La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de Noël/Les Petits pages de musique

La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de NoëlG. Charpentier, Éditeur (p. Les Petits pages de musique-82).


LES
PETITS PAGES DE MUSIQUE




LES PETITS PAGES DE MUSIQUE




À MES PETITES AMIES EUGÉNIE ET MARIE DUHAMEL



lettrine Pages, petits pages de musique ! n’est-ce pas, mes chers amis, que le nom seul fait rêver, et que, sans bien savoir en quoi consiste le métier, vous voudriez être pages de musique ?

Car les pages de musique ont réellement existé. L’illustre d’Assoucy, empereur du burlesque, dont vous lirez quand vous serez plus grands, les extravagantes aventures, voyageait toujours accompagné de deux petits pages qu’il faisait chanter pour les instruire. À cette époque, tout musicien ambulant avait les siens. Marie de Médicis en ayant emmené plusieurs d’Italie, la mode après elle, et jusque sous Louis XIV, s’en continuait. Lulli, ce démon de treize ans, méchant et vif, et noir quoique fils de meunier, n’était pas autre chose que page de musique, lorsque le chevalier de Guise le rencontra s’escrimant du violon à travers les rues de Florence — « Apportez-moi un petit Italien, si vous en trouvez un de joli, » avait dit mademoiselle de Montpensier au chevalier de Guise. Et le chevalier rapporta Lulli, comme il eût rapporté un perroquet d’Amérique. Lulli fit fortune à la cour. Vous voyez que les pages de musique d’aujourd’hui, les pifferari mal peignés, qui raclent le Miserere du Trouvère sur leur genou et braillent « Evviva l’Italia ! » dans les cafés de la capitale, ont des ancêtres glorieux.

Ce devait être une vie bizarre et charmante pour un garçonnet de douze à quinze ans, que de s’en aller ainsi à travers pays, étudiant la musique, non la guerre, et portant, non comme les pages du temps de la reine Berthe, la lance ou l’écu d’un chevalier, mais, ce qui vaut peut-être mieux, le théorbe ou le luth et le livre de tablature de quelque poète-chanteur.

Les bons jours, certes ! ne manquaient pas. C’est Madame Royale qui fait venir, voulant entendre leur chanson nouvelle, le maître et l’élève à son palais de la Vigne. C’est un prieur, c’est un légat qui les régalent de vin épiscopal, de vin papal. On se dispute leur compagnie. Devant eux, tout le long du chemin, les châteaux ouvrent leurs grilles ; au maître, des florins par poignées ; à l’élève, au gentil enfant qui se tient là timide, par derrière, un habit tout couvert de passements d’or, une toque à plumes, un poignard donnés en cadeau.

Puis ce sont les séjours dans les bonnes villes, confrères qu’on rencontre, joyeux compagnons qui vous font fête, aventures de grande route et d’auberge, duels pour un air ou pour un couplet. L’apprenti musicien prenait sa part de tout, parfois au détriment de la musique, témoin ce Pierrotin, page de d’Assoucy, qui perdit la voix à force de boire.

Il y avait aussi les jours de misère. Les portes ne s’ouvraient plus, les oreilles restaient insensibles. On traversait des saisons dures, chantant au cabaret pour le menu peuple, avec des plumets lamentables et des pourpoints du temps jadis. L’art y gagnait, car le maître, la poche vide, rentrait au logis de meilleure heure ; et la leçon du page s’en trouvait plus longue. Mais le pire de tout, c’est quand le maître disparaissait, mis en prison pour quelque méchante affaire ; c’est quand le maître venait à mourir laissant tout seul en pays étranger, son page, son pauvre petit page de musique !

J’ai lu autrefois dans une gentilhommière du Haut-Dauphiné, moitié ferme, moitié château, la lettre d’un petit musicien abandonné ainsi pendant toute une saison de neige, lettre qui, hélas, n’est jamais partie et que l’on conserve encore, après plus de deux cents ans, aux archives, parmi d’autres paperasses.


« Ma chère sœur,

Qu’il fait froid ici et que ton Giovannino est malheureux !… Tu te rappelles, au printemps dernier, quand le signor Antonio, mon bon maître, me jugea, malgré mon âge, assez fort en musique et pour la voix ; il se mit à parler de Paris. — Paris est loin, disait-il, mais on chanterait en route… À Paris, la reine est une Médicis. Avec un luth et quelques beaux airs, à Paris, on est sûr de la fortune… Paris, toujours Paris. Et toujours la reine, la cour ! Donc, un beau matin, nous partîmes.

Avec nos instruments de musique et nos livres, nous emportions, en travers sur l’âne, ce grand polichinelle napolitain tout de blanc vêtu et sanglé de cuir, qu’Antonio a lui-même taillé dans le bois et qui nous faisait tant rire l’an passé.

