LE PEINTRE ET LA PIE




à mon petit ami théophile bergerat



lettrine Au temps où les tramways n’existaient pas, ce n’étaient, dans tout le quartier Montparnasse, de Vaugirard à l’Observatoire, que murs couronnés d’herbes folles, avec quelque maisonnette de loin en loin, laissant apercevoir un bout de jardin entre les liserons de sa barrière à claire-voie.

Rue Notre-Dame-des-Champs, vers le milieu, il reste une de ces maisonnettes. Est-ce au numéro 43 ou 45 ?… Mais, pour peu que votre cœur soit parisien, vous l’aurez sûrement remarquée. Arrêtez-vous devant, un matin, tirez le loquet, poussez la porte, poussez sans crainte, il n’y a ni concierge ni chien : un couloir de plain-pied, un perron moussu, puis, en contre-bas, un vieux verger, vrai verger de Brie ou d’Île-de-France, le vieux mur, le vieux puits, et des poiriers non taillés, revêtus de ces lichens d’argent qui sont la barbe blanche des vieux arbres.

Les merles y font colonie, venus en bande après qu’une hache sacrilège eut dévasté les ombrages du Luxembourg ; et tous les ans, sur les toits voisins, autour des hautes cheminées, les plus vieux moineaux apprennent aux jeunes le chemin de l’endroit et ses délices.

Depuis cent ans et plus, jamais personne n’arracha une pelote de mousse ni un brin de mouron aux allées. Au contraire, chaque locataire nouveau a considéré comme un devoir de planter d’abord quelque chose : sureau, lilas ou syringa, sans compter les graines d’aventure qui, voyageant par l’air sur l’aile du vent ou dans le gésier d’un oiseau, arrivent un jour on ne sait d’où, fleurir les coins abandonnés des villes. Les derniers venus, faute de mieux, ont même dû se contenter de cultiver le mur, changeant ses trous en pots, ses moindres rugosités en plates-bandes, apportant aujourd’hui une grosse plante grasse achetée sur les quais, demain s’en retournant des champs avec un plein mouchoir d’herbes et de fleurs pariétaires.

Dans le fond du clos, au bout d’un sentier aussi étroit, aussi capricieusement tortillé, aussi embarrassé de branches basses que s’il menait à la demeure de quelque Belle-au-Bois-dormant, on voit une ferme et un hangar, le tout en pisé, couvert de chaume et remontant au règne de Louis XIII.

Mon ami Senez habite la ferme ; sous le hangar transformé en atelier (ferme et hangar coûtent bien 200 francs par an), il accomplit sans envie ni regret sa mission sur la terre, laquelle mission, à ce qu’il a découvert, est de faire de la nature morte.

Car mon ami Senez est peintre de nature morte et ne veut être que cela. La nature morte suffit à son ambition, à sa joie. Dans l’immense domaine de l’art, il s’est réservé ce petit coin intime et fleuri comme son jardin. Aussi de quel cœur il le cultive ! C’est plaisir de le voir, à son chevalet, s’escrimer du pinceau, quelquefois du pouce, écraser ses couleurs, les poser gaiement par touches fraîches, et, tout en causant, tout en fumant, jeter sur la toile ces simples compositions chères aux âmes naïves : un pot de grès, des huîtres ouvertes, l’air cossu et satisfait d’une blague pleine près d’une pipe, l’affaissement désespéré d’une bourse vide à côté d’un billet protesté, l’éclat dur des cuivres contrastant avec le luisant profond des faïences, et le carmin velouté d’un panier de pêches avec le vert tendre des queues d’un bouquet qui trempe dans une eau transparente. Senez, on le voit, peint aussi des fruits et des fleurs ; mais des fruits cueillis et des fleurs coupées. Il s’arrête là ! Peintre de nature morte, Senez a pour unique idéal d’exprimer par le dessin et les couleurs l’âme mystérieuse des choses. C’est une joie de créateur qu’il éprouve à faire parler ces muets, à traduire pour tous leur langage. L’objet peint par lui s’anime et s’égaie : — « Ce pot ébréché ne vous disait rien ? Regardez, il vit maintenant ; le pot est content d’avoir été compris, et voilà le secret de la nature morte. »

Demeuré candide et doux malgré sa barbe qui grisonne, mon ami Senez est heureux. Il a de l’enfant l’œil toujours étonné et le brusque sourire.

Quelquefois pourtant, au passage d’un souvenir, mon ami Senez ne rit plus, et sous ses épais sourcils, subitement contractés, son œil gris clair se voile de larmes.

Il y a eu un drame, drame sanglant, qui le croirait ? dans l’existence de mon pauvre ami Senez.

