Labrador et Anticosti/Chapitre XVII

C. O. Beauchemin & Fils (p. 361-375).



CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

Natashquan


Un joli village. — Les temps héroïques. — L’établissement De LaParelle. — L’abbé Ferland à Natashquan. — Un naufrage qui arrive à propos. — La cloche et ses parrains. — Liste des missionnaires. — Un renseignement qui aura de l’importance dans les siècles futurs. — Capitalistes de l’autre monde. — Dix années sans histoire. — Récit d’un exode. — La famine à Natashquan. — Découragement. — Émigration. — Un sujet de poème épique. — Colonie acadienne à la Beauce. — De la pêche à l’agriculture.


Dimanche, 21 juillet. — M. Gregory, arrivant à Natashquan[1] (le 22 octobre 1868) après une croisière sur la côte du Labrador depuis le Blanc-Sablon, s’écriait : « Quel changement vous remarquez en arrivant à Natashquan ! Accoutumé depuis plusieurs semaines à ne voir que des rochers et des îles dénudées, j’éprouvai un véritable sentiment de plaisir en apercevant ce joli village de quarante et quelques maisons, peintes aux couleurs riantes, et le clocher d’une petite église. »[2] L’enthousiasme est moins prononcé quand on arrive de la partie occidentale de la Côte, parce que, au point de vue de la végétation comme à celui de la population, Natashquan ressemble beaucoup aux autres endroits que nous avons visités. Mais laissons, pour le moment, l’étude des ressources agricoles et industrielles de cette localité, et racontons d’abord son histoire.

* * *

Cette colonie date de 1855, et fut établie par une dizaine de familles des îles de la Madeleine : savoir quatre ou cinq familles de Vigneau, deux de Cormier, une de Landry, de Giasson, peut-être aussi de Bourgeois. L’un des anciens que j’interrogeai sur le passé, M. Jean Vigneau, faisait partie de ce premier groupe d’immigrants ; M. Isidore Landry, l’autre vieillard dont j’ai pu aussi recueillir les souvenirs, arriva ici vers 1858. Quel charme il y avait à entendre causer ces vieux Acadiens, dont l’intelligence est remarquable ! La pointe d’esprit gaulois ne manque pas à leur discours ; ce sont bien des Français ! Dans une si longue carrière de pêcheur, ils ont sur la conscience le trépas d’innombrables loups marins, morues, harengs ; mais que d’actes de vertus domestiques, sociales, religieuses, ont rempli leur existence ! Malgré bien des traverses, des contrariétés, des douleurs même, ces hommes ont été heureux, parce qu’ils ont été fidèles à la loi de Dieu. Ce sont ces hommes-là qui, sans qu’ils s’en doutent seulement, font les grands peuples. Il y a heureusement beaucoup de ces nobles caractères parmi les Français d’Amérique, et c’est pourquoi il faut avoir une invincible foi dans l’avenir de notre chère Nouvelle-France.

Toutes les familles arrivées en 1855 venaient de l’île Amherst. Peu de temps après, d’autres familles du même endroit les rejoignirent à Natashquan.

Quand ces colons arrivèrent à Natashquan, ils n’y trouvèrent qu’un poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, établi à l’entrée du Grand-Natashquan, où il est encore aujourd’hui. Beaucoup de sauvages venaient alors passer l’été à Natashquan, et l’on vit leurs campements compter jusqu’à cent cabanes. Mais aujourd’hui quand on y voit dix de ces « villas », c’est un peu exceptionnel. Cet état de choses tient moins à la diminution qui a pu se produire dans le nombre des aborigènes, qu’au fait qu’il y a maintenant, en divers points de la Côte, un bon nombre de « traiteurs » qui leur avancent des marchandises ; de là vient que les sauvages se dispersent à présent dans un plus grand nombre de postes.

