Traduction par B.-H.-G. de Saint Heraye.
Librairie générale illustrée (p. 96-146).

CHAPITRE III



Sommaire. — Amy s’enquiert des habitudes de son ancien maître. — Son train de vie méprisable. — Le prince est charmé d’avoir un fils. — Il m’invite à l’accompagner en Italie. — En Italie par les Alpes. — Nous visitons Naples et Venise. — Retour à Paris. — La princesse tombe malade et meurt. — Le prince refuse de me voir. — Un marchand offre de disposer de mes joyaux. — Singulière accusation portée par un Juif. — Plan pour me dérober mes joyaux. — Le marchand me conseille de partir. — Amy et moi nous prenons congé de la France. — Terrible tempête sur la côte de Hollande. — Une conscience coupable s’accuse elle-même. — Nous sommes jetés dans le port de Harwich. — Je vais en paquebot à Rotterdam. — Parallèle entre la maîtresse et la femme mariée. — Mon marchand de Paris me retrouve à Rotterdam.




Tout ceci la coquine le lui dit avec tant d’adresse, elle le mania et le cajola si bien, se frotta les yeux et pleura avec tant d’art, qu’il prit tout comme elle avait l’intention qu’il le prît, et qu’une fois ou deux elle lui vit les yeux également pleins de larmes. Il lui dit que c’était une touchante, mélancolique histoire, qui lui avait d’abord presque brisé le cœur ; mais qu’il était poussé à la dernière extrémité, et qu’il n’aurait pu que rester pour les voir tous mourir de faim, chose dont il ne pouvait supporter la pensée, car il se serait cassé la tête d’un coup de pistolet si cela était arrivé pendant qu’il était là-bas ; qu’il m’avait laissé, à moi, sa femme, tout l’argent qu’il avait au monde, moins vingt-cinq livres sterling, ce qui était aussi peu qu’il pût emporter avec lui pour chercher fortune dans le monde. Tous ses parents étant riches, il se croyait sûr qu’ils prendraient soin des pauvres enfants et ne les laisseraient pas tomber à la charge de la paroisse ; sa femme était jeune et belle, et il pensait qu’elle se remarierait, peut-être, avantageusement ; c’était pour cette raison qu’il ne lui avait jamais écrit ni fait savoir qu’il était vivant, afin qu’elle pût, au bout d’un raisonnable terme d’années, se marier et, peut-être, améliorer sa fortune ; il était résolu à ne jamais faire valoir ses droits sur elle ; il se réjouirait même d’apprendre qu’elle se serait établie suivant ses désirs ; il souhaitait qu’il y eût une loi autorisant une femme à se marier si son mari disparaissait sans qu’on entendît parler de lui pendant un si long temps ; ce temps, pensait-il, ne devrait pas être fixé au delà de quatre années, période assez longue pour faire tenir un mot à sa femme ou à sa famille, de n’importe quelle partie du monde.

Amy répondit qu’elle ne pouvait rien dire à cela, sinon qu’elle était convaincue que sa maîtresse n’épouserait personne, à moins d’avoir de quelqu’un qui l’aurait vu enterrer, la nouvelle certaine de sa mort.

« Mais, hélas ! ajouta-t-elle, ma maîtresse a été réduite à une si lugubre situation que personne ne serait assez fou pour penser à elle, à moins que de vouloir aller avec elle mendier de compagnie. »

Amy le voyant si parfaitement sa dupe, lui fit ensuite une longue et lamentable complainte de ce qu’on l’avait abusée jusqu’à lui faire épouser un pauvre valet.

« Car il n’est ni plus ni moins, disait-elle, quoi qu’il s’intitule, le gentilhomme d’un grand seigneur. Et voici qu’il m’a entraînée dans un pays étranger pour me réduire à la mendicité. »

Et elle se remit à brailler et à pleurnicher. Ce n’était que feinte hypocrite, soit dit en passant ; mais elle le faisait tellement d’après nature qu’elle le déçut complètement et qu’il donna à chacune de ses paroles le plus entier crédit.

« Mais Amy, dit-il, vous êtes très bien vêtue ; vous n’avez pas l’air de courir le danger de devenir mendiante.

» — Ah ! oui, que le diable les emporte ! répondit Amy. Ici, on aime à avoir de beaux habits, quand même on n’aurait jamais une chemise dessous ; mais moi je préfère avoir de l’argent comptant, plutôt qu’un coffre plein de belles hardes. D’ailleurs, monsieur, la plupart des vêtements que j’ai m’ont été donnés dans la dernière place où j’ai été après avoir quitté ma maîtresse. »

Comme résumé de la conversation, Amy lui fit dire quelle était sa situation et comment il vivait, sur sa promesse que si jamais elle allait en Angleterre et voyait son ancienne maîtresse, elle ne lui ferait pas savoir qu’il était en vie.

« Hélas ! monsieur, lui dit Amy à ce propos, il se peut que je n’aille jamais revoir l’Angleterre de toute ma vie ; et si j’y allais, il y aurait dix mille à parier contre un que je ne verrais pas mon ancienne maîtresse ; car, comment saurais-je de quel côté la chercher, ou dans quelle partie de l’Angleterre elle peut être ? Ce n’est pas moi qui pourrais le savoir. Je ne saurais même pas comment m’informer d’elle ; et si j’étais assez heureuse pour la voir, je ne voudrais pas lui faire le mal de lui dire où vous êtes, monsieur, à moins qu’elle ne fût en état de se suffire et à vous aussi. »

Ces paroles finirent de le tromper, et firent qu’il s’ouvrit complètement en causant avec elle. Quant à sa situation, il lui dit qu’elle le voyait au plus haut grade qu’il eût atteint et qu’il dût vraisemblablement jamais atteindre ; car, n’ayant ni amis ni connaissances en France, et, qui pis est, pas d’argent, il n’espérait pas s’élever jamais ; il aurait pu être nommé lieutenant dans un corps de cavalerie légère juste la semaine d’auparavant, par le crédit d’un officier des gens d’armes qui était son ami ; mais il lui aurait fallu trouver huit mille francs à payer au gentilhomme en possession de la lieutenance et auquel on avait donné congé de vendre.

« Et, disait-il, où aurais-je pu prendre huit mille francs, moi qui n’ai jamais eu cinq cents francs comptant à moi, depuis que je suis venu en France ? »

« Ô mon Dieu ! dit Amy, je suis bien fâchée de vous entendre parler ainsi ; j’imagine que si vous obteniez un jour quelque grade, vous penseriez à mon ancienne maîtresse et feriez quelque chose pour elle. Pauvre dame ! elle en a besoin, à coup sûr. »

Et là-dessus elle retomba dans ses pleurs.

« Il est vraiment triste, reprit-elle, que vous soyez si fort en peine d’argent qu’ayant un ami pour vous recommander, vous en perdiez le bénéfice faute de cette somme.

» — Et oui, c’est ainsi, en vérité, Amy, dit-il. Mais que peut faire un étranger qui n’a ni argent ni amis ? »

Ici Amy se remit à parler de moi.

« Ah ! dit-elle, c’est ma pauvre maîtresse qui y a perdu, quoiqu’elle n’en sache rien. Ô Dieu ! quel bonheur c’eût été. Assurément, monsieur, vous l’auriez aidée autant que vous l’auriez pu !

» — Certes, Amy, répondit-il, je l’aurais fait de tout mon cœur ; et, même comme je suis, je lui enverrais quelques secours, si je pensais qu’elle en eût besoin, n’était que lui faire savoir que je suis vivant pourrait lui causer quelque préjudice, au cas où elle s’établirait ou épouserait quelqu’un.

» — Hélas ! reprit Amy. Épouser ! Qui voudra l’épouser dans la pauvre condition où elle se trouve ? »

Et leur entretien se termina, là-dessus, pour cette fois.

Tout cela n’était que mots en l’air des deux côtés, bien entendu ; car, en s’informant mieux, Amy trouva qu’on ne lui avait jamais offert aucune commission de lieutenant ni rien de semblable, et qu’il avait, en causant, passé d’une divagation à une autre. Mais on verra cela en son lieu.

Vous pouvez croire que cette conversation, telle qu’Amy me la rapporta d’abord, me toucha au plus haut degré. Je fus un moment sur le point de lui envoyer les huit mille francs pour acheter la commission dont il avait parlé. Mais, comme je connaissais son caractère mieux que personne, je voulus examiner la chose d’un peu plus près. Je chargeai donc Amy de s’informer auprès de quelque autre cavalier, pour voir de quelle réputation il jouissait, et s’il y avait ou non quelque fondement à cette histoire d’une commission de lieutenant.

Amy ne fut pas longue à arriver à se faire une plus juste idée de lui, car elle apprit du premier coup qu’il avait le renom d’une parfaite canaille ; que rien de ce qu’il disait n’avait aucun poids ; mais qu’il n’était en somme qu’un simple aigrefin, un individu uniquement appliqué à attraper de l’argent, et qu’il n’y avait à compter sur aucune de ses paroles. À propos de la commission de lieutenant en particulier, elle comprit qu’il n’y avait rien de vrai du tout ; mais on lui raconta comment il avait souvent fait usage de cette imposture pour emprunter de l’argent et amener les gens à avoir pitié de lui et à lui en prêter ; il prétendait qu’il avait en Angleterre une femme et cinq enfants, qu’il entretenait sur sa solde ; par ces stratagèmes, il avait fait des dettes en différents endroits, et après plusieurs plaintes pour des faits de ce genre, on l’avait menacé de le renvoyer des gens d’armes ; bref, il ne fallait le croire en rien de ce qu’il disait, ni avoir confiance en lui à aucun point de vue.

Sur ces renseignements, le désir qu’avait Amy de pousser plus avant ses relations avec lui commença à se refroidir ; elle me dit qu’il n’était pas sûr pour moi d’essayer de lui faire du bien, à moins de vouloir le mettre sur la voie de soupçons et de recherches qui pourraient être ma ruine, dans la condition où je me trouvais maintenant.

Ce côté de son caractère ne tarda pas à m’être confirmé ; car la prochaine fois qu’Amy alla causer avec lui, il se découvrit davantage. Comme elle lui donnait l’espérance de lui procurer quelqu’un qui lui avancerait l’argent de la lieutenance à des conditions faciles, il laissa insensiblement tomber le sujet, prétendit qu’il était trop tard, qu’il ne pourrait plus l’avoir, et descendit jusqu’à demander à la pauvre Amy de lui prêter cinq cents pistoles.

Amy s’excusa sur sa pauvreté ; ses ressources n’étaient que minces, dit-elle, et elle ne pourrait trouver une telle somme. — Ce qu’elle en faisait, c’était pour l’éprouver jusqu’au bout. Il descendit à trois cents, puis à cent, puis à cinquante, et enfin à une pistole, qu’elle lui prêta ; et comptant bien ne jamais la rendre, il évita dès lors le plus possible de se faire voir d’elle.

Convaincue ainsi qu’il était le même être sans valeur qu’il avait toujours été, je cessai tout à fait de penser à lui. Au contraire, s’il avait été un homme doué de quelque sens, de quelque principe d’honneur, j’avais l’idée de me retirer en Angleterre, de l’y faire venir et de vivre honnêtement avec lui. Mais de même qu’un sot est le pire des maris pour faire du bien à une femme, de même un sot est le pire des maris à qui une femme puisse faire du bien. Je lui en aurais fait volontiers, mais il n’avait pas ce qu’il fallait pour le recevoir ou en faire un bon usage. Lui eussé-je envoyé dix mille couronnes au lieu de huit mille francs, et cela sous la condition expresse d’acheter immédiatement, avec partie de cette somme, la commission dont il parlait, et d’en envoyer un peu du reste pour soulager les besoins de sa pauvre misérable femme à Londres et empêcher ses enfants d’être gardés par la paroisse, il était évident qu’il aurait continué à n’être qu’un simple cavalier, et que sa femme et ses enfants auraient toujours souffert la faim à Londres, ou été entretenus uniquement par charité, comme ils l’étaient alors, d’après ce qu’il croyait du moins.

N’y voyant donc aucun remède, je fus obligé de retirer ma main de celui qui avait été le premier agent de ma ruine, et de réserver l’assistance que je comptais lui donner pour une occasion plus convenable. Tout ce que j’avais à faire désormais, c’était de me tenir hors de sa vue, ce qui ne m’était pas très difficile, en raison de sa position.

Amy et moi nous nous consultâmes alors plusieurs fois sur la question principale, qui était de savoir comment nous serions sûres de ne pas nous heurter à lui de nouveau par hasard et de n’être point surprises par une reconnaissance qui serait vraiment une reconnaissance funeste. Amy proposa de nous tenir soigneusement au courant des lieux où les gens d’armes avaient leurs quartiers, et ainsi de les éviter efficacement. C’était là, en effet, un moyen. Il n’était pourtant pas de nature à me satisfaire pleinement. Aucune manière ordinaire de s’enquérir où les gens d’armes avaient leurs quartiers ne me sembla suffisante ; mais je découvris un individu qui avait toutes les qualités requises pour la besogne d’espion (car la France a quantité de telles gens). J’employai cet homme à surveiller constamment et particulièrement sa personne et ses mouvements ; il eut commission et ordre spécial de le suivre comme son ombre, de manière à ne jamais, pour ainsi dire, le perdre de vue. Il s’en acquitta dans la perfection, et ne manqua pas à me donner un journal complet de tous ses mouvements jour par jour ; et soit en plaisirs, soit en affaires, il était toujours sur ses talons.

C’était un peu coûteux, et un tel garçon méritait d’être bien payé ; mais il faisait sa besogne avec une si exquise ponctualité que le pauvre homme ne sortait guère de chez lui sans que je susse la direction qu’il prenait, la compagnie qu’il avait, le moment où il allait dehors et le temps qu’il restait à la maison.

C’est par cette conduite extraordinaire que je me gardai en sûreté. De cette façon, je paraissais en public ou restais chez moi, suivant que je voyais qu’il avait ou n’avait pas la possibilité d’être à Paris, à Versailles ou en tout autre lieu où j’avais l’occasion de me trouver. Bien que ce fût très onéreux, comme je le trouvai absolument nécessaire, je ne m’inquiétai point de la dépense, car je savais que je ne pouvais acheter trop cher ma sécurité.

Grâce à ce manège, j’eus l’occasion de voir quelle vie absolument insignifiante et vide menait maintenant cet indolent et pauvre hère, dont la nature inactive avait d’abord été ma ruine : il ne se levait le matin que pour se coucher le soir ; à part les mouvements obligatoires des troupes qu’il était obligé de suivre, c’était un animal purement inerte, de nulle conséquence dans le monde ; il était comme quelqu’un qui, vivant il est vrai, n’aurait cependant aucune espèce d’affaires dans la vie, si ce n’est d’y rester jusqu’à ce qu’on l’appelle pour en sortir ; il ne fréquentait aucune compagnie, ne se souciait d’aucun exercice corporel, ne jouait à aucun jeu, et ne faisait, en réalité, rien qui eût un intérêt quelconque ; bref, il flânait çà et là, comme quelqu’un qui ne vaut pas quarante sous, mort ou vif. Lorsqu’il serait parti, il ne laisserait derrière lui aucun souvenir de son existence ; et s’il avait jamais fait quelque chose au monde dont on pût parler, c’était simplement d’avoir engendré cinq mendiants et fait mourir de faim sa femme. Le journal de sa vie, qui m’était constamment envoyé chaque semaine, était la plus insipide de toutes les choses de ce genre qui se soient jamais vues ; aussi, comme il ne contenait réellement rien de sérieux, il ne serait pas drôle de le rapporter ici. Il n’aurait même pas assez d’importance pour égayer le lecteur, et, pour cette raison, je l’omets.

Cependant j’étais obligée de veiller, et de me garder de ce misérable propre à rien, comme de la seule chose qui pût me faire du mal au monde. J’avais à l’éviter comme nous éviterions un spectre, ou même le diable, s’il se trouvait en personne sur notre chemin. Il m’en coûtait en moyenne cent cinquante fr. par mois, — encore était-ce à très bon marché, — pour avoir cet être constamment tenu à l’œil : c’est-à-dire que mon espion s’était engagé à ne jamais le perdre de vue pendant une heure sans être capable de rendre bon compte de lui ; ce qui lui était grandement facilité par sa manière de vivre. En effet, on était sûr que, pendant des semaines entières, il passerait dix heures de la journée à demi endormi sur un banc, à la porte de la taverne du lieu où il avait ses quartiers, ou ivre à l’intérieur. Bien que la triste vie qu’il menait me poussât parfois à le prendre en pitié et à me demander comment un gentleman, tel qu’il était jadis, avait pu dégénérer jusqu’à être la chose inutile qu’il se montrait maintenant, cela me donnait en même temps des idées de suprême mépris à son endroit, et me faisait souvent dire que c’était un avertissement à toutes les dames d’Europe du danger d’épouser des sots : un homme de sens tombe dans le monde ; mais il se relève, et une femme a quelques chances avec lui. Un sot, au contraire : une fois la chute, c’en est fait pour toujours ; une fois dans le fossé, dans le fossé il meurt ; une fois pauvre, il est sûr de crever de faim.

Mais il est temps d’en finir avec lui. Jadis, je n’avais rien à espérer que de le revoir ; maintenant, toute ma félicité était de ne le revoir jamais, si possible, et surtout de l’empêcher de me voir, chose contre laquelle, comme je l’ai dit, je pris d’efficaces précautions.

J’étais de retour à Paris. Mon petit enfant d’honneur, my little son of honour, comme je l’appelais, fut laissé à ***, où était mon ancienne maison de campagne, et je revins à Paris à la prière du prince. Il m’y fit visite aussitôt mon arrivée, et me dit qu’il venait me souhaiter la bienvenue à mon retour et me témoigner sa reconnaissance pour lui avoir donné un fils. Je pensais bien qu’il allait me faire un présent, et il le fit, en effet, le lendemain ; mais, cette fois, il se contenta, dans ses discours, de plaisanter avec moi. Il m’octroya sa compagnie toute la soirée, soupa avec moi vers minuit, et me fit l’honneur, comme je parlais alors, de me loger dans ses bras toute la nuit, me disant, par plaisanterie, que les meilleurs remerciements pour un fils nouveau-né étaient de fournir des gages qu’on en aurait un autre.

Mais il en fut comme je l’indiquais tout à l’heure : le lendemain matin, il déposa sur ma toilette une bourse avec trois cents pistoles. Je le vis la déposer et compris ce qu’il faisait, mais je n’y fis pas attention avant de m’en être approchée comme par hasard ; alors je poussai un grand cri, et je me mis à le gronder à ma manière, car il me donnait toute la liberté de parole possible en de telles occasions. Je lui dis qu’il était un méchant ; qu’il ne voulait jamais me donner l’occasion de lui demander quelque chose ; qu’il me forçait de rougir de l’excès des obligations que je lui avais, et autres phrases de ce genre ; toutes choses que je savais lui être très agréables, car, s’il était généreux outre mesure, il m’était aussi infiniment obligé de mon peu d’empressement à demander des faveurs ; et j’étais à deux de jeu avec lui, car jamais de ma vie je ne lui demandai un liard.

À cette façon de le plaisanter, il répondit que j’avais parfaitement étudié l’art de badiner, ou bien que ce qui était pour les autres la plus grande des difficultés, était naturel chez moi ; ajoutant que rien ne pouvait obliger davantage un homme d’honneur que de ne pas le solliciter ni l’implorer.

Je repartis qu’avec lui il ne pouvait y avoir de sollicitations ; qu’il ne laissait point de place pour cela ; que j’espérais qu’il ne donnait pas simplement pour éviter l’ennui d’être importuné ; et qu’il pouvait compter que je serais réduite vraiment bien bas avant d’essayer de le troubler de cette façon.

Un homme d’honneur, dit-il alors, doit toujours savoir ce qu’il a à faire ; et comme il ne faisait, pour son compte, rien que ce qu’il savait être raisonnable, il me donnait congé d’en user librement avec lui, si j’avais besoin de quelque chose ; il faisait trop de cas de moi pour me refuser rien de ce que je demanderais ; mais il lui était infiniment plus agréable de m’entendre dire que ce qu’il faisait était à ma satisfaction.

Nous nous mîmes ainsi en frais de compliments pendant fort longtemps ; et comme il me tenait presque constamment dans ses bras, il arrêtait chacune de mes expressions de reconnaissance pour sa générosité envers moi par des baisers, et ne me permettait pas d’aller plus loin.

Je dois mentionner ici que ce prince n’était pas sujet français, bien qu’en ce temps là il résidât à Paris et qu’il fût beaucoup à la cour, où je suppose qu’il avait ou espérait quelque charge considérable.

Voici pourquoi je consigne ce détail. Quelques jours après ce que je viens de raconter, il vint me voir et me dit qu’il était venu m’apporter une nouvelle qui ne serait pas la mieux accueillie de celles que j’avais jusqu’alors apprises de lui. Je le regardai, un peu étonnée. Il continua :

« Ne vous tourmentez pas. C’est aussi désagréable pour moi que pour vous ; mais je viens pour consulter là dessus avec vous, et voir si nous ne pouvons pas rendre la chose plus facile pour nous deux. »

J’eus l’air encore plus inquiète et surprise. À la fin, il dit qu’il pensait qu’il serait obligé d’aller en Italie ; et cela, tout en lui étant personnellement fort agréable, devenait, en le séparant d’avec moi, une chose très ennuyeuse à considérer.

Je restai muette, comme frappée de la foudre, un bon moment. Il se présenta tout de suite à mon esprit que j’allais le perdre, ce dont, vraiment, je ne pouvais que mal supporter la pensée ; et, à mesure qu’il parlait, je devenais pâle.

« Qu’y a-t-il ? dit-il avec empressement. Je vous ai parlé de cela trop à l’improviste, en vérité. »

Et, allant à un buffet, il remplit un petit verre d’eau cordiale, qu’il avait lui-même apportée, et revint vers moi.

« Ne soyez pas saisie, reprit-il. Je n’irai nulle part sans vous. »

Et il ajouta plusieurs autres choses si tendres que rien ne saurait l’être davantage.

Je pouvais bien pâlir, car j’avais été tout d’abord très frappée, croyant que ce n’était, comme il arrive souvent en pareil cas, qu’un projet pour me délaisser et rompre un amour qu’il entretenait depuis si longtemps ; et mille pensées avaient tourbillonné dans ma tête pendant les quelques moments — car ils furent courts — que je restai en suspens. J’avais été, je le répète, véritablement frappée d’étonnement, et il se peut que je sois devenue pâle ; mais je ne fus, que je sache, nullement en danger de m’évanouir.

Quoi qu’il en soit, je ne fus pas peu contente de le voir si inquiet et anxieux à mon sujet. Lorsqu’il me porta le cordial à la bouche, je fis une courte pause, et prenant le verre dans ma main :

« Monseigneur, dis-je, vos paroles sont pour moi un cordial infiniment plus puissant que cette citronnade ; car, de même que rien ne peut me causer plus d’affliction que de vous perdre, rien ne peut me causer de satisfaction plus grande que l’assurance que je n’aurai pas ce malheur. »

Il me fit asseoir, s’assit près de moi, et, après m’avoir dit mille choses tendres, il ajouta avec un sourire :

« Eh bien ! voulez-vous vous risquer en Italie avec moi ? »

Je gardai un instant le silence, puis je répondis que je m’étonnais qu’il me posât cette question, car j’irais n’importe où dans le monde, à travers le monde tout entier, partout où il le désirerait et où il me donnerait la joie de sa compagnie.

Il entra alors dans un long détail de la cause de son voyage, me disant comment le roi l’avait engagé à aller là-bas, et d’autres circonstances qu’il n’est pas convenable de rapporter ici ; car il serait hautement inconvenant de dire rien qui pût conduire le lecteur à deviner le moins du monde le personnage.

Mais pour abréger cette partie du récit et l’histoire de notre voyage et de notre séjour à l’étranger, lequel, je peux le dire, remplirait presque un volume à lui seul, nous passâmes toute cette soirée à nous consulter joyeusement sur la façon dont nous voyagerions, sur notre équipage, le train qu’il mènerait, et la manière dont j’irais.

On proposa différents moyens, mais nul ne paraissait pratique ; à la fin, je lui dis que je croyais que ce serait si gênant, si coûteux et si public, que ce serait à bien des égards un ennui pour lui ; et, bien que ce fût pour moi une sorte de mort que de le perdre, plutôt que de l’embarrasser à ce point je me soumettrais à tout.

À la visite suivante, je lui remplis la tête des mêmes difficultés ; et, à la fin je mis en avant la proposition de rester à Paris ou en tout autre lieu qu’il indiquerait et, lorsque j’aurais appris son heureuse arrivée, de partir seule et de m’établir aussi près de lui que je le pourrais.

Ceci ne le satisfit pas du tout, et il ne voulut pas en entendre parler davantage. Si je me risquais, pour employer son mot, à faire un tel voyage, il ne voulait pas perdre la satisfaction de ma compagnie ; quant à la dépense, il ne fallait pas en parler, et véritablement il n’y avait point lieu d’en parler, car je vis qu’il voyageait aux frais du roi, tant lui que son équipage, étant envoyé en service secret pour une chose de la dernière importance.

Après avoir débattu ensemble à plusieurs reprises la question, il s’arrêta à cette résolution, qu’il voyagerait incognito et par là éviterait, pour lui comme pour ceux qui étaient avec lui, toute attention de la part du public. Ainsi, non seulement il m’emmènerait, mais il aurait parfaitement le loisir de jouir de mon agréable compagnie (comme il lui plaisait de s’exprimer) pendant toute la route.

Cela était si obligeant que rien ne pouvait l’être davantage. Dans cette vue, il se mit immédiatement à faire ses préparatifs de voyage ; et, d’après ses instructions j’en fis autant. Mais j’étais maintenant sous le coup d’un terrible embarras, que je ne savais par quel moyen surmonter ; c’était la manière dont je veillerais sur ce que je devais laisser derrière moi. J’étais riche, comme je l’ai dit, très riche ; ce que faire de mon bien, je ne le savais pas ; à qui le laisser en dépôt, je ne le savais pas non plus. Je n’avais personne au monde qu’Amy ; or, voyager sans Amy était très incommode, et la laisser avec tout ce que je possédais au monde et être, si elle faisait fausse route, ruinée tout d’un coup, c’était encore là une effrayante pensée. D’ailleurs, Amy pouvait mourir ; et entre les mains de qui mes affaires tomberaient-elles, je n’en savais rien. Cela me causait beaucoup d’inquiétude, et je ne savais que faire, car je ne pouvais en parler au prince, de peur qu’il ne vît que j’étais plus riche qu’il ne le croyait.

Mais le prince m’aplanit tout. En nous concertant sur les mesures à prendre pour le voyage, il souleva lui-même la question, et, un soir, il me demanda gaiement à qui je confierais toute ma fortune pendant mon absence.

« Ma fortune, monseigneur, en dehors de ce que je dois à vos bontés, n’est que peu de chose, lui dis-je ; mais encore ce peu que j’ai me cause, je le confesse, quelque sollicitude, parce que je n’ai pas une connaissance à Paris à qui j’ose le confier, ni personne que ma femme de chambre à laisser dans la maison ; et je ne sais pas trop comment faire en voyage sans elle.

» — Pour le voyage, ne vous inquiétez pas, dit le prince ; je vous fournirai des servantes à votre goût ; et quant à votre femme de chambre, si vous pouvez avoir confiance en elle, laissez-la ici ; je vous indiquerai le moyen de tenir vos affaires en sûreté aussi bien que si vous étiez chez vous. »

Je m’inclinai, lui disant que je ne saurais être remise dans de meilleures mains que dans les siennes et qu’en conséquence je règlerais toutes mes démarches sur ses instructions. Nous ne causâmes pas davantage sur ce sujet cette nuit-là.

Le lendemain, il m’envoya un grand coffre de fer, si vaste que six vigoureux gaillards pouvaient à peine le monter dans l’escalier de la maison. Ce fut là que je mis toute ma fortune ; et, pour ma sécurité, il donna l’ordre à un honnête bonhomme et à sa femme de rester dans la maison avec Amy pour lui tenir compagnie, ainsi qu’une servante et un jeune garçon ; de sorte que cela faisait toute une famille, et qu’Amy était la dame, la maîtresse de la maison.