En voici l’histoire :

Un matin, — la chose ne date pas d’hier, — flânant du côté de Vaugirard, qui alors était un village, mon ami Senez s’arrêta pour regarder vendre à l’encan, en pleine rue, le mobilier d’un pauvre homme. Une commode, une table, trois chaises ; cela faisait peine à voir jeté ainsi sur le pavé. Il y avait encore un chandelier, une glace fêlée, et, détail navrant, une pie vivante dans une cage d’osier.

« On saisit donc les bêtes ?

— On les saisit. »

Et Senez se réjouit intérieurement en songeant que, pour agile qu’il fût, un huissier, en pareille occasion, aurait quelque peine à lui saisir ses merles.

Quand tout fut vendu : « À cinq sous l’oiseau et sa maison ! » dit le commissaire-priseur en soulevant la cage. La cage s’effondrait, la pie perdait ses plumes.

« À cinq sous une pie superbe dans une cage en bon état ! »

L’assistance éclata de rire.

« Il n’y a pas amateur à cinq sous ?… Mettons quatre sous, la cage et la pie… Quatre sous !… Quatre sous !… Trois sous !… Un sou !… »

Des gamins causaient à côté de M. Senez : « Le commissaire a dit comme ça, murmurait l’un, que si on ne le vendait pas il me donnerait l’oiseau. — Nous le plumerons ! » répondait l’autre.

Le bon M. Senez eut pitié. Déjà l’officier ministériel se fatiguait, déjà les odieux gamins tendaient leurs griffes :

« Deux sous !

— Deux sous ! Nous avons acquéreur à deux sous. Deux sous ! deux sous ! Une fois ?… Deux fois ?… Adjugé ! »

Et sans s’inquiéter des risées, le bon Senez emporta sa pie, abandonna la cage aux gamins qui, sans perdre de temps, allèrent, par manière de consolation, l’attacher à la queue du chien de la fruitière.

Dans le clos béni de la rue Notre-Dame-des-Champs, la pie eut oublié bien vite les longs jours passés sous scellés. Ses ailes reprirent leur beau luisant et son œil attristé se remit à pétiller de malice. Acceptée des merles, elle gambadait dans le jardin, n’osant voler encore faute de queue, car la queue est aussi indispensable aux pies que le balancier aux acrobates. Puis un beau jour, sa queue ayant poussé, Margot s’enleva de terre et prit l’essor. M. Senez la crut partie. Non ! perchée sur le mur, les pattes dans la mousse élastique et fraîche, avant d’aller plus loin, elle regarda. D’un côté, le clos, l’oasis avec l’aimable société des merles ; de l’autre, le coteau natal, mais loin, si loin, visible à peine par delà un Sahara de toitures et de cheminées, région infertile, peuplée d’huissiers, de gardiens des scellés, de commissaires-priseurs, et qu’il serait difficile de traverser sans mésaventure.

La délibération fut longue. Puis, après avoir parcouru en dansant la crête moussue, exploré le toit du hangar, et mis curieusement le bec et l’œil dans la cheminée, Margot sauta, ailes étendues, sur la poutre transversale du puits, et de là sur l’épaule de son maître. Ayant, dans son cerveau d’oiseau, mûrement pesé et comparé les choses, Margot venait de se donner pour toujours. Mystérieux phénomène psychique, bien fait pour provoquer les méditations du philosophe et que M. Senez attendri constata par ces simples mots : « Allons ! la pie est apprivoisée. »

La pie vola quelques bagues dans le quartier et devint bientôt populaire. Affectueux naturellement et fier de posséder un oiseau admiré de chacun, le bon M. Senez ne se sentait plus de joie.

Mais au bout d’un mois, chose étrange ! cette joie parut se nuancer de mélancolie. M. Senez n’était plus le même ; on eût dit qu’il devenait sombre à mesure que la pie embellissait.

« Qu’a donc Senez ? » se demandaient ses amis.

Senez répondait :

« Le Salon approche, je cherche mon tableau, et le choix du sujet me tracasse. »

Quand il eut cherché son tableau quelque temps, comme sa tristesse ne diminuait point, ses amis se dirent :

« Senez a peut-être besoin d’être distrait. »

On essaya de le distraire : fins déjeuners, parties de canot, promenades à la campagne ! Rien n’y fit, Senez restait triste.

Peignait-il, au moins ? L’art est encore la consolation suprême.

Hélas ! s’étant un jour introduits dans l’atelier, ses amis virent toutes les toiles retournées, et sur le chevalet poudreux, auprès de la palette sèche, un melon ébauché depuis six mois.

