Jules Laisné (p. 200-227).


CHAPITRE XXXIV.

Première audience. ― Interrogatoire de Lacenaire. ― Interrogatoire d’Avril. ― Interrogatoire de François.


M. le Président. — Depuis combien de temps connaissiez-vous Chardon ?

Lacenaire. — Depuis mil huit cent trente.

D. Alliez-vous souvent chez lui ?

R. Je n’y ai été qu’une fois.

D. Cependant, il paraît que la portière vous connaissait ?

R. Elle ne me connaissait pas.

D. Savez-vous si Avril allait voir Chardon de son côté ?

R. Je crois qu’il y a été trois fois.

D. Avant le 14 décembre, saviez-vous ou savait-il que Chardon dût toucher de l’argent ?

R. Nous avions quelques indices, nous savions que Chardon devait recevoir de l’argent de la reine.

D. Mais cette somme devait être une aumône, et par conséquent peu faite pour exciter à un crime ?

R. Chardon avait dit qu’on devait lui avancer dix mille francs pour fonder une maison hospitalière destinée aux hommes.

D. Saviez-vous si Avril a offert à Fréchard de l’aider dans l’assassinat ?

R. Oui, je savais cela. Avril proposa l’affaire à Fréchard de ma part. J’en parlai à Fréchard après Avril, mais Fréchard me dit que cela ne lui convenait pas.

D. Fréchard prétend que cette offre lui a été faite dans un cabaret ?

R. Cela est possible, car Avril a fait la proposition deux fois, mais une fois sans mon ordre.

D. Le projet d’assassinat a-t-il une date ? (Silence.) Qui d’Avril ou de vous a eu l’idée première du crime et a fait la première ouverture ?

R. Je ne m’en souviens pas au juste.

D. Dans la matinée du 14 décembre, êtes-vous sorti du garni avec Victor Avril ?

R. Oui, à onze heures, nous avons été déjeûner à une barrière voisine de la Courtille. Nous sommes restés jusqu’à midi et demi.

D. Vous aviez dû vous munir des moyens de mettre à exécution votre affreux projet ? Vous aviez un carrelet ? qu’avait-il, lui ? allait-il pour vous aider ? quels étaient les conventions, les rôles distribués ?…

R. Les rôles avaient été distribués tels qu’ils ont été joués. Nous avons rencontré Chardon dans le passage, après avoir frappé inutilement chez lui. — Nous sortons de chez toi, lui dis-je. Il nous répondit : Alors, remontons. Nous remontâmes. Avril entra le premier, moi le second, Chardon le dernier. Avril était sans armes, il est vrai ; mais, lorsque Chardon est entré dans le petit cabinet, il lui tint quelques propos insignifiants, et, selon nos conventions, il lui sauta à la gorge et lui serra le cou. Tandis que je le frappais par derrière à coups de lime, Avril le fit glisser le long du lit. Comme il se débattait encore, Avril se saisit d’un merlin pendu derrière la porte et l’a achevé. (Un mouvement d’horreur accueille ces paroles prononcées d’un ton leste et indifférent.)

D. Ainsi, c’est Avril qui a pris le merlin ?

R. Oui, pour achever Chardon, qui remuait encore.

D. Avez-vous frappé plusieurs coups ?

R. Oui. Quand j’ai vu Avril qui finissait, j’ai été à la femme Chardon ; je lui ai porté plusieurs coups, et quand j’ai pensé qu’elle ne pouvait plus se défendre, j’ai bousculé les matelas par dessus elle. (Mouvement d’horreur).

D. Avril vous a-t-il aidé dans le second assassinat ?

R. Non, j’ai fait tout cette fois. Avril n’a porté aucun coup.

D. Avril est-il venu vous rejoindre ?

R. Oui, quand je finissais, il est venu m’aider à faire effraction à la grande armoire. Il fallait déranger le lit pour y arriver. Avril m’a aidé.

Ici, Lacenaire, sans hausser ni baisser la voix, entre dans des détails fort minutieux des localités, des circonstances de l’effraction. Il emploie des termes pleins de précision. On dirait un professeur démontrant à des élèves une théorie scientifique.

D. En frappant cette vieille femme, n’avez-vous pas été vous-même blessé à la main par la force du coup ?

R. Oui, monsieur le président, comme vous le dites, par la force du coup.

M. le Président. — Cette circonstance est importtante ; elle confirme la déclaration de Lacenaire. M. le commissaire de police avait, à la vue du tire-point ensanglanté par le manche, présumé cette circonstance.

D. Qu’avez-vous pris dans l’armoire ? Rendez compte des circonstances du vol qui suivit ce double assassinat.

R. Nous prîmes cinq cents francs en argent, de l’argenterie, un manteau, un gilet de couleur rose dans lequel nous enveloppâmes l’argenterie et quelques hardes. Je pris aussi une petite Vierge en ivoire qui était sous la pendule de la veuve Chardon. Je croyais que cette Vierge était d’un grand prix, et j’envoyai Avril la vendre chez un marchand du quai Malaquais ; mais comme le marchand n’en offrait que trois francs, nous la jetâmes à la rivière afin de ne pas laisser pour si peu une pièce à conviction si compromettante. C’est moi qui ai emporté l’argent et le manteau de Chardon sur mes épaules.

