Lady Fauvette/Lady Fauvette/1

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 1-8).

LADY FAUVETTE



I

C’était une gaie, rieuse et heureuse jeune fille que miss Alice Beaumont ; quelques mauvaises langues auraient bien voulu vous faire croire qu’elle était un peu trop moqueuse, et même que ses parents l’avaient fort mal élevée ; mais vous n’en auriez pas cru un mot, si vous aviez pu la voir seulement une fois.

Peut-être (en mettant les choses au pire) auriez-vous dit, comme moi, que miss Alice, avec ses grands yeux noirs, ses boucles blondes et sa petite bouche dédaigneuse, avait la jolie tête de l’enfant gâtée, la plus gâtée des Trois-Royaumes.

Hélas ! oui, Alice était bien gâtée. Je dis hélas !… Au fait, était-ce bien réellement un mal ? — Je n’en jurerais pas… Telle qu’elle était, l’enfant était charmante. Certainement elle n’avait l’air ni d’une momie, ni d’une poupée. Oh ! elle ne réalisait pas absolument l’idéal de ce qu’on est convenu d’appeler une jeune personne accomplie ; — loin de là ! Miss Théodosia Crach, sa grand’tante, assurait même que ses allures d’enfant terrible avaient quelque chose de choquant.

Disons franchement que la nièce de miss Dosia eût pu être un peu plus réservée et s’occuper moins de sport et de paris…, ne fût-ce que pour épargner à sa respectable parente les grandes dépenses d’imagination et d’éloquence que cette digne demoiselle se croyait obligée de faire, en l’honneur de la religion, et dans l’intérêt de ce joli petit diablotin que le révérend Élias Smith appelait « une jeune athée. »

Disons aussi qu’elle eût pu rire un peu moins…, quoique ce fût une chose charmante que son petit rire frais et argentin qui montrait deux rangées de perles si mignonnes, si gracieuses, si transparentes, que c’était plaisir à voir.

Oh ! les petites dents de miss Beaumont !…

Croirait-on que ses amies disaient tout bas qu’elle ne riait tant que pour les montrer ? Fi ! les méchantes petites dents ! Pourquoi étaient-elles si jolies, si jolies, que les bonnes amies d’Alice souhaitaient volontiers qu’elle les mît en poche quand il lui prenait envie de rire ?

— Ses dents en poche !

Certes l’enfant n’y songeait pas ; elle aussi les trouvait jolies ; du reste, eût-elle été modeste comme la plus humble des violettes, qu’elle eût nié l’évidence et calomnié dame Nature en doutant que cette aimable personne eût fait preuve de goût en logeant les plus adorables perles du monde dans le plus ravissant petit écrin qu’on pût rêver.

Était-ce l’écrin qui faisait valoir les perles ou les perles qui rehaussaient l’écrin ?

Quoi qu’il en soit, perles et écrin s’entendaient à merveille et faisaient un assemblage charmant.

Ce qu’il y a de certain aussi, c’est qu’en dépit de miss Théodosia, du révérend Élias et même des bonnes amies déjà nommées, Alice était à croquer quand elle riait, et Dieu sait si cela lui arrivait souvent !… Juste ciel ! la pauvre tante Dosia en avait les oreilles brisées, perforées, abîmées, détruites.

Quelle malédiction qu’une enfant qui riait toujours !

Heureusement, le temple n’était pas loin et le révérend Élias n’épargnait ni les homélies ni les sermons. Le saint homme remplissait ses saintes fonctions en conscience ; miss Théodosia Crach n’avait pas lieu de se plaindre.

Quelle consolation pour une âme détachée des biens de ce monde, que de pouvoir entendre cinq services par jour ! Quelle diversion à cette gaieté d’enfant, bruyante, jeune, insouciante, mélodieuse, qui faisait songer, quand on entrait dans la maison, à une volière pleine d’oiseaux chanteurs ! Quelle heureuse diversion à ce rire cristallin et mordant, si antipathique à miss Crach, qu’un chapitre de l’Apocalypse, un sermon sur le Nouveau Testament, une quête au profit d’une œuvre civilisatrice quelconque, pour l’envoi de missionnaires aux îles Philippines ou la conversion définitive des habitants de Cyreschata !

Tout cela remplissait le cœur de miss Crach d’un saint enthousiasme ; si seulement cette petite folle d’Alice avait voulu l’accompagner un peu plus souvent à l’église, bien certainement la vieille demoiselle, faisant ce sacrifice à la religion, se serait déclarée satisfaite et aurait oublié le martyre de ses oreilles.

— Je vous assure, Alice, la religion est une belle et grande chose, vraiment édifiante ; il ne faut pas vivre ainsi dans l’hérésie, disait souvent miss Dosia, cherchant vainement, à défaut de Patagons, de Cafres ou de Xérolibyens, à convertir tout simplement sa nièce qui, sous ce rapport, se montrait aussi obstinée que n’importe quel sauvage idolâtre.