Vers 1857, les sieurs De LaParelle, de l’île Jersey, fondèrent un établissement de pêche[3] au fond de la baie dont j’ai parlé, où se jette la petite rivière Natashquan, la grande rivière de même nom ayant son embouchure à quelques milles plus loin, au bout de la longue pointe que j’ai aussi signalée et qui s’avance considérablement dans la mer.

Comme on le sait, l’abbé Ferland, l’historien bien connu, fit un voyage au Labrador durant l’été de 1858. Le 31 juillet, la goélette qui le portait dut relâcher à Natashquan à cause du vent contraire. La colonie acadienne qu’il y trouve se compose, dit-il,[4] de quinze familles, unies entre elles par les liens de la parenté. La maison De LaParelle employait une trentaine d’hommes, venus de Berthier et des paroisses voisines, à pêcher la morue. Comme on le voit, ce n’est pas d’hier que les gens de la rive sud du fleuve vont passer l’été à faire la pêche sur la Côte Nord. Le 1er d’août, qui était un dimanche, M. Ferland alla donner la mission aux gens de Natashquan, et célébra le saint Sacrifice dans la maison du père Victor Cormier, où se retiraient les missionnaires dans leur visite annuelle sur la Côte. Eh bien, j’eus le plaisir d’entendre dire à M. Jean Vigneau, l’un des vieillards que j’interrogeais, qu’il avait assisté à cette mission donnée par M. Ferland.

Un mois avant la visite de M. Ferland, les PP. Babel et Bernard, O. M. T., avaient aussi donné la mission à Natashquan. « Les maisons de Nataskouan[5], continue le narrateur, sont propres à l’extérieur et à l’intérieur ; la bonne tenue qui y règne prouve que les habitants ont joui d’une certaine aisance dans leur ancienne patrie. Avec les avantages que présente Nataskouan, ils s’y croiraient heureux, s’ils pouvaient obtenir la résidence d’un prêtre, ou du moins les visites plus fréquentes d’un missionnaire. Ils s’inquiètent de l’avenir de leurs enfants, qui vont être élevés sans recevoir d’autre instruction religieuse que celle que les parents pourront eux-mêmes donner. Dans l’espérance d’avoir bientôt un missionnaire, chargé de demeurer sur la côte, ils se proposent de bâtir une chapelle, à laquelle ils ajouteraient facilement un logement suffisant pour lui et pour son serviteur… Sur la pointe qui s’avance dans le havre, près de l’embouchure du Petit-Nataskouan, un plateau, élevé d’une quarantaine de pieds au-dessus du niveau de la mer, est encore tout couvert de bois. Ce serait, il me semble, le lieu le plus convenable pour la chapelle ; placée sur la hauteur, elle serait visible du port et de toutes les parties de la baie. Près de cet endroit est le magasin, où tous les habitants ont affaire ; c’est à quelques pas de la pointe que les pêcheurs viennent chaque soir mettre leurs barges en sûreté ; de là aussi le prêtre pourra plus facilement surveiller les employés de la grave et les équipages des bâtiments, qui s’arrêtent ici en assez grand nombre. Il paraît plus avantageux que le missionnaire réside dans un lieu où ses rapports avec ses paroissiens seront plus faciles, et où il pourra exercer une influence salutaire sur la population flottante, amenée chaque été par les navires. »

