Labrador et Anticosti/Chapitre IX

C. O. Beauchemin & Fils (p. 147-162).



CHAPITRE NEUVIÈME

Sheldrake — Rivière-au Tonnerre


Histoire de Sheldrake. — Les grandes compagnies de pêche. — M. Touzel. — Un beau jardin. — Ce que prouve le goût des fleurs. — Sur le bord de la mer. — Partie de pêche. — Une baleine qui s’évanouit. — Le Trap-net. — Rivière-au-Tonnerre. — Topographie et historique. — Un grand établissement de pêche. — À propos de chiens. — La question juive. — Le Dock-Ridge Point. — Arrivée à Magpie.


Saint-Thomas de Sheldrake[1] comprend, à vrai dire, trois petits villages, l’un à une couple de milles à l’ouest de la rivière Sheldrake, dont un groupe de rochers le séparent ; le deuxième, à l’embouchure même de la rivière, formé des constructions de l’agence des Robin, Collas & Co., et de quelques maisons situées à une certaine distance de l’église ; le troisième renferme l’établissement de M. Touzel, et quelques demeures de pêcheurs.

C’est la rivière Sheldrake qui a donné son nom à la localité qu’elle traverse. La rivière elle-même a été ainsi nommée à cause du grand nombre d’oiseaux appelés Bec-scie, en anglais Sheldrake, qui s’y trouvent. Autrefois on y tendait des rets à saumon. Mais c’est au plus si l’on y prend aujourd’hui une douzaine de barils de ce poisson, chaque année.

M. Touzel est le premier blanc qui vint s’établir ici vers 1851. Auparavant, il y venait seulement quelques personnes pour le temps de la pêche : mais la Compagnie de la baie d’Hudson, qui jouissait des droits de chasse et de pêche sur tout ce territoire du nord, leur faisait la vie dure. Sans doute, elle ne pouvait empêcher les gens de prendre le poisson dans le fleuve ; mais elle s’opposait autant que possible, m’a-t-on dit, à ce qu’ils descendissent à terre pour y travailler la morue. Ce fut pour remédier à cet état de choses que, en 1851 ou 1852, l’honorable M. P. Christie, député de Gaspé, fit adopter par le Parlement une loi qui permettait à tout sujet britannique d’ériger à terre toutes les constructions nécessaires à l’industrie de la pêche. — La célèbre Compagnie avait alors des agents aux postes des Sept-Isles, de Moisie et de Mingan.

Tout le monde ici vit de la pêche à la morue. La plupart pêchent à la draft. Quelques-uns travaillent à leur compte, et vendent ensuite leur poisson soit à M. Touzel, soit aux Robin, Collas & Co. Rarement, ils l’envoient sur le marché de Québec, parce qu’ils le vendent chez eux à d’aussi bonnes conditions.

On s’est plaint quelquefois de l’espèce de monopole, plus apparent que réel, exercé sur la Côte par les compagnies jersaises. Il semble pourtant que ces associations, grâce à leurs capitaux, ont eu la plus heureuse influence sur le développement de ce territoire. Un fait qui parle en leur faveur, et qui démontre aussi qu’elles ne traitent pas si mal les pêcheurs, c’est que les gouvernements n’ont jamais eu à venir au secours des populations au milieu desquelles elles sont établies. Dans les mauvaises années, les « bourgeois » aident leurs gens, si dans les bonnes saisons ils utilisent leurs services, comme il est naturel, pour accroître leurs profits. Je voudrais bien savoir si les propriétaires d’une manufacture ou d’une exploitation quelconque consentiraient à ne retirer aucun bénéfice de leur mise de fonds et du travail qu’ils s’imposent pour diriger leurs affaires. D’autre part, les ouvriers n’ont-ils pas besoin qu’on les emploie ? Bref, le capital a besoin du travail, comme celui-ci a besoin du capital : quand les deux parties comprennent bien la dépendance sous laquelle l’une est de l’autre, la « question sociale » est toute résolue, ou plutôt ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom n’existe pas.

