Jules Laisné (p. 113-119).


CHAPITRE XIX.

Un garni mal famé. ― Assassin à l’affut d’un garçon de caisse. ― Visite à M. Scribe. ― La terreur chez les vaudevillistes.


Lorsque Lacenaire avait lieu de craindre d’être chassé par la police, il se remisait dans un garni tenu par un nommé Pageot, rendez-vous ordinaire d’une foule de gibiers de potence.

Le logeur était aussi mal avec la Préfecture que ses hôtes, mais il est de ces établissements que la police laisse où ils sont de peur d’en remuer les éléments de putréfaction et d’en infecter un autre point de Paris. Il est vrai qu’au besoin elle sait y retrouver les lépreux du corps social. Lacenaire prit chez Pageot un gîte et la pâture pour quelque temps, et, autant pour se tenir en haleine que pour attendre Avril, il se livra quelques vols avec fausses clefs.

Enfin, le jour de la libération vint pour l’élève-assassin, et le maître alla l’attendre au guichet de Poissy, comme s’il avait eu peur de le voir échapper au crime.

Hélas ! il y a certains êtres que le vice tient si fortement qu’il n’y a pas moyen pour eux d’en dépouiller la chaîne. À la porte de Clichy, la courtisane et l’usurier attendent le fils de famille auquel il reste encore quelques ressources. D’horribles femmes, par des secours intéressés, augmentent les dettes de la fille de joie tenue sous les verrous, pour la happer à sa sortie de Saint-Lazare. Le recéleur est posté aux alentours de la Force, et c’est aux bras d’un Lacenaire qu’Avril se précipite en quittant les ateliers de Poissy ! On dirait la fatalité antique venant ressaisir ses victimes au moment où elles pourraient fuir son étreinte !

La fugue d’Avril après sa sortie s’était prolongée pendant plus d’une semaine, et, dans cet intervalle, il commit plusieurs vols avec un certain Fréchard et la maîtresse de cet homme. Quant à Bâton, qui avait relancé Lacenaire, il lui jurait sur ses grands dieux de le seconder vaillamment, s’il voulait former une autre entreprise sur les garçons de caisse. Malgré son peu de confiance dans un auxiliaire aussi mou et aussi lâche, l’entrepreneur accepta son concours, et alla trouver, rue de Sartine, no 4, un de ses amis nommé Coutelier, afin de lui demander à disposer de son appartement. Le maître de ce logis, ignorant l’usage auquel il devait servir, consentit à le prêter, et Lacenaire alla retrouver Bâton pour l’avertir de se tenir prêt. Mais il fut bien étonné en retrouvant Avril avec le figurant de l’Ambigu. Le libéré de Poissy se trouvait alors dans la détresse, et le comparse l’ayant mis au courant de ce qui se passait, il lui avait proposé de le remplacer dans l’expédition projetée. Bâton ne se l’était pas fait répéter deux fois. Gagner de l’argent sans se compromettre et sans jouer du couteau surtout, rien ne pouvait mieux convenir à cette nature lâche et flétrie.

De son côté, Lacenaire ne demandait pas mieux. Pouvait-il être sûr d’un pareil compagnon ?

Les deux complices allèrent donc se poster chez Coutelier. Embusqués, résolus, et l’oreille au guet, ils attendirent tranquillement leur proie, Avril en fumant, Lacenaire en affilant un tire-point destiné au meurtre.

L’homme qui devait être tué appartenait à la maison Rotchschild. Il n’arrivait pas ; le plus grand silence, au contraire, régnait dans l’escalier de la maison.

À mesure que le jour baissait, l’impatience des deux associés augmentait d’intensité, et Lacenaire, qui ne comprenait point ce retard inexplicable, plissait son front d’un air de plus en plus sombre. Enfin l’ombre s’étendit tout à fait sur la ville, les maisons s’allumèrent, et force fut aux bandits de déguerpir.

Par un hasard vraiment providentiel, le garçon de recette ayant séjourné plus qu’il ne fallait chez divers débiteurs, avait négligé de passer rue de Sartine et remis au lendemain le recouvrement de l’effet.

Avril, que rien ne pouvait soustraire à l’empire des appétits matériels, gagna une faim violente durant cette attente, et comme il n’avait pas un sou pour la satisfaire, il décrocha une paire de rideaux de l’appartement où se tenait l’embuscade, et alla aussitôt la vendre chez un recéleur. Lacenaire, frustré dans ses espérances, se rendit chez un marchand de vin voisin du café Turc, où il avait crédit, et se mit boire pour chasser ses idées noires. Comme Avril, il logeait le diable en sa bourse, et pour se distraire, il proposa ce soir-là à un nommé N…, habitué du lieu, une partie dont l’enjeu était leur moustache réciproque. Le perdant devait prendre l’engagement de couper instantanément cet ornement martial. Au moment de battre les cartes, N… réfléchit et se dédit.

Le joueur désappointé alla se coucher plein d’ennui et de découragement. Il était si désespéré du peu de succès de ses combinaisons financières et meurtrières qu’il songea, dit-il, à se donner la mort. « Mais, ajoute-t-il avec cette emphase qui ne le quittait jamais quand il parlait de lui, je ne voulais qu’une mort éclatante et non un obscur suicide, qui n’aurait servi en rien à ma vengeance ! »

Après cette tentative malheureuse, Lacenaire jugea à propos de voyager quelque temps en province, afin de se dérober aux agents curieux ; mais il manquait d’argent. Il se rappela alors avoir fait autrefois quelques couplets dans un certain vaudeville que fit jouer Jacques Arago, et il alla faire à M. Scribe, en qualité de confrère entravé par l’intrigue et de condamné politique, une visite qui fit plus tard un bruit énorme dans le monde littéraire.