Les prévisions de l’abbé Ferland se sont parfaitement réalisées, et dans un temps très court. L’archevêque de Québec, dont ce territoire dépendait alors pour l’administration spirituelle, ayant répondu aux habitants de Natashquan qu’il leur enverrait un missionnaire résidant quand ils auraient construit une chapelle, on laissa là tout autre ouvrage, et l’on se mit en frais d’élever l’édifice. Une circonstance providentielle leur permettait d’exécuter leur pieux projet d’une façon relativement facile. La question des bois de construction était sans doute la plus embarrassante. Les arbres de ce pays reculé, surtout au bord de la mer, sont de petite taille ; ceux de l’intérieur valent mieux (tout en ne rappelant que de fort loin les pins de la Californie) ; mais encore les faut-il tirer de là, et l’opération n’est pas une partie de plaisir, quand il n’y a pas deux arpents de chemin et que l’on ne possède pas un seul cheval. Or, il arriva que deux navires chargés de bois firent naufrage, à dates rapprochées, dans les environs. Messieurs les Anglais, qui ont de l’argent, achèteront facilement d’autre beau bois, qu’auront coupé dans les forêts de l’Ottawa nos vigoureux bûcherons canadiens, et que les hommes de cages descendront à Québec, par le beau fleuve, en chantant les chansons canadiennes et en lançant à tous les échos, hélas ! force jurons à faire trembler les Laurentides !… Toujours est-il que voilà les gens de Natashquan avec du bois marchand à leur porte, pour construire leur chapelle. Et la chapelle s’éleva, à l’endroit même qu’avait souhaité M. Ferland.

Cette chapelle, agrandie plus tard, sert encore d’église à Natashquan.

Le 10 mai 1861, Mgr  Baillargeon, coadjuteur de Québec, nommait M. E.-M. Fournier missionnaire de Natashquan, « où résident, disait Sa Grandeur, une vingtaine de familles venues des îles de la Madeleine ». Le nouveau missionnaire devait visiter, une fois l’hiver, une fois l’été, tous les postes du territoire qui lui était assigné, commençant à mi-chemin entre Natashquan et la Pointe-aux-Esquimaux (lieu de résidence « de son vénérable voisin Monsieur Ternet », dit la lettre de mission), et s’étendant jusqu’à l’anse au Blanc-Sablon. C’était une longueur d’environ cent lieues. Une jolie paroisse !

M. Fournier ne tarda pas beaucoup à se rendre à son poste, puisque le 29 juin, fête de saint Pierre, il bénit solennellement, avant la grand’messe, la chapelle de Natashquan et la plaça sous l’invocation de l’Immaculée-Conception.

Le presbytère fut donné à l’entreprise pour la somme de trente-cinq louis. Il était logeable le 19 octobre, au témoignage des archives.

Voilà donc la mission de Natashquan assez bien organisée, au point même qu’elle est pourvue d’une cloche ! Cette cloche, une Mears, de Londres, du poids de 312 livres, est un don du sieur Ferdinand Gauvreau, commis marchand, et de dame Marie-Luce Simard, épouse de Pierre Garneau, écr, architecte. Elle a été bénite, le 5 mai, par Mgr  le coadjuteur à l’église Saint-Jean-Baptiste de Québec. Que si l’on veut savoir quels sont les membres du clergé qui ont signé l’acte authentique du baptême de cette cloche, je satisferai à ce louable désir d’érudition en donnant les noms de MM. P.-O. Drolet, L.-B. Hallé, F. Roy, A. Racine, G.-L. Lemoine, F. Buteau, P.-M. Méthot, Cyr. Legaré, J. Auclair, Ed. Demers, et L.-H. Paquet, séminariste. — Et l’on dut goûter bien du bonheur, à Natashquan, quand la chère cloche sonna pour la première fois. Les bonnes Acadiennes, surtout, qui sûrement n’avaient pas entendu sonner l’angélus depuis leur départ des îles de la Madeleine, devaient en pleurer de joie. Et les petits enfants, qui ne connaissaient l’instrument sonore que par la tradition, ne se lassaient pas de l’écouter… Dans les vieilles paroisses, on ne se doute pas de ces naïves émotions que ressentent les membres d’une jeune colonie, à l’acquisition de chaque objet nouveau dont l’absence les faisait souffrir.

Voici la liste des missionnaires qui ont résidé à Natashquan depuis 1861 :

MM. F.-M. Fournier, 1861-64.

J.-Julien Auger, 1865-69.

Ls Arpin[6], 1869-71.

