Jules Laisné (p. 57-63).


CHAPITRE XII.

Un vol par devant notaire. ― Le voleur fastueux.


Cette vie d’écrivain public convenait assez à ses goûts d’indépendance. Cependant, il lui fallut la quitter encore, sans aucun tort de sa part cette fois-ci. Le propriétaire de son bureau était un ancien militaire. Un de ses camarades, revenu d’Alger, se trouvant pour le moment sans moyens d’existence, s’adressa à lui. Le chef du bureau d’écritures, n’ayant à disposer d’aucune autre ressource, proposa à son ami la place de son dernier employé, ce qui fut accepté sans délai, comme on se le figure bien.

Voilà donc Lacenaire de nouveau sur le pavé. Il se remit à chercher de l’occupation sans pouvoir en trouver, mangeant les quelques sous qu’il avait économisés, et retrouvant encore la faim devant lui.

Un jour, — il ne lui restait presque plus rien, — il eut le malheur de rencontrer, justement dans la rue de Condé, devant la porte d’un Mont-de-piété, une de ses anciennes connaissances de Poissy. Après quelques paroles, celui-ci instruit de la position de son ex-compagnon, lui offrit de participer à un vol avec fausses clefs, qui devait avoir lieu le même jour.

— Nous sommes déjà deux, dit-il ; mais je déciderai mon camarade à t’adjoindre comme troisième en répondant de toi.

— Je ne suis pas bien décidé, répondit Lacenaire.

— Pourquoi cela ? dit celui qui possédait l’affaire : je te dis que tout est sûr, et qu’il n’y a pas grand ouvrage à faire.

— Parce que je risque de me faire arrêter et envoyer aux galères. Or, je ne veux à aucun prix retourner en prison, je m’y ennuie trop. J’aimerais mieux une bonne fois, refroidir quelqu’un qui en valût la peine, au moins après cela j’aurais devant moi ou de l’argent ou la guillotine.

— Comme tu voudras, alors ! — Quant à nous, nous ne sommes que caroubleurs (voleurs avec fausses clefs) pour le moment. Si c’est le pré que tu crains maintenant, tu as tort, toutes les précautions sont bien prises.

— C’est égal, fais l’affaire sans moi.

— En ce cas, adieu… Motus ! n’est-ce pas ?

— Tiens !… dit Lacenaire, me prends-tu pour un enfant ou pour un traître ?…

L’individu s’en allait par la rue du Petit-Lion-Saint-Sulpice ; Lacenaire l’avait quitté pour se diriger vers la rue de l’Ancienne-Comédie ; mais il revint sur ses pas, et courut après son interlocuteur. La tentation avait fait son effet. Il atteignit le caroubleur, et l’arrêtant par le bras :

— Ma foi, lui dit-il, j’étais un imbécile, et, toute réflexion faite, j’accepte, je suis à ta disposition.

— Ça m’étonnait aussi de te voir si mou, répondit l’autre personne… Eh bien, trouve-toi ce soir à six heures sur le quai Malaquais ; j’irai te prendre, car il faut profiter du moment où le bourgeois sera sorti, et, comme ce soir il est invité à un dîner de noce, il ne faut pas manquer cette occasion. Si ce n’est pas moi, ce sera mon associé qui viendra. Tu le reconnaîtras en le voyant jeter de la mie de pain dans la fontaine placée entre la boutique d’une liquoriste, nommée madame Moreaux, et le café Manoury.

— De façon que je puis compter sur l’un de vous d’eux, bien sûr !

— Oh ! très sûrement ! D’ailleurs, si lui ou moi nous tardons un peu, voilà vingt sous, rafraîchis-toi chez madame Moreaux ; il n’y a pas moyen de s’y ennuyer… c’est plein d’étudiants et de grisettes.

— L’un ne va pas sans l’autre… Ainsi, voilà qui est convenu… Ah ! une réflexion : si nous rencontrions la bonne du bourgeois ?

— La bonne !… C’est la maîtresse de l’associé. Elle va sortir précisément cet après-midi. C’est elle-même qui a nourri le poupard (qui a indiqué le vol).

— Bien ! très bien ! dit Lacenaire en s’éloignant.