Les choses ainsi arrangées, nous partîmes incognito, comme il disait ; mais nous avions deux carrosses et six chevaux, deux chaises et sept ou huit domestiques à cheval, tous très bien armés.

Jamais femme au monde, voyageant en la même qualité que moi, ne fut mieux traitée. J’avais trois servantes à mes ordres, dont l’une était une vieille Mme ***, qui entendait parfaitement son affaire et réglait tout comme un majordome ; aussi n’avais-je aucune peine. Elles avaient un carrosse pour elles, et le prince et moi, nous étions dans l’autre ; seulement quelquefois, là où il savait que c’était nécessaire, j’entrais dans leur carrosse, et il montait à cheval avec un certain gentilhomme de l’escorte.

Je ne dirai plus rien du voyage, si ce n’est que, lorsque nous arrivâmes à ces effrayantes montagnes, les Alpes, il n’y eut plus moyen de voyager dans nos carrosses ; il ordonna donc de se procurer pour moi une litière à cheval, mais portée par des mules, et lui-même alla à cheval. Les carrosses retournèrent à Lyon par quelque autre chemin. Nous fîmes ensuite louer à Turin des carrosses qui vinrent au devant de nous jusqu’à Suze ; de sorte que nous nous trouvâmes équipés de nouveau, et nous allâmes par petites journées à Rome où ses affaires, quelle qu’en fût la nature, l’appelaient à séjourner quelque temps, puis, de là, à Venise.

Il tint réellement sa parole jusqu’au bout ; car j’eus le plaisir de sa compagnie et, en un mot, j’accaparai sa conversation presque tout le long du chemin. Il se plaisait à me montrer tout ce qu’il y avait à voir, et particulièrement à me raconter un peu de l’histoire de tout ce qu’il me montrait.

Que de soins précieux furent alors prodigués et perdus pour une personne qu’il était certain d’abandonner en fin de compte avec des regrets ! Combien, dans toute cette affaire, cet homme de qualité, doué de mille perfections, ne fut-il pas au-dessous de lui-même ! C’est là une de mes raisons pour entrer dans ces détails qui, sans cela, ne vaudraient pas la peine d’être rapportés. Si j’avais été sa fille ou sa femme, on eût pu dire qu’il avait un légitime intérêt à leur instruction ou à leur perfectionnement, et sa conduite eût été admirable. Mais tout cela pour une catin ! pour une femme qu’il n’emmenait avec lui à aucun titre dont on pût raisonnablement convenir, mais dans le seul but de satisfaire la plus basse des fragilités humaines ! C’était là l’étonnant. Tel est cependant le pouvoir d’un penchant vicieux. Bref, la luxure était son péché mignon et le pire écart auquel il se livrât, car c’était d’ailleurs une des plus excellentes personnes du monde. Pas de colères, pas d’emportements furieux, pas d’orgueilleuse ostentation. C’était l’être le plus modeste, le plus courtois, le plus affable qui fût. Pas un juron, pas un mot indécent, pas la moindre faute de tenue ne pouvait se remarquer dans son commerce, hors ce que nous avons déjà excepté ; et cela m’a donné occasion de faire maintes sombres réflexions depuis, quand je regardais en arrière et pensais que j’avais été le piège où s’était prise l’existence d’un tel homme, que je l’avais entraîné à une si grande perversité, et que j’avais été dans la main du diable l’instrument destiné à lui causer tant de préjudice.

Nous fûmes près de deux ans à accomplir cette grandiose excursion, comme on peut l’appeler ; pendant la plus grande partie de ce temps je résidai à Rome et à Venise, n’ayant été que deux fois à Florence et une fois à Naples. Je fis, en tous ces endroits, quelques observations intéressantes et utiles, particulièrement sur la conduite des dames ; car j’avais l’occasion d’en fréquenter beaucoup, grâce à la vieille sorcière qui voyageait avec nous. Elle avait été à Naples et à Venise, et avait demeuré plusieurs années dans la première de ces villes, où, comme je le découvris plus tard, elle n’avait mené qu’une vie relâchée, comme, d’ailleurs, la mènent les femmes de Naples en général ; bref, je trouvai qu’elle était parfaitement au courant de tous les genres d’intrigues de cette partie de l’univers.

Monseigneur y acheta une petite esclave turque qui, prise en mer par un vaisseau de guerre maltais, avait été amenée jusque là. J’appris d’elle la langue des Turcs, leur manière de se vêtir et de danser et quelques chansons turques, ou plutôt mauresques, dont je me servis à mon avantage dans une occasion extraordinaire, quelques années plus tard, comme vous l’apprendrez en son lieu. Je n’ai pas besoin de dire que j’appris aussi l’italien, car je n’étais pas là depuis un an que déjà je le possédais assez bien ; et comme j’avais suffisamment de loisir et que j’aimais cette langue, je lisais tous les livres italiens que je pouvais me procurer.

Je devins si amoureuse de l’Italie et spécialement de Naples et de Venise, que j’aurais été très contente de faire venir Amy et d’y établir ma résidence pour toute ma vie.

Quant à Rome, je ne l’aimais pas du tout. Les ecclésiastiques de tout genre qui y fourmillent, d’un côté, et, de l’autre, la cohue canaille du bas peuple, font de Rome le lieu le plus désagréable du monde à habiter ; l’innombrable quantité de valets, de laquais et autres domestiques est telle qu’on avait coutume de dire qu’il n’y a guère personne, dans le bas peuple de Rome, qui n’ait été valet de pied, ou portier, ou valet d’écurie chez un cardinal ou un ambassadeur étranger. En un mot, il y a un air d’escroquerie, de fourberie, de querelle et d’aigreur répandu partout. Lorsque j’y étais, les valets de deux grandes familles de Rome soulevèrent une telle rixe à propos de la question de savoir lequel des carrosses (il y avait des dames dans les deux) céderait le pas à l’autre, qu’il y eut environ trente personnes de blessées des deux côtés, cinq ou six de tuées raide, et que les dames de l’un et de l’autre parti pensèrent mourir d’effroi.

Mais je n’ai pas le désir d’écrire l’histoire de mes voyages dans ce pays-là, du moins maintenant ; ce serait vraiment trop rempli de variété.

Je ne dois pas cependant, oublier de dire que le prince fut toujours, pendant tout ce voyage, la personne du monde la plus tendre et la plus obligeante envers moi, et qu’il se montra si constant que, bien que nous fussions dans une contrée où il est bien connu que l’on prend toute sorte de libertés, je suis parfaitement sûre qu’il ne prit jamais celle qu’il savait pouvoir prendre, et qu’il n’en eut pas même le désir.

J’ai souvent pensé à ce noble personnage à ce propos : s’il avait été seulement la moitié aussi loyal, aussi fidèle et aussi constant à la meilleure dame qui fût au monde, je veux dire sa princesse, quelle glorieuse vertu n’eût pas été en lui ! et comme il eût été exempt de ces justes réflexions qui le touchèrent en faveur de celle-ci lorsqu’il était trop tard !

Nous eûmes quelques conversations très agréables sur ce sujet de la constance. Une fois il me dit, avec un air plus sérieux et plus réfléchi qu’à l’ordinaire, qu’il m’était grandement redevable d’avoir entrepris ce hazardeux et pénible voyage, parce que je l’avais maintenu honnête. Je le regardai en face et devins rouge comme du feu.

« Eh bien ! eh bien ! dit-il, que cela ne vous surprenne pas. Je répète que vous m’avez maintenu honnête.

» — Monseigneur, repartis-je, il ne m’appartient pas d’expliquer vos paroles, mais je voudrais pouvoir les interpréter à mon gré. J’espère, et je crois, que nous sommes l’un et l’autre aussi honnêtes que nous pouvons l’être dans les circonstances où nous nous trouvons.

» — Certes, certes, dit-il ; et plus honnête que je ne l’aurais été, je le soupçonne, si vous n’aviez pas été avec moi. Je ne pourrais pas dire que, si vous n’aviez pas été ici, je ne me serais pas lancé dans le monde du plaisir, à Naples, et aussi à Venise ; car ici ce n’est pas un si grand crime qu’en d’autres endroits. Mais je proteste, ajouta-t-il, que je n’ai pas touché une femme en Italie, excepté vous ; et mieux encore, je n’en ai même pas eu le désir ; de sorte que, je le dis, vous m’avez maintenu honnête. »

Je gardai le silence, et je fus bien aise qu’il arrêtât ma réponse, et m’empêchât de parler en m’embrassant, car réellement je ne savais que dire. Je fus sur le point de dire que si sa dame, la princesse, avait été avec lui, elle aurait eu sans doute la même influence sur sa vertu avec infiniment plus d’avantages pour lui ; mais je réfléchis que cela pourrait l’offenser ; et, en outre, de telles remarques auraient pu être dangereuses pour ma position ; je les passai donc sous silence. Mais il faut que je l’avoue, je voyais qu’il était vis-à-vis des femmes un homme tout autre qu’il l’avait toujours été jusqu’ici, d’après ce que je savais de lui ; et c’était pour moi une satisfaction particulière d’être ainsi convaincue que ce qu’il disait était vrai, et qu’il était, si je puis le dire, tout à moi.

Je devins de nouveau enceinte pendant ce voyage et accouchai à Venise ; mais je ne fus pas si heureuse qu’auparavant. Je lui donnai un autre fils ; c’était même un très bel enfant : mais il ne vécut pas plus de deux mois. Au surplus, une fois que les premiers sentiments de tendresse (lesquels sont communs, je crois, à toutes les mères) furent surmontés, je ne fus pas fâchée qu’il ne vécût pas, considérant les difficultés inévitables qui en auraient été la conséquence pendant le voyage.

Après ces diverses perambulations, monseigneur me dit que ses affaires touchaient à leur fin, et que nous allions songer à retourner en France. J’en fus très aise, surtout à cause de mon trésor que j’avais là-bas et qui, comme vous le savez, était fort considérable. Il est vrai que je recevais très fréquemment des lettres de ma servante Amy, rapportant que tout était bien en sûreté, et cela me causait une grande satisfaction. Toutefois, puisque les négociations du prince étaient terminées et qu’il était obligé de s’en retourner, j’étais très contente de partir. Nous revînmes donc de Venise à Turin, et, dans le trajet, je vis la fameuse ville de Milan. De Turin, nous franchîmes de nouveau les montagnes, comme la première fois ; nos carrosses vinrent au-devant de nous à Pont-à-Voisin, entre Chambéry et Lyon, et ainsi, à petites journées, nous arrivâmes heureusement à Paris, après une absence de deux ans moins onze jours, comme je l’ai dit.

Je trouvai la petite famille que nous avions laissée juste comme nous l’avions laissée. Amy pleura de joie quand elle me vit, et j’en fis presque autant.

Le prince avait pris congé de moi la nuit précédente, parce que, me dit-il, il savait qu’il serait rencontré sur la route par plusieurs personnes de qualité et peut-être par la princesse elle-même. Aussi nous couchâmes chacun dans une auberge différente cette nuit-là, de peur que quelqu’un ne vînt jusqu’à cet endroit, ce qui eut lieu, en effet.

Ensuite je ne le revis pas pendant plus de vingt jours, absorbé qu’il était par sa famille et aussi par ses affaires ; mais il m’envoya son gentilhomme m’en dire la raison, et me prier de ne pas être inquiète, ce qui me rassura tout à fait.

Au milieu de cette affluence de bonne fortune, je n’oubliais pas que j’avais été déjà une fois riche et pauvre alternativement, et que je devais savoir qu’il ne fallait pas compter que les circonstances dans lesquelles j’étais maintenant dureraient toujours. J’avais un enfant et j’en attendais un autre : si j’étais souvent mère, cela me ferait du tort dans la grande chose qui soutenait mes intérêts, je veux dire ce qu’il appelait ma beauté ; à mesure que cela déclinerait, je devais m’attendre à ce que le feu s’abattît et à ce que se refroidît la chaleur avec laquelle j’étais maintenant si caressée ; à la longue, comme les autres maîtresses des grands personnages, il se pouvait qu’on me laissât retomber, et c’était mon affaire, par conséquent, de prendre garde que la chute fût aussi douce que possible.

Je n’oubliais donc pas, dis-je, de faire aussi ample provision en vue de l’avenir que si je n’avais rien eu pour subsister que ce que je gagnais alors ; et cependant je ne possédais pas moins de dix mille livres sterling, comme je l’ai dit plus haut, que j’avais recueillies, ou plutôt dont je m’étais assurée, dans les débris de mon fidèle ami le joaillier, et que lui-même, ne pensant guère à ce qui était si proche lorsqu’il sortit, m’avait dit, tout en ne croyant que plaisanter, m’appartenir entièrement si on lui cassait la tête ; en raison de quoi j’avais pris soin de les garder.

Mon plus grand embarras était alors de savoir comment je mettrais ma fortune en sûreté, et comment je conserverais ce que j’avais acquis ; car j’avais beaucoup ajouté à cette fortune grâce à la noble libéralité du prince ***, aidée par mon genre de vie retirée et solitaire qu’il désirait plutôt pour le secret que par esprit de parcimonie, car il me fournissait de quoi vivre plus magnifiquement que je ne l’eusse souhaité si les convenances l’avaient permis.