D. Que fîtes-vous après le crime ?

R. Après l’assassinat, nous allâmes nous baigner. Après être sorti des bains Turcs, où nous fîmes disparaître les taches de sang de nos mains et de nos habits, Avril alla vendre l’argenterie et le manteau, pendant que je l’attendais à l’estaminet de l’Épi-scié, sur le boulevard du Temple. Il retira deux cents francs des couverts et vingt francs du manteau. Ensuite, nous avons été dîner ensemble, et nous passâmes le reste de la soirée au spectacle.

D. À quel théâtre avez-vous été ?

R. Aux Variétés. (Mouvement de surprise).

D. À quelle heure vous-êtes-vous quittés ?

R. À onze heures. J’allai à mon logement. Avril m’a quitté et a été, je crois, dans une maison de filles.

D. Il me semble qu’il résulte de l’instruction qu’Avril vous a proposé de passer la nuit chez un nommé Soumagnac ?

R. Pardon, monsieur le président, vous faites une méprise ; c’est dans l’affaire de la rue Montorgueil que nous avons été chez Soumagnac.(Mouvement.)

L’accusé, dont le sang-froid ne s’est pas démenti un instant, rend compte de sa conduite et de ses démarches jusqu’au moment où Avril fut arrêté sur le boulevard pour avoir fait évader une fille publique.

D. Savez-vous la date de l’arrestation d’Avril sur le boulevard ? Vous savez qu’Avril prétend que le jour de cette arrestation est le jour où le crime contre les Chardon a été commis.

R. Il ment ; il a été arrêté le samedi qui a suivi l’assassinat du passage du Cheval-Rouge.

D. Si Avril n’avait pas été arrêté, ne vous aurait-il pas aidé dans l’assassinat de la rue Montorgueil ?

R. Sans contredit ; c’était arrangé, puisque nous avions, de concert, employé les fonds à meubler la chambre de la rue Montorgueil.

D. À quelle heure a été commis l’assassinat de la veuve Chardon et de son fils ?

R. À une heure moins cinq minutes (Mouvement). J’ai entendu sonner une heure à l’horloge de Notre-Dame-des-Champs pendant que je fracturais l’armoire.

M. le Président. — Il paraît certain qu’en effet le crime a eu lieu le jour.

D. Comment ont commencé vos relations avec Avril ?

R. À Poissy ; nous étions dans le même atelier. Nous nous étions promis de nous revoir lorsque nous serions en liberté. Il vint me trouver aussitôt qu’il le put.

D. Vous vous étiez donc promis de vous aider dans vos crimes, et vous le regardiez donc comme un homme capable de tout ?

R. C’était l’idée que je m’étais faite de son caractère.

D. Je passe à l’affaire de la rue Montorgueil. Sous quel nom avez-vous loué, rue Montorgueil ?

R. Sous le nom de Mahossier.

D. Qui a logé avec vous ?

R. Avril, dans les premiers jours.

D. Quel état avez-vous annoncé professer ?

R. J’ai dit que j’étais étudiant.

D. N’avez-vous pas dit que vous étiez avocat ?

R. Non : j’ai dit que j’étais étudiant en droit.

D. Quelle était votre intention en louant ce logement ?

R. Notre intention était d’attirer là un garçon de recette et de lui prendre son sac.

D. En employant l’assassinat ?

Lacenaire, avec nonchalance : — En employant l’assassinat.

D. Est-ce la seule tentative d’assassinat et de vol de cette nature que vous ayez faite ?

D. Non, monsieur ; il y a eu une tentative de ce genre qui a manqué, rue de la Chanvrerie, sur un garçon de caisse de M. Rougemont de Lowenberg, parce que le portier est monté avec ce garçon de recette.

D. Faites-nous connaître les détails de l’affaire de la rue Montorgueil, et comment vous avez eu François pour complice.

Lacenaire entre dans les détails de l’entrevue qu’eut François avec Bâton, et où le premier annonça qu’il tuerait un homme pour vingt francs.

C’est après cette communication, comme nos lecteurs doivent se le rappeler, que François fut abouché avec Lacenaire. Cependant, celui-ci ne voulut pas nommer Bâton à cette nouvelle audience ; — on verra pourquoi.

D. Quel était le jeune homme auquel François fit cette confidence ?

R. Je ne veux pas le nommer.

D. N’avez-vous pas écrit votre nom sur la porte de la rue Montorgueil ?

R. Oui, monsieur ; c’est-à-dire celui que je prenais, le nom de Mahossier.

D. Comment s’est passée l’attaque du garçon de caisse ?

R. Les faits sont très exactement racontés dans l’acte d’accusation.

R. Quand le garçon est entré dans la première pièce, je le priai de passer dans l’autre ; je le saisis par l’épaule et le frappai. François lui mit la main dans la bouche, mais le garçon s’étant mis à crier à l’assassin ! François se sauva et moi après lui. François pensa que si j’étais pris on le laisserait fuir tranquillement. Il ferma la porte sur moi, mais je l’ouvris ; en courant je criai à l’assassin. Les passants entendirent de quel côté François se sauvait. Je me rendis chez notre ami commun (celui qu’il refuse d’abord de nommer et qui est Bâton), je ne trouvai personne. J’allai attendre alors dans un cabinet de lecture. Quand j’en ressortis, j’allai de nouveau chez le même camarade. J’y retrouvai alors François qui me dit en me voyant entrer « Tiens, c’est toi, mon pauvre ami, je te croyais arrêté ? » — « Si je ne le suis pas, lui répondis-je, cela n’a pas été de ta faute. »