Autrefois, c’étaient presque uniquement les gens de Saint-Thomas qui venaient faire la pêche à Sheldrake. Il en vient encore un certain nombre, qui ne restent ici que durant la saison de la pêche.

On distingue ici la morue préparée en morue marchande et en morue de réfraction, celle-ci étant de moins bonne qualité. La maison Robin, pour les fins de son commerce, classe ce poisson en quatre qualités distinctes.

On prend aussi pas mal de flétan, qui se consomme dans la place.

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M. Philippe-Gédéon Touzel est certainement la personnalité la plus en vue, à Sheldrake. Son honorabilité n’est pas moins aussi bien en renom que son hospitalité est proverbiale. Il est né à Jersey, et descend d’une vieille famille française, dont le véritable nom est « de Tourzel ». Bien que M. et Mme Touzel appartiennent au High Church d’Angleterre, c’est dans leur maison que les missionnaires catholiques se sont toujours retirés, quand ils passaient à Sheldrake. Et même, c’est sous leur toit, comme aussi dans la demeure de M. Sam. Holland, un respectable Irlandais, que se faisaient les exercices religieux présidés par le prêtre, jusqu’à la récente construction d’une chapelle.

M. et Mme Touzel sont la providence de la population blanche et sauvage qui vit aux alentours, et ils font preuve envers ces gens d’une bonté et d’une charité très grandes, soit dans la maladie, soit dans les temps de gêne où ils peuvent se trouver.

M. Touzel dirige à son compte une importante exploitation de pêcherie, et y emploie beaucoup d’hommes d’ici et d’ailleurs. Hangars, chauffauts, barques et agrès de pêche, tout est chez lui de première classe. Il vend ordinairement sa morue aux Robin, Collas & Co. Il tient aussi un magasin général fort bien assorti, où l’on vend à bon marché, vraiment… Du reste, M Touzel a le secret de ne jamais faire banqueroute : il fait tous ses achats au comptant. La recette est sans doute infaillible, et je commets l’indiscrétion de la divulguer sans réserve. Singulier marchand ! Non seulement, il garnit d’excellent tabac, à titre gracieux, votre sac de voyage ; non seulement, il ne fait jamais de faillite ; mais le 20 d’août arrivé, date où prennent fin les engagements de la saison pour les pêcheurs, quand un homme à qui il a fait des avances de provisions n’a pas gagné assez pour acquitter ses dettes, il n’exige plus rien : cet homme, dit-il, a besoin pour son hiver de ce qu’il pourra gagner en pêchant à son compte jusqu’à la fin de l’automne. — Voilà encore une recette que je livre volontiers au public. Ah ! les marchands auront du profit à me lire !

Ce que les pêcheurs prennent ainsi de morue durant l’automne, ils le vendent ici même à aussi bonnes conditions que sur d’autres marchés, et comme ils achètent dans l’endroit même leurs provisions de l’année, ils n’ont pas besoin de faire chaque automne le voyage de Québec, comme les autres « habitants » de la Côte. Disons en passant qu’en ce pays, on appelle « habitants » tous ceux qui y résident, et non pas les cultivateurs seulement, comme dans les autres parties de la Province. Il faut venir au Labrador pour apprendre à parler français.

Il y a ici quelques sauvages à qui M. Touzel avance aussi des provisions et qui acquittent la balance de leur compte en faisant la pêche à la morue, si leur chasse a été insuffisante pour leur permettre de solder leur dette. Je crois que le cas est assez rare pour qu’on le fasse remarquer.

Avec ses occupations d’industriel et de marchand, M. Touzel remplit encore les fonctions de juge de paix, de directeur de la poste et d’agent du télégraphe. Mais il a chez lui, pour satisfaire aux exigences de ces deux dernières charges, un vieux compatriote de Jersey, M. Abr. Lebrun, vieillard respectable et bienveillant, dont l’exactitude et l’esprit d’ordre m’ont paru tenir du prodige.

Sheldrake possède aussi un autre établissement de pêche, celui des Robin, Collas & Co., dont l’agent, M. W.-G. LeCoq, un Jersais encore, s’est montré pour nous d’une courtoisie parfaite.

