La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de Noël/La Première neige
LA PREMIÈRE NEIGE
a jolie chose que la neige !… Notre jardin a l’air en sucre… c’est à crever de rire, réellement… Le lanceur
de disque porte avec gravité un grand peloton blanc sur son poing ; les reines de France ont des bonnets de coton, et grâce aux flocons que le vent colle à leur écorce, les arbres — blancs d’un côté, noirs de l’autre — ressemblent à des pages de mascarade… Regardez là-bas la pièce d’eau : sa bordure en pierre grise étincelle toute blanche ce matin. C’est ça qui doit faire plaisir au cygne.
Une vraie eau-forte !
Il y a pourtant des oiseaux qui ne veulent pas reconnaître la pénétrante poésie d’un paysage d’hiver. Les martinets, par exemple, les hirondelles, les canards…
Ces gens-là ne sont pas artistes !
Y a-t-il au monde rien de plus gai qu’une large pelouse de neige vierge ?
On y fait, en se promenant, mille petits dessins avec les pattes…
Tout à l’heure, derrière l’Orangerie, un gardien montrait la pointe de son tricorne, mais il est bien vite rentré chez lui, en voyant la couleur du temps. Pas de gardiens, le jardin est à nous.
En tombe-t-il quelquefois hors de Paris ?
On le dit… mais silence ! voici quelqu’un…
C’est une jeune personne.
Quelque pauvre ouvrière en retard… La voilà trottant sur la pointe des pieds, à travers la neige, où chacun de ses pas fait un petit trou noir.
Les belles bottines !
Comme ça reluit !
Par-dessous le jupon rouge qu’elle relève des deux mains, la jupe empesée traîne sur la neige, bravement, comme une vraie queue de friquet… cette femme ressemble à un oiseau, elle me rappelle ma Pierrette.
La jolie chose que la neige !
(La jeune personne disparait. — On entend dans l’air des cui cui plaintifs. Tout le monde relève la tête. — Arrive un moineau de campagne ébouriffé, aveuglé, morfondu.)
Bonsoir, messieurs, et la compagnie…
Quelle tournure, bon Dieