l’autre sœur, qui dépendaient, la sœur surtout, de ces secours pour subsister. Car, si Amy avait dit dans un mouvement de vivacité qu’elle ne voulait plus s’occuper de la sœur et qu’elle la laisserait périr, ainsi qu’il a été rapporté plus haut, cela n’était cependant ni dans ma nature, ni dans celle d’Amy, et encore moins était-ce mon dessein. Je résolus donc de laisser l’administration de ce que j’avais réservé pour cette œuvre à ma fidèle Quakeresse ; mais la difficulté était de lui donner les instructions nécessaires à cette administration.

Amy leur avait dit en propres termes qu’elle n’était pas leur mère, mais qu’elle était leur bonne Amy qui les avait menées chez leur tante ; qu’elle et leur mère étaient allées aux Indes Orientales chercher fortune, que là la chance leur avait été favorable, et que leur mère était riche et heureuse ; qu’elle, Amy, s’était mariée aux Indes ; mais qu’étant devenue veuve et ayant résolu de revenir en Angleterre, leur mère l’avait chargée de les chercher et de faire pour elles ce qu’elle avait fait ; maintenant elle avait pris la résolution de retourner aux Indes ; mais elle avait l’ordre de leur mère d’en agir très libéralement avec elles ; et, en un mot, elle leur dit qu’elle avait mis deux mille livres sterling de côté pour elles, à condition qu’elles se montreraient raisonnables, qu’elles se marieraient convenablement, et ne se jetteraient pas au cou d’un vaurien.

Je voulais montrer à la famille d’excellentes gens qui avaient pris soin d’elles, plus que d’ordinaires égards. Amy, par mon ordre, le leur avait fait savoir, et avait obligé mes filles à lui promettre de se soumettre à leur direction, comme auparavant, et de se laisser diriger par cet honnête homme comme par un père et un conseiller. Elle l’engagea à les traiter comme ses enfants. Pour l’obliger d’une manière efficace à prendre soin d’elles et pour donner de l’aisance à leur vieillesse, à lui et à sa femme, qui avaient été si bons pour les orphelines, j’avais ordonné à Amy de placer les autres deux mille livres, c’est-à-dire l’intérêt, qui était de cent vingt livres par an, sur leurs têtes, pour qu’ils en jouissent pendant leur vie, mais pour revenir à mes filles après eux. Ceci était si juste, et fut si sagement arrangé par Amy, que rien de tout ce qu’elle fit jamais ne me plut davantage. Dans ces conditions, laissant mes deux filles avec leur ancien ami, et revenant vers moi aux Indes Orientales, (à ce qu’elles croyaient), elle avait tout préparé pour passer avec moi en Hollande. C’est en cet état qu’étaient les choses lorsque cette malheureuse fille, dont j’ai tant parlé, se mit en travers de toutes nos mesures, comme vous l’avez vu, et, avec une obstination que rien, ni menaces, ni persuasion, ne pouvait maîtriser ni calmer, poursuivit ses recherches après moi (sa mère), ainsi que je l’ai dit, jusqu’à ce qu’elle m’eût conduite sur le bord même de la ruine ; et elle m’aurait, selon toute probabilité, dépistée à la fin, si Amy n’avait pas, dans la violence de sa passion, et d’une manière dont je n’avais pas connaissance et que j’abhorrais véritablement, mis fin à ses démarches, ce dont je ne puis raconter les détails ici.

Cependant, et malgré cela, je ne pouvais songer à m’en aller et à laisser cette œuvre aussi incomplète qu’Amy avait menacé de le faire, et, pour la folie d’un enfant, laisser l’autre mourir de faim ou arrêter les libéralités que j’avais résolues en faveur de l’excellente famille que j’ai mentionnée. En un mot donc, je commis le soin de compléter le tout à ma fidèle amie la Quakeresse, à laquelle je communiquai autant de l’histoire entière qu’il était nécessaire pour lui permettre d’accomplir ce qu’Amy avait promis, et de parler dans le sens voulu autant qu’il le fallait pour une personne employée moins directement que ne l’était Amy.