Senez interrogé, avoua que, en effet, depuis six mois, il ne faisait rien, et que l’art ne lui disait plus.

On tint conseil à la brasserie.

« C’est une crise, une simple crise, affirma le docteur. Tous les artistes en traversent de pareilles. Que Senez peigne, et il est sauvé. »

Alors chacun s’ingénia — les braves cœurs ! — à trouver dans ses armoires, sur son bahut, quelque objet provoquant la nature morte, et si tentant pour le pinceau, que M. Senez ne pût résister au désir de peindre.



Ce fut, rue Notre-Dame-des-Champs, une procession :

« Voyez donc, Senez, ce verre de Venise que j’ai eu pour rien chez un Auvergnat. Croyez-vous que cela ferait bien pour une toile de dix, avec des marguerites et un rayon de soleil dedans ? »

Et on laissait le verre et les marguerites sous le rayon, en belle lumière.

D’autres fois c’étaient des faïences : un Rouen, un Nevers aux vives couleurs, un Moustiers aux ornementations délicates ; ou bien de vieux livres usés aux angles, grignotés par la dent des rats, mais pittoresques d’autant plus dans l’or terni de leurs reliures.

On essaya de groupements bizarres cachant des symbolismes mystérieux : un nid de mésanges, six petits œufs bleus piqués d’orange, dans un crâne ; une bassinoire historiée à côté d’une musette Louis XV au bâton d’ivoire, au sac de satin rose frangé d’argent.

Puis ce fut le tour des fruits : raisins, fraises, pommes et poires, écroulements de pêches en velours, avalanches de prunes couleur de cire et d’ambre ou poudrées de poussière bleue : « Pose-moi ça dans un panier rustique ; ajoute une abeille, une guêpe volant dessus, et tu m’en diras des nouvelles. »

Un peintre antibois fit venir d’Antibes toute une cargaison d’oranges, de cédrats, de pastèques et de grenades. « Superbe ! dans ce plat hispano-arabe aux reflets métalliques, près de cet alcarazas rouge, jaune et noir acheté en Kabylie, sur ce tapis oriental aux gammes étouffées et chaudes comme une atmosphère de harem. » De quel cœur, six mois auparavant, Senez eût entrepris ce poème, fripé le tapis, disposé le plat, fait reluire sur l’alcarazas les diamants de l’eau suintante, rendu le grenu baroque des cédrats, la glace tremblante et rose des pastèques, surpris sous leur écrin de cuir gaufré les grenats transparents des grenades, et fait frissonner autour, par on ne sait quelle mystérieuse évocation, toutes les poésies du Midi ensoleillé : murmures d’eaux courantes dans les cours dallées de marbres, chanson de pins et de cyprès et bruissement lointain des cigales.

Enthousiasmé, M. Senez prenait ses pinceaux, tendait une toile, râclait sa palette, exprimait dessus en petits vermicelles joyeusement tortillés les blancs d’argent, les jaunes d’or, les bitumes et les terres de ses tubes ; mais, à peine assis, le découragement le reprenait, et, devant la toile lamentablement vierge, les vermicelles multicolores séchaient sur l’acajou de la palette.

Décidément, la chose était vraie : rien ne disait plus à M. Senez.

À bout d’expédients, les amis dépouillèrent marchés et halles. Des montagnes de poissons étincelèrent sous le jour fin de l’atelier. Les langoustes et les homards y promenèrent leurs pinces énormes, leurs antennes étranges et leurs armatures compliquées. Les gruyères y pleurèrent sous l’acier, les bries y coulèrent sur leur natte de paille. Les lièvres étalèrent leur pelage couleur de coteau, les poulardes leurs cuisses marbrées et leurs appétissants croupions en trèfle.

Hélas ! après de vaines heures d’attente, les modèles à la fin se gâtaient, et il fallait en faire à la brasserie des repas tristes comme des repas funèbres.

Cependant, en proie aux plus sombres pensées, dans cet atelier si gai jadis, maintenant à l’abandon, M. Senez se promenait ; et la pie, espérant attirer un regard, provoquer un sourire, allait devant, allait derrière, et piquait du bec ses pantoufles.

Pauvre innocent oiseau ! il était loin de deviner que c’était lui la seule cause des mélancolies de son maître. Qu’importent au digne artiste les merveilles de la nature et les triomphes de l’industrie ? Que lui font les fruits et les fleurs, les étoffes et les céramiques ? Ce qu’il veut peindre, c’est sa pie : il n’aime qu’elle, il ne voit qu’elle !