J. Gagné, 1872-75.

J.-A.-P. Fortier, vicaire, 1874-75.

Ulfrand Saint-Laurent, 1875-78.

J.-A. Chalifour, 1878-82.

A.-B. Côté, 1882-85.

F. Boutin, 1885-86.

F.-X. Couture, 1886-89.

Ab. Vaillancourt, 1889-92.

J.-C. Simard, 1892-94.

J.-F.-R. Gauthier, 1894-96.

Jos. Savard, 1896.

En l’année 1872, la population de Natashquan se composait d’au moins quarante familles, et comptait 243 personnes, dont 156 communiants. Et puisque nous sommes en frais de statistiques, ajoutons que le territoire confié au missionnaire, qui s’étendait depuis le Grand-Watsheshoo jusqu’au Blanc-Sablon, était peuplé — sans compter les protestants — d’environ 615 catholiques, répartis en 115 familles. Le nombre des communiants était de 450.

En ce temps-là, l’administration spirituelle de la Côte Nord avait été confiée à l’évêque de Rimouski, Mgr  J. Langevin, qui, en sa qualité de vicaire général du Havre-de-Grâce, Terre-Neuve, donnait au missionnaire les pouvoirs nécessaires pour exercer le saint ministère même au delà de Blanc-Sablon, sur la partie du Labrador qui relève du gouvernement de Terre-Neuve. Le missionnaire canadien, quand il se trouvait à l’extrémité est du territoire qui lui était confié, pouvait rendre de la sorte d’importants services, en certains cas, aux familles catholiques qui résident près de la frontière. — J’ai vu dans les archives de Natashquan des actes de baptême, etc., qui concernent des familles du Labrador terre-neuvien. Comment aura-t-on l’idée, dans un ou deux siècles, de venir chercher ces documents à Natashquan ? J’imagine qu’il n’en faudra pas davantage pour dérouter complètement des arrière-neveux qui remueraient ciel et terre afin de recueillir la succession de quelque « grand-oncle d’Amérique ». — La sympathie que je ressens pour ces Européens de l’avenir, et le désir de les obliger m’ont poussé à inscrire dans ce modeste écrit un renseignement qui, s’il les met sur la bonne piste, sera pour eux d’un prix inestimable.

* * *

Les ressources du missionnaire de Natashquan consistaient en une subvention de l’Œuvre de la Propagation de la Foi, à laquelle s’ajoutait la capitation d’une piastre que chaque communiant devait lui payer. À ce dernier titre seulement, le prêtre aurait dû recevoir $450. Mais qui pourra croire que, par une heureuse exception, cette redevance était payée intégralement chaque année ? D’autre part, les frais de voyage et de subsistance étant assez élevés sur ces côtes lointaines, et les occasions se présentant tous les jours de venir en aide à tant de pauvres gens, les revenus du missionnaire devaient à la fin être à peine suffisants. Aussi jamais l’on n’a compté ces prêtres au nombre des capitalistes, au moins ici-bas. Pour ce qui est de la comptabilité de l’autre monde, il n’y a pas à douter qu’ils ne soient là-haut cotés parmi les plus importants financiers ; car la vie du missionnaire, au Labrador, fournit d’innombrables occasions d’amasser des trésors de mérites pour la vie éternelle.

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Le 10 octobre 1874, Mgr  Langevin donnait des diplômes d’autel privilégié aux chapelles de Natashquan, de Kégashka, de Tête-à-la-Baleine, de la Tabatière, de l’Anse-des-Dunes. Je ne mentionnerais pas ce fait, qui n’a rien d’exceptionnel, s’il ne démontrait péremptoirement que, à cette date, il y avait déjà des chapelles à tous ces endroits de la Côte.

Le même automne, M. l’abbé J.-A.-P. Fortier venait résider à Natashquan pour exercer les fonctions de vicaire non seulement dans cette localité, mais aussi à la Pointe-aux-Esquimaux et dans toutes les missions qui dépendaient de ces deux postes. Ce vicariat de Natashquan n’a duré qu’une année.