Il y a ici une jolie chapelle de 40 pieds sur 30, située sur une éminence, et dont l’intérieur n’attend plus que la peinture pour avoir apparence fort proprette. Il y a bien une cloche, mais pas de clocher, et le sonore airain, fixé sur un escabeau au coin de la façade, fait vraiment pitié à voir.

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Je n’ai pas été peu surpris de trouver chez M. Touzel un jardin dont la végétation vigoureuse fait contraste avec ce que j’ai vu jusqu’ici sur la Côte. Les gadelliers y sont en pleine floraison ; les patates et les choux ont fort belle apparence. Quelques timides et modestes pensées se montrent çà et là. Mais l’on ne cultive presque pas les fleurs de pleine terre, par ici, tant le sol est pauvre et la saison courte. En revanche, il y a peu de maisons où l’on ne trouve pas quelques plantes d’appartement, surtout le Géranium dont le caractère accommodant se prête si bien à toutes les conditions possibles. En plusieurs endroits aussi, j’ai vu en pots, sur les fenêtres, des plantes annuelles, balsamines, œillets d’Inde, etc. Les Canadiennes aiment tant à cultiver les fleurs ! Je soutiens la thèse que ce goût de la floriculture est l’un des signes les plus certains des mœurs policées et des goûts artistiques de notre race ; et je n’opposerais pas d’autre argument à nos détracteurs de la « race supérieure » anglaise et américaine.

On cultive un peu l’avoine à Sheldrake, mais elle y mûrit difficilement. On la conserve comme fourrage vert pour les bestiaux.

Champs et jardins prospèrent tout à fait sans autre engrais que le varech qu’apportent les flots sur le rivage ; mais ce que la mer en apporte ici n’est pas suffisant. On n’a donc, en général, d’autres ressources que d’utiliser le capelan et le lançon, dont il y a tant que l’on en veut, et les têtes de morue. On parsème, de ces petits poissons et de ces têtes de morues, la surface du sol, et tout est dit. S’il n’y a plus rien à dire, par exemple il y a à sentir ! Il se dégage, en effet, de ces foyers de putréfaction des odeurs inexprimables. Les pauvres microbes qui travaillent là-dedans ! — Les brises parfumées qui d’aventure arrivent des grands bois du Nord ne sont plus reconnaissables quand elles ont passé par ces endroits.

Les cadavres d’élégants petits poissons, ces têtes de morues, qui gisent partout, font l’effet le plus lugubre. Grands yeux éteints des morues, rictus effrayants de bouches de poissons morts… Autant de choses horribles qui appelleraient le style naturaliste.

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Laissant là ce sujet de peu agréable nature, constatons qu’ici encore il n’y a pas d’école. Ce qui complique la situation, c’est que la population de langue anglaise et celle de langue française réclamant chacune une école où l’on enseignerait sa langue maternelle. Il s’agit donc de trouver une institutrice capable de répondre, en fait de langue, à des exigences de cette sorte. Il est à espérer que, à force de persévérantes recherches, on y réussira ou plutôt qu’on y a réussi depuis notre séjour en ces lieux.