J’abrègerai l’histoire de cette prospérité dans le vice en vous disant que je lui donnai un troisième fils un peu plus de onze mois après notre retour d’Italie ; que maintenant je vivais un peu plus à découvert et portais un certain nom qu’il m’avait donné à l’étranger, mais que je ne dois pas rapporter ici, celui de comtesse de ***. J’avais des carrosses et des domestiques en rapport avec le rang dont il me donnait les apparences. Comme il arrive plus qu’ordinairement dans des cas pareils, cela tint huit années de suite, pendant lesquelles, si je lui restai très fidèle, je dois dire, comme je l’ai fait déjà, que je crois qu’il fut si exclusivement attaché à moi que, tandis qu’il avait d’ordinaire deux ou trois femmes secrètement entretenues, il n’eut, de tout ce temps, nul rapport avec aucune d’elles, mais que je l’avais si parfaitement accaparé qu’il les lâcha toutes ; non pas, peut-être, qu’il épargnât beaucoup par là, car j’étais une maîtresse très coûteuse pour lui, je dois le reconnaître ; mais toute sa dépense était due à son affection particulière pour moi, et non à mes extravagances, car, comme je l’ai dit, il ne me laissait jamais lui demander rien, mais il répandait sur moi ses faveurs et ses présents plus vite que je ne les attendais, si vite même que je n’aurais pas été assez hardie pour lui montrer le plus petit désir d’en obtenir davantage. Et je ne dis pas cela, — je parle de sa constance à mon égard et de son abandon de toutes les autres femmes, — d’après mes seules impressions, mais la vieille haridelle, — je peux bien l’appeler ainsi, — qu’il avait instituée notre guide dans le voyage, et qui était une étrange sorte de vieille créature, me raconta mille histoires de sa galanterie, — c’était le terme dont elle se servait, — et comment, n’ayant pas moins de trois maîtresses à la fois, toutes, comme je le découvris, procurées par elle, il les avait soudainement plantées là et s’était trouvé entièrement perdu aussi bien pour la procureuse que pour les maîtresses. Elles crurent bien qu’il était tombé en de nouvelles mains, mais elle n’avait jamais pu apprendre le nom et le lieu, jusqu’à ce qu’il l’eût envoyé chercher pour le voyage. La vieille sorcière me fit ensuite compliment sur son choix, disant qu’elle ne s’étonnait pas que je l’eusse ainsi accaparé, avec tant de beauté, etc. ; et ce fut la conclusion de son discours.

En somme, je m’assurais par elle d’une chose de nature, vous pouvez le croire, à me satisfaire particulièrement, à savoir, comme je l’ai déjà dit, qu’il était tout à moi. Mais les plus hautes marées se retirent, et, dans les choses de ce genre, il y a un reflux d’une violence parfois même plus impétueuse que l’envahissement primitif. Mon prince était un homme d’une vaste fortune, bien qu’il ne fût pas souverain ; il n’y avait donc aucune probabilité que les frais de l’entretien d’une maîtresse lui pussent être préjudiciables, quant à son patrimoine. Il avait aussi plusieurs charges, tant en France qu’au dehors ; car, comme on l’a vu, ce n’était pas un sujet français, quoiqu’il vécût à la cour. Il avait une princesse, une épouse avec laquelle il avait vécu plusieurs années, la femme la plus estimable de son sexe, disait la voix de la renommée, d’une naissance égale à la sienne, sinon supérieure, et de fortune proportionnée ; mais en beauté, en esprit et en mille qualités, supérieure, non pas à la plupart des femmes, mais à son sexe tout entier ; et quant à sa vertu, on ne pouvait l’apprécier justement qu’en la considérant non seulement comme la meilleure des princesses, mais même comme la meilleure des femmes.

Ils vivaient dans la plus grande harmonie, car avec une telle princesse il était impossible qu’il en fût autrement. Néanmoins, elle ne laissait pas de sentir que son époux avait ses faibles, qu’il faisait certains écarts, et particulièrement qu’il avait une maîtresse favorite, laquelle l’absorbait parfois plus qu’elle n’aurait pu le désirer ou en prendre aisément son parti. Cependant, c’était une femme si bonne, si généreuse, si vraiment tendre, qu’elle ne lui donna jamais aucun ennui à ce sujet, si ce n’est celui que devait lui causer le sentiment qu’il avait de la patience avec laquelle elle supportait l’outrage et de son profond respect pour lui, patience et respect tels qu’ils auraient pu suffire à le réformer, et que son généreux esprit en était parfois gêné au point de l’obliger à garder la maison, si je puis m’exprimer ainsi, pendant un long temps de suite. Je ne tardai pas, non seulement à m’apercevoir de cela par ses absences, mais à en connaître réellement la raison, et une ou deux fois même il en convint devant moi.

C’était un point qu’il ne m’appartenait pas de régler. J’eus l’air une ou deux fois de lui proposer de me laisser et de se consacrer à elle, comme il le devait faire suivant les lois et rites du mariage, et, pour le persuader, je mis en avant la générosité de la princesse à son égard. Mais c’était de l’hypocrisie ; car si j’avais obtenu de lui qu’il fût réellement honnête, je l’aurais perdu, chose dont je ne pouvais supporter la pensée ; et il lui était facile de voir que je ne parlais pas sérieusement. Une fois particulièrement que j’avais pris sur moi de parler dans ce sens, je vis, comme j’insistais avec force sur la vertu, l’honneur, la naissance, et par dessus tout sur le généreux traitement qu’il trouvait chez la princesse relativement à ses amours cachées, disant que cela devrait emporter sa résolution, etc., je vis qu’il commençait à être touché ; et il répliqua :

« Est-il donc bien vrai que vous me persuadiez de vous quitter ? Voudriez-vous me faire croire que vous êtes sincère ? »

Je le regardai en face, et, souriant :

« Non pas pour aucune autre favorite, monseigneur, lui dis-je. Cela me briserait le cœur. Mais pour Madame la princesse !… »

Et je n’en pus dire davantage ; les larmes arrivèrent, et je restai muette un moment.

« Eh bien ! dit-il, si jamais je vous quitte, ce sera dans l’intérêt de la vertu, ce sera pour la princesse. Je vous assure que ce ne sera pas pour une autre femme.

» — C’est assez, monseigneur, repris-je. Ici je dois me soumettre ; et, puisque je suis assurée que ce ne sera pas pour une autre maîtresse, je promets à Votre Altesse que je ne me lamenterai pas ; ou, si je le fais, ma douleur sera silencieuse ; elle n’interrompra pas votre félicité. »

Dans tout cela, je ne savais ce que je disais, et je disais ce que je n’étais pas capable de faire, non plus qu’il n’était capable de me quitter, comme il me l’avoua à ce moment là ; non, pas même pour la princesse.

Mais un changement survint dans le tour des affaires, qui disposa de cette question. La princesse tomba très malade, et même, de l’opinion de tous ses médecins, très dangereusement. Dans sa maladie, elle désira s’entretenir avec son époux et lui faire ses adieux. À cette dernière et douloureuse entrevue, elle lui dit les choses les plus passionnées et les plus tendres ; déplora de ne pas lui laisser d’enfants (elle en avait eu trois, mais ils étaient morts) ; lui fit entendre qu’une des principales choses qui lui donnaient de la satisfaction en mourant, en ce qui regardait ce monde, c’était qu’elle lui laissait la possibilité d’avoir des héritiers de son nom, grâce à quelque princesse qui remplacerait ; en toute humilité, mais avec une ardeur chrétienne, elle lui recommanda d’agir suivant la justice vis-à-vis de cette princesse, quelle qu’elle fût, comme il s’attendrait, à coup sûr, à la voir agir avec justice vis-à-vis de lui ; c’est-à-dire de s’en tenir à elle seule, suivant la clause la plus solennelle de l’engagement du mariage. Humblement, elle demanda le pardon de Son Altesse, si elle l’avait en quelque chose offensée, appelant le ciel, devant le tribunal duquel elle allait paraître, à témoin qu’elle n’avait jamais forfait à l’honneur ou à son devoir envers son époux et priant Jésus et la Vierge bienheureuse pour lui. C’est ainsi, avec les expressions les plus touchantes et les plus passionnées de son affection, qu’elle lui fit ses derniers adieux, et elle mourut le jour suivant.

Ce discours, de la part d’une princesse si estimable personnellement et qui lui était si chère, suivi de sa perte immédiatement après, fit sur lui une impression si profonde, qu’il fit un retour plein de détestation sur la première partie de son existence, devint mélancolique et réservé, changea sa société ordinaire et la conduite générale de son existence, résolut de mener une vie strictement réglée d’après les lois de la vertu et de la piété, et fut, en un mot, un tout autre homme.

La première partie de cette réforme tomba sur moi comme un orage. Dix jours environ après les funérailles de la princesse, il m’envoya par son gentilhomme un message me notifiant, quoique en termes très civils et avec un court préambule ou introduction, qu’il désirait que je ne prisse pas mal l’obligation où il était de me faire connaître qu’il ne pouvait plus me voir. Son gentilhomme me fit une longue histoire du nouveau règlement de vie que son maître avait adopté, disant qu’il avait été tellement affligé de la perte de la princesse qu’il croyait ou que cela raccourcirait sa vie, ou qu’il se retirerait dans quelque maison religieuse pour y finir ses jours dans la solitude.

Je n’ai pas besoin de dire à personne de supposer la façon dont je reçus cette nouvelle. J’en fus vraiment surprise à l’excès, et j’eus bien de la peine à me soutenir pendant qu’on m’en débita la première partie, bien que le gentilhomme s’acquittât de sa commission avec un grand respect, tous les égards dont il était capable et beaucoup de cérémonie, me disant en même temps combien il était chagrin de m’apporter un tel message.

Mais lorsque j’eus appris les particularités de l’histoire tout au long, et spécialement celle du discours de la dame au prince, un peu avant sa mort, je fus entièrement satisfaite. Je savais très bien qu’il n’avait rien fait que ce que tout homme devait faire en reconnaissant la justesse du discours que la princesse lui avait tenu, et la nécessité qu’il y avait à changer sa manière de vivre s’il voulait être un chrétien ou honnête homme. Je le répète, lorsque j’eus appris cela, je fus parfaitement tranquille. Je confesse qu’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que cette circonstance produisît également quelque effet sur moi ; moi qui avais tant de causes de réflexions de plus que le prince ; qui maintenant n’avais plus la tentation de la pauvreté, ou du puissant motif dont Amy s’était servie avec moi, à savoir, céder et vivre, ou refuser et mourir de faim ; moi, dis-je, qui n’avais pas la pauvreté pour ouvrir la porte au vice, qui étais devenue non seulement à l’aise, mais riche, et non seulement riche, mais très riche, plus riche, en un mot, qu’il ne m’était possible d’y songer, car la vérité est que je me sentais parfois ma tête s’égarer en y pensant, faute de savoir comment disposer de ma fortune et dans la crainte de la perdre de nouveau par quelque manœuvre ou escroquerie ; car je ne connaissais personne à qui j’en pusse confier le dépôt.

En outre, je dois ajouter, au moment où cette affaire touche à sa fin, que le prince ne me renvoya pas, je peux le dire, grossièrement et avec dégoût, mais qu’il y mit toutes les convenances et la bonté qui lui était particulière et qui pouvait être compatible avec un homme converti et conscient d’avoir outragé une dame aussi bonne que l’était la feue princesse, son épouse. Il ne me renvoya pas, non plus, à vide ; il fut en tout semblable à lui-même. Particulièrement, il ordonna à son gentilhomme de payer le loyer de la maison et toutes les dépenses de ses deux fils, et de me dire quels soins on avait d’eux, en quel endroit je pourrais en tout temps surveiller la manière dont on les traitait, et que, si quelque chose n’était pas à mon goût, on le rectifierait. Ayant ainsi tout terminé, il se retira en Lorraine ou quelque part de ce côté, où il avait des terres, et je n’entendis plus jamais parler de lui, du moins en qualité de sa maîtresse.

Maintenant j’étais libre d’aller dans n’importe quelle partie du monde et de prendre soin de ma fortune moi-même. La première chose que je résolus de faire fut de me rendre immédiatement en Angleterre ; car là, je croyais, que, parmi mes compatriotes, (je me considérais, en effet, comme anglaise, bien que je fusse née en France), je croyais, dis-je, que là je pourrais mieux gouverner mes affaires qu’en France ; que, du moins, je serais moins en danger d’être circonvenue et trompée. Mais comment m’en aller avec un trésor comme celui que j’avais avec moi ? C’était là un point difficile, et sur lequel j’étais grandement embarrassée.

Il y avait à Paris un marchand hollandais qui jouissait d’une grande réputation de solidité et d’honnêteté ; mais je n’avais aucune espèce de relations avec lui, et je ne savais comment arriver à faire sa connaissance de manière à lui découvrir ma position. Mais à la fin je chargeai ma servante Amy (il faut qu’on me permette de l’appeler ainsi, malgré ce qui a été dit d’elle, parce qu’elle occupait chez moi la place d’une servante), je chargeai, dis-je, ma servante Amy d’aller le trouver : elle obtint une recommandation de quelque autre personne, je n’ai pas su qui, et se procura auprès de lui un assez facile accès.

Mais, maintenant, mon cas était aussi mauvais que devant ; car, même en allant le trouver, que pouvais-je faire ? J’avais de l’argent et des joyaux par une valeur énorme, et je pouvais laisser tout cela chez lui : je le pouvais, sans doute, et je le pouvais aussi chez plusieurs autres marchands de Paris qui m’auraient donné des lettres de change payables à Londres. Mais alors je faisais courir un hasard à mon argent : je ne connaissais personne à Londres à qui envoyer les lettres de change, de façon à rester à Paris jusqu’à ce que j’eusse avis qu’elles étaient acceptées, car je n’avais aucun ami à Londres à qui je pusse avoir recours ; de sorte qu’en vérité je ne savais que faire.

En un tel cas, je n’avais d’autre remède que de me confier à quelqu’un. J’envoyai donc Amy à ce marchand hollandais, comme je l’ai dit. Il fut un peu surpris lorsque Amy vint lui parler de faire passer une somme d’environ douze mille pistoles en Angleterre, et il se prit à penser qu’elle venait pour pratiquer quelque escroquerie à son détriment. Mais lorsqu’il vit qu’Amy n’était qu’une servante, et lorsque je lui eus fait visite moi-même, l’affaire changea de face immédiatement.

Après être allée chez lui, je vis tout de suite une telle droiture dans sa manière de traiter les affaires et une telle honnêteté dans sa physionomie, que je ne me fis aucun scrupule de lui raconter toute mon histoire, c’est-à-dire que j’étais veuve, que j’avais quelques bijoux dont je voulais disposer, et aussi quelque argent que je désirais envoyer en Angleterre pour y aller ensuite moi-même ; mais qu’étant une femme, et n’ayant pas de correspondants à Londres ni nulle part ailleurs, je ne savais que faire, ni comment garantir mes biens.


Il en agit avec beaucoup de franchise avec moi ; mais il me conseilla, lorsqu’il sut ma situation dans ses détails, de prendre des lettres de change sur Amsterdam et d’aller en Angleterre par cette voie ; car je pourrais déposer mon trésor à la banque de cette ville de la manière la plus sûre du monde, et il me recommanderait à un homme qui se connaissait parfaitement en joyaux et qui traiterait loyalement avec moi pour en disposer.