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Maintenant que je vous ai dit qu’Alice était la jeune fille la plus gaie, la plus rieuse qu’on pût rêver, vous serez bien étonné si, entr’ouvrant avec moi la porte de sa chambre, nous trouvons ma petite amie tout en larmes.

— Tout en larmes !…

— Mon Dieu ! oui, et la veille de Noël encore !

— Pourquoi ? me direz-vous.

— Ah ! voilà !…

— Pourquoi les jeunes filles pleurent-elles ?

C’était donc la veille de Noël : une belle soirée, un beau ciel tout brillant d’étoiles ; de la neige plein les rues, des trottoirs bien glissants… Partout une bonne odeur d’oie aux marrons et de pudding au rhum ; partout des bambins aux joues rouges tapant des pieds, battant l’une contre l’autre leurs mains engourdies, perdues sous d’énormes gants de drap trop longs ; partout des gens heureux, affairés, pressés, chargés de paquets, se bousculant, se poussant, se souhaitant joyeux Noël, bonnes vacances, heureuse année…, mille choses aimables ! Une vraie soirée de Noël bien froide, bien sèche, bien claire, bruyante, gaie, pleine d’éclats de rire sonores montant vers le ciel en fusées éclatantes ! une soirée à faire rire miss Théodosia Crach elle-même, et pourtant Alice pleurait…

Je vous vois sourire…

— Vrai, je vous comprends bien sûr, vous croyez que le génie de Noël a oublié le soulier de notre amie. Fi ! arrivez-vous des Antipodes ?

D’abord, Alice n’est plus une enfant, je vous prie de le croire ; elle a dix-sept ans et les fait sonner bien haut.

Et puis, regardez là ; voyez-vous cet écrin de velours bleu entr’ouvert ? Voyez-vous le bracelet qui brille dans la demi-obscurité de la chambre ? Voyez-vous l’énorme bouquet de roses blanches dans le vase, sur la table ?… Tout cela n’a-t-il pas un bon petit air de fête, un petit air jeune de candeur virginale…, un joli petit air d’enfant gâtée, de jeune fille heureuse ?

Le génie de Noël oublier Alice Beaumont ! Peut-on avoir de pareilles idées ?

Tout riait dans la petite chambre : le feu flambait gaiement et dorait tantôt les rideaux du lit, tantôt le bouquet, tantôt l’écrin, puis notre jolie petite amie, plus jolie cent fois ce soir-là que de coutume ; il faut vous dire aussi qu’elle était en toilette de bal, une adorable toilette toute blanche, toute vaporeuse, qu’on eût dit faite et garnie par quelque fée gracieuse, idéale…, une de ces fées qui gâtent les jeunes filles, une de ces bonnes fées légères, invisibles, impalpables qui ont un char en feuilles de roses traîné par des papillons d’or, avec des guides en fils de la Vierge, des roues en flocons de neige et des harnais en plumes de cygne… Pouvait-on pleurer le soir où l’on essayait une pareille robe, quand on s’appelait Alice Beaumont, qu’on était jolie, que la robe allait bien et qu’on aimait le bal à la folie ?

Cependant, l’enfant avait bien du chagrin… Elle était là, toute seule dans sa chambre, accoudée à la cheminée, un pied sur les chenets, sa mignonne tête espiègle, toute triste, se reflétant dans la glace, avec sa jolie moue désespérée et ses capricieuses boucles blondes frisées, emmêlées, les folles comme si elles avaient voulu cacher les grosses larmes qui roulaient une à une le long des joues… Car vraiment Alice pleurait bien fort et poussait de gros soupirs à fendre l’âme ; puis elle jetait tristement un regard dans la glace, allant de la jolie robe blanche à la petite figure rose si bouleversée, du cadeau de Noël dans l’écrin entr’ouvert, aux fleurs sur la table, et disait tout bas, comme malgré elle :

— Oh ! quel malheur… un si beau bal ! Et dire que tout le monde dansera…, sans moi !

Pauvre Alice ! Comme elle disait sans moi, les larmes redoublèrent, puis encore un petit coup d’œil vers la glace… Dieu me pardonne ! les larmes s’arrêtèrent pour faire place à un sourire fin, conquérant, moqueur qui en disait beaucoup !

— Tout le monde, c’est-à-dire… Oh ! non, pas tout le monde !

Là-dessus un grand éclat de rire qui montra toutes les perles dans leur monture de corail rose. Oh ! elles riaient franchement, gaiement, un vrai rire des grands jours…, un gentil petit rire de Noël à enchanter tous les génies présents, passés et à venir.

— C’est dommage cependant, continua la jeune fille ; enfin, il n’y faut plus penser…, je ne danserai pas demain. Voilà.

Et, lentement, bien lentement, elle dégrafa sa robe de bal, une si jolie robe ! avec une traîne, une traîne interminable qui lui donnait un petit air… ravissant, je vous jure.

Après bien des hésitations, Alise ôta sa robe de bal et la jeta sur le lit, puis elle prit au hasard un peignoir dans un coin, le passa vivement, à la diable, donna un coup de peigne à ses cheveux blonds, choisit une rose dans le vase et quitta sa chambre.