Le fait est que jamais pie plus jolie ne fit danser sur pattes plus fines, dans la poudre d’une grande route et sur le gravier d’une allée, un corps bleu noir plus coquettement plastronné de blanc ni une queue plus longue et plus agréablement étagée.

Pourquoi alors ce cher M. Senez ne se débarrassait-il pas de l’obsession en la peignant une fois pour toutes, cette pie dont l’image le taquinait ?

Ah ! mes amis, que vous connaissez mal le démon de la nature mortel ! Sa pie, sa pie tant aimée, c’est morte seulement que lui, peintre de nature morte, pouvait la peindre. Oui, morte ! la tête en bas, pendue par la patte, comme on peint les pies ; avec quelque chose de neuf et de personnel qui rajeunirait ce thème antique. De là de subites tentations, des méditations vaguement criminelles… Mais n’anticipons pas sur les événements…

À mesure que l’hiver s’avançait, les méditations devenaient plus longues et les tentations plus fréquentes. On apprendra bientôt pourquoi. Un jour, à Clamart, M. Senez retrouva son inspiration pour croquer sournoisement un coin de mur merveilleusement écaillé. Quelques flocons étant tombés, il s’empressa de reproduire le bourrelet glacé d’argent et frangé de larmes en cristal que fait la neige au rebord des fenêtres. Puis il copia des nœuds de ficelle et fit une étude consciencieuse d’un clou rouillé planté dans du crépi.

M. Senez n’avait pas encore de projet bien arrêté ; mais assurément, sans qu’il s’en doutât, il s’habituait à l’idée du crime.

« Avait-elle, après tout, cette pie, de si grands sujets d’agrément sur terre, loin des siens, dans ce clos inculte, avec un mur croulant dominé de toits, pour horizon ? Qui sait ? la mort serait



peut-être un bienfait pour elle. » Et, spiritualiste convaincu, trop

logique, puisqu’il croyait à son âme à lui, pour ne pas croire à l’âme des bêtes, il se demandait s’il n’existerait pas par delà le soleil, parmi la poussière d’or des voies lactées, une étoile, un paradis des pies, où dans de vastes plaines bordées de hauts peupliers et traversées de claires rivières roulant des cailloux polis, des grains de mica et des pépites, ces oiseaux, après leur mort, sans souci de la faim ni de la bise, pourraient, sur le sable éternellement frais, sur l’herbe éternellement verte, satisfaire leur double passion pour la danse et les objets brillants.

D’autres fois, moins poétique, il se demandait avec la logique coupante d’un procureur général si, ayant jadis dans le plein exercice de sa liberté, arraché l’oiseau à une mort cruelle, il n’avait pas le droit strict de le faire périr humainement.

Un jour, sur un cornet de tabac, il vit un arrêté préfectoral de Seine-et-Oise qui proscrivait la pie comme animal nuisible, grand destructeur de nids et grand mangeur d’oiseaux.

Ce cornet de papier faillit le décider.

Mais aussitôt, sa bonté native se révoltant, M. Senez rougissait de ces sophismes et détestait le monstre qu’il sentait éclore en lui-même.

M. Senez avait changé ses habitudes. Lui, l’homme rangé qui se couchait à huit heures été comme hiver, déclarant que, si les poètes peuvent travailler la nuit, les peintres ont besoin de mettre à profit la douce lumière matinale, on le vit s’attarder chaque soir autour des chopes jusqu’à ce que le patron lui fermât dans le dos les grilles de la brasserie. On l’entendit, lui, le naïf artiste qui jusque-là peignait comme l’oiseau chante et comme coule la source, on l’entendit soutenir les thèses les plus saugrenues sur la vision comparée à l’impression, et les nouvelles formules esthétiques. L’esthétique altère ; donc M. Senez buvait, et plus d’une fois, passé minuit, il lui arriva d’étonner les rares passants par des discours qu’il se débitait à lui-même, tout seul, en marchant dans les rues désertes.

Un jour, — il avait neigé, et la vue de la neige exaspérait son idée fixe, — une nuit, M. Senez quitta la brasserie avant l’heure. On voulait l’accompagner, il refusa.

Au moment de mettre la clef sur la porte : « Non ! non ! murmura M. Senez, pas encore ! »

Et, remontant l’étroite et courte rue de Chevreuse, il s’en alla dans la boue glacée des chaussées, sans crainte des rôdeurs de nuit, jusqu’à la barrière d’Enfer, en suivant le mur extérieur du cimetière Montparnasse.

Il roulait des pensées poétiques et sinistres ; il s’arrêta un moment à regarder sous la lune, par un éclat de la vieille porte, le clos envahi de broussailles et de lierre, — un clos, se dit-il, singulièrement pareil au mien, — où l’on enterrait alors les guillotinés.