Je le remerciai ; mais j’hésitais beaucoup à voyager si loin dans un pays étranger, surtout chargée d’un tel trésor : déclaré ou caché, je ne voyais pas comment je pourrais m’aventurer avec. Il me dit alors qu’il tâcherait d’en disposer ici, c’est-à-dire à Paris, et de le convertir en argent, de façon à me faire avoir des lettres de change pour le tout ; et, au bout de quelques jours, il m’amena un Juif qui disait vouloir acheter les joyaux. Mais dès que le Juif vit ces joyaux, je vis, moi, ma folie. Il y avait dix mille chances contre une pour que je fusse ruinée, et peut-être mise à mort aussi cruellement que possible ; et cela me causa un tel effroi que je fus sur le point de fuir pour sauver ma vie, abandonnant les joyaux et l’argent avec aux mains du Hollandais, sans lettres de change, ni quoi que ce soit. Voici l’affaire :

Aussitôt que le Juif vit les joyaux, il se mit à baragouiner en hollandais ou en portugais au marchand. Je pus m’apercevoir immédiatement qu’ils étaient saisis d’une grande surprise tous les deux. Le Juif levait les mains, me regardait avec une sorte d’horreur, puis se remettait à parler hollandais, se contorsionnant le corps en mille formes, se tordant le visage tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, pendant qu’il parlait, frappant du pied, jetant les mains en avant, comme s’il était, non pas simplement en colère, mais véritablement furieux. Puis il se retournait et me jetait un coup d’œil qui le faisait ressembler au diable. Je crois que je n’ai jamais vu de ma vie rien de si effrayant.

À la fin, je plaçai un mot.

« Monsieur, dis-je au marchand hollandais, qu’a tout ce discours de commun avec mon affaire ? À propos de quoi ce monsieur se met-il dans toute cette colère ? Je désire, s’il doit traiter avec moi, qu’il parle de façon à ce que je puisse l’entendre ; ou si vous avez entre vous des affaires particulières qui doivent se faire d’abord, laissez-moi me retirer, et je reviendrai quand vous serez de loisir.

» — Non, non, madame, dit le Hollandais d’un ton plein de bonté ; il ne faut pas que vous vous en alliez. Toute notre conversation roule sur vous et vos bijoux, et vous la connaîtrez tout à l’heure. Cela vous touche de très près, je vous assure.

» — Me touche de très près ! qu’est-ce qui peut me toucher d’assez près pour jeter ce monsieur dans de telles extrémités de désespoir, et qu’est-ce qui l’oblige à me lancer des regards de diable, comme il le fait ? Voyez, il a l’air de vouloir me dévorer. »

Le Juif me comprit sur-le-champ, et continuant dans une sorte de rage, il dit en français :

« Oui, madame, cela vous touche de près, de très près, de très près, » répétant les mots et secouant la tête. Puis se tournant vers le Hollandais :

« Monsieur, dit-il, veuillez lui dire ce qu’il en est.

» — Non, dit le marchand, pas encore ; causons-en encore un peu entre nous. »

Sur quoi ils se retirèrent dans une autre chambre, où ils continuèrent à parler très haut, mais dans une langue que je ne comprenais pas. Je commençais à être un peu étonnée de ce que le Juif avait dit, vous pouvez le croire, et fort désireuse de savoir ce qu’il voulait dire. Je restai dans une grande impatience jusqu’à ce que le marchand hollandais fût revenu, dans une impatience si grande que j’appelai un de ses domestiques pour lui faire savoir que je désirais lui parler. Quand il entra, je lui demandai pardon d’être si impatiente, mais je ne saurais être tranquille, lui dis-je, qu’il ne m’eût appris ce que tout ceci signifiait.

« Eh bien ! madame, dit le marchand hollandais, en deux mots, cela signifie une chose dont je suis étonné, moi aussi. Cet homme est un Juif, et il se connaît parfaitement bien en bijoux ; c’est la raison pour laquelle je l’ai envoyé chercher, afin de lui céder les vôtres. Mais en les voyant, il les a très nettement reconnus du premier coup ; et, dans un emportement de colère, comme vous l’avez vu, il m’a dit, en résumé, que c’était identiquement la même collection de joyaux qu’avait sur lui le joaillier anglais qui fut volé en allant à Versailles, il y a environ huit ans, pour les montrer au prince de ***, et que c’étaient ces joyaux-là qui avaient été la cause de l’assassinat de ce pauvre homme ; et il s’agite ainsi pour me faire vous demander comment vous en avez la possession. Il dit que vous devriez être accusée de vol et de meurtre, et mise à la question pour faire découvrir quelles sont les gens qui ont commis l’acte, afin de les traduire en justice. »

Pendant qu’il disait cela, le Juif rentra imprudemment dans la chambre sans s’annoncer, ce qui me causa de nouveau un certain étonnement.

Le marchand hollandais parlait un assez bon anglais, et il savait que le Juif ne comprenait pas l’anglais du tout ; aussi, lorsque celui-ci entra dans la chambre, me dit-il les derniers mots en anglais. Ils me firent sourire, ce qui jeta le Juif dans un nouvel accès de fureur. Secouant la tête et recommençant ses grimaces de diable, il semblait me menacer pour avoir ri, disant en français que c’était une affaire dans laquelle je n’avais guère motif de rire, et autres choses semblables. Là-dessus, je ris de plus belle et le persifflai, lui laissant voir mon mépris ; puis, me tournant vers le marchand hollandais :

« Monsieur, dis-je, en avançant que ces joyaux appartenaient à M. ***, le joaillier anglais (je le nommai par son nom sans hésiter), cet individu a raison ; mais que je doive être interrogée sur la manière dont j’en ai la possession, c’est là une preuve de son ignorance, qu’il aurait pu, d’ailleurs, s’il avait un peu plus de savoir vivre, dissimuler jusqu’à ce que je lui eusse dit qui je suis. Vous et lui, vous serez l’un et l’autre plus à l’aise de ce côté, quand je vous aurai appris que je suis la veuve infortunée de ce M. ***, qui fut si cruellement assassiné en allant à Versailles, et qu’on ne lui déroba pas ces joyaux-ci, mais d’autres, M. *** ayant laissé ceux-ci à ma garde de peur d’être volé. Si j’en avais obtenu la possession autrement, monsieur, je n’aurais pas été assez courte d’esprit pour les mettre en vente ici, où la chose s’est passée ; je les aurais portés plus loin. »

Ce fut une surprise agréable pour le marchand hollandais, qui, étant lui-même un honnête homme, crut tout ce que je disais ; et comme c’était, d’ailleurs, réellement et littéralement vrai de tout point, à l’exception de mon mariage, je parlais avec une aisance si détachée qu’il était facile de voir que je n’avais point de crime sur la conscience, comme le Juif le suggérait.

Le Juif fut confondu lorsqu’il apprit que j’étais la femme du joaillier ; mais comme j’avais soulevé sa rage en disant qu’il me regardai avec une figure de diable, il médita aussitôt quelque machination, et répondit que cela ne servirait pas mes plans. Il tira de nouveau le Hollandais à part, et lui dit qu’il était résolu à poursuivre la chose plus avant.

Il y eut dans cette affaire une chance heureuse, qui fut vraiment mon salut ; ce fut que ce fou ne put contenir sa rage, mais la laissa éclater devant le marchand hollandais, auquel, lorsqu’ils se retirèrent pour la seconde fois, il déclara qu’il voulait m’intenter un procès pour meurtre et qu’il m’en coûterait cher de l’avoir traité de cette façon. Il s’en alla alors, priant le marchand de lui dire quand je reviendrais. S’il avait soupçonné que le Hollandais m’aurait fait part de ces détails, il n’aurait jamais été assez sot pour les lui communiquer.

Quoi qu’il en soit, la malice de ses pensées l’emporta, et le marchand hollandais fut assez bon pour me rendre compte de son dessein, dont la nature était véritablement assez noire ; mais il eût été encore plus pernicieux pour moi que pour un autre, car, dans une instruction judiciaire, je n’aurais pas pu prouver que j’étais la femme du joaillier, de sorte que le soupçon en aurait acquis plus de poids ; de plus, je me serais mis à dos tous les parents de celui-ci en Angleterre, lesquels, voyant par le procès que je n’étais pas sa femme, mais sa maîtresse, c’est-à-dire, en anglais, une catin, a whore, auraient immédiatement réclamé les joyaux, puisque j’avais avoué qu’ils étaient à lui.

Cette idée me traversa la tête aussitôt que le marchand hollandais m’eût dit les vilaines choses qui étaient dans la cervelle de ce Juif maudit. Le gredin (car il faut que je l’appelle ainsi) convainquit le marchand hollandais que son projet était sérieux par une proposition qui mettait à jour le reste de son dessein : c’était de faire un complot pour mettre la main sur la totalité des joyaux.

Lorsqu’il avait d’abord fait entendre au Hollandais que les joyaux appartenaient à telle personne (c’est-à-dire à mon mari), il avait poussé des exclamations d’étonnement sur ce qu’ils étaient restés si longtemps cachés : Où ont-ils dû être déposés ? Qu’est-ce que cette femme qui les apporte ? Elle (c’était moi qu’il voulait dire) devait être immédiatement appréhendée au corps, et remise aux mains de la justice. — C’est à ce moment que, comme je l’ai dit, il faisait de si épouvantables gestes et qu’il me regardait comme s’il eût été le diable.

Le marchand l’entendant parler sur ce ton et voyant qu’il était sérieux, lui dit :

« Retenez un peu votre langue. C’est une affaire de conséquence. Puisqu’il en est ainsi, allons dans la chambre à côté et consultons là-dessus. »

Ils se retirèrent alors et me laissèrent seule.

Là, comme je l’ai raconté, je devins inquiète, et appelai le marchand ; et, ayant appris ce qui se passait, je lui donnai pour réponse que j’étais la femme, ou la veuve, du joaillier ; sur quoi le méchant Juif dit que cela ne servirait pas mes plans. Ce fut alors que le Hollandais le prit à part de nouveau ; et, au moment où il se retirait, celui-ci le voyant, comme je l’ai dit, sérieusement décidé, fit un peu semblant d’être de son avis et entra en négociations avec lui sur le fond de l’affaire.

Ils convinrent d’aller demander à un avocat, ou conseil, la manière de procéder, et de se rencontrer le lendemain, à une heure que le marchand devait me fixer et où je reviendrai avec les joyaux pour les vendre.

« Non, dit alors celui-ci ; j’irai plus loin que cela avec elle : je la prierai de me laisser les joyaux pour les montrer à une autre personne, afin d’en avoir le meilleur prix possible.

» — C’est bien, répondit le Juif, et je garantis qu’elle ne les aura plus jamais en sa possession. Ou bien nous nous en saisirons au nom du roi, ou bien elle sera heureuse de vous les abandonner pour éviter d’être mise à la torture. »

Le marchand dit oui à tout ce qu’il proposait, et ils convinrent de se retrouver pour cette affaire le lendemain matin. On devait me persuader de lui laisser les joyaux et de revenir le jour suivant à quatre heures afin de conclure un bon marché. C’est sur ces conventions qu’ils se séparèrent. Mais l’honnête Hollandais, plein d’indignation devant ce dessein barbare, vint droit à moi et me raconta toute l’histoire.

« Et maintenant, madame, ajouta-t-il, il faut que vous considériez sur-le-champ ce que vous avez à faire. »

Je lui dis que si j’étais sûre d’avoir justice, je ne craindrais pas tout ce qu’un semblable coquin pourrait me faire ; mais j’ignorais comment les choses se passaient en France en pareil cas. La plus grande difficulté serait de prouver notre mariage, car il avait eu lieu en Angleterre, et même dans une partie reculée de l’Angleterre ; et le pire était qu’il serait peu commode d’en produire des témoignages authentiques, parce que nous nous étions mariés secrètement.

« Mais la mort de votre mari, madame, reprit-il, qu’est-ce qu’on peut en dire ?

» — Eh ! oui, qu’est-ce qu’on peut en dire ? En Angleterre, si l’on faisait une telle injure à quelqu’un, on devrait prouver le fait, ou donner une bonne raison pour les soupçons. Que mon mari ait été assassiné, tout le monde le sait ; mais qu’on l’ait volé, et quoi, et combien, c’est ce que personne ne sait, non, pas même moi. Et pourquoi ne m’a-t-on pas questionnée là-dessus à l’époque ? J’ai toujours habité Paris depuis, je l’ai habité publiquement, et pas un homme n’a encore eu l’impudence de suggérer pareille chose sur mon compte.

» — J’en suis parfaitement convaincu, dit le marchand. Mais comme c’est un coquin que rien n’arrêtera, que pourrons-nous dire ? Et qui sait ce qu’il peut jurer ? Supposez qu’il jure qu’il sait que votre mari avait sur lui ces joyaux mêmes le matin qu’il est sorti, et qu’il les lui montra pour les lui faire estimer et le consulter sur le prix qu’il devait en demander au prince de *** ?

» — Certes ; et à ce compte, repris-je, il peut jurer que j’ai assassiné mon mari, s’il le trouve utile à ses projets.

» — C’est vrai ; et s’il le faisait, je ne vois pas ce qui pourrait vous sauver. Mais, poursuivit-il, j’ai découvert son dessein le plus immédiat. Ce dessein est de vous faire enfermer au Châtelet, afin de donner de la vraisemblance au soupçon, puis de retirer les joyaux de vos mains, si possible ; et alors il laisserait enfin tomber l’affaire en échange de votre consentement de lui abandonner les joyaux. Comment ferez-vous pour éviter cela, voilà la question que je voudrais vous voir prendre en considération.

» — Le malheur est, monsieur, que je n’ai pas le temps de considérer, et que je n’ai personne avec qui considérer, ou consulter à ce sujet. Je vois que l’innocence peut être opprimée par un individu de cette espèce. Celui qui n’attache aucune importance au parjure, tient la vie de tout homme à sa merci. Mais, monsieur, est-ce que la justice ici est telle que, pendant que je serai aux mains du ministère public et sous le coup d’une poursuite, cet individu puisse s’emparer de mes biens et garder entre ses mains mes bijoux ?