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Sur toutes les plages où il m’a été permis d’aller promener mes rêveries, il m’a toujours été impossible de me rassasier de la vue des vagues qui venaient y mourir. À Sheldrake, j’ai eu de quoi satisfaire à cette innocente curiosité. Sur ce rivage il y a de distance en distance des masses rocheuses qui s’avancent dans la mer, et qui laissent entre elles de petites anses dont la rive en pente légère forme une batture de sable très étendue. Soit à raison de cette longue déclivité du plain, comme on dit ici, soit à cause des rochers qui bordent ces petites criques, la mer est très agitée à Sheldrake, et il n’est pas toujours commode pour les barges et les canots d’y aborder. Mais, qu’il est beau de voir ces fortes vagues, longues souvent de plusieurs centaines de pieds, arriver à terre en s’élevant parfois à une hauteur de cinq à six pieds, puis se déverser subitement par le haut, couronnées tout le long d’une crête d’écume blanche comme la neige ! Et aussitôt cette écume bouillonnante recouvre toute la plage, sur une profondeur de vingt à trente pieds, comme d’une dentelle délicatement nuancée, sur laquelle déferle à l’instant une autre lame dont le flot paraît glisser dessus sans y mêler ses eaux. En même temps d’autres vagues viennent incessamment se ruer contre les rochers voisins qui leur barrent la route, et lancent à des hauteurs considérables leurs eaux écumantes. Le bruit de ces vagues qui se brisent de toutes parts, contre les récifs ou sur les sables du rivage, est vraiment formidable ; jour et nuit vous l’entendez, solennel et faisant presque trembler le sol, sur toute cette côte. Ce bruit et ce spectacle, variés toujours dans leur persistance, ont quelque chose de fascinant ! Je comprends chaque jour davantage combien ceux qui ont goûté de la mer, ne peuvent plus s’en passer : navigateurs, pêcheurs, tous ceux qui habitent sur le bord des océans.

L’un de ces soirs, j’allai trouver deux petits Montagnais qui, de la plage, pêchaient la morue. Le plus grand, épiant la minute favorable, lançait au loin, entre deux vagues, sa longue ligne bien amorcée ; tandis que l’autre, dès que le flot se retirait, se hâtait de saisir le petit capelan que la vague avait peut-être étourdi en le projetant avec violence et qui n’avait pas suivi le mouvement de l’onde se retirant : ce petit poisson, c’est la « bouette » dont le grand frère se servira pour garnir le croc de sa ligne.

Je connais des mères qui ne pourraient goûter un instant de repos, s’il leur fallait élever leur famille si près de l’eau. Ces craintes sont justifiées, pour les familles qui habitent sur le bord des rivières ou des lacs ; et trop d’exemples le prouvent chaque été. Les dangers sont bien moindres sur ces rivages en longue déclivité où l’eau n’est profonde que loin de terre. Aussi les accidents sont ici extrêmement rares. Et pourtant, on peut dire que les enfants d’ici ont sans cesse une ligne dans une main et une rame dans l’autre. Il ne s’en noie pas plus pour tout cela.

Jeudi, 20 juin. — Nous devons partir de Sheldrake, ce matin, pour la Rivière-au-Tonnerre, endroit distant de cinq milles. Mais le vent ne souffle pas dans nos intérêts, et comme aucun Sheldrakien ne sait plus où l’on a remisé la corde à le virer, force nous est de laisser là le yacht de M. l’abbé Bouchard. M. Touzel nous offre de nous faire conduire au poste suivant en baleinière. Très bien ! Va pour la baleinière !

Une baleinière : ce mot m’était fort suggestif. Je voyais déjà le harpon, sa longue corde, et, naturellement, une baleine, puis une course périlleuse à sa remorque, et le dépeçage, et les barils d’huile. Mais il aurait été difficile d’extravaguer davantage, puisque, comme je l’appris bientôt, au Labrador et ailleurs on appelle baleinière une grande barque de vingt-cinq pieds de quille en moyenne, dont on se sert pour seiner la bouette. Ma baleine ne tarda donc point à prendre le large, et mes barils imaginaires se vidèrent rapidement.

Vers midi, nous quittons avec regret la famille Touzel et nos autres bons amis de Sheldrake, et nous prenons place dans la baleinière toute pavoisée de grands pavillons. Ces sortes de barques sont pointues aux deux bouts, et peuvent porter trois mâts chargés de voiles. Mais comme il n’y avait rien à faire pour nous avec ce vent d’est, quatre vigoureux rameurs nous poussèrent rapidement dans la bonne direction ; il y avait aussi à bord une autre équipe de quatre hommes pour remplacer les premiers quand ils seraient fatigués, et un capitaine, ce qui formait un bon équipage. Plusieurs des hommes avaient emporté leurs fusils, et ils brûlèrent beaucoup de poudre pour annoncer aux gens de la côte et aux pêcheurs du large le passage du premier Pasteur.

À l’ouest de la Rivière-au-Tonnerre, une série de petites îles sont parsemées le long de la côte. Nous passons entre ces îlots et la terre ferme, pour y avoir une mer plus calme. À mesure que les barques de pêche mouillées au large avaient connaissance de notre passage, elles levaient leurs voiles et se dirigeaient vers la terre. Cette flottille courant dans la même direction était d’un effet très pittoresque. Ces barges, comme celles de certains autres endroits que nous avons visités, sont à trois mâts et à trois voiles ; mais, ici, ces voiles sont presque toutes de teinte rougeâtre. On m’explique que la peinture d’ocre dont on les recouvre prolonge de beaucoup leur durée.

Nous passâmes près d’un trap-net tendu non loin du rivage, afin de prendre quelque connaissance de cet engin de pêche, dont le coût est trop élevé pour que beaucoup de particuliers puissent s’en procurer. Le trap-net est un immense filet ayant la forme d’un sac, dont la partie inférieure repose au fond de la mer, et dont les bords sont soutenus au ras de l’eau par des flotteurs en liège. Un rets simple, qui y est attaché, se dirige vers le rivage et barre la route au poisson ; celui-ci, en le longeant, arrive à une entrée perfidement disposée qui lui donne accès dans le filet ou trap-net dont il ne peut plus guère s’échapper. Les barques viennent ensuite s’y charger à leur aise. Il arrive parfois que l’on capture là-dedans de fabuleuses quantités de morues.

La rivière au Tonnerre, où nous entrons pour prendre terre, a donné son nom à la localité[2], comme la chose s’est faite en bien d’autres endroits de la Côte, ainsi qu’on a été à même de le constater plus d’une fois dans ce livre. Cette façon de procéder a le mérite de simplifier la science géographique. Si les savants avaient la moindre pitié pour le jeune âge, tous les accidents de la croûte terrestre que l’on rencontrerait en un même lieu, rivière, montagne, lac, etc., seraient ainsi désignés par un même nom, baroque autant qu’ils le voudraient ; et cela réduirait en de fortes proportions l’amas de dénominations géographiques qui est l’un des plus parfaits instruments de supplice inventés pour torturer l’enfance. Mais, allez donc faire entendre raison à des savants ! Chacun d’eux continuera à y aller de son petit nom chaque fois qu’il le pourra, ailleurs sans doute que sur cette Côte Nord, qui est joliment à l’abri des savants.

Il me tarde de dire, afin de rassurer les personnes craintives, que, à part le nom lui-même de cette rivière et de ce lieu, il n’y a, pas plus ici qu’ailleurs, de foudre en réserve pour éclater les poteaux du télégraphe, décapiter les cheminées et électrocutionner les gens. Mais voici comment on explique qu’un si petit cours d’eau ait reçu une dénomination aussi effrayante. À trois milles de son embouchure, cette rivière descend une cascade haute, paraît-il, de 400 pieds. Or, comme on le sait, les rivières n’ont pas coutume de faire de ces chutes sans le dire bruyamment à tous les échos. Il faut croire que celle-ci s’est encore moins gênée de troubler le silence de ces solitudes, puisque l’on a cru devoir lui donner un nom qui rappelle les tapages les plus effrayants qui se produisent dans la nature.

La rivière au Tonnerre arrive au fleuve à travers des rochers dénudés où se brise l’effort des vagues, et les petits vaisseaux ont dans son estuaire, ainsi que dans de petites criques un peu plus à l’est, des bassins tout à fait commodes ; aussi l’on voit une multitude d’embarcations de pêche aller s’y mettre en sûreté.

L’église et le village sont du côté de la rivière. — En 1850, il n’y avait, à Saint-Hippolyte de la Rivière-au-Tonnerre, que trois habitants. En ce temps-là, tout ce pays était recouvert de grand bois. Les gens de la baie des Chaleurs y venaient déjà pêcher durant l’été, mais personne n’y restait l’hiver. Déjà aussi la maison The LeBoutillier Brothers Co., Limited, de Paspébiac, y avait commencé l’exploitation de pêcherie qu’elle y continue encore.