D. Vous persistez à ne pas faire connaître le nom de cet ami inconnu ?

R. Oui, monsieur le président.

D. Il devait vous aider ?

R. Oui, monsieur le président.

D. Après la tentative de la rue Montorgueil, que fîtes-vous avec François ?

R. Nous avons été dîner, et nous avons été passer la nuit chez Soumagnac, qu’on nomme aussi Magny, et qui est un ami particulier de François. La portière de Soumagnac avait l’ordre de donner la clef à François, et effectivement, quand nous vînmes nous coucher, elle la donna sans difficulté.

D. Qu’avez-vous fait le lendemain ?

R. Nous sommes allés, François et moi, et la personne que je ne veux pas nommer, à Issy, pour y commettre un vol chez une parente de François. Mais nous ne pûmes réussir, parce que la servante était à la maison. Vainement François voulut-il l’éloigner, en lui disant que sa maîtresse l’attendait à la noce, qui se faisait aux Vendanges de Bourgogne, elle ne voulut pas s’éloigner. Il n’y avait plus de voitures, d’ailleurs, et le coup manqua ainsi. Nous retournâmes à Paris. Je pris un nouveau logement chez Pageot, sous le nom de Bâton, et François sous celui du Fizelier. C’était le soir du jour de l’an.

M. l’Avocat-général. — Nous avons fait relever les actes de l’état civil, et voici la preuve que la parente de François s’est réellement mariée ce jour-là.

M. le Président. — Il paraît que Pageot logeait les gens de votre profession, et qu’il était assez facile sur les noms qu’on lui donnait, satisfait d’être en règle ? — François a-t-il couché avec vous ?

R. Oui.

D. N’avait-il pas de gros favoris rouges ?

R. Rouges, oui, mais pas très gros, c’est-à-dire allant jusqu’à la bouche.

D. Lacenaire, indépendamment des détails que vous venez de nous donner, en auriez-vous quelques autres à faire connaître, quelques faits importants à révéler ? (Mouvement de curiosité.)

Lacenaire, après une pause : — Non… non…, monsieur le président, seulement je me souviens que, le soir d’un des premiers jours de janvier, nous volâmes, François et moi, une pendule à l’étalage de l’horloger Richon, rue Richelieu 108 ; je vendis cette pendule à un marchand d’habits. Il me revient aussi en mémoire qu’Avril est venu précédemment avec moi, rue de Sartines, no 4, pour commettre un assassinat sur un garçon de recette de M. Rothschild. Il a dû être vu par la portière. Je m’appelais Louis Guèrin alors, et j’avais lancé un mandat sous ce nom, mais le garçon de recette ne vint pas au rendez-vous, et nous fûmes obligés de nous en aller sans rien faire. Seulement Avril emporta une paire de rideaux de la chambre de mon ami. (Mouvement d’hilarité.)

D. Mais vous pouvez bien nommer le jeune homme qui vous a prêté sa chambre sans savoir pourquoi ?

R. Ah ! très volontiers. Il s’appelle Deshayes, dit Coutelier.

M. Le Président ordonne que la portière de la rue de Sartines, no 4, et Deshayes dit Coutelier, seront entendus.

M. Duclos, juré. — La servante d’Issy qui a empêché le vol de François par sa présence est-elle assignée ?

M. l’Avocat-général. — La servante sera assignée pour demain.

L’audience est suspendue pendant un quart d’heure.

Avril est ramené. Sa figure pâle et contractée annonce une émotion profonde. M. le président commence par lui demander s’il n’a pas été condamné à cinq ans pour vol.

Avril. — Oui, monsieur.

D. Depuis combien de temps étiez-vous lié avec Chardon ?

Avril, d’une voix forte. — Je n’ai jamais été lié avec Chardon. Je l’ai connu pendant les deux ans de prison qu’il a fait à Poissy.

D. Depuis votre sortie, avez-vous continué vos relations avec lui ?

R. Il m’a invité à aller chez lui, et j’y suis allé quelques jours avant le 14 décembre.

D. Vous connaissiez le local ?

R. Je le connaissais parfaitement.

D. Ne saviez-vous pas que derrière la porte de Chardon était suspendue une espèce de petite hachette qu’on appelle un merlin ?

R. Je ne m’en suis jamais aperçu.

D. Vous saviez que Chardon possédait de l’argent ?

R. Je pensais qu’il devait en avoir, mais il ne devait pas en avoir beaucoup.

D. Il paraîtrait résulter de l’instruction, que vous auriez dit devant un ou même deux témoins, qu’il possédait une somme assez importante, par exemple, dix mille francs ?