» — Je ne sais, répondit-il, ce qui peut se faire dans ce cas ; mais si, à défaut de lui, les gens de justice s’en emparaient, vous n’auriez pas, que je sache, moins de difficulté à les retirer de leurs mains ; ou, du moins, cela vous coûterait la moitié plus qu’ils ne valent. C’est pourquoi je pense que les empêcher d’y toucher en aucune façon serait un moyen bien meilleur.

» — Mais quel parti prendre pour arriver à cela, maintenant qu’ils sont avertis que je les possède ? lui dis-je. S’ils mettent la main sur moi, ils m’obligeront à les produire, ou peut-être me condamneront à la prison jusqu’à ce que je le fasse.

» — Mieux encore, comme le dit cette brute, reprit-il ; il vous mettront à la question, c’est-à-dire à la torture, sous prétexte de vous faire confesser quels ont été les meurtriers de votre mari.

» — Confesser, m’écriai-je. Comment puis-je confesser ce dont je ne sais rien ?

» — S’ils vous tiennent une fois sur le chevalet, reprit-il, il vous feront confesser que c’est vous-même qui l’avez fait, que vous l’ayez fait ou non ; et dès lors, vous êtes perdue. »

À ce seul mot de chevalet, je pensai mourir d’épouvante ; je n’avais plus un souffle de courage en moi.

« Que c’est moi qui l’ai fait ? répétai-je. C’est impossible.

» — Non, madame ; il s’en faut que ce soit impossible. Les plus innocentes gens du monde ont été forcés de se confesser coupables de choses dont ils n’avaient jamais entendu parler, loin d’y avoir trempé les mains.

» — Que dois-je donc faire ? Que me conseillez-vous ?

» — Eh bien ! dit-il, je vous conseillerais de vous en aller. Vous aviez l’intention de partir dans quatre ou cinq jours ; vous pourriez aussi bien le faire dans deux. Si vous le pouvez, je m’arrangerai de telle sorte qu’il restera plusieurs jours sans soupçonner votre départ. »

Il me raconta ensuite comment le coquin voulait me faire dire d’apporter les joyaux le lendemain pour les vendre, et qu’alors il m’aurait fait appréhender ; et comment il avait, lui, le marchand, fait croire au Juif qu’il s’associerait à lui dans ses plans, et mettrait les joyaux entre ses mains. Il poursuivit :

« Maintenant je vais vous donner, pour la somme que vous désirez, des lettres de change, immédiatement, et telles qu’elles ne manqueront pas d’être payées. Prenez vos joyaux avec vous, et allez ce soir même à Saint-Germain-en-Laye. J’y enverrai avec vous un homme qui, de là, vous guidera demain jusqu’à Rouen, où se trouve un navire à moi, prêt à appareiller pour Rotterdam. Vous aurez votre passage à mon compte sur ce navire ; j’enverrai des ordres pour qu’il mette à la voile dès que vous serez à bord, et j’écrirai à mon ami de Rotterdam de vous recevoir et de prendre soin de vous. »

C’était, dans l’état des choses, une offre trop obligeante pour ne pas être acceptée avec reconnaissance. Quant au voyage, j’avais préparé tout pour partir, de sorte que je n’avais guère qu’à m’en retourner, à prendre deux ou trois boîtes, paquets et choses de ce genre, avec ma servante Amy, et à m’en aller.

Le marchand me dit ensuite les mesures qu’il avait résolu de prendre pour tromper le Juif, tandis que je m’échapperais. Elles étaient vraiment très bien concertées.

« D’abord, dit-il, lorsqu’il viendra demain, je lui dirai que je vous ai proposé de me laisser les bijoux, comme il était convenu, mais que vous avez dit que vous me les rapporteriez dans l’après-midi ; de sorte qu’il faudra vous attendre jusqu’à quatre heures. À ce moment, je lui montrerai, comme si je venais de la recevoir, une lettre de vous, dans laquelle vous vous excuserez de ne pas venir parce que quelque visite vous est survenue et vous retient ; mais vous prierez de faire en sorte que ce monsieur soit prêt à acheter vos joyaux et vous promettez de venir demain à la même heure, sans faute.

« Le lendemain, nous vous attendrons à l’heure fixée ; et, comme vous ne paraîtrez pas, j’aurai l’air très mécontent et me demanderai quelle peut en être la raison. Alors nous conviendrons d’instituer une action contre vous le jour suivant ; mais le jour suivant, dans la matinée, j’enverrai l’avertir que vous avez passé chez moi et que, comme il n’y était pas, nous avons pris un autre rendez-vous, ajoutant que je désire lui parler. Lorsqu’il viendra, je lui dirai que vous semblez parfaitement aveugle sur le danger où vous êtes, que vous avez paru très contrariée de ne l’avoir pas rencontré, tout en n’ayant pas pu venir le soir précédent, et que vous m’avez fait promettre de l’avoir ici le lendemain à trois heures. Ce lendemain venu, vous enverrez dire que vous êtes si malade que vous ne pouvez sortir ce jour-là, mais que vous ne manquerez pas pour le jour suivant ; et, le jour suivant, vous ne viendrez ni n’avertirez, et nous n’entendrons plus jamais parler de vous ; car, à ce moment-là, vous serez en Hollande, si vous le voulez bien. »

Je ne pouvais qu’approuver toutes ces mesures, voyant qu’elles étaient si bien et si amicalement concertées dans mon intérêt ; et comme il semblait être absolument sincère, je me déterminai à remettre ma vie entre ses mains. J’allai tout de suite à mes appartements, et j’envoyai devant Amy avec les paquets que j’avais préparés pour mon voyage. J’envoyai aussi plusieurs colis de mes beaux meubles chez le marchand pour y être mis en réserve, et, emportant les clefs du logis, je revins moi-même à sa maison. Là, nous terminâmes nos affaires d’argent : je lui remis en mains sept mille huit cents pistoles en valeurs et en argent, et la copie enregistrée d’une assignation de rente sur l’Hôtel-de-Ville de Paris pour quatre mille pistoles, à trois pour cent d’intérêt, avec une procuration pour en toucher l’intérêt tous les six mois ; mais j’en gardai par devers moi l’original.

J’aurais pu lui confier tout ce que j’avais, car il était parfaitement honnête et n’avait pas la moindre idée de me faire aucun tort. Et vraiment, après qu’il était si évident qu’il m’avait, pour ainsi dire, sauvé la vie, ou du moins préservée de la honte et de la ruine, après cela, dis-je, comment aurais-je pu douter de lui ?

Lorsque j’arrivai chez lui, il tenait tout prêt comme je le désirais et comme il l’avait proposé. Quant à mon argent, il me donna tout d’abord une lettre de change acceptée, payable à Rotterdam, pour quatre mille pistoles, et tirée de Gênes sur un marchand de Rotterdam, payable à un marchand de Paris et endossée par lui à mon marchand hollandais ; il m’assura qu’elle me serait payée ponctuellement, et elle le fut, en effet, le jour dit. J’eus le reste en autres lettres de change tirées par lui sur d’autres marchands de Hollande. Je pris aussi les meilleures précautions que je pus pour mettre mes joyaux à l’abri ; et il m’envoya, le soir même, dans le carrosse d’un ami qu’il s’était procuré pour moi, à Saint-Germain, et, le lendemain matin, à Rouen. Il envoya aussi avec moi un de ses domestiques, à cheval, qui fournissait à tous mes besoins et qui portait ses ordres au capitaine du navire, lequel était à l’ancre à trois milles environ au-dessous de Rouen, dans la rivière. Conformément à ses instructions, je me rendis à bord immédiatement. Le troisième jour après mon arrivée à bord, le vaisseau partit et le lendemain nous étions en mer. C’est ainsi que je pris congé de la France, et me tirai d’une vilaine affaire qui, si elle avait suivi son cours, aurait pu me ruiner et me renvoyer en Angleterre aussi nue que j’étais quelque temps avant d’en partir.

Nous avions maintenant, Amy et moi, le loisir de considérer les malheurs auxquels nous avions échappé. Si j’avais eu aucune religion, aucun sentiment d’un Pouvoir Suprême conduisant, dirigeant et gouvernant à la fois les causes et les événements en ce monde, un cas comme celui-ci aurait donné lieu à tout le monde d’être reconnaissant envers ce Pouvoir qui non seulement avait mis en mes mains un tel trésor, mais m’avait donné le moyen d’échapper à la ruine qui me menaçait. Mais je n’avais en moi rien de tout cela ; il est vrai, cependant, que je nourrissais un sentiment de reconnaissance pour la généreuse amitié de mon libérateur, le marchand hollandais, qui m’avait si fidèlement servie et, autant du moins qu’il appartient aux causes secondes, préservée de la destruction.

Je nourrissais, dis-je, un sentiment de reconnaissance pour sa bonté et sa loyauté envers moi, et je résolus de lui en donner quelque témoignage dès que je serais arrivée à la fin de mes pérégrinations ; car j’étais encore en plein état d’incertitude, et cela ne laissait pas que de me rendre un peu inquiète parfois. J’avais, il est vrai, du papier pour mon argent, et il s’était montré très bon pour moi en me faisant passer à l’étranger, comme je l’ai dit. Mais je n’avais pas encore vu la fin de mes embarras ; car, tant que les lettres de change ne seraient pas payées, je pouvais toujours subir de grandes pertes par le fait de mon Hollandais ; il se pouvait qu’il eût imaginé toute cette histoire du Juif pour m’effrayer et me faire prendre la fuite, et cela comme si c’eût été pour me sauver la vie, de sorte que, si les lettres étaient refusées, je me trouverais abominablement dupée, — et le reste. Mais ce n’étaient là que des hypothèses ; et elles étaient vraiment tout à fait sans motifs, car l’honnête homme avait agi comme agissent toujours les honnêtes gens, par un principe de droiture et de désintéressement et avec une sincérité qui ne se trouve pas souvent dans le monde. Le gain qu’il avait fait sur le change était juste ; ce n’était que ce qui lui était dû, et cela rentrait dans son commerce ordinaire ; mais autrement il ne fit aucun bénéfice sur moi.

Lorsque je passai, sur le navire, entre Douvres et Calais et que je vis une fois encore l’Angleterre devant mes yeux, l’Angleterre que je regardais comme ma patrie, car, bien que je n’y fusse pas née, c’était le lieu où j’avais été élevée, une sorte de joie étrange s’empara de mon esprit, et je ressentis un tel désir d’y être que j’aurais donné au patron du bâtiment vingt pistoles pour s’arrêter et me mettre à terre dans les dunes. Lorsqu’il m’eut dit qu’il ne le pouvait pas, c’est-à-dire qu’il ne l’oserait pas quand je lui donnerais cent pistoles, je souhaitai secrètement qu’il s’élevât un orage qui chasserait le navire sur la côte d’Angleterre, en dépit de l’équipage de façon à pouvoir être mise à terre sur le sol anglais.

Il y avait à peine deux ou trois heures que cette mauvaise pensée avait quitté mon esprit, et le patron gouvernait au nord comme c’était sa route de le faire, lorsque nous perdîmes la terre de vue de ce côté, et nous n’eûmes plus de visible que le rivage flamand sur notre main droite, ou comme disent les marins, à tribord. Alors, en perdant de vue l’Angleterre, mon désir d’y aborder s’apaisa, et je considérai combien il était fou de souhaiter de m’écarter de mes affaires : si j’avais été mise à terre en Angleterre, j’aurais dû revenir en Hollande à cause de mes lettres de change qui montaient à une somme si considérable ; car, n’ayant pas de correspondant là-bas, je n’aurais pas su régler mes intérêts sans y aller moi-même. Mais nous n’avions pas perdu de vue l’Angleterre depuis longtemps, que le temps commença à changer : les vents sifflaient bruyamment, et les matelots se disaient les uns aux autres qu’il soufflerait dur à la nuit. C’était environ deux heures avant le coucher du soleil ; nous avions dépassé Dunkerque, et je crois qu’on disait que nous étions en vue d’Ostende. C’est alors que le vent s’éleva, que la mer s’enfla et que toutes les choses prirent un aspect terrible, surtout pour nous qui ne comprenions rien que ce que nous voyions devant nous. Bref, la nuit arriva, nuit très noire ; le vent fraîchit, devint de plus en plus dur, et au bout de deux heures à peu près, souffla terriblement en tempête.

Je n’étais pas tout à fait étrangère à la mer, étant venue de La Rochelle en Angleterre quand j’étais enfant, et, plus tard, étant allée par la rivière Tamise, de Londres en France, comme je l’ai dit. Mais je commençai à m’alarmer un peu de la terrible clameur des hommes au-dessus de moi, car je ne m’étais jamais trouvée dans une tempête, et n’avais, par conséquent, jamais vu ni entendu rien de pareil. Ayant voulu une fois regarder à la porte de la chambre de l’avant, comme ils disent, je fus frappée d’horreur : l’obscurité, la violence du vent, l’épouvantable hauteur des vagues et la confusion où étaient les matelots hollandais, du langage desquels je ne comprenais pas un mot, ni dans leurs blasphémes ni dans leurs prières, — toutes ces choses, dis-je, me remplirent de terreur ; et je commençai, pour n’en pas dire plus, à être fort effrayée.

Lorsque je fus revenue dans la grande cabine, Amy y était assise, très souffrante du mal de mer ; je lui avais, un peu auparavant, donné un petit coup d’eau cordiale pour lui soutenir l’estomac. Quand Amy me vit revenir et m’asseoir sans parler, car c’est ce que je fis, elle leva deux ou trois fois les yeux sur moi. À la fin elle vint à moi en courant :

« Chère madame, s’écria-t-elle, qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous si pâle ? Quoi ! Vous n’êtes pas bien. Qu’y a-t-il ? »

Je ne parlai toujours pas, mais je levai les mains deux ou trois fois. Amy redoubla ses instances. À quoi je ne répondis que ces mots :

« Allez à la porte de l’avant, et regardez, comme je l’ai fait. »

Elle y alla immédiatement, et regarda, comme je lui avais recommandé ; mais la pauvre fille revint dans le plus grand effarement et la plus grande horreur où j’aie jamais vu une misérable créature, se tordant les mains et criant qu’elle était morte ! qu’elle était morte ! qu’elle allait être noyée ! que tout le monde était perdu ! Elle courait ainsi à travers la cabine comme une folle, et aussi complètement hors de ses sens qu’il est possible de s’imaginer qu’on puisse l’être en un tel cas. J’étais effrayée moi-même ; mais lorsque je vis cette fille dans une si terrible angoisse, cela me rappela un peu à moi ; je me mis à lui parler et à lui donner quelque espoir. Je lui dis qu’il y avait bien des vaisseaux qui ne faisaient pas naufrage dans la tempête, et que j’espérais que nous ne serions pas noyés ; il était vrai que la tempête était épouvantable, mais je ne voyais pas que les matelots fussent aussi inquiets que nous l’étions. Je lui parlai ainsi aussi bien que je le pouvais, quoique mon cœur fût assez gros, tout comme le sien. La mort commençait à me regarder en face, et aussi quelque chose de plus, je veux dire, la conscience ; et mon esprit était profondément troublé. Mais je n’avais personne pour relever mon courage.

Cependant, l’état d’Amy étant tellement plus misérable, c’est-à-dire sa terreur de la tempête étant tellement plus grande que la mienne, que j’avais fort à faire pour la réconforter. Elle était, comme je l’ai dit, pareille à une insensée, et allait, affolée, par la cabine, criant qu’elle était morte ! qu’elle était morte ! qu’elle allait être noyée ! et autres choses semblables. À la fin, le navire ayant donné une secousse, sous la force, je suppose, de quelque violente vague, la pauvre Amy fut complètement renversée par terre, car le mal de mer l’avait déjà affaiblie ; et en tombant, la pauvre fille se cogna la tête contre ce que les marins appellent la cloison (bulk-head) de la cabine et resta étendue aussi morte qu’une pierre sur le plancher, ou pont ; du moins, elle avait toutes les apparences de l’être.

J’appelai du secours ; mais c’eût été exactement la même chose si j’avais crié au sommet d’une montagne où il n’y aurait eu personne à cinq milles à la ronde ; car les matelots étaient si occupés et faisaient tant de bruit que personne ne m’entendit ni ne s’approcha de moi. J’ouvris la porte de la grande cabine et regardai dans la chambre de l’avant afin de demander du secours ; mais là, pour comble d’épouvante, se trouvaient deux matelots à genoux et priant, et un seul homme à la barre ; et celui-là aussi faisait comme un bruit de murmure que je pris pour des prières qu’il récitait, mais il paraît qu’il répondait à ceux d’en haut lorsqu’ils le hélaient pour lui dire dans quelle direction gouverner.

Il n’y avait là de secours ni pour moi ni pour la pauvre Amy. Celle-ci était toujours étendue, et dans un tel état que je ne savais si elle était morte ou vivante. Dans cet effroi, j’allai à elle, je la soulevai un peu, et l’établis sur le pont, le dos appuyé aux planches de la cloison ; puis je tirai une petite bouteille de ma poche et la tins sous son nez ; je lui frottai les tempes, et fis tout ce que je pouvais faire. Mais Amy continuait à ne donner aucun signe de vie ; je lui tâtai le pouls, et pus à peine discerner qu’elle vivait. Cependant, après une longue attente, elle commença à se ranimer, et, au bout d’une demi-heure, elle était revenue à elle ; mais tout d’abord et durant un bon moment ensuite, elle ne se rappela rien de ce qui lui était arrivé.

Lorsqu’elle eut plus pleinement recouvré ses sens, elle me demanda où elle était. Je lui dis qu’elle était toujours dans le navire, mais que Dieu savait combien de temps elle y serait encore.

« Eh quoi ! madame, dit-elle ; la tempête n’est-elle pas passée !

» — Non, non, Amy, lui répondis-je.

» — Ah ! madame, il faisait calme tout à l’heure. (Elle parlait du temps qu’elle était dans l’évanouissement causé par sa chute.)

» — Calme, Amy ! Il s’en faut qu’il fasse calme. Il fera peut-être calme tout à l’heure, quand nous serons tous noyés et montés au ciel.

» — Le ciel, madame ! s’écria-t-elle. Qui vous fait parler ainsi ? Le ciel ! Moi, aller au ciel ! Non, non, si je me noie, je suis damnée ! Ne savez-vous pas quelle mauvaise créature j’ai été ? J’ai fait la catin avec deux hommes, et j’ai vécu une misérable et abominable vie de vice et de méchanceté pendant quatorze ans. Ô madame, vous le savez, et Dieu le sait ; et maintenant, il faut que je meure, que je sois noyée ! Oh ! que vais-je devenir ? C’en est fait de moi pour toujours ! oui, madame, pour toujours ! pour toute l’éternité ! Oh ! je suis perdue ! je suis perdue ! S’il faut que je sois noyée, je suis perdue pour toujours ! »

Toutes ces paroles, vous l’imaginerez aisément, devaient être autant de coups de poignards au fond de l’âme d’une personne dans ma situation. Il se présenta immédiatement à moi cette pensée : Pauvre Amy ! qu’es-tu que je ne sois pas ? Qu’as-tu été que je n’aie été ? Bien plus, je suis coupable à la fois et de mon propre péché et du tien. — Puis il me revint à la mémoire que non seulement j’avais été comme Amy, mais que j’avais été l’instrument du diable pour la rendre vicieuse ; que je l’avais mise nue, et prostituée précisément à l’homme avec lequel je me conduisais comme une éhontée ; qu’elle n’avait fait que me suivre ; que j’avais été son mauvais exemple ; que je l’avais dirigée en tout, et que, comme nous avions péché ensemble, il était probable que nous allions maintenant périr ensemble.

Tout cela se représentait à mon esprit en ce moment même, et chacun des cris d’Amy résonnait ainsi dans mes oreilles : C’est moi qui suis la cause criminelle de tout cela ! J’ai été ta ruine, Amy ! c’est moi qui t’ai amenée jusqu’ici, et maintenant il faut que tu souffres pour le péché dans lequel je t’ai attirée ! Et si tu es perdue à jamais, moi, que dois-je être ? Quel doit être mon lot ?

Il est vrai qu’il y avait cette différence entre nous que je disais toutes ces choses au dedans de moi, et que je soupirais et me désolais intérieurement ; tandis qu’Amy, dont la nature était plus violente, parlait haut, criait, et appelait comme quelqu’un dans l’agonie du désespoir.

Je n’avais que peu d’encouragement à lui donner, et vraiment je ne pouvais pas lui dire grand’chose ; cependant j’obtins qu’elle se maîtrisât un peu et ne laissât pas comprendre à tous les gens du navire ce qu’elle voulait dire ou ce qu’elle disait. Mais même quand elle se retenait le plus, elle continuait à s’exprimer dans les termes les plus extrêmes de l’épouvante et de la terreur sur la vie criminelle qu’elle avait menée, criant qu’elle serait damnée et autres choses semblables ; ce qui était tout à fait terrible pour moi, qui savais dans quelle condition je me trouvais moi-même.

Devant ces sérieuses considérations, je me sentais aussi très pénitente pour mes péchés passés, et je m’écriai deux ou trois fois, mais tout bas cependant :

« Seigneur, prenez pitié de moi ! »

J’y ajoutai quantité de résolutions sur la vie que je mènerais s’il plaisait à Dieu d’épargner mes jours cette fois seulement : je vivrais seule et dans la vertu, et je dépenserais une grande partie de ce que j’avais acquis par le vice, en actes de charité et à faire le bien.

Dans ces appréhensions épouvantables, je regardais la vie que j’avais menée avec le dernier mépris et la dernière horreur. Je rougissais, je m’étonnais de moi-même, de ce que j’avais pu agir ainsi, me dépouiller de la modestie et de l’honneur, et me prostituer pour un gain ; et je pensais que s’il plaisait à Dieu de me sauver de la mort cette seule fois, il n’était pas possible que je fusse la même créature que devant.

Amy allait plus loin. Elle pria ; elle résolut, elle fit vœu de mener une vie nouvelle, si seulement Dieu voulait l’épargner cette fois. Il commençait maintenant à faire jour, car la tempête se maintint tout le long de la nuit ; et ce fut un certain encouragement pour nous que de voir la lumière d’une autre journée, ce que personne de nous n’espérait. Mais la mer se soulevait en montagnes, et le bruit de l’eau était aussi effrayant pour nous que le spectacle des vagues. Il n’y avait aucune terre en vue, et les matelots ne savaient où ils étaient. À la fin, à notre grande joie, on aperçut la terre : c’était l’Angleterre, et la côte de Suffolk. Comme le navire était absolument en détresse, on mit le cap sur la côte, à tout hasard, et on parvint, avec de grandes difficultés, à entrer dans Harwich, où l’on était en sûreté, du moins contre le danger de mort ; mais le navire était si plein d’eau et si endommagé, que, si on ne l’avait mis à sec sur le rivage le même jour, il aurait coulé avant la nuit, suivant l’opinion des matelots et aussi des ouvriers de la côte qu’on avait engagés pour aider à boucher les voies d’eau.

Amy fut ranimée dès qu’elle apprit qu’on avait aperçu la terre. Elle sortit sur le pont, mais elle rentra bientôt en disant :

« Oh ! madame, c’est vrai ; la terre est en vue. Elle a l’air d’une bande de nuages, et ce pourrait bien n’être qu’un nuage, autant que j’en puis juger ; mais si c’est la terre, elle est encore très loin, et la mer est tellement démontée que nous périrons tous avant de l’atteindre. Les vagues offrent le plus épouvantable spectacle qu’on ait jamais vu. Oui, elles sont aussi hautes que des montagnes. Nous serons sûrement engloutis, quelque proche que la terre soit. »

J’avais conçu quelque espérance que si on voyait la terre, nous serions sauvés. Je lui dis qu’elle n’entendait pas ces questions là ; qu’elle pouvait être certaine que si l’on voyait la terre, on irait directement dessus, et qu’on entrerait dans quelque port. Mais jusque-là, il y avait, comme disait Amy, une effroyable distance. La terre avait l’air de nuages, et la mer se soulevait en montagnes, de sorte qu’il ne semblait pas qu’il y eût à tirer aucun espoir de la vue de la terre, mais que nous étions dans la crainte de sombrer avant de pouvoir l’atteindre. Cela fit retomber Amy dans son abattement. Mais comme le vent, qui soufflait de l’est ou de ce quartier là, nous chassait furieusement vers la côte, environ une demi-heure après, lorsque j’allai à la porte de la chambre de l’avant et regardai dehors, je vis la terre beaucoup plus proche qu’Amy ne me l’avait représentée. Je rentrai donc et me remis à encourager Amy ; et le fait est que j’avais moi-même repris courage.

Au bout d’une heure, ou un peu plus, nous vîmes, à notre infinie satisfaction, le port ouvert de Harwich et le vaisseau s’y portant tout droit. Quelques minutes encore, et le vaisseau était dans des eaux calmes, à notre inexprimable soulagement. C’est ainsi que j’eus, bien que contre ma volonté et en opposition avec mon véritable intérêt, ce que j’avais souhaité : être poussée en Angleterre, fût-ce par une tempête.

D’ailleurs, cet incident ne nous rendit pas grand service, à Amy et à moi ; car, le danger passé, nos craintes de la mort s’évanouirent en même temps, et aussi notre crainte de ce qui était au-delà de la mort. Notre sentiment de l’existence que nous avions menée se dissipa. Avec notre retour à la vie, revint notre goût de la vie vicieuse, et nous fûmes l’une et l’autre comme auparavant, sinon pires. Tant il est certain que le repentir amené par l’appréhension de la mort disparaît à mesure que disparaît cette appréhension, et que le repentir sur le lit de mort ou dans la tempête, ce qui se ressemble beaucoup, est rarement vrai.

Cependant, je ne vous dis pas non plus que ceci ait eu lieu tout d’un coup. L’effroi que nous avions éprouvé en mer dura quelque temps après ; du moins l’impression n’en fut pas emportée tout à fait aussitôt que l’orage, surtout pour la pauvre Amy. Dès qu’elle eut mis le pied sur le rivage, elle se jeta à plat ventre sur le sol et le baisa, rendant grâce à Dieu pour sa délivrance ; puis, en se relevant, elle se traîna vers moi et me dit :

« J’espère, madame, que nous n’irons plus jamais en mer. »

Je ne sais ce que j’avais, pour mon compte ; mais Amy était beaucoup plus pénitente en mer, et beaucoup plus sensible à sa délivrance lorsqu’elle se trouva à terre et sauvée, que je ne l’étais. J’étais dans une sorte de stupéfaction, je ne sais comment appeler cela. Mon esprit était plein de l’horreur de la période de la tempête, et je voyais la mort devant moi aussi nettement qu’Amy ; mais mes pensées ne trouvaient pas d’issue, comme celles d’Amy. J’avais une sorte de sombre et silencieuse douleur, qui ne pouvait éclater ni en paroles ni en larmes, et qui n’en était que pire à supporter.

J’étais sous le poids de la terreur de ma mauvaise vie passée, et je croyais fermement que j’allais être précipitée jusqu’au fond, lancée dans la mort, où j’aurais à rendre compte de toutes mes actions antérieures. En cet état et par cette cause, je regardais ma perversité avec détestation, comme je l’ai dit plus haut ; mais je n’avais aucun sentiment de repentir tiré du vrai motif du repentir ; je ne voyais rien de la corruption de la nature, de ma vie de péché, offense à Dieu, chose odieuse à la sainteté de son être, abus de sa miséricorde et mépris de sa bonté. En un mot, je n’avais pas le repentir entier et efficace, ni la vue de mes péchés sous la forme qui leur convenait, ni la perspective d’un Rédempteur, ni aucun espoir en lui. J’avais seulement ce repentir que ressent un criminel sur le lieu de l’exécution : il est fâché, non d’avoir commis le crime parce que c’est un crime, mais de ce qu’il va être pendu pour l’avoir commis.

Il est vrai que le repentir d’Amy s’usa, comme le mien ; mais pas si tôt. Toutefois, nous fûmes toutes les deux très sérieuses pendant un temps.

Dès que nous pûmes obtenir un canot de la ville, nous allâmes à terre, et aussitôt dans un cabaret de la ville de Harwich. Là nous eûmes à considérer sérieusement ce qu’il y avait à faire, si nous remontrions jusqu’à Londres, ou si nous attendrions que le navire fût radoubé, ce qui, disait-on, prendrait une quinzaine, pour aller ensuite en Hollande, comme nous en avions l’intention et comme les affaires le demandaient.