On fut exact de part et d’autre au rendez-vous. Le vol devait être pratiqué chez un marchand de modes, demeurant rue Saint-Honoré, au troisième, près le Palais-Royal. Les rôles furent distribués. Lacenaire devait arriver le premier dans la maison, en demandant un locataire du cinquième, toujours à table à six heures du soir. Son poste était sur le carré, pour donner l’éveil si, par hasard, le commerçant, sa femme, ou d’autres personnes arrivaient intempestivement. Les deux autres voleurs étaient censés venir chercher leur ami chez le locataire en question. De cette manière, le séjour des trois filous dans la maison s’expliquait parfaitement.

Le vol réussit à merveille et produisit deux mille francs en argent, une pièce de soie noire, deux autres de moire rose et bleue, une centaine de mètres de liseré en velours et plusieurs coupons de taffetas dépareillés.

Pendant que les industriels travaillaient, la bonne se tenait dans un fiacre en face de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Ils allèrent la retrouver après, et lui donnèrent les marchandises en nature, avec une somme de deux cents francs pour sa part. Après quoi elle fila rapidement avec son butin.

Les voleurs se dirigèrent ensuite vers la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, et entrèrent dans un petit établissement, nommé le Café Momus, dont Murger a fait depuis le bivouac de Colline, de Schaunard et des antres personnages de la Vie de Bohême.

Ce fut Lacenaire qui, en sa qualité de nouveau venu, paya les frais dus en notaire pour l’acte de partage. C’est ainsi que les flibustiers désignaient le compte des consommations qu’il firent en liquidant leur opération. Inutile de dire que le notaire n’était autre que le limonadier.

Le poète de Poissy se trouvait donc, comme ses deux autres collègues, possesseur de six cents francs. Il y avait longtemps qu’il n’avait eu autant d’argent en sa possession. Aussi prit-il un petit logement près du Louvre, dans la rue Pierre Lescot, rue disparue depuis, mais hantée à cette époque par une population suspecte à tous, et par cela même très connue de la police. Il meubla deux pièces et se mit à faire le rentier.

On conçoit bien qu’il ne pouvait parvenir à jouer ce rôle sans son accessoire indispensable, l’argent ; aussi chercha-t-il à s’en procurer le plus possible.

La facilité avec laquelle il avait réussi son premier vol avec fausses clefs lui donna du goût pour ce genre d’industrie. Il le pratiqua pendant six mois, et durant ce laps de temps, il mena joyeuse vie et s’habilla comme un dandy du boulevard.

Il avait si bien combiné son plan, que personne, hors ses associés, ne savait qui il était, ni comment il existait.

Un des vols les plus forts parmi ceux qu’il commit à cette époque fut fait au préjudice d’un joaillier. Il lui rapporta six mille sept cents francs. Mais ce qui vient au son de la flûte s’en retourne au son du tambour. Le tonneau des Danaïdes de la roulette et du trente-et-quarante engloutissait ces sommes. Lacenaire était affligé d’une déveine chronique, et bien souvent il fut obligé de dévaliser radicalement les plus pauvres ménages.

« Ces vols, disait-il à la Conciergerie me pèsent plus sur la conscience que tous mes assassinats. »

Mais comme il lui fallait des gants toujours frais, des cravates irrésistibles, de fines chemises et des cigares, les pauvres gens contribuaient à cet entretient coûteux, quand les riches, auxquels il donnait la préférence, avaient trop bien pris leurs précautions.

Chose bizarre encore ! Lacenaire assistait toujours les malheureux qui tendaient la main sur son passage, et il est certain qu’il a préservé des infortunés du désordre, de la misère et même du crime.

Explique qui pourra cette anomalie.

Il disait « qu’un voleur doit être généreux, » et il mettait largement en pratique cette maxime philosophique. Après la fermeture de nous ne savons plus quel théâtre, il secourut à propos un garçon d’accessoires sans emploi dont la femme était malade des suites d’une mauvaise couche. En parlant de Lacenaire, comme tout le monde le faisait, lors des célèbres débats de la cour d’assises, cet homme disait à un artiste de notre connaissance :

« — Est-ce bien possible qu’il ait fait ces abominations !… Quand je pense qu’il m’a donné vingt francs presque sans me connaître, un soir que je rôdais près le canal… Oui, monsieur A…, sans ces quatre pièces de cent sous, je me jetais à l’eau ou je tuais quelqu’un pour lui prendre sa montre. »

Pendant cette période d’escroqueries de toutes sortes, Lacenaire ne laissait jamais de chercher quelqu’un capable de le seconder dans un meurtre productif. On sait que c’était là son idée fixe. Il ne put y parvenir, et fut obligé, à la suite d’un désastre, de rentrer dans la société.