Le 20 juin 1875, Mgr  Langevin, en tournée pastorale au Labrador, administrait le sacrement de confirmation à Natashquan. — Pendant la décade d’années qui suivent, il n’y a pas d’histoire à Natashquan ! Cela veut dire simplement que tout s’y passa à peu près comme de coutume. Chaque année ramenait les moissons habituelles de la mer, d’abondance variable. La mort faisait quelques vides comblés, et au delà, par les naissances. La preuve que la population s’accroissait, en effet, de façon notable, c’est qu’à l’automne de 1884 il fallait établir une deuxième école à Natashquan, la première ne suffisant plus à contenir tous les marmots avides de s’initier aux problèmes ardus de l’alphabet.

On s’aperçut même que la chapelle était insuffisante, elle aussi, et l’on décida, en septembre 1884, de l’allonger de trente-cinq pieds. Le 27 octobre, Monseigneur Bossé, faisant la visite pastorale à Natashquan, écrivait dans les archives de la Mission qu’il aurait préféré que l’on bâtît une église neuve, mais qu’il autorisait néanmoins l’agrandissement projeté qui imposerait une dépense moins considérable à la population. Ce motif était fort raisonnable ; car, dans ces années-là, la pêche était peu fructueuse.

En ce même séjour du Préfet apostolique à Natashquan, il fut décidé que la desserte de ce poste commencerait à Betchewun, du côté de l’ouest. À l’est, c’est à Musquarro que se terminerait le district confié au missionnaire de Natashquan, parce qu’un autre missionnaire desservait alors le reste de la Côte jusqu’au Blanc-Sablon.

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Au commencement de 1885, Natashquan comptait quatre-vingts familles, comprenant 412 personnes, dont 265 communiants. Au 1er janvier 1886, il y avait 418 âmes et 274 communiants. À part cinq ou six familles canadiennes, toutes les autres étaient de race acadienne. Ce fut sans doute à cette époque que la population de ce poste fut le plus considérable. Car, cette année-là même, un exode important diminua presque de moitié le nombre des habitants de Natashquan.

Depuis plusieurs années, en effet, la pêche était fort mauvaise, et beaucoup de gens se voyaient réduits à un état de gêne qu’ils n’avaient jamais éprouvé auparavant. Sans doute, en règle générale, on ne thésaurise pas sur la Côte Nord, et l’on n’y songe pas à détourner de leur destination les « bas de laine », pour en faire des coffres-forts remplis d’or et d’argent. D’abord il est rare que loups marins, morues ou harengs se prennent en assez grande quantité ou se vendent à des prix assez extraordinaires, pour que l’on se voie en possession de sommes considérables. Et puis, si la saison de pêche a été vraiment bonne, eh bien, ou dépensera un peu plus. L’embarras n’est pas grand, quand il s’agit de savoir comment on s’y prendra pour employer les quelques douzaines de piastres qui dépassent les revenus ordinaires. La barque et les agrès de pêche ont besoin d’être réparés, sinon remplacés ! La maison elle-même pourra subir avantageusement quelque amélioration ! L’ameublement n’est pas tel que certaines additions n’y seront pas fort utiles ! Et, après tout, on se donnera un peu plus de confort ; il a fallu assez de fois se gêner et se priver ! Donc, on vit un peu plus à son aise, si le gain a été meilleur, et tout est dit. L’année suivante, il y aura encore du poisson dans la mer ; si, par hasard, il y en avait moins, on se privera davantage. C’est ce qu’on appelle vivre au jour le jour.

Or, depuis quatre années, la chasse au loup marin et la pêche à la morue étaient à peu près nulles, et l’hiver de 1885-86 fut terrible à passer. Plusieurs familles furent des mois sans avoir de pain à manger : une faible ration de hareng constituait le menu de chaque jour. Des gens parcoururent à pied jusqu’à quarante lieues pour essayer de se procurer des provisions ! Et, chose qui ne s’était jamais vue sur la Côte Nord, il y eut cet hiver-là des vols à Natashquan et à Goynish.