Autrefois, quand le missionnaire passait, la population s’assemblait dans la maison de M. Narc. Lévêque, où se faisaient les offices religieux. C’était et c’est encore sous ce toit hospitalier que réside le prêtre durant qu’il donne la mission, et Monseigneur a accepté aussi d’y loger durant son séjour à la Rivière-au-Tonnerre.

Vers 1875, on éleva une petite chapelle, et l’on y ajouta ensuite une construction de dimensions assez considérables, dont la moitié servit d’école, et le reste fut la sacristie de la chapelle.

Enfin, en 1891, on érigea en face de cette chapelle l’église actuelle (40 pieds sur 30), dont l’intérieur est en partie achevé, et l’on transporta au bon endroit la construction dont je viens de parler, et qui est entièrement employée comme sacristie. Bientôt un clocher s’élèvera sur l’église. Pendant cette visite pastorale, on appelait les gens aux exercices religieux en hissant un drapeau au bout d’un mât planté au centre du village.

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Les alentours de la Rivière-au-Tonnerre n’offrent rien de bien agréable à l’œil, tant le paysage est dépourvu d’arbres de bonne taille. C’est le résultat d’un incendie qui s’alluma à Sheldrake le 11 juillet 1882. Le vent de nord amena le feu jusqu’à ce village, qui fut presque totalement détruit. L’incendie dura trois semaines dans les forêts, et s’étendit jusqu’à trois jours de marche à partir de la côte. Ce désastre a bien retardé le progrès de la Rivière-du-Tonnerre, dont les constructions actuelles, quoique fort convenables, ne donnent pas l’idée de ce qu’était autrefois ce village. Sur les quarante familles qui y résidaient jusque-là, une douzaine seulement n’émigrèrent pas, et la misère fut grande l’hiver suivant.

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Il est temps de parler de la pêche et de la chasse. Ici, on ne fait pas la chasse d’hiver au loup marin ; on n’y pêche pas non plus le hareng : on n’a pas, en général, les ressources nécessaires à l’acquisition du matériel qu’il faudrait pour se livrer à ces occupations.

Il n’y a que deux rets tendus pour le saumon, l’un dans la rivière, l’autre dans la mer. Cela indique assez que ce poisson ne donne pas ici en grande abondance.

Comme je l’ai dit, c’est la maison LeBoutillier qui exploite ici l’industrie de la morue. Elle possède, outre la maison de l’agent, plusieurs grandes constructions à l’usage de ses employés ou pour emmagasiner le poisson. Elle emploie, avec les gens de l’endroit, environ 80 hommes qu’elle fait venir de la baie des Chaleurs, pour le temps de la pêche, du 20 mai au 20 août. C’est de Bonaventure et surtout de Paspébiac que viennent ces hommes. La Compagnie, moyennant un loyer de $20 pour la saison, leur fournit les embarcations, les agrès nécessaires et la bouette, et de plus les loge dans de grandes maisons, dont l’extérieur soigné rappelle les beaux bâtiments qu’elle possède à Paspébiac. Ces maisons, que l’on appelle cookrooms, sont moins finies à l’intérieur, et ne sont pas divisées par des cloisons ; l’étage supérieur sous le toit est un dortoir commun ; le bas de la maison sert à la fois de cuisine, de réfectoire, et de salle commune. Les hommes se fournissent et préparent eux-mêmes leurs aliments, la Compagnie leur donnant seulement le bois nécessaire à la cuisson. Quant à ce qu’ils gagnent en travaillant à leur rude métier, le prix n’en est pas fixe, mais dépend du nombre de drafts que pêche chacune des barges, et peut varier chaque année, suivant les fluctuations du marché.