Povero Pulcinella ! il n’a pas eu de bonheur, ni moi non plus d’ailleurs, et le vieil Antonio moins encore.

Tout alla bien les premiers mois, une fois sortis d’Italie. C’était la Provence ! Figure-toi un pays qui ressemble à notre pays : la mer, un beau soleil, des treilles sur des maisons blanches, et des villages et des grandes villes… C’était plaisir de voyager. Puis un parler presque italien, de braves gens toujours prêts à chanter, toujours


prêts à rire. Nos duos, instruments et voix, faisaient merveille ; et Pulcinella, bien que tous ses lazzis ne fussent pas également compris, avait des succès sans pareils. La belle France que cette France !

Il fallut pourtant la quitter.


Le maître tout joyeux répétait Parigi ! Parigi ! Nous nous enfonçâmes donc dans la montagne, tirant vers Lyon : c’était notre plus court.

Quel chemin, petite sœur ! Des rochers, toujours des rochers. De loin en loin un pauvre village. Et le ciel qui devenait moins bleu, et le parler, à mesure que nous montions, qui se faisait barbare. Mes chansons ne plaisaient guère ; quant à Pulcinella, on ne le comprenait plus.

Nous étions sombres, Antonio et moi ; Pulcinella lui-même devenait mélancolique ; Pulcinella manquait d’entrain et de verve ; son œil rouge s’éteignait, sa face de coq semblait triste.

— Il gèle, povero ! il gèle faute de soleil, disait Antonio en essayant de sourire. Puis il répétait ; Parigi ! Parigi ! pour nous rendre un peu d’espérance.

Plus de recette sur les places ni dans les auberges ; et le froid avec cela qui venait. Le froid, la faim, quelle misère !

Nous avions vendu l’âne. Je portais les livres et les luths. Antonio allait devant, par les champs mouillés, par les chemins pleins d’ornières. — « Va male ! va male ! murmurait-il, Paris est trop loin, trop loin Parigi ! » D’ailleurs nous n’avancions plus guère, car le vieux maître se fatiguait.

Un jour il tomba de la neige, et puis il en tomba tous les jours. Nous nous arrêtâmes dans un village. On nous dit que les chemins étaient bloqués pour un mois et qu’il nous fallait attendre le retour de la belle saison.

Attendre sans argent !… cela découragea le vieil Antonio.

« Ahimé ! soupira-t-il, ahimé ! povero Pulcinella ! »

Le soir, près d’un feu de sapin où les paysans nous avaient fait place, Antonio, à la flamme claire, voulut me donner sa dernière leçon. Sa dernière ! entends-tu sorellina ? mais je ne savais pas que ce fut sa dernière. Puis il m’embrassa plus fort


que de coutume, et nous montâmes au grenier dormir dans le foin.

J’avais accroché le Pulcinella devant la lucarne ; je l’avais accroché solidement à un grand clou, avec une corde. Au milieu de la nuit, un bruit m’éveille ; je regarde. En face de moi, blanc comme la neige et le clair de lune qui brillaient derrière, Pulcinella se balançait. C’est bien naturel, n’est-ce pas, un Pulcinella qui se balance ? La chose pourtant me fit peur.

— « Antonio ! Antonio !… » criai-je. Antonio ne répondit pas ; je me retournai, et, sur le mur du fond, dans la grande clarté qu’envoyait la lucarne, j’aperçus une forme noire." L’ombre de Pulcinella sans doute… je voyais la corde et le clou.

— « Antonio ! »

À ce moment (c’est le vent peut-être qui fit cela), le Pulcinella se décroche et tombe. Et sur le mur du fond, chose étrange ! je continuais à voir son ombre immobile, avec la corde, avec le clou. — « Antonio ! » Hélas ! l’ombre de Pulcinella, c’était Antonio, mon maître, mon pauvre maître, qui s’était pendu.

On a enterré Antonio. Les gens du pays ont brûlé Pulcinella, les barbares ! le prétendant ensorcelé. Maintenant je suis seul. Mais le printemps approche ; j’irai à Paris, j’y jouerai à la cour une belle chanson que j’ai composée à la mémoire de mon bon vieux maître : — Pulcinella nella neve — Polichinelle dans les neiges, Polichinelle mort de froid ! »

Bonne chance à Paris, gentil page de musique ! Puisses-tu y trouver la fortune avec tes mélodies, et porter un jour, non sans gloire, l’habit de satin brodé des petits violons du roi. Mais j’y songe : et cette lettre qui n’est jamais partie ?… peut être le printemps vint-il trop tard pour le pauvre Giovannino ; peut-être est-il mort lui aussi, mort dans les neiges, mort de froid comme Antonio et Polichinelle !