Jules Laisné (p. 74-82).


CHAPITRE XIV.

Le chantage. ― L’homme aux cent mille francs. ― Tentative d’assassinat sur sa personne.


Vers deux heures de l’après-midi, Lacenaire se réveilla les mains tremblantes, la tête vide et pesante en même temps. IL vendit à un marchand de bric-à-brac ses meubles, ainsi que tous les effets qui ne lui étaient pas indispensables, et retourna encore au jeu. Le râteau du croupier râcla sans pitié le produit de son mobilier. Il ne fallait plus songer à entrer chez le notaire, les ressources pour vivre sans appointements s’étant évanouies dans les orgies de la veille. Quant à ses anciens compagnons de vol, ils s’étaient fait poser un gluau (mettre en prison), selon l’expression dont l’un d’eux se servit plus tard, et leur complice se trouva de nouveau isolé et sans un sou.

Le hasard lui vint encore en aide dans cette dure extrémité. On lui donna l’adresse d’un entrepreneur d’écritures pour le Palais-de-Justice. Il alla le trouver et fut admis dans le bureau.

Cette existence calme finit cependant par le lasser et il fit quelques démarches pour tâcher d’en sortir et pour travailler à son propre compte. Me  H…, avocat du barreau de Paris, lui en facilita les moyens, en répondant pour lui de la location d’un bureau d’écrivain et en lui avançant vingt francs pour en acheter les meubles indispensables. Mais il y faisait à peine ses frais, et la moitié d’une semaine s’écoulait parfois sans qu’il vit arriver une pratique. Désespéré de son peu de succès, le commerçant fit banqueroute, mit la clef sous la porte et rentra chez un troisième entrepreneur. Mais, au lieu de rester attaché au même établissement, il devint nomade, chercha sa vie à droite et à gauche, n’allant qu’aux endroits où le travail était pressé. Il devint enfin écrivain ambulant, et par sa faute il lui fallut renoncer encore à cette ressource.

En allant chercher du travail chez l’un et chez l’autre, le copiste-bohème, comptant sur ses forces, avait l’habitude de prendre quelquefois plus de rôles qu’il n’en pouvait confectionner.

Une fois, entre autres, il fut chargé de grossoyer une requête pour un avoué d’appel. Il fallait qu’elle fût livrée à jour fixe, et il se trouva en retard pour la rendre à l’officier ministériel. Il prit alors le parti, pour en finir plus vite, de faire recopier plusieurs fois le même rôle par différentes personnes. Le papier timbré lui ayant été fourni, il ne pouvait le rapporter sans faire découvrir sa coupable négligence ; il le garda donc.

On sut sa ruse une quinzaine de jours après, par hasard. Tous les bureaux d’écritures retentirent de cette prouesse, et il lui fut impossible de s’y représenter, car, après tout, c’était bien réellement un bel et bon abus de confiance qu’il avait commis en agissant ainsi.

Le désordre venait de rejeter Lacenaire dans la détresse, et la misère le talonnait sans pitié : il fut obligé de rallier quelques-uns des pirates qui naviguent sur l’archipel parisien. Il n’eut pas beaucoup de peine, car il connaissait bon nombre de ces écumeurs, depuis l’affaire du cabriolet.

Il revit donc un industriel qui se livrait à un genre d’escroquerie assez commun quoique assez singulier, et il s’associa avec ce faiseur.

Leur industrie consistait à se déguiser en agent de police et à se tenir, l’œil au guet, dans certains endroits de Paris où se réfugient des hommes aux mœurs plus que suspectes. Quand ils les surprenaient en flagrant délit, ils les arrêtaient sans plus de façon, et avec l’assurance que montreraient en pareil cas de véritables gardiens de la morale publique.

Bien plus, non contents de se revêtir de fausses qualités et de faux insignes, ils poussaient l’impudence jusqu’à jouer le rôle d’agents provocateurs envers ces personnes, à l’aide de quelques misérables qui leur servaient d’appât. Quand ils réussissaient, ils rançonnaient impitoyablement ceux qui s’étaient laissé prendre à ces pièges honteux.

Ce commerce, qu’on a qualifié du nom de chantage, avait ses bons et ses mauvais temps. Dans un de ces derniers moments, un des anciens de cette partie, le nommé R…, sortit de Poissy. Il vint chez l’associé de Licenaire chercher de l’ouvrage, et tous trois réunirent leur savoir-faire contre leurs tributaires ordinaires.