Au printemps de 1886, l’espérance revint à ces malheureux : peut-être la chasse au loup marin serait-elle bonne, l’ère des privations allait peut-être finir ! On put se procurer du biscuit et un peu de lard pour faire le rude voyage, et l’on prépara dix goélettes pour l’expédition. Le 22 mars, qui était un dimanche, le missionnaire, M. l’abbé F. de B. Boutin, se rendit après vêpres sur le rivage, avec toute la population, et bénit les vaisseaux et les équipages. Puis l’on mit à la voile. — Les semaines succédèrent aux semaines, et l’on était bien inquiet, dans les foyers de Natashquan, sur l’issue de la campagne. Quand donc reviendront les chasseurs ? Auront-ils réussi ? — Les goélettes rentrèrent enfin au port. Elles étaient, hélas ! aussi lèges qu’au départ !

La déception fut cruelle. Mais, après tout, l’époque de la pêche à la morue était arrivée ou à peu près, et tout pouvait encore être réparé. Eh bien, la pêche à la morue manqua complètement, comme aux quatre années précédentes.

Le découragement s’emparait des infortunés pêcheurs de Natashquan. Leur missionnaire, M. l’abbé Boutin, eut alors l’idée de leur proposer de quitter ce pays de désolation, pour aller s’établir sur des terres et se livrer à l’agriculture, dont les promesses sont moins trompeuses. Plusieurs familles agréèrent la proposition, et demandèrent qu’on les aidât à réaliser ce projet. Mgr  Bossé, le Préfet apostolique, approuva les plans du missionnaire, qui se mit aussitôt à l’œuvre.

Ce qu’il fallait d’abord, c’était d’émouvoir le cœur du gouvernement, machine qui d’ordinaire est douée d’un immense pouvoir d’inertie. Quand un orateur pourra se vanter d’avoir fait jaillir une larme de la paupière d’un gouvernement, il aura atteint et même dépassé l’idéal !

Dans le cas présent, il fallait attendrir non seulement le gouvernement de Québec, mais encore celui d’Ottawa, que des physiologistes entendus assurent être du tempérament le plus flegmatique que l’on puisse imaginer. Au premier, l’on demandait de prendre soin des nouveaux colons et de les établir sur de bonnes terres ; ou priait le gouvernement fédéral, à qui appartient l’empire des flots en notre beau Canada, d’envoyer l’un de ses vaisseaux faire acte de charité et transporter à destination les émigrants du Labrador.

Grâce à l’intercession de Son Éminence le cardinal Taschereau, de Mgr  Bossé, Préfet apostolique du golfe Saint-Laurent, et d’autres personnages influents, on obtint tout ce que l’on voulut des bienveillants ministres d’Ottawa et de Québec ; et les choses marchèrent admirablement.

Il fut d’abord question d’établir la nouvelle colonie dans la vallée de la Matapédia ou celle de Ristigouche. Mais à la fin il fut décidé de la fixer dans les cantons de Jersey et de Marlow ? comté de Beauce. Par décision du cardinal-archevêque de Québec, M. Boutin fut nommé curé de Saint-Côme de Kennébec, paroisse qui avoisine précisément ces deux cantons : c’était accéder au désir du premier ministre, l’honorable M. J.-J. Ross, qui avait demandé que cette tentative d’émigration et de colonisation fût dirigée par l’ex-missionnaire de Natashquan.