La raison m’indiquait d’aller en Hollande, car j’y avais tout mon argent à recevoir, et il y avait là des personnes de bonne réputation et bien considérées à qui m’adresser, puisque j’avais pour elles des lettres de l’honnête marchand hollandais de Paris ; ces personnes pourraient peut-être me donner à leur tour des recommandations pour des marchands de Londres, et je ferais ainsi la connaissance de gens bien situés, ce qui était justement ce que je désirais ; tandis que maintenant je ne connaissais pas un être vivant dans toute la cité de Londres, ni nulle part ailleurs, auprès de qui je pusse aller me faire reconnaître. Devant ces considérations, je résolus d’aller en Hollande, quoi qu’il arrivât.

Mais Amy pleurait et tremblait, et était prête à tomber dans des attaques de nerfs, à la seule idée de reprendre la mer. Elle me suppliait de ne pas partir, ou, si je voulais partir, de la laisser derrière, quand même je devrais l’envoyer mendier son pain. Les gens de l’auberge riaient d’elle, la plaisantaient, lui demandaient si elle avait des péchés à confesser qu’elle avait honte qu’on entendît, et si elle était troublée par une mauvaise conscience. Une fois en mer et au milieu d’une tempête, lui disait-on, si elle avait couché avec son maître, elle le dirait sûrement à sa maîtresse, car c’était une chose commune pour les pauvres servantes que de déclarer tous les jeunes gens avec qui elles avaient couché : il y avait une pauvre fille qui passait sur le continent avec sa maîtresse, dont le mari avait telle profession dans tel endroit de la cité de Londres ; elle confessa, dans l’horreur d’une tempête, qu’elle avait couché avec son maître et avec tous les apprentis, tant de fois, en tels et tels endroits ; cela fit que la pauvre maîtresse, lorsqu’elle revint à Londres, s’emporta contre son mari et fit un tel scandale que ce fut la ruine de toute la famille.

Amy supportait tout cela assez bien ; car, si elle avait, en effet, couché avec son maître, c’était à la connaissance et du consentement de sa maîtresse, et, ce qui était pis, par la faute de sa maîtresse même. Je le rappelle pour blâmer mon propre vice et pour exposer comme ils doivent l’être les excès d’une telle perversité.

Je croyais que la peur d’Amy aurait disparu au moment où le navire serait prêt ; mais je vis que cela allait de mal en pis ; et lorsque j’en arrivai à la question, à savoir qu’il fallait embarquer ou perdre notre passage, Amy fut si terrifiée qu’elle eut des attaques de nerfs, si bien que le navire partit sans nous.

Mais comme il était, ainsi que je l’ai dit, absolument nécessaire pour moi d’aller là-bas, je fus obligé de prendre le paquebot quelque temps après, et de laisser Amy à Harwich, mais avec des instructions pour se rendre à Londres, et y rester afin de recevoir mes lettres et mes ordres sur ce qu’elle aurait à faire. J’étais dès lors, de femme de plaisir, devenue femme d’affaires, et d’affaires très sérieuses, je vous le certifie.

Je pris à Harwich une servante pour faire le passage avec moi ; elle avait été à Rotterdam, connaissait la localité, et en parlait la langue, ce qui m’était d’un grand secours ; et me voilà partie. La traversée fut très rapide et le temps très agréable. Arrivée à Rotterdam, j’eus bientôt trouvé le marchand à qui j’étais recommandée, et qui me reçut avec un respect extraordinaire. Tout d’abord, il reconnut la lettre de change acceptée pour 4,000 pistoles, qu’il paya plus tard ponctuellement. Il fit toucher pour moi d’autres lettres de change que j’avais sur Amsterdam ; et l’une de ces lettres, pour une somme de mille deux cents couronnes, ayant été protestée à Amsterdam, il me la paya lui-même, pour l’honneur de l’endosseur, comme il disait, lequel était mon ami le marchand de Paris.

Par son moyen j’entrai en négociations au sujet de mes bijoux. Il m’amena plusieurs joailliers pour les voir, et un particulièrement pour les estimer et pour me dire ce que chacun d’eux valait à part. C’était un homme qui était très habile à connaître les joyaux, mais qui, à ce moment-là, n’en faisait pas le trafic ; et mon hôte le pria de voir à ce qu’on ne m’en imposât pas.

Toute cette besogne me prit près de la moitié d’une année. En faisant ainsi mes affaires moi-même et en ayant à opérer sur de grosses valeurs, je devins aussi experte que n’importe laquelle de leurs marchandes. J’avais à la banque un crédit pour une grosse somme d’argent, et des lettres de change et des billets pour un chiffre plus grand encore.

J’étais là depuis environ trois mois, lorsque ma servante Amy m’écrivit qu’elle avait reçu une lettre de celui qu’elle appelait son ami ; c’était soit dit en passant, le gentilhomme du prince qui avait vraiment été pour elle un ami extraordinaire, car elle m’avoua qu’il avait couché avec elle cent fois, c’est-à-dire aussi souvent qu’il lui avait plu ; pendant les huit années qu’avait duré cette liaison, peut-être la chose avait-elle eu lieu beaucoup plus souvent. C’était lui qu’elle appelait son ami, et avec lequel elle correspondait sur un sujet particulier : entre autres choses, il lui envoyait une nouvelle toute spéciale que voici : mon ami extraordinaire, à moi, mon réel mari, qui chevauchait parmi les gens d’armes, était mort ; il avait été tué dans une rencontre, comme ils appellent cela, dans une rixe accidentelle entre soldats ; et la coquine me félicitait d’être aujourd’hui réellement une femme libre.

« Et maintenant, madame, disait-elle à la fin de sa lettre, vous n’avez plus rien à faire qu’à venir ici, à vous monter d’un carrosse et d’un bel équipage ; et si la beauté et la fortune ne vous font pas duchesse, rien ne le fera. »

Mais je n’étais pas encore fixée sur ce que je ferais. Je n’avais aucune inclination à me remarier. J’avais eu si mauvaise chance avec mon premier mari que l’idée seule m’inspirait de l’aversion. Je voyais qu’une femme est traitée avec indifférence, une maîtresse avec une affection passionnée. On regarde une femme comme une servante d’un ordre supérieur, une maîtresse est une souveraine ; une femme doit abandonner tout ce qu’elle a, se sentir reprocher toutes les réserves qu’elle stipule pour elle, et être grondée même pour l’argent de ses épingles ; une maîtresse, au contraire, prouve la vérité de ce dicton qu’elle a ce que l’homme possède, et que ce qu’elle possède personne autre qu’elle ne l’a ; la femme supporte mille outrages et est forcée de rester tranquille et de les supporter, ou de partir et de se perdre ; une maîtresse insultée se défend elle-même aussitôt et prend un autre amant.

C’étaient là les coupables raisons que je me donnais pour faire la catin, car je n’établissais jamais le parallèle dans un autre sens, je puis dire dans aucun des autres sens ; jamais je ne me disais qu’une femme mariée se montre hardiment et honorablement avec son mari, demeure chez elle, a sa maison, ses domestiques, ses équipages, est en possession d’un droit sur tout cela et peut l’appeler sien ; qu’elle reçoit ses amis, aime ses enfants, a d’eux un retour d’affection et de respect, car ici ils sont proprement à elles, et qu’elle a, par la coutume d’Angleterre, des droits sur les biens de son mari s’il meurt et la laisse veuve.

La catin se cache dans des garnis ; on va la voir dans les ténèbres ; en toute occasion, on la désavoue devant Dieu et devant les hommes ; elle est, il est vrai, entretenue pendant un temps, mais elle est sûrement condamnée à être abandonnée à la fin et laissée aux misères du sort et d’un désastre mérité. Si elle a des enfants, son effort est de s’en débarrasser, et non de les élever ; si elle vit, elle est sûre de les voir la haïr et rougir d’elle ; tant que le vice fait rage et que l’homme est dans la main du diable, elle le tient, et tant qu’elle le tient, elle en fait sa proie ; mais s’il arrive qu’il tombe malade, si quelque catastrophe le frappe, la responsabilité de tout pèse sur elle. Il ne manque pas de rapporter à elle l’origine de tous ses malheurs ; s’il vient une fois à se repentir, ou s’il fait un seul pas vers une réforme, c’est par elle qu’il commence : il la laisse, la traite comme elle le mérite, la hait, l’abhorre, et ne la voit plus ; et cela, avec ce surcroît qui ne manque jamais, que, plus sa repentance est sincère et sans feinte, plus il lève les yeux au ciel avec ardeur et plus il regarde efficacement en lui-même, plus son aversion pour elle s’accroît ; il la maudit du fond de son âme ; que dis-je ? ce n’est que par une sorte d’excès de charité qu’il souhaite seulement que Dieu lui pardonne.

Les contrastes dans la condition d’une femme mariée et dans celle d’une femme entretenue sont si nombreux et tels, j’ai vu depuis cette différence avec de tels yeux, que je pourrais m’arrêter longtemps sur ce sujet. Mais mon affaire est de raconter. J’avais une longue carrière de folie à parcourir encore. La morale de mon récit peut me ramener sur ce sujet, et si cela arrive, j’en parlerai jusqu’au bout.

Pendant que je séjournais en Hollande, je reçus plusieurs lettres de mon ami (j’avais bien lieu de l’appeler de ce nom) le marchand de Paris, où il me donnait d’autres détails sur la conduite de cette canaille de Juif et sur ce qu’il avait fait après mon départ, sur son impatience pendant que ledit marchand le tenait en supens dans l’espoir que je viendrais, et sa rage, quand il s’aperçut que je ne revenais plus.

Il paraît qu’après avoir vu que je ne revenais pas, il découvrit, à force de persistantes recherches, la maison où j’avais demeuré, et que j’y avais été entretenue en qualité de maîtresse par quelque grand personnage ; mais il ne put jamais savoir par qui ; seulement il apprit la couleur de sa livrée. En poursuivant ses recherches, ses soupçons tombèrent sur la véritable personne ; mais il ne put s’en assurer, ni en offrir aucune preuve positive. Cependant, il découvrit le gentilhomme du prince, et lui parla de cela si insolemment que ce gentilhomme le traita, comme disent les Français, a coup de baton[1], c’est-à-dire lui donna une vigoureuse bastonnade, comme il le méritait. Cela ne le satisfaisant pas, ni ne le guérissant de son insolence, il fut rencontré un soir, sur le Pont-Neuf, par deux hommes, qui l’enveloppèrent dans un grand manteau, l’emportèrent en lieu plus discret, et lui coupèrent les oreilles, lui disant que c’était pour avoir parlé impudemment de ses supérieurs, et ajoutant qu’il eût à prendre garde à mieux gouverner sa langue et à se conduire plus convenablement ; sinon que, la prochaine fois, ils lui arracheraient la langue de la bouche.

Ceci mit un frein à son insolence de ce côté ; mais il revint au marchand et le menaça de lui intenter un procès comme correspondant avec moi et comme étant complice du meurtre du joaillier, etc.

Le marchand vit dans ses discours qu’il supposait que j’étais protégée par le prince de ***. Et même, le coquin disait qu’il était sûr que j’étais dans ses appartements à Versailles, car il n’eut jamais la moindre idée de la manière dont j’étais réellement partie : il se croyait certain que j’étais là, et certain aussi que le marchand en avait connaissance. Le marchand le mit au défi. Cependant il lui donna beaucoup d’ennui, et le plaça dans un grand embarras ; il l’aurait même probablement traduit en justice comme ayant aidé ma fuite, auquel cas le marchand eût été obligé de me produire, sous peine d’avoir à payer quelque très grosse somme d’argent.

Mais le Hollandais sut prendre le dessus d’une autre manière : il fit commencer une instruction contre lui pour escroquerie, où il exposa toute l’affaire, comment le Juif avait l’intention d’accuser faussement la veuve du joaillier comme la meurtrière supposée de son mari ; qu’il faisait cela uniquement pour lui enlever ses joyaux ; et qu’il offrait de le mettre, lui, marchand, dans l’affaire, pour s’associer avec lui et partager ; il prouvait en même temps le dessein du Juif de mettre la main sur les bijoux, et alors d’abandonner la poursuite à condition que je les lui cédasse. Sur cette accusation, il le fit mettre en prison ; on l’envoya donc à la Conciergerie, comme qui dirait Bridewell, et le marchand se vit tiré d’affaire.

L’autre sortit de geôle peu après, mais non sans le secours de son argent, et il continua pendant longtemps de harceler le Hollandais ; à la fin même, il menaça de l’assassiner, de le mettre à mort ; si bien que le marchand, qui avait enterré sa femme deux mois auparavant environ et qui était maintenant tout seul, ne sachant ce qu’un misérable de cette espèce pouvait faire, jugea convenable de quitter Paris et de s’en venir aussi en Hollande.

Il est très certain que, si l’on remonte aux origines, j’étais la cause et la source de tous les ennuis et de toutes les vexations de cet honnête monsieur ; et comme, plus tard, il fut en mon pouvoir de le payer complètement de tout et que je ne le fis pas, je ne puis que dire que j’ajoutai l’ingratitude à mes autres folies. Mais je raconterai cela plus en détail tout à l’heure.

Un matin, étant chez le marchand à qui il m’avait recommandée à Rotterdam, occupée dans son comptoir à régler mes lettres de change et me disposant à lui écrire une lettre à Paris, je fus surprise d’entendre un bruit de chevaux à la porte, ce qui n’est pas très commun dans une ville où tout le monde va par eau. C’était, sans doute, quelqu’un qui avait passé le Maze en bac à Williamstadt, et qui était venu ainsi jusque devant la maison. Comme je regardais vers la porte en entendant les chevaux, je vis un monsieur descendre et entrer sous le porche. Je ne connaissais nullement et, à coup sûr, ne m’attendais en aucune façon à connaître cette personne ; mais, comme je l’ai déjà dit, je fus surprise, et d’une surprise peu ordinaire, lorsqu’étant arrivé près de moi, je vis que c’était mon marchand de Paris, mon bienfaiteur, et véritablement mon sauveur.




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  1. Ainsi écrit dans le texte de Defoe. (N. D. T.)