Jules Laisné (p. 23-26).


CHAPITRE V.

Vérone. ― Un assassinat.


Lacenaire n’était que faussaire à l’époque où il traversa la Suisse, et l’on a pu voir avec quelle aisance il opérait. Il est donc assez intéressant de le voir à l’œuvre dans des situations encore plus sérieuses que toutes celles qu’il a traversées jusqu’ici.

De la Suisse, il se rendit à Vérone et se lia justement avec un habitant de Genève logeant dans la maison même où il était descendu. Il avait laissé en France une personne de confiance chargée de l’avertir de la tournure que prendraient ses affaires de banque, et, pour dérouter les recherches de la police, en cas de poursuites, il avait prescrit à ce confident de ne lui écrire que sous le couvert de sa nouvelle connaissance.

L’ami exécuta cet ordre, mais si maladroitement, que le Génevois put décacheter avec une apparence de raison la première lettre adressée réellement à Lacenaire. À travers toutes les réticences et toutes les obscurités de la missive, l’intermédiaire vit clairement la situation dans laquelle se trouvait son nouveau camarade. Il n’eut rien de plus pressé que d’aller tout raconter au maître de l’hôtel d’abord, et à une des autorités de la ville ensuite. Cet individu agissait doublement mal en cela, car, ayant eu besoin en diverses occasions de celui qu’il dénonçait, il avait toujours trouvé sa bourse ouverte. Il faut rendre justice, même à un faussaire : Lacenaire était serviable.

Un jour il crut saisir des allusions assez directes à sa situation personnelle dans la conversation de l’hôtelier, et il le soupçonna vaguement d’avoir fouillé dans sa malle ; mais, ayant appris le lendemain, par le secrétaire même du fonctionnaire averti, que ses secrets étaient divulgués et lui-même trahi par le Suisse, son obligé, sa colère fut extrême, et il résolut de tirer une vengeance éclatante de cette perfidie. Cependant il dissimula son ressentiment et fit le doucereux jusqu’au lendemain.

Ce jour arrivé, il invita le traître à déjeuner. Plein de confiance dans l’ignorance présumée de Lacenaire, le Suisse accepta avec empressement ce repas et une promenade à la campagne, que son convive lui proposa au sortir de table. Tout en cheminant ensemble et en causant de bonne amitié, Lacenaire conduisit insensiblement son convive au milieu d’un petit bois. Arrivé au plus épais du taillis, il tira de sa poche deux petits pistolets. Le promeneur pâlit, et fixa sur son compagnon un regard inquiet.

— Monsieur, lui dit alors Lacenaire, vous vous êtes conduit comme un lâche envers moi ! Vous avez abusé d’un secret que vous n’avez pénétré qu’en commettant un abus de confiance. Vous avez voulu me perdre, moi qui n’ai eu que de bons procédés à votre égard, vous allez m’en rendre raison.

Et il présenta l’un des deux pistolets à son adversaire tremblant.

Le Suisse voulut se justifier et balbutia quelques excuses.

— N’ajoutez pas un mot à votre perfidie, monsieur, je sais tout, et je vais vous raconter dans les moindres détails votre méchante action.

Et il le fit de façon à prouver au coupable qu’il était au courant de tout.

— Je vous supplie de m’excuser, monsieur Lacenaire, s’écria le dénonciateur pris au piège, je ferai tout ce qu’il faudra pour arranger cette affaire. Croyez bien que si j’ai si mal agi envers vous, c’est par faiblesse et non par méchanceté. J’y ai été poussé par le maitre de l’hôtel, qui est un gueux !

Ces derniers mots, en faisant voir à Lacenaire que l’hôtelier était décidément au courant de ses méfaits, achevèrent de l’exaspérer.

— Défendez-vous, dit-il au suppliant, je ne veux plus entendre raison ! De ces deux pistolets, il y en a un qui est chargé, l’autre ne l’est pas. Choisissez-en un et tirons !

— Mais c’est un véritable assassinat, cela ! s’écria le Génevois, au comble de la terreur. Je ne suis pas préparé à me battre ainsi, je ne le veux pas !…

— Ah ! vous ne voulez pas vous battre !… Décidément, vous ne le voulez pas, répondit Lacenaire, en precant dans la main droite le pistolet chargé — qu’il ne connaissait que trop. — Une fois ?…

— Non.

— Deux fois !

— Non.

— Trois fois !

— Non ! non !

— Eh bien, j’en suis fâché pour vous !

Et, pressant la détente de l’arme, il lâcha le coup au beau milieu du visage de l’homme désarmé. Le malheureux poussa un cri navrant et porta les deux mains à sa figure ruisselante de sang ; puis, les deux bras ouverts comme un homme aveuglé par la foudre, il trébucha, tomba d’abord sur ses genoux, et enfin la face contre terre.

Il était mort.

Le meurtrier jeta froidement le pistolet fumant encore à côté du cadavre, pour laisser planer sur l’homme assassiné des soupçons de suicide, replaça soigneusement l’autre dans sa poche, regagna tranquillement son hôtel d’un air aussi calme que d’habitude, fit sa malle, et une heure ne s’était pas écoulée depuis sa sanglante expédition, qu’il filait sur la route de Genève.