Ces gens de la baie des Chaleurs sont des cultivateurs ou des fils de cultivateurs, qui viennent à la pêche après avoir ensemencé les terres, et qui s’en retourneront à temps pour couper les foins et les céréales. La Compagnie les transporte à ses frais, en goélette. Ceux qui en ont besoin reçoivent, durant l’hiver, des avances de provisions qu’ils paieront avec leur gain de l’été. Quand ils n’ont pas de ces dettes à acquitter, ou si les profits de leur pêche surpassent la somme qu’ils doivent, la Compagnie leur paie ce qui leur revient. Et c’est pour tout ce monde le seul moyen de faire un peu d’argent ; car, dans leurs paroisses, le commerce est absolument nul, à cause du manque de voies de communication.

Il y a du côté ouest île la rivière au Tonnerre, cinq « cookrooms », trois où logent les drafiers (ceux qui pêchent la morue), un pour les trancheurs (ceux qui préparent le poisson) et un pour les graviers (qui le font sécher). Ces dénominations auxquelles il faudrait aussi ajouter celle de saleurs (ceux qui salent la morue), indiquent les diverses catégories d’hommes que l’on emploie. « Gravier » vient de « grave », manière dont les gens de certains endroits de la Côte prononcent le mot « grève ».

Outre les pêcheurs à la draft, un certain nombre d’habitants pêchent la morue en fournissant eux-mêmes les embarcations, etc., et font sécher le poisson chez eux. Ils sont certains de vendre aux « bourgeois » toute la morue sèche qu’ils pourront préparer, même après la date du 20 août, où finissent les contrats des drafiers. Ils préfèrent pourtant, après cette date, réserver la grosse morue pour la saler et la vendre verte à Québec. Ces gens se font ainsi un gain annuel moyen variant de $200 à $400. Plusieurs font aussi la chasse pendant l’hiver et accroissent leurs revenus de $100 à $200. C’est, sinon la richesse, au moins l’aisance.

Il y a ici environ 85 barges de pêche, ce qui indique assez l’importance de l’endroit. On va pêcher à quelques milles au large, et les barges s’y mettent en ligne en laissant entre elles une distance de quelques arpents.

Une barge toute gréée coûte environ $100.

Chaque jour, nombre de pêcheurs apportent à Monseigneur les petits pavillons de leurs barges pour les faire bénir. On voit souvent sur ces pavillons l’emblème du Sacré-Cœur, les lettres J. M. J., etc.

Lundi, 24 juin. — La retraite s’est terminée ce matin, et nous devions partir immédiatement pour Magpie ; mais la température est loin de le permettre. Depuis jeudi, le jour de notre arrivée, il fait un fort vent d’est, et depuis vendredi la pluie n’a pas cessé de tomber. Il n’est donc pas possible que nous nous mettions en route aujourd’hui. Cependant M. l’abbé Bouchard, qui n’en est pas à ses premières courses, part à pied pour Magpie, à une heure de l’après-midi : il paraît que ce trajet de cinq lieues est particulièrement difficile, surtout par un temps pareil.

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Je remarque que, ici surtout, les chiens font un vacarme infernal durant la nuit ; et je ne conseille pas aux gens qui ont perdu le sommeil de venir le chercher à la Rivière-au-Tonnerre, où ils ne le retrouveront certainement pas. On garde à la chaîne bon nombre de ces chiens, que leur humeur vagabonde entraînerait sur les emplacements de certains propriétaires qui ne se gêneraient peut-être pas de les tuer, et ce serait souvent une perte très sérieuse. Mais on ne s’est sans doute pas donné la peine d’expliquer tout cela aux prisonniers, qui ne paraissent pas se douter des avantages de leur position, avantages d’ailleurs qui ne sont pas toujours de nature à faire des envieux. J’ai vu, par exemple, un chien attaché à un poteau, au milieu d’un champ, et sans aucun abri, subir ainsi ces quatre jours de tempête et de pluie : j’étais ému de pitié pour ce pauvre animal, surtout la nuit, qu’il passait presque tout entière à hurler ou plutôt à gémir de la façon la plus déchirante. Je dois pourtant ajouter que j’en ai entendu d’autres, ailleurs, gémir de la même manière durant la plus belle nuit. C’est peut-être la façon de ces chiens de faire des sonnets à la lune. S’il n’en est pas ainsi, je n’y comprends plus rien et je leur jette ma langue ; et je prie M. Garner, qui ne s’est pas absolument couvert de gloire dans son excursion chez les singes de l’Afrique, d’essayer de se reprendre avec les chiens du Labrador.