R. Ceux qui ont dit cela sont véritables faux témoins. (On rit.) Je n’ai jamais tenu un pareil langage.

D. N’avez-vous pas proposé au nommé Fréchard, qui a été aussi détenu avec vous, une affaire dans laquelle il y aurait dix mille francs à gagner ? Ne lui avez-vous pas offert mille francs, s’il consentait à buter, à assassiner quelqu’un ?

R. Je n’ai jamais proposé pareilles choses à Fréchard.

D. Il y a un témoin qui vous attribue ce propos.

R. Je le nie entièrement.

Pendant la suite de cet interrogatoire, Lacenaire se penche de nouveau sur la barre et se cache la figure, mais il la relève la tête de temps en temps et profère à voix basse quelques paroles pour confirmer ce que rapporte M. le président de ses déclarations.

M. Le Président. — N’avez-vous pas dit : on trouvera toujours bien quelqu’un qui voudra le faire ?

R. Non.

D. Il y a une circonstance qui semble donner bien de la force à la déclaration de ce témoin. Vous avez parlé de dix mille francs à gagner et de mille francs pour la part du complice ; mais vous auriez eu soin de ne nommer ni le lieu, ni la personne sur laquelle le meurtre aurait été commis.

R. La déposition du témoin est invraisemblable, puisqu’il connaissait Chardon aussi bien que moi.

D. Vous n’avez pas désigné Chardon par son nom, mais par le sobriquet de ma tante, qui, en terme d’argot indique des mœurs infâmes, et comme Chardon était connu pour avoir de pareilles mœurs, il l’a ainsi reconnu.

D. Après le 14 décembre, êtes-vous allé loger dans le même garni que Lacenaire ?

R. Je suis allé avec lui chez Mme  Desforets. J’ai logé avec lui, rue Montorgueil, jusqu’à ce que j’aie été arrêté pour une fille publique. Pendant ce temps, Lacenaire a vendu les meubles dont nous avions payé chacun la moitié.

D. Qui avait acheté les meubles ?

R. C’est Lacenaire. Il m’a dit qu’il avait de l’argent provenant d’une pièce qu’il avait faite pour M. Scribe (rires d’incrédulité) et de chansons vendues par lui à M. Vigoureux, caissier du Bon-Sens.

D. On doit trouver extraordinaire que vous ayez attaché votre sort à celui de Lacenaire, de façon à ne pas le perdre de vue au moment où il venait de commettre un crime aussi atroce ?

R. Il fallait bien vivre quelque part.

D. Comment vous êtes-vous procuré l’argent qui a servi à payer votre part de meubles ?

R. Je suis sorti de Poissy avec deux cents quarante francs que j’avais gagnés péniblement par mon travail. Je vivais très sobrement et je ne faisais presque pas de dépense. À la demande de Lacenaire, nous nous sommes mis en chambre pour vivre avec plus d’économie ; et je ne me suis mêlé avec lui dans aucune chose.

D. Le 14 décembre, avez-vous accompagné Lacenaire au domicile de la veuve Chardon et de son fils ?

R. Je n’y suis pas allé le 14 décembre.

D. Lacenaire déclare le contraire. Avez-vous dîné avec lui ?

R. Non, mais déjeûné, cela se peut.

Lacenaire. — Nous avons déjeûné entre la barrière de la Courtille et une autre barrière, chez un marchand de vins.

M. le Président. — Comment s’appelle ce marchand de vin ?

Lacenaire. — Je ne puis pas le dire. Mais on désigne ce cabaret sous le nom de Grand-Sept, parce qu’on y voit pour enseigne un gros chiffre 7, qui indique non pas le numéro de la maison, mais le prix du vin. Le marchand de vin est un homme âgé, qui a trois ou quatre enfants. Vous pouvez le faire appeler.

M. le Président ordonne que le marchand de vin soit assigné.

Avril. — J’ai souvent déjeûné là avec Lacenaire, mais je ne puis affirmer que cela ait eu lieu ce jour-là. Tout cela ne fait rien à l’assassinat auquel je n’ai pris aucune part.

D. N’avez-vous pas été le soir aux Variétés avec Lacenaire ?

R. Je suis allé souvent au spectacle ; je ne suis allé qu’une fois aux Variétés ?

D. Eh bien ! n’aviez-vous pas dîné avec Lacenaire le même jour du spectacle des Variétés ?

R. Je ne puis répondre à cela. Je n’en ai aucun souvenir.

D. Quel spectacle donnait-on aux Variétés le même jour où vous prétendez y être allé avec Lacenaire ?

R. Je ne me rappelle pas.

D. Ainsi,vous avez logé avec Lacenaire, couché avec lui la veille de l’assassinat, déjeuné avec lui, passé la soirée avec lui le jour de l’assassinat ; vous ne le quittez pas de tout le jour, et vous prétendez n’avoir pas été avec lui chez Chardon ; et vous allez, en outre, avec lui aux bains Turcs ?

R. Je suis allé souvent avec lui aux bains Turcs, mais je ne sais si c’était le 14.

M. le Président. — Lacenaire, vous rappelez-vous qu’Avril soit allé avec vous aux bains Turcs ce jour-là ?

Lacenaire, avec le plus grand sang-froid. — Parfaitement, monsieur le président ; j’avais même sur les épaules le manteau de Chardon. (Mouvement pénible dans l’auditoire.)

