Jules Laisné (p. 156-161).


CHAPITRE XXVI.

Faux en Bourgogne et en Franche-Comté. ― Le vertige du sang. ― Le doigt de Dieu.


En se rendant en Franche-Comté, notre voyageur rencontra à Dijon quelqu’un qui l’avait connu à Lyon : comme l’argent qu’il portait sur lui l’embarrassait en route, il pria cet individu de le lui échanger contre de l’or. L’or était rare dans le chef-lieu de la Côte-d’Or, et le porteur de ces espèces ne put être satisfait ; mais la même personne s’offrit à lui faire avoir sur Paris une traite et il accepta la proposition. Cette traite était souscrite par la maison veuve Drevon, de Dijon, sur MM. Delamarre-Martin Didier, de Paris.

En la lisant, il conçut rapidement tout un plan d’escroquerie consistant en ceci : se faire fabriquer à Paris des vignettes semblables à celles que portaient les effets de commerce de la maison veuve Drevon, contrefaire le billet qu’il avait en main, se faire payer le faux et revenir après négocier la véritable valeur en Bourgogne, avant que les diverses maisons eussent pu communiquer entre elles. Il comptait en même temps en négocier beaucoup d’autres, et ne voulant pas, à cause de cela, être arrêté dans son premier essai chez MM. Delamarre-Martin Didier, il pria le commis de madame Drevon de ne pas manquer d’avertir les banquiers parisiens de l’envoi de la traite qu’on lui avait délivrée.

La maison Drevon oublia cependant cette formalité, et ce fut le commencement de la perte de Lacenaire. Il arriva à Paris. Toute la police était déjà à sa recherche, et grâce à Germain, à Bâton, à François et à Avril, elle commençait à avoir d’assez bonnes indications. Mais le criminel, emporté par le vertige du crime, était déjà comme ivre et ne prenait aucune précaution.

En descendant de la diligence, il se rendit immédiatement chez un graveur du passage Vivienne, auquel il se donna comme un associé de la maison veuve Drevon, et lui commanda cinq cents vignettes pareilles à celles qu’il portait. Au bout de deux jours, on lui en remettait dix douzaines. Il devait revenir chercher le reste le soir ; mais ce qui va suivre l’en empêcha.

Aussitôt après avoir reçu ses vignettes, il contrefit la traite à vue qu’il avait sur MM. Delamarre-Martin Didier, et se présenta au caissier de la maison. Celui-ci regarda le livre d’échanges. Pas d’avis ! Oh, si le faussaire s’en était douté ! En effet, au moyen de l’avis, il était payé sans difficulté, sans observation. En l’absence de tout avertissement, on dut se livrer à des recherches, à des suppositions. On confronta plusieurs lettres de change de madame veuve Drevon. Lacenaire n’avait pas compté là-dessus, et, s’apercevant de ces investigations, il s’esquiva au plus vite.

Il était trois heures et demie lorsqu’il quitta la rue des Jeûneurs, où était alors le siège de la maison de banque de Paris, et, à quatre heures, il était en diligence sous le nom de Jacob Lévi, inscrit sur son passeport et sous lequel il voyageait. Ce passeport, il l’avait laissé précipitamment à Dijon, dans un sac de voyage, au moment de partir pour Paris. — Imprudence fatale pour lui, mais circonstance heureuse pour la vindicte publique ! — Et il ne put jamais le retrouver ensuite.

S’était-elle égarée réellement, cette pièce, ou plus tard l’avait-on fait disparaître pour avoir un motif d’éclairer ce que la conduite du voyageur avait d’hétéroclite ? On ne l’a jamais su. Quoi qu’il en soit, on ne la lui avait jamais demandée de Paris à Besançon, et réciproquement, bien qu’il fut déjà signalé de Paris sur toutes les routes et à toutes les gendarmeries du royaume. François avait donné son signalement exact. Avril avait affirmé que, s’il n’était pas à Paris, il devait être allé en Franche-Comté.

Comprend-on cela ? s’explique-t-on cet aveuglement stupide de François et plus tard Avril, qui ne s’apercevaient pas qu’en dénonçant leur complice, qu’en le faisant prendre, ils s’ouvraient infailliblement la route des galères et de l’échafaud ! — Mais le sang leur montait à la tête et les étourdissait.