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Les Juifs à la rivière au Tonnerre ! — La pièce que j’habite, chez le brave pêcheur acadien qui me donne l’hospitalité, était occupée, l’année dernière, par un colporteur juif qui passa l’été à la Rivière-au-Tonnerre, où il exerçait son bedit gommerce. Je ne pensais pas la question juive rendue si loin ! Ce n’est pas l’une des moindres surprises de mon voyage sur la Côte Nord.

Mardi, 25 juin. — Vent d’est toujours ; la pluie a presque cessé. Il était décidé que nous allions attendre le Str Otter, parti de Québec samedi et que le mauvais temps a fort retardé, lorsqu’à midi une dépêche de M. l’abbé Bouchard informe Monseigneur qu’une baleinière va partir de Magpie pour venir nous prendre au Dock, à 4 milles d’ici, et nous transporter à Magpie. Nous partons aussitôt dans une embarcation à quatre rames ; mais à un mille et demi de la Rivière-au-Tonnerre, nous rencontrons la baleinière envoyée au-devant de nous, et y montons aussitôt. Cette grande embarcation, portant un équipage de treize hommes, était gracieusement fournie par l’agent de la maison LeBoutillier à Magpie, M. LeBoutillier, qui s’est montré à notre égard d’une courtoisie parfaite. Deux équipes de six rameurs se relevaient l’une l’autre, et le voyage se fit rapidement, malgré le vent et le courant contraires.

Le Dock, devant lequel nous passâmes bientôt, est un endroit de pêche, où la maison Robin possède un établissement et 35 barges. Quatre familles résident permanemment à ce poste éloigné de quatre milles de la Rivière-au-Tonnerre ; mais le plus grand nombre des pêcheurs sont des gens du Sud, qui viennent passer ici la saison. Tout ce monde pêche à la draft. Ce nom de Dock vient de ce qu’on a creusé là un bassin où les barges peuvent havrer sûrement.

À trois milles à l’est du Dock, se trouve Ridge Point ou, comme on dit par ici, Richepointe, dénomination qui pourtant ne paraît guère appropriée. Quant à « Ridge Point », le mot anglais ridge (récif, banc de rochers) indique assez que le promontoire qu’il y a là est formé d’un amas de rochers entassés les uns sur les autres. La Compagnie Robin y possède un établissement qui emploie 35 barges. Cinq familles seulement résident de façon permanente à cet endroit, et y font la pêche à la draft, comme les gens de la baie des Chaleurs qui y passent l’été. Le premier qui s’est établi là est un M. J. Renouf, un Jersais ; il y est encore.

Plus loin, à deux milles environ, c’est Jupitagan, habité par quatre familles, qui pêchent le saumon et la morue. De cet endroit, il ne reste plus que quatre milles à parcourir pour atteindre Magpie.

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Notre embarcation, poussée par six rames vigoureusement maniées, glisse sur les vagues qui nous secouent joliment. Nous passons près d’un baleineau qui parait prendre la vie par son bon côté, si l’on en juge par les folâtres ébats auxquels il se livre à fleur d’eau.

Une longue pointe qui s’avance dans la mer nous dérobe encore l’intérieur de la baie de Magpie. Nous en voyons bientôt sortir à toutes voiles une barque envoyée sans doute à la découverte, puisqu’un coup de feu, tiré dès que l’on nous reconnaît, signale notre approche à la population du village, situé au fond de la baie.




  1. Statistiques. — Population, 27 familles, 122 personnes, donc 75 communiants ; confirmés, 18. Il y a aussi 4 protestants.
  2. Statistiques. — Population : 51 familles, 264 personnes, dont 177 communiants ; 46 confirmés. Une famille protestante de 5 personnes.