M. le Président. — Avril, ne seriez-vous pas allé aux bains Turcs pour laver des taches de sang qui se trouvaient sur votre pantalon et votre gilet ?

R. Non, il n’y a jamais eu de taches de sang ni à mon pantalon ni à mon gilet !

M. le Président. — Lacenaire déclare que vous l’avez assisté dans l’assassinat de Chardon, et que vous avez gardé même plusieurs objets provenant du vol qui suivit cet assassinat, entre autres choses un bonnet de soie noire.

R. Je n’ai jamais eu de bonnet de soie noire, mais seulement un bonnet de fil. Au reste, je ne sais pas ce qui porte Lacenaire à me charger comme ça.

D. C’est précisément parce que Lacenaire n’a aucun intérêt à vous charger, puisqu’il avoue l’assassinat de la veuve Chardon et de son fils, qu’il paraît vraisemblable qu’il dit vrai.

R. Lacenaire croit avoir sujet de m’en vouloir, parce que, soi-disant, c’est moi qui l’ai fait arrêter. Il a déclaré qu’il m’en voulait et qu’il ferait son possible pour me perdre. Tout ce qu’il dit contre moi, c’est un comtois qu’il bat.

M. le Président. — Messieurs les jurés, battre un comtois, signifie, en termes d’argot, mentir sur quelqu’un par vengeance ou dans un but intéressé.

À cette expression d’Avril, Lacenaire part d’un éclat de rire qu’il a de la peine à réprimer.

D. Avril, à quelle époque avez-vous quitté Lacenaire ?

R. J’ai quitté Lacenaire quand il m’a proposé l’assassinat de la rue Montorgueil. Le jour même où je te quittai, j’ai fait une escroquerie qui m’a fait arrêter ; je lui avais donné le moyen comment je voulais que l’affaire fût faite. Il voulait assassiner le garçon de caisse, moi je ne le voulais pas. J’avais proposé de lui mettre un masque de poix sur la figure. Je pensais que cela valait mieux que de l’assassiner.

D. Alors vous l’auriez étouffé : vous l’auriez tué sans répandre de sang ?

R. Non, monsieur : cela l’aurait empêché de respirer pendant quelques minutes. Nous ne lui aurions mis le masque que seulement le temps de prendre son argent et de nous en aller.

D. N’est-ce pas vous qui avez vendu l’argenterie de la veuve Chardon, moyennant deux cents francs ?

R. Non, monsieur ; je n’ai jamais vendu rien provenant d’assassinat commis par Lacenaire.

D. N’êtes-vous pas allé rejoindre Lacenaire dans un estaminet ?

R. Non, monsieur.

Lacenaire. — Il m’a rejoint à l’Épi-Scié.

Avril. — Nous ne sommes allés chez aucun épicier.

Lacenaire. — Il ne s’agit pas non plus d’épicier, mais d’un estaminet dont l’enseigne est composée d’une espèce de rébus, on y a mis pour enseigne un épi scié. Cet estaminet se trouve sur le boulevard du Temple, avant d’arriver chez Franconi.

Avril. — Tout cela ce sont des inventions pour me faire condamner.

M. le Président. — Lacenaire convient que c’est lui-même qui a porté les premiers coups à Chardon fils ; il avoue avoir assassiné seul la veuve Chardon, et dit que vous n’êtes arrivé qu’après le crime consommé ; ainsi il ne montre pas contre vous tant d’animosité.

Avril. — L’animosité est bien assez grande comme cela.

M. le Président. — Il n’est pas présumable que vous ayez conservé assez sur vos économies pour payer la moitié du mobilier acheté par Lacenaire. Combien a coûté ce mobilier ?

Lacenaire. — Une centaine d’écus en tout.

M. le Président. — Vous a-t-il remis la moitié de la somme ?

Lacenaire. — Ce n’est pas vrai ; c’était pris sur l’argent volé chez les personnes assassinées.

Avril. — C’est faux !

Un juré. — Avril avait deux cent quarante francs, il a dépensé, dit-il, cent et quelques francs pour sa part du mobilier ; qu’a-t-il fait du reste ?

Avril. — J’ai fait la noce. Après cinq ans de privations et de travail, je pouvais bien m’amuser avec de l’argent si péniblement gagné.

M. le Président. — Étant à Poissy, vous vous étiez déjà entendu avec Lacenaire pour commettre des crimes de cette nature ?

R. Lacenaire était un homme d’esprit et de beaucoup d’éducation ; il me dit qu’il était en état de faire des escroqueries dans le meilleur genre. Je ne demandais pas mieux. Voilà pourquoi je l’ai fréquenté ; mais, quand il m’a parlé d’autre chose, de projet d’assassinat, je n’ai pas voulu rester avec lui. D’après tout ce qu’il me disait, je commençais à penser mal de lui.

D. N’avait-il pas été question antérieurement, entre vous et Lacenaire, d’employer le même moyen dont on s’est servi rue Montorgueil, pour attirer rue de Sartines, 4, un garçon de recette de la maison Rothschild ?

