Jules Laisné (p. 165-170).


CHAPITRE XXVIII.

Arrestation et arrivée de Lacenaire à Paris. ― La préfecture de police et les dénonciateurs. ― Scène de mélodrame.


À peine arrivé à la Préfecture, il fut interrogé par M. Allard, alors chef de la police de sûreté, et par son collègue M. Canler, si habile dans l’art de traquer les scélérats. On chercha à le convaincre tout d’abord de l’inutilité qu’il y aurait pour lui à nier le crime de la rue Montorgueil, et on y réussit assez facilement. Mais, comme les fonctionnaires, persuadés que le coup avait été fait à plusieurs, insistaient pour savoir le nom des complices, il leur répondit :

— Nous autres scélérats, nous avons un certain amour-propre, c’est de ne jamais faire connaître nos complices, à moins qu’ils ne nous aient trahis ou qu’ils ne cherchent à nous faire du mal. C’est notre probité à nous.

On n’insista pas sur le moment à cet égard, mais M. Canler continuant son interrogatoire :

— N’êtes-vous pas pour quelque chose dans l’assassinat de Chardon ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— Non, répondit laconiquement le prisonnier, sans laisser paraître la moindre émotion sur son visage.

— Eh bien ! nous savons que c’est vous qui en êtes l’auteur, et sachez que celui qui vous a fait connaître comme tel, c’est François !

Il hocha la tête en souriant d’un air de doute.

Alors, M. Canler lui raconta mot pour mot la dénonciation de François.

— Amené devant nous, dit M. Canler, François nous a dit : « Je viens vous donner les renseignements les plus importants sur l’assassinat de Chardon.

« Je tiens tous ces détails de Gaillard, continua-t-il ; le 1er janvier, je le rencontrai avec un nommé Imbert, fabricant de portefeuilles ; nous nous nous souhaitâmes réciproquement la bonne année, et nous déjeunâmes place Royale. Imbert se retira de bonne heure, mais nous autres, nous restâmes jusqu’à une heure après-midi. Lorsque Gaillard eut la tête échauffée par le vin, il me dit : C’est moi et Imbert qui avons assassiné Chardon et sa mère.

« Alors, il me raconta qu’il avait mis Imbert en planque (observation), tandis qu’il montait chez son camarade de prison, Chardon, qui faisait beaucoup d’embarras, à propos des sommes tirées aux gens qu’il faisait chanter. C’était une serinette connue sous le nom de la tante Madeleine. En entrant, Gaillard sauta sur lui et le tua net ; il passa dans la seconde pièce et tua également la mère qui dormait. Dans le barbot (la fouille), il n’avait trouvé que quelques pièces de vingt et de quarante francs, et peu de biblots de valeur.

« Quand Gaillard redescendit, Imbert était à la porte, pâle, comme un mort. — Tu es un lâche, un poltron, lui dit-il ; tu ne sauras jamais rien faire. Avec toi on va droit à la butte (guillotine). »

Plus tard nous ferons la part du mensonge et de la vérité dans ce récit de Gaillard, où, maigre les fumées de l’ivresse, il gardait assez de puissance sur sa langue pour ne pas compromettre son vrai complice. La justice eut la preuve positive qu’Imbert, mêlé à ce récit, était un honnête homme ; il n’avait qu’un tort, celui de connaître un assassin.

Lacenaire écouta attentivement et dit :

— Cette historiette est habilement arrangée par vous, Monsieur Canler, mais je connais aussi l’histoire de ce contre-poison des Borgia qui empoisonnait. Pourtant, soyez certain que, si ce que vous me dites-là est vrai, je vous livrerai François pieds et poings liés.

— On est allé avec vous droit au but, lui dit M. Allard ! vous savez d’ailleurs que c’est ma manière, et vous devez connaître mon caractère.

— Oui, je sais que vous vous y prenez d’une façon loyale.

— Réfléchissez donc. Si je puis faire pour vous quelque chose qui soit compatible avec mes devoirs, j’entends, je le ferai.

— Alors, je vous demande une faveur.

— Elle vous sera accordée si elle est acceptable.

— Eh bien ! je suis chargé de fers, cela m’ennuie, parole d’honneur ! Je suis un bon prisonnier, je ne veux pas m’évader.

Et il montrait ses bras enchaînés. Le lendemain, on lui ôta ses fers.

Lacenaire, après avoir réfléchi toute la nuit aux paroles des chefs de la police de sûreté, voyait, à n’en pouvoir douter, qu’il avait été vendu par François ; aussi, le second jour de son arrivée au dépôt, dès que ces fonctionnaires se furent présentés dans sa prison :

— Monsieur Allard, dit-il, je vais vous faire connaître mes complices.

— Quels sont-ils ?

— C’est François lui-même et un autre.

— François ! mais on ne l’a pas reconnu lors des confrontations ?…

— C’est qu’il s’est empressé de changer de vêtements et de couper ses favoris. Je donnerai au reste des preuves de ce que j’avance, et j’établirai qu’il a été avec moi là et là.

On lui dit aussi qu’Avril l’avait recherché pendant huit jours et avait fait connaître son vrai nom de Lacenaire en conduisant la police chez sa tante de la rue Barre-du-Bec.

— C’est bon, dit Lacenaire, je prendrai mes informations.

Quelques jours après son aveu relatif à l’affaire de la rue Montorgueil, il fut sur sa demande transféré à la Force. Là il garda encore le silence pendant près d’une semaine sur l’assassinat de Chardon, dans la crainte de compromettre Avril, parce qu’il croyait que les démarches de celui-ci pour le rechercher n’avaient été faites qu’en vue d’une évasion, et parce que son complice le savait hors de Paris et en sûreté. Mais, convaincu enfin qu’Avril, furieux de n’avoir pas eu sa part dans l’affaire de la rue Montorgueil qu’il croyait avoir été faite, avait voulu le faire arrêter réellement, et par vengeance, après avoir eu l’imprudence de s’en vanter devant d’autres détenus,il se crut quitte envers son ancien ami et demanda à être mis en présence d’Avril et de François.

Voici donc la scène qui se passa entre ces trois criminels, en présence de MM. Allard et Canler.

L’entrevue fut pénible pour Avril et François. Ils courbèrent le front devant Lacenaire, qui les traita en esclaves révoltés contre leur maître.

— Vous m’avez trahi, leur dit-il ; eh bien ! je ferai tomber vos deux têtes avec la mienne ! François, continua-t-il, est mon complice dans le guet-apens de la rue Montorgueil… Quant à Avril, c’est lui qui a frappé avec moi Chardon, dans l’assassinat du passage du Cheval-Rouge.

Jugez de la surprise des assistants, qui ignoraient la complicité d’Avril !

Décidé à faire les aveux les plus complets pour se venger, Lacenaire raconta qu’il avait dû commettre d’abord ce crime avec le petit Bâton ; mais, en se rendant avec lui chez les victimes, il avait vu la pâleur de son compagnon. C’était à Bâton qu’il avait dit : « Tu ne sauras jamais rien faire ; avec toi on va droit à la butte ! »

S’il avait parlé d’Imbert, c’est qu’un homme du métier comme François savait bien que les affaires de ce genre ne se font pas sans complice. Il n’avait pas voulu compromettre Avril, même en paroles.

À présent qu’Avril ne méritait plus d’être ménagé, il raconta sa part active dans l’assassinat.