Lacenaire ne connaissait même pas le spirituel auteur et ne lui avait jamais envoyé de manuscrit, ainsi qu’on l’a cru : mais il voulait mettre la libéralité de M. Scribe à l’épreuve, ou, s’il avait éprouvé un refus, clouer l’auteur de la Camaraderie sur la pièce qu’il faisait en ce moment, puis faire main basse sur tout ce qu’il aurait trouvé dans son cabinet.

Il alla donc chez le fécond vaudevilliste, et commença à lui débiter sa petite histoire en caressant un poinçon récemment aiguisé, placé dans la poche de son habit. Mais M. Scribe ne lui laissa pas finir son conte, et, prenant deux louis dans son tiroir, il lui dit :

— Vous êtes malheureux, cela me suffit : je ne demande pas à quelle opinion vous appartenez : prenez ceci.

Lacenaire se retira en balbutiant, touché de cette générosité et ayant oublié tout mauvais dessein.

— Ce que c’est que la bienveillance, cependant ! disait-il plus tard en parlant de M. Scribe. J’allais chez lui pour le tuer, et je lui ai gardé, depuis ce jour, une véritable reconnaissance.

Cette anecdote, qui est si connue des gens de lettres, fit parmi eux une vive sensation à l’époque des débats de la cour d’assises et produisit un singulier effet dans l’aristocratie littéraire. Tous les gros bonnets de la littérature dramatique tremblaient devant les solliciteurs les plus innocents et les prenaient alors pour autant de Lacenaires. D’un autre côté, les intrigants dépourvus d’orthographe profitaient de cette panique pour aller les relancer froidement, le regard assuré, au nom des Muses souffrantes. Les vaudevillistes en possession de la scène vivaient dans une vague inquiétude et, le sourire sur les lèvres, la rage dans le cœur, ouvraient leur bourse à toute réquisition. Croyant voir sortir, de tout manuscrit repoussé, un stylet vengeur, ils recevaient avec une effusion apparente les rouleaux les plus volumineux et promettaient avec empressement leur collaboration aux porteurs de ces tromblons. On vit même alors des auteurs en crédit commencer à lire des pièces de jeunes gens inconnus ! Jamais ces messieurs ne furent ni si accommodants ni si prodigues d’encouragements.— Mémorable époque !

L’ours, cette chose qu’ils avaient prise jusqu’alors pour une métaphore empruntée au règne animal par les directeurs de théâtre, l’ours s’était réalisé pour eux. Il dressait devant leurs yeux ses pattes armées de griffes et leur montrait ses dents allongées par la faim.

Dans ce temps de terreur littéraire, plusieurs nouveaux venus purent facilement faire leur chemin, comme le prouve l’aventure suivante, arrivée à un de nos auteurs du jour.

Cet écrivain était alors tout jeune. Armé d’une pièce nouvelle, il s’en alla bravement trouver M. Dupin, — non pas M. Dupin l’ainé, mon Dieu ! que le ciel vous préserve de le croire ! — mais M. Dupin l’auteur dramatique, — pour lui proposer d’arranger l’ouvrage et de le faire jouer en collaboration. M. Dupin était encore plus sur ses gardes à cette époque qu’aucun de ses confrères, et ne sachant à qui il avait affaire, il reçut l’inconnu en entre-bâillant sa porte, et le cou seulement hors de l’appartement, puis, après avoir pris le manuscrit avec précaution, il dit au visiteur de revenir.

Le nouveau venu se présenta dans la maison du vaudevilliste quelques jours après, sa pièce n’avait pas encore été lue. Il revint encore deux ou trois fois, même excuse : il voulut pénétrer jusqu’à l’auteur comique, celui-ci était toujours absent.

Ennuyé enfin de ce retard, et prenant à son tour le détenteur de sa pièce pour un détrousseur littéraire, l’auteur en herbe trompa un jour la consigne et arriva jusqu’à l’appartement de son futur confrère. L’ancien reçut encore le débutant avec les mêmes cérémonies, et voulut une seconde fois parlementer à distance. Le jeune homme ne voulait plus entendre raison : il fit mine de pousser la porte pour entrer dans le cabinet et délivrer son manuscrit. Ce fut alors que M. Dupin crut avoir réellement affaire avec ce vaudevilliste assassin, dont le poignard, comme celui de Damoclès, planait sur la tête de chaque auteur. Son imagination s’enflamma et lui montra le péril, il repoussa vivement l’assiégeant mystérieux ; une lutte faillit s’établir entre les deux écrivains, mais ils ne poussèrent pas plus loin les choses que Vadius et Trissotin, et l’auteur comique rendit sur le carré au conscrit dramatique son cahier encore vierge.

À quelques semaines de là, la pièce, qui avait eu un prologue si mouvementé, était représentée et applaudie par M. Dupin lui-même, très fâché d’avoir pris celui qui l’avait faite pour un meurtrier de lettres. avait, pardieu, bien raison ! car celui qu’il s’était représenté comme un sicaire n’était autre que M. Davrecourt, devenu depuis un de nos bons vaudevillistes.