R. Lacenaire me fit venir un jour dans cette rue-là, dans le logement d’un nommé Coutelier, et me dit qu’il allait faire venir un garçon de caisse auquel nous allions faire voir le tour. Alors il acheta deux tire-points et se mit à les aiguiser sur le carreau. Je lui demandai pourquoi faire : il me répondit que c’était pour assassiner le garçon de caisse. Je lui dis alors que je ne voulais pas, et je m’en allai.

Lacenaire. — Allons donc ! Le coup a manqué parce que le garçon de caisse n’est pas venu.

Avril — Non, monsieur, c’est faux !

M. le Président. — Continuez.

Avril. — Alors nous essayâmes de faire des escroqueries dans ce logement. Lacenaire alla se commander beaucoup d’habits, mais ces habits furent apportés par deux femmes, et alors le coup manqua. Il aurait fallu qu’il n’y eût qu’une femme pour faire l’escroquerie.

D. Comment cela ?

R. Oui, parce que je me serais caché dans la chambre du fond ; alors Lacenaire aurait emmené la femme en lui disant de venir toucher l’argent chez son notaire ; il l’aurait perdue dans la rue. Moi, sortant de la chambre, j’aurais pris les habits, je me serais sauvé, et j’aurais été rejoindre Lacenaire dans un endroit convenu.

M. le Président. — Cependant Lacenaire soutient que vous vous entendiez avec lui pour assassiner les garçons de recette ?

Avril. — Faux ! faux ! Lacenaire voulait assassiner les garçons de recette. Il était venu pour cela avec deux tire-points ou carrelets ; moi, je ne voulais pas, j’avais un autre système.

D. Lequel ?

R. Celui du masque de poix.

M. le Président. — Mais c’était une autre manière de le tuer !

Avril. — Il y avait aussi une autre affaire de marchandises, mais elle devait se faire par l’entremise d’un nommé Bâton.

D. Quel est ce Bâton ?

R. C’est un jeune homme qui fréquentait Lacenaire.

M. l’Avocat général. — Lacenaire s’est ensuite logé sous le nom de Bâton, qui existe en effet.

M. le Président. — Lacenaire, Avril vous a-t-il parlé d’un masque de poix ?

Lacenaire. — Cela m’a été dit, mais je ne me le rappelais pas.

M. l’Avocat général. — Avril, vous avez été arrêté au mois de décembre pour avoir favorisé l’évasion d’une fille publique. Était-ce avant le 14 décembre ?

R. C’est le 21.

M. l’Avocat général. — Ainsi, vous renoncez à l’espèce d’alibi que vous avez invoqué ?

Un juré. — Comment Lacenaire a-t-il su qu’Avril avait été arrêté ?

Lacenaire. — Par une personne de sa société, car je n’avais pas été mêlé à son affaire.

M. le Président. — Avril, vous avez couché avec Lacenaire dans le même lit ?

R. Oui, parce qu’il n’y avait qu’une seule chambre de disponible.

M. le Président retrace avec une grande fidélité à l’accusé Avril tout ce que Lacenaire a dit en son absence. Il fait venir ensuite l’accusé François et lui demande depuis quelle époque il connaît Lacenaire.

François. — Depuis le 1er janvier de cette année. J’avais dit, dans mon interrogatoire, à M. le juge d’instruction, que je le connaissais depuis la fin de décembre ; c’est une erreur. Comme j’étais proscrit par la police pour un autre délit pour lequel j’ai déjà été condamné à trois ans de prison, et obligé de me cacher constamment, je n’ai pu conserver l’époque dans ma faible mémoire.

M. le Président. — Ce souvenir vous revient tardivement, mais heureusement, car s’il était vrai que vous n’eussiez connu Lacenaire que depuis le 1er janvier, toute l’accusation à votre égard disparaîtrait ; il serait prouvé que vous n’avez pas commis avec lui le crime du 31 décembre.

François. — Comment aurais-je commis un crime le 31 décembre ? J’étais alors à Issy, à deux lieues de Paris. Je suis parti le matin chercher de l’ouvrage, de chantier en chantier. N’en ayant pas trouvé, je suis allé chez un de mes parents à Issy pour réclamer des secours.

D. Sous quel nom connaissiez-vous Lacenaire, le 1er janvier ?

R. Sous le nom de Bâton et ensuite sous celui de Gaillard.

M. le Président. — Vous avez dit, dans un de vos interrogatoires : « J’ai couché chez mon ami Soumagnac avec Bâton ; or, messieurs les jurés ne confondront pas le véritable Bâton, aujourd’hui connu, avec Lacenaire, qui portait alors le nom de Bâton.

Lacenaire ne peut contenir en ce moment le rire qu’il s’efforce de comprimer depuis quelques instants, il laisse éclater enfin les marques d’une vive hilarité.

François. — J’ai dit cela, il est vrai, à monsieur le juge d’instruction ; mais, je me trompais, et je suis convaincu de mon erreur. Le 31 décembre, j’ai couché chez Soumagnac, mais non pas avec Lacenaire.

D. N’avez-vous pas été chez votre tante avec Lacenaire et Bâton ?

R. Quel Bâton ?

Lacenaire rit à se tenir les côtes.