Enfin, il rentra, mouillé, moulu, mais surexcité, brûlant de fièvre.

Le jardin était paisible. Pomponnés de flocons de neige, pommiers et rosiers semblaient fleuris, et des rayons blancs, tamisés au hasard des branches, luisaient tout ronds sur les sentiers. Mais M. Senez ne vit rien de tout cela. Un meurtrier marchant à son crime ne s’arrête pas aux menues curiosités du paysage.

M. Senez alla droit à l’atelier, ouvrit d’une main tremblante, et se dirigea en tâtonnant vers le coin où se trouvait un buste que la pie avait adopté pour perchoir.


« Margot ! Margot ! »


Il espérait que Margot viendrait à sa voix et que le forfait pourrait se perpétrer dans l’ombre.

Margot ne vint point.

M. Senez alluma la lampe et vit que Margot n’y était pas. Le vent amoncelant la neige à l’endroit où la pente du toit s’appuie au mur, avait obstrué une petite ouverture ménagée pour que la pie se promenât de l’atelier au jardin, librement.

M. Senez respira :

« La pauvre bête n’aura pas pu rentrer et sera morte de froid. C’est un crime que la Providence m’épargne. »

Mais il devait savourer son crime jusqu’au bout.

« Margot ! Margot ! — continuait-il à crier quoiqu’il la crût morte et tout en regardant si son cadavre ne faisait pas tache sur la neige, — Margot ! Margot ! pauvre Margot !!! »

Un bruit d’ailes le fit tressaillir. Pelotonnée à la fourche d’un pommier, une forme noire se souleva dans un nuage de flocons secoués, et Margot vint, confiante et gaie, s’abattre sur l’épaule de M. Senez…

Dès le lendemain, M. Senez se remettait à peindre. Plus de promenades, plus de brasserie. Un perpétuel filet de fumée s’allongeait par le tuyau de poêle au-dessus de l’atelier fermé à double tour ; et, quinze jours durant, les amis qui intrigués, essayaient de s’introduire dans la place, se retiraient discrètement, avec des sourires entendus, en lisant, écrit à la craie, sur la porte, le sacramentel :

« Il y a modèle. »

Alors le bruit courut dans Paris que, en effet, comme on l’avait dit, le talent de M. Senez venait de traverser une crise. De là ces longs mois de découragement, de paresse. Mais à présent tout était sauvé, M. Senez cherchant du nouveau, préparait pour le Salon une grande figure.

Enfin, le Salon ouvrit ses portes et la vérité éclata. La pie était là, telle que M. Senez l’avait rêvée, pendue par un pied près d’une fenêtre. De la fenêtre on ne voyait qu’un reflet de feu dans un coin de vitre, un bout de mur en train de s’écailler, et le rebord en briques avec un peu de mousse humide et de neige. Le plumage sanglant de la pie, la ficelle, le clou étaient des merveilles ; et tous ces riens combinés, — la nature morte a de tels miracles ! — disaient irrésistiblement le douloureux poème des grands hivers, quand, un blanc linceul couvrant la campagne, et dérobant jusqu’aux prunelles des haies, les malheureux oiseaux perdus de froid, chassés par la faim, se rapprochent des fermes aux châssis flambants pour trouver la mort sous le piège en quatre-de-chiffres de quelque rustre sans entrailles.

Ce fut un triomphe ; triomphe, hélas ! mélangé de bien d’amertume pour l’infortuné M. Senez.

Au Salon, voyant la foule attroupée autour de son cadre, il pleura ; ses amis crurent qu’il pleurait de joie. Mais quelques jours plus tard, dans le petit jardin, comme je lui montrais un lot de feuilletons célébrant unanimement ses louanges à grand renfort de substantifs colorés et d’épithètes reluisantes, il me mena près du petit tertre herbeux où reposait Margot et me dit :

« C’est bien beau, Monsieur, c’est trop beau. Mais pourquoi faut-il que toujours la gloire soit faite de larmes ? »

Ajoutons que, au point de vue de l’histoire de l’Art, la cruelle résolution de M. Senez et le sacrifice de l’infortunée Margot ne furent pas sans avoir leur importance. C’est depuis cette mémorable nature morte, qu’on rencontre aux expositions, dans les ventes, parfois même chez les marchands de bric-à-brac, tant de pies ainsi figurées : suspendues à un clou, le long d’une paroi quelconque, par une ficelle.

Avant M. Senez, ce genre d’apothéose, avec le clou et la ficelle, avait toujours été, dans le monde des peintres, le privilège incontesté du hareng saur.