Cependant toutes les précautions et tous les signalements de la police n’empêchaient pas Lacenaire de circuler librement. Il arriva sans encombre à Dijon. Là, il apprit que madame Drevon avait été avertie de son escroquerie par MM. Delamarre-Martin Didier. Il se rendit alors précipitamment à Beaune et présenta à un autre banquier, nommé Prasson, le véritable et premier effet sur lequel il avait placé son endos au nom de Jacob Lévi.

Le faussaire pria M. Prasson d’envoyer cet effet à l’encaissement, en lui annonçant qu’il repasserait à Beaune dans cinq à six jours en reprendre les fonds. C’était une manœuvre habile pour s’attirer la confiance du commerçant, puisque, le billet étant bon, Lacenaire savait que l’escompteur allait lui en compter immédiatement la valeur. Mais on verra plus tard pourquoi il agissait ainsi. Ce que le porteur de la traite avait prévu se réalisa.

— C’est inutile, lui dit M. Prasson après avoir considéré la signature du titre, je vais vous payer immédiatement.

— Comme vous voudrez, répondit le voyageur sans paraître pressé. Il paraît, ajouta-t-il après une pose, que vous connaissez cette maison ?

— Oh ! reprit le banquier, vous auriez pour vingt mille francs de ses valeurs à escompter, que je vous les prendrais à la minute.

Lacenaire grava cet avis dans sa tête et quitta Beaune immédiatement. Il se dirigea sur Genève par Lyon, en répandant d’innombrables faux sur les routes, et en reprenant le chemin de Paris, il laissa à Villefranche une partie de ses fonds et ne garda avec lui que quinze cents francs.

On n’a pas oublié qu’il avait promis à M. Prasson de revenir à Beaune dans cinq ou six jours. Il y retourna effectivement, ayant en portefeuille un effet faux de quatre mille francs, qu’il prétendait lui faire escompter. Mais, ce fut pour ainsi dire le doigt de Dieu qui poussa l’assassin de Chardon à tenter cette nouvelle escroquerie et à tenir sa parole.

Il était arrivé à Châlons par le bateau à vapeur et avait retenu sa place pour Beaune. On y arriva à une heure après minuit. Par une négligence qui eût été si préjudiciable aux recherches de la police, le conducteur oubliait d’en avertir Lacenaire qui dormait — il dormait ! — ce fut un voyageur qui, ayant entendu son compagnon de route manifester en partant le désir de s’arrêter à Beaune, — ce fut ce voyageur qui lui rendit le service de le réveiller. — Sans cette circonstance funeste pour lui, on lui faisait dépasser Beaune, il se trouvait à Dijon et se serait bien gardé de revenir sur ses pas, sachant alors que ses faux étaient découverts.

La justice l’attendait par conséquent à Beaune, comptant bien sur la promesse qu’il avait faite à M. Prasson. Tout tournait donc contre lui.

En négociant à ce dernier son mandat (le véritable} sur MM. Delamarre-Martin Didier, souscrit par madame veuve Drevon, Lacenaire devait penser, et pensa en effet, que ce négociant l’enverrait directement à Paris pour l’encaissement ; et comptant rigidement le délai qui s’écoulerait pour la correspondance entre Paris et Beaune, il s’était dit qu’il aurait le temps de négocier encore sa fausse traite de quatre mille francs et de filer… Mais le hasard, ce gendarme de la destinée, le poursuivait encore là. Qu’était-il arrivé ? C’est que M. Prasson, en dépit des usages ordinaires du commerce, au lieu d’envoyer à MM. Delamarre-Martin Didier, ainsi qu’il le devait, la traite à encaisser, avait au contraire expédié à madame Drevon le propre effet dont il était créancier, et, courrier par courrier, cette dame avait répondu à M. Prasson que cet effet, tout réel qu’il était, avait servi au premier endosseur à en fabriquer ou à en faire fabriquer de faux. En même temps, elle le priait de s’assurer de la personne de Jacob Lévi, pour arriver, par son canal, jusqu’au premier endosseur.

On attendait donc Lacenaire au débotté, pour ainsi dire, et il n’avait garde de l’échapper, puisqu’avec un peu de patience on l’aurait pris au piège chez M. Prasson, muni de la fausse traite qu’il venait y apporter.

Le matin, on savait déjà son arrivée à Beaune, et on ne le perdit pas de vue. Il ne se doutait de rien, et, du côté de ses surveillants, on ignorait complètement ses antécédents ; il n’était que suspecté de faux en écriture de commerce !