Après plusieurs tentatives inutiles, R…, qui avait remarqué le caractère entreprenant et décidé de Lacenaire, le prit un jour à part, et lui dit :

— Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je le pense ; — je suis las de la vie misérable que nous menons, et j’en ai assez comme ça de la prison. Je connais une affaire qui peut faire la fortune de deux personnes. Si vous voulez me seconder, je vous l’indiquerai et nous la ferons ensemble.

— Je ne puis pas l’accepter avant de la connaître, répondit Lacenaire ; expliquez-la-moi, nous verrons après.

— Mais si, après m’être découvert et vous avoir mis au courant de la chose, vous me lâcher vous, à votre tour ?…

— Oh ! si vous croyez cela, ne me dites rien alors… Du reste, je ne vous demande pas votre secret, moi. Seulement, si vous vous ouvrez entièrement à moi, et que la chose ne me convienne pas, vous pouvez dormir tranquille sur ma discrétion.

— Eh bien, je me fie à vous ; voiià ce que c’est :

Je connais un homme qui vient tous les soirs dans une maison de jeu. Il porte toujours sur lui au moins cent mille francs. Je sais où il demeure, le chemin qu’il prend pour rentrer chez lui, l’heure habituelle à laquelle il sort du jeu. C’est toujours entre onze heures et minuit. Il serait facile de se poster sur sa route, d’employer la violence et de le dévaliser.

— Diable ! fit Lacenaire, cela vaut effectivement la peine qu’on s’en occupe !… Mais comment se fait-il que, depuis si peu de jours que vous êtes sorti de Poissy, vous ayez pu vous mettre, de vous-même, à la piste de cette affaire ?

— Je la connaissais avant que d’y entrer.

— Bah ! et vous ne l’avez pas faite ?… C’est qu’elle n’est pas faisable, alors. Et d’ailleurs, la personne existe-t-elle encore ? a-t-elle les mêmes habitudes ?

— La personne existe, ses habitudes sont les mêmes : je m’en suis encore assuré hier.

— Eh bien, c’est qu’il y a d’autres affiliés dans le plan. Faites-moi connaître les autres maîtres du secret, et je vous répondrai catégoriquement.

— Je vous assure qu’il n’y a que moi et vous.

— C’est impossible ! — Voyons, pas de confidence à demi. Dites-moi toute la vérité, cela vaudra mieux. D’ailleurs, si vous persistez à nier l’évidence, ne comptez pas sur moi. Je ne veux marcher que bien renseigné.

— Allons ! je vais tout vous dire… Quel singulier homme vous faites ! — Eh bien, oui, il y a un autre camarade dans l’affaire, mais on ne peut pas lui souffler sa part, car c’est lui qui m’a mis sur la voie ; c’est le nommé B… — À vous dire vrai, je ne compte guère sur lui ; c’est un homme comme vous dont j’ai besoin.

— Je le savais bien, moi, que nous n’étions pas seuls !… Eh bien ! puisqu’un autre en est, loin de l’éliminer, il faut au contraire, pour agir sans danger, qu’il fasse partie de l’expédition ; c’est la seule manière de s’assurer de sa discrétion. Comme nous ne faisons pas disparaître Monsieur… Comment s’appelle-t-il celui que nous comptons arrêter ?…

— Il s’appelle M. l’Avocat, car on prétend qu’il a exercé cette profession. C’est un homme qui a des pièces de cent sous à remuer à la pelle. Il a gagné plus d’un million au jeu, à l’aide d’une martingale infaillible.

— Comme nous ne voulons pas le buter (le tuer), il pourra tôt ou tard nous reconnaître sur le moindre mot indiscret de B…, qui mettra alors la police à nos trousses.

— C’est vrai, aussi j’irai chercher B. aujourd’hui même.

— Comme vous voudrez… Cependant, en réfléchissant bien, il eût été bien plus naturel et bien plus logique de tuer M. l’Avocat. Ni vous ni moi, nous ne voulons rester en prison, n’est-ce pas ? encore moins aller aux galères ?…

Un tiers survint en ce moment et coupa la couversation à cet endroit intéressant. Les deux associés se quittèrent sans avoir pu la reprendre, et, comme il était convenu qu’ils se retrouveraient le lendemain, Lacenaire alla au rendez-vous convenu. Il y trouva B…, qui y était venu avant lui. Cette circonstance le contraria beaucoup, car il avait espéré finir l’affaire sans ce tiers importun et sans avoir à le redouter, ainsi qu’il l’avait expliqué à R… L’intervention intempestive de B… dérangea tout son plan. Cependant, il dissimula son désappointement.