Dans ce but, elle eut, avant tout, pleine disposition de l’argent. Elle alla d’abord chez l’honnête homme et sa femme, et régla toute la question avec eux. Lorsqu’elle parla de Mrs Amy, elle en parla comme d’une personne ayant les pouvoirs de la mère des filles aux Indes, mais obligée de retourner là-bas, et qui aurait réglé tout plus tôt si elle n’en avait pas été empêchée par le caractère obstiné de l’autre fille ; elle lui avait laissé ses instructions pour les autres ; mais cette fille l’avait tellement outragée qu’elle était partie sans rien faire pour elle, et dorénavant, si quelque chose se faisait, ce ne serait que sur de nouveaux ordres venus des Indes Orientales.

Je n’ai pas besoin de dire avec quelle ponctualité mon agent agit ; mais elle fit plus, elle amena le vieillard, sa femme et son autre fille plusieurs fois chez elle ; ce qui me donna l’occasion, n’y étant qu’une locataire et une étrangère, de voir cette autre fille, que je n’avais encore jamais vue depuis qu’elle était un petit enfant.

Le jour où je parvins à les voir, j’étais habillée en costume de Quakeresse et j’avais tellement l’air d’une Quakeresse, qu’il leur était impossible, à eux qui ne m’avaient jamais vue auparavant, de supposer que j’eusse jamais été autre chose ; ma manière de parler était aussi assez appropriée à mon costume, car il y avait longtemps que j’y étais faite.

Je n’ai pas le temps de m’arrêter sur la surprise que la vue de mon enfant me causa, comment elle remua mes sentiments, avec quel effort infini je maîtrisai la violente tentation que j’avais de me faire connaître ; comment la fille était la véritable contre épreuve de sa mère, seulement beaucoup plus belle ; avec quelle douceur et quelle modestie elle se conduisait ; comment, en cette occasion, je résolus de faire pour elle plus que je n’avais décidé avec Amy, et autres choses semblables.

Il suffit de mentionner ici que, le règlement de cette affaire préparant les voies à nous embarquer malgré l’absence de mon vieil agent Amy, je n’en laissai pas moins quelques instructions à son endroit, car je ne désespérais pas encore d’avoir de ses nouvelles : si ma bonne Quakeresse la revoyait jamais, elle les lui ferait voir ; mais j’ordonnai particulièrement qu’Amy eut à laisser l’affaire de Spitalfields précisément comme je le faisais moi-même, entre les mains de mon amie, et à venir me retrouver ; à la condition, toutefois, qu’elle prouverait, à la pleine satisfaction de mon amie la Quakeresse, qu’elle n’avait pas assassiné mon enfant ; car, si elle l’avait fait, je dis à mon amie que je ne voulais plus jamais la revoir en face. Cela ne l’empêcha pas de me revenir plus tard sans donner à la Quakeresse aucune satisfaction de ce genre, ni aucun avis de son intention de venir.

Je n’en puis dire davantage maintenant, sinon que, comme il a été rapporté plus haut, étant arrivée en Hollande avec mon époux et son fils, dont il a été question, je m’y montrai avec tout l’éclat et le train convenables à nos nouveaux projets, ainsi que je l’ai déjà indiqué.

Là, après quelques années de circonstances propices et extérieurement heureuses, je tombai dans une épouvantable suite de revers, et Amy également, exacte contre-partie de nos anciens jours de fortune, le souffle irrité du ciel sembla suivre le tort fait par l’une et l’autre de nous à ma pauvre fille, et je fus de nouveau ramenée si bas que mon repentir ne parut que la conséquence de ma misère, comme ma misère l’était de mon crime[1].


FIN
  1. Ainsi se termine, brusquement et d’une façon déconcertante pour la curiosité, le roman de Defoe, tel qu’il le publia en 1724. Plus de 20 ans après, en 1745, parut une suite, avec une longue préface, où l’éditeur s’efforce de faire croire que c’est une œuvre posthume du célèbre écrivain. Cette suite, assez courte, du reste, ne se rattache qu’imparfaitement au récit tel qu’il avait été laissé en 1724 ; on y trouve même de nombreuses contradictions. Le style, le ton général, tout est différent ; le morceau est donc sans aucune authenticité pour nous. Nous avons pensé qu’il valait mieux conserver aux mémoires de Lady Roxana le vague dans lequel Defoe en a volontairement enveloppé la fin, que d’allonger notre traduction d’une soixantaine de pages apocryphes. — La division du roman en chapitres a été introduite par le traducteur pour faciliter la lecture. Il n’y a aucune division dans le texte original. C’est, d’ailleurs, la seule liberté qu’on ait prise. (N. D. T.)