D. Non pas Lacenaire, mais le véritable Bâton, celui qu’on nommait Alphonse ?

R. Je connais deux ou trois Alphonse, comme je connais plus d’un Bâton.

M. le Président. — Il est résulté de la procédure que vous avez dîné le 31 décembre avec Lacenaire, si je ne me trompe.

Lacenaire. — Pardon… Vous faites erreur, monsieur le président. J’ai couché et non dîné chez Soumagnac. Quand nous sommes entrés pour coucher, Soumagnac n’y était pas ; on remit la clef à François ; et quand Soumagnac revint avec sa maîtresse, il s’aperçut, bien qu’il fût ivre, que nous étions deux. Il demanda à François quel était son compagnon, et celui-ci répondit « C’est Bâton, dont je t’ai déjà parlé plusieurs fois »

François. — C’est faux ! absolument faux !… Lacenaire a beaucoup plus de moyens que moi, je ne sais ni lire ni écrire, et il saura arranger sa défense de manière à me compromettre. Il me retournera comme un gant ; mais ce ne sont pas là des preuves. — Ce qui est vrai, le voici : Je sortais de ma chambre, rue de l’Égout, Lacenaire était avec un nommé Adolphe que j’ai vu à la Préfecture, en 1831. C’est ainsi que nous fîmes connaissance. Nous avons bu toute la journée, et comme j’étais pris de boisson et Lacenaire aussi, nous avons été ensemble dans son garni : je ne le connaissais pas avant.

M. le Président. — Un témoin dira pourtant que vous avez été loger avec Lacenaire chez ce Soumagnac ou Magny. C’est le même.

François. — Non, monsieur.

Lacenaire. — Nous y avons été tous deux.

François. — Vous êtes un fourbe !

M. le Président. — Pas d’injures… ne vous permettez pas des expressions semblables.

M. l’Avocat-général. — Dans l’instruction, vous avez avancé avoir couché avec Lacenaire chez Magny le 31 décembre.

François. — Je l’ai déjà dit, je me suis trompé d’un jour avec M. le juge d’instruction. J’ai confondu le 31 décembre avec le 1er janvier. C’est le 3 ou le 4 janvier seulement que nous avons été coucher chez Magny.

M. le Président. — Alors, vous vous seriez trompé deux fois : la première en disant avoir connu Lacenaire le 31 décembre, tandis que ce n’était que le 1er janvier, et la seconde en disant que vous n’aviez couché que le 31 décembre chez Magny avec Lacenaire, tandis que ce serait le 3 ou le 4 janvier.

À cette époque, ne portiez-vous pas des favoris rouges jusqu’à la bouche ?

R. Je n’avais que de petits favoris rouges comme de l’écarlate et pas de barbe.

M. le Président. — Les témoins ont signalé le complice de Lacenaire par les favoris rouges, bien que dans leur trouble ils n’aient pas pu vous reconnaître complètement.

Qu’avez-vous fait le 31 décembre ?

François. — Je suis allé à Issy avec un homme qui sortait de la troupe, et qui se nomme Dicoq ; j’allais demander des secours à mon père ; ne l’ayant pas trouvé, je me suis adressé à ma tante.

D. Quelle heure était-il quand vous avez été chez votre tante ?

R. C’était vers la brune.

D. N’y avait-il pas un mariage ?

R. Oui, monsieur.

D. C’était le lendemain du mariage, pendant qu’on faisait un repas aux Vendanges de Bourgogne ; il paraît que vous vouliez voler votre tante ?

R. C’est impossible, monsieur le président.

D. N’avez-vous pas dit à la servante de votre tante d’aller aux Vendanges de Bourgogne ?

R. Eh ! mon Dieu, non, monsieur le président.

D. Et ce jour-là vous n’avez pas été avec Lacenaire rue Montorgueil ?

R. Non, monsieur.

D. Où logiez-vous avant cette époque ?

R. Chez Magny.

D. Le 1er janvier, où avez-vous logé ?

R. Chez Pageot.

D. Pourquoi avez-vous donne un autre nom que le vôtre ?

R. La police était à ma recherche et me persécutait de toutes les manières.

D. Connaissez-vous Alphonse Bâton ?

R. Je connais plusieurs Bâton.

D. Pourquoi appeliez-vous Lacenaire Bâton ?

R. C’est faux.

D. Vous saviez donc que Lacenaire avait des raisons pour se cacher ?

R. Je ne lui ai pas dit ce nom.

M. le Président. — Messieurs les jurés remarqueront qu’à partir du 31 décembre, celui que Lacenaire déclare avoir été son complice ne le quitte plus ; il reste avec lui jusqu’au 6 janvier.

À François : Lacenaire vous a fait confidence de l’assassinat commis sur la veuve Chardon et sur son fils ?

R. C’est de toute impossibilité.

D. N’avez-vous pas dit à divers témoins qu’il vous avait montré et que vous avez tenu dans vos mains l’instrument qui a servi à commettre ce crime ?

R. C’est faux. Seulement, le 6 janvier, j’ai entendu Lacenaire dire à un de ses amis : « Tu es un lâche ! tu t’es mal comporté chez Chardon et avec le garçon de caisse. » Effrayé de cette révélation, je le quittai.

M. le Président. — Vous avez dit dans l’instruction que c’était le 1er janvier que vous aviez reçu cette confidence, et cependant vous avez continué de coucher avec lui jusqu’au 6 janvier. Comment peut-on supposer qu’après une pareille confidence, vous auriez continué de coucher avec lui ?