B… lui répéta mot pour mot ce que R… avait dit la veille, et offrit, pour lui ôter toute espèce de doute, de le mener voir la personne qui jouait ce soir-là. On y alla. Dans une des maisons de jeu du Palais-Royal, Lacenai revit l’homme, et sortit avec ses deux autres acolytes, avec l’intention de revenir pour le voir partir, car il était bien aise de prendre connaissance de l’itinéraire du joueur et de la position des lieux.

Ils revinrent, en effet, sur les neuf heures, et bientôt ils aperçurent leur homme qui se levait de table et sortait. Lacenaire le suivit. Arrivé en bas, dans une des galeries du Palais-Royal, une personne nécessiteuse s’approcha du promeneur, et lui demanda quelque secours. Le joueur le repoussa avec grossièreté, et cependant il venait de gagner une dizaine de mille francs.

Après avoir accompagné M. l’Avocat jusque chez lui, Lacenaire revint trouver ses collègues, et leur fit part de ses observations.

— L’affaire me parait sûre avec le moindre courage et la moindre résolution, leur dit-i. Il ne faut pas en remettre l’exécution plus loin qu’à demain.

Ils se retrouvèrent effectivement tous les trois le jour suivant à la galerie d’Orléans, et lorsque le richard y passa pour aller se livrer à son occupation favorite, ils suivirent ses pas.

M. l’Avocat sortit de la roulette à son heure habituelle, mais au moment décisif, l’un des voleurs faiblit. Il eut peur. Un tremblement convulsif le saisissant aux jarrets, il s’assit sur une borne, et, tandis que les deux autres le gourmandaient, l’homme aux cent mille francs entrait dans la zone de lumière de la rue de Richelieu.

Le poste de la Bibliothèque, si défavorable aux aventuriers, était trop proche. Le coup était donc manqué, il n’y fallait plus songer, pour ce soir-là, du moins.

Les deux complices poussèrent le troisième, chancelant et blême, dans un des couloirs qui communiquent à la rue de Montpensier. Ils le firent entrer dans un petit bouge situé en face le théâtre du Palais-Royal et devenu depuis un café honorable, séjour d’un de nos comiques les plus fantasques…

Après s’être reconforté, le voleur indisposé, un peu honteux de sa faiblesse, se retira. Quand les deux autres furent seuls :

— Ce bougre de B… est un lâche, dit R… avec rage, en frappant la table d’un coup de poing qui fit trembler les verres.

— Ah ! c’est maintenant que vous vous en apercevez, répondit froidement Lacenaire, c’est heureux !

— Conçoit-on cela ! manquer une si belle occasion ! reprit R… — Puis, après un moment de silence :

— Tenez ! si vous voulez, nous sommes assez de deux.

— Non pas ! B… sait tout, et il peut nous perdre d’un mot…

— Mais si nous refroidissions l’homme aux cent mille francs ?…

C’était là que Lacenaire attendait son associé, et un éclair de joie passa dans ses yeux à cette proposition si prévue pourtant.

— Ah ! ce serait différent, répondit-il en reprenant son calme habituel ; B… aurait beau parler alors, les morts ne reviennent pas, et celui-ci ne serait pas là pour nous reconnaître. Cependant, si vous êtes tout à fait décidé à le buter, il est prudent d’attendre une huitaine de jours pour ôter à B… une partie de ses soupçons sur nous lorsqu’il apprendra l’événement. Alors il sera dans le doute, puisqu’il sait que nous ne sommes pas les seuls à suivre l’individu en question.

— C’est bien long, huit jours ! Moi je m’ennuie horriblement ; le chantage ne rend pas, on m’a refusé à dîner dans mon gargot et on me fait la mine dans mon garni.

— Il faut cependant attendre qu’une semaine au moins soit écoulée avant de rien recommencer, et si B… vous reparle de l’affaire, dites-lui que vous n’y songez plus.

— Au fait, vous avez raison. Allons, va pour huit jours ! d’ici là je ferai comme je pourrai.

Et la partie, en effet, ne fut que remise pour les deux assassins, comme on va le voir.