Au mois de septembre, le steamer Napoléon III alla prendre à Natashquan une trentaine de familles, puis quelques autres à l’île à Michon, à Goynish, à Nabésippi, à Piastrebai, aux îles du Betchewun, à la Pointe-aux-Esquimaux. En tout, l’on vit s’embarquer quarante-cinq familles du Labrador, qui avaient résolu d’échanger filets et barques contre la hache du bûcheron et la charrue du laboureur. Et le vaisseau s’éloigna de ces rivages du nord, où l’on avait été heureux jadis, mais où l’on avait cruellement souffert dans les dernières années.

Quel malheur que de n’être pas poète ! Que ne suis-je en train d’écrire un poème épique ! Le beau sujet de chef-d’œuvre que, auteur et lecteurs, nous perdons ici ! — La deuxième nuit du voyage, une effroyable tempête fit croire à tous les passagers du Napoléon III que leur dernière heure allait sonner. En effet, les sombres flots, etc… ; les aquilons déchaînés, etc… ; les sinistres craquements de la mâture, etc… ; trois fois d’effroyables coups de mer…, trois fois le flanc fatigué de la sombre carène, etc. Tout à coup, la tempête redouble de violence, la foudre éclate avec un épouvantable fracas, et l’on voit apparaître un vénérable vieillard, dont les traits contractés expriment déjà le courroux. C’est le Génie du Labrador, qui vient reprocher à ces Acadiens leur départ de la Côte Nord. « Mortels lâches et sans cœur, s’écrie-t-il d’une voix irritée, pourquoi » etc.

Mais nos pauvres émigrants n’étaient pas alors en veine de poésie ; l’épopée n’était pas leur fait, et personne ne s’imagina voir le Vieux du Labrador et entendre son allocution. Beaucoup des voyageurs étaient en proie au mal de mer, et l’on sait à quel point le mal de mer est prosaïque. On se lamentait dans ce pittoresque patois acadien : « Ce n’étiont pas la peine de venir nous chercher pour nous faire périr en pleine mer ; j’étions capables de mourir chez nous Je ne sons plus capables d’étaler Je me mourons ! — Courage ! s’écriait alors un compatissant voisin, courage ! Encore un élan, et je serons mieux ! »

La tempête s’apaisa, le voyage se continua heureusement, on débarqua à Lévis, et l’on s’installa dans les salles destinées à loger les émigrants d’Europe. Huit jours plus tard, nos Labradoriens se rendirent par chemin de fer à Saint-François de Beauce. M. l’abbé B. Bernier, curé de Saint-Georges, et M. l’abbé B. Demers, curé de Saint-François, firent appel à la charité de leurs paroissiens, et ces braves gens transportèrent jusqu’à Saint-Côme de Kennébec les nouveaux colons et leurs effets de ménage. À Saint-Côme, où il fallait passer la nuit, chacun voulut donner l’hospitalité à l’une de ces familles. Le lendemain, on dirigea sur Saint-Zacharie cinq familles qui devaient se fixer dans le canton de Metgermette, tout près de la frontière des États-Unis. Quant aux autres familles, on voulait les établir dans les cantons de Jersey et de Marlow, situés sur la rive droite du cours supérieur de la rivière Chaudière ; mais il n’y avait là aucune habitation pour les recevoir. En attendant, on les logea dans une vaste construction bâtie, à cinq milles de l’église, par une compagnie minière de Boston.

Sous la conduite de quelques employés du gouvernement, les hommes se mirent à construire des habitations en bois rond dans Jersey et Marlow ; aussitôt que l’une de ces maisons devenait logeable, on y installait deux familles. Au mois de janvier, tout le monde se trouva logé.

Chacun des chefs de famille recevait du gouvernement un domaine de cent acres, aux conditions ordinaires, excepté que les colons pouvaient ne commencer à payer leur concession de terre que deux années après la prise de possession.

Et le curé de Saint-Côme, M. l’abbé Boutin, bien que résidant à onze milles de la nouvelle colonie, se fit un devoir d’aller passer deux jours de chaque semaine au milieu de ses anciens paroissiens de Natashquan, pour les encourager et les diriger.