R. Ce serait bien malheureux d’être complice d’un assassinat pour avoir couché avec Lacenaire.

M. le Président. — Je ne dis pas cela ; mais il me semble que si vous n’aviez pas été complice vous ne seriez pas resté avec Lacenaire.

Lacenaire. — Je lui ai dit le 30 décembre que j’étais l’auteur de l’assassinat de Chardon.

M. le Président, à François. — Lacenaire a déclaré que Bâton lui avait annoncé que vous aviez dit : « Je suis poussé à bout ; pour vingt francs, je tuerais un homme. » Lacenaire déclare que le 31 décembre, vous avez changé d’habits avec lui.

R. Oh ! par exemple ! je ne comprends pas comment Lacenaire, qui a tant d’esprit, peut dire cela ; nous ne sommes pas de la même taille.

Lacenaire. — Il m’a donné une veste de chasse qui, à la vérité, m’était un peu large ; je lui ai donné une redingote à la propriétaire. Magny m’a dit que François avait voulu lui emprunter son habit, mais que celui-ci le lui avait refusé, parce qu’il avait ses visites du premier de l’an à faire.

D. Quand, sur la déclaration de Lacenaire, on a été vous chercher à la maison centrale de Poissy, pourquoi avez-vous témoigné la plus grande terreur ? Pourquoi avez-vous dit : « Je suis un homme perdu ! » — Et pourquoi avez-vous indiqué avec votre main sur votre cou le genre de supplice que vous craigniez ?

R. Cela n’est pas vrai. Je regrettais de quitter un atelier où je pouvais gagner ma vie, et je gémissais de me voir exposé à subir les lenteurs d’une instruction criminelle, sans pouvoir gagner un sou.

Me Laput, avocat de François. — Le système de Lacenaire est évidemment de perdre ces deux hommes.

M. le Président. — Vous direz cela dans votre plaidoirie.

À l’accusé François : Lacenaire prétend que le 1er janvier vous avez changé d’habits avec lui ?

R. Est-il possible que ma taille, qui est assez élevée, puisqu’on m’appelait le grand Hippolyte, puisse se comparer avec celle de Lacenaire ? J’avais une veste et Lacenaire une redingote : ma veste pouvait-elle aller à Lacenaire ? Je ne conçois pas, encore une fois, comment Lacenaire, qui a tant de moyens, ait pu faire une boulette semblable et dire une pareille bàtise.

Lacenaire. — J’avais une redingote à la propriétaire qui était assez longue. François avait une petite veste de chasse. Nous avons changé ensemble : ma redingote allait très-bien à François ; j’étais un peu gêné dans sa veste de chasse, j’en conviens ; mais un habit de chasse peut aller à toutes les tailles.

M. le Président. — François, vous avez été arrêté et condamné pour un autre délit. On poursuivait les auteurs de la tentative d’assassinat commise sur Genevay ; il paraît que, fort indiscrètement, vous avez fait des révélations contre Lacenaire, et Lacenaire, à son tour, sachant que vous l’aviez fait connaître comme l’auteur de ce crime, vous a dénoncé a la justice. Jusqu’alors, il avait refusé de nommer ses complices : mais il a dit que cette révélation le dégageait de sa parole.

François. — C’est une preuve qu’il a dit cela par vengeance.

D. Indépendamment de ce crime, l’accusation vous reproche le vol d’une pendule fait à l’étape de M. Richon ?

R. Je ne sais pas seulement ce qu’on veut me dire.

Me Laput, avocat de François. — Je prie monsieur le président de demander à Lacenaire si, étant au Bâtiment-Neuf, à la Force, il n’a pas raconté à un camarade de prison les circonstances du crime du passage du Cheval-Rouge, en se disant innocent lui-même et en désignant les auteurs ?

Lacenaire. — Je ne me rappelle rien de semblable. Je n’ai fait aucune révélation étant au Bâtiment-Neuf ; et lorsque plus tard, ayant appris que j’étais dénoncé, j’ai révélé le nom de mes complices, je me suis bien gardé, dans mon propre intérêt, de laisser soupçonner cette circonstance.

Me Laput, soutient que Lacenaire a fait cette déclaration au nommé Grobetty, détenu à la maison de travail de Melun, et insiste pour que ce témoin soit cité en vertu du pouvoir discrétionnaire de M. le président.

Un débat s’engage entre M. le substitut du procureur général et l’avocat, qui assure avoir écrit pour demander que Grobetty fût assigné.

M. l’Avocat-général. — déclare n’avoir reçu aucune demande de ce genre.

M. le Président fait remarquer que la déposition de Grobetty ne pourrait être entendue à titre de témoignage, cet homme étant sans doute condamné à une peine afflictive et infamante.

Avril. — Il peut prêter serment : il n’est pas condamné à une peine afflictive ; je le sais bien, moi, puisqu’il n’est condamné qu’à trois ans, et le minimum des peines infamantes est de cinq.

On rit dans l’auditoire en voyant Avril si savant sur le Code pénal.

M. l’Avocat-général consent à l’assignation de Grobetty.

L’audience est renvoyée au lendemain.