Tout l’automne et tout l’hiver de la première année, les colons vécurent aux frais du gouvernement provincial, qui avait alloué une somme de six mille piastres en faveur de l’entreprise, et qui fournit encore des grains de semence au printemps suivant. Le 31 mars, le premier ministre avait demandé à la Législature de Québec un nouveau secours de mille piastres. À la session suivante, en 1888, nouveau débat à la Chambre, sur la proposition de venir encore en aide à ceux que l’on nommait toujours « les colons du Labrador ». Et chaque fois qu’il était question de favoriser cette intéressante colonie, on « cessait les luttes fratricides » ; la farouche opposition oubliait sa férocité native, et l’on jouissait, durant une heure, des charmes de l’union — qui fait la force au Canada comme en Belgique.

Quel a été le succès de cette colonie acadienne dans la Beauce ?

Quelques colons perdirent courage « quand ils virent, me disait un vieil Acadien de Natashquan, ces grands arbres, dont le faîte était si loin, et qu’il fallait abattre ». En effet, la forêt de la Beauce ne ressemble pas beaucoup à celle de la Côte Nord, et il y avait de quoi effrayer des gens qui, après tout, n’avaient été, toute leur vie, que des… pêcheurs à la ligne. Toutefois, la plupart ont persévéré, et d’autres familles du Labrador sont venues les rejoindre. Aujourd’hui, cette colonie acadienne comprend environ soixante-cinq familles, et forme la paroisse de Saint-Théophile. À Saint-Zacharie de Metgermette, il reste quatre familles des cinq qui s’y étaient établies. Quelques-uns seulement de ces colons ont acquis un peu de fortune ; mais, cela est sûr, tous préfèrent leur condition présente à l’existence qu’ils menaient au Labrador.

Cet essai de colonisation a donc réussi. Et tous ceux qui ont pris quelque part à l’émigration de 1886, doivent s’applaudir d’avoir dirigé ces Acadiens dans la forêt, au lieu de les avoir conduits dans des centres industriels, comme il fut fait pour les émigrants de l’Anticosti, dont j’ai parlé ailleurs. L’ancien pêcheur souffre longtemps de la nostalgie de la mer ; il finit pourtant par s’attacher au sol qu’il a fécondé de ses sueurs. Enfermez-le dans une manufacture : aimera-t-il ces machines dont il est l’esclave ? N’étouffera-t-il pas dans cette atmosphère à peine respirable ? Ah ! qui lui rendra sa barque que berçaient les flots mouvants ? Qui lui rendra les grands horizons de là-bas ? Qui lui rendra surtout la belle liberté d’autrefois ! — C’en est fini du nouvel ouvrier, quand une fois l’amertume de tels regrets l’a touché au cœur. S’il le peut faire, il retournera au Labrador ; s’il n’en a pas le moyen, il changera de métier toutes les semaines et traînera de fabrique en fabrique le poids de ses souvenirs.




  1. N.-D. ou Immaculée-Conception de Natashquan. Statistiques : 34 familles, 195 personnes, dont 129 communiants, 9 confirmés. Deux écoles, comptant l’une 33 élèves, l’autre 14.
  2. J.-U. Gregory, En racontant, p. 68.
  3. La maison De LaParelle exploita cet établissement durant environ vingt-cinq ans, et le céda ensuite à la Compagnie Robin.
  4. Ferland, Le Labrador, pp. 293 et suivantes de la « Littérature canadienne de 1850 A 1860.»
  5. L’orthographe Natashquan a prévalu et s’emploie maintenant partout. Par exemple, on prononce Nataskouane : et cette terminaison sonore «ane» doit vraisemblablement nous venir des Anglais, sinon des Montagnais ; car beaucoup de localités du Labrador sont désignées par des mots de langue montagnaise. (A.)
  6. En partant, de Natashquan, M. Arpin laissa au presbytère, pour l’usage de ses successeurs, un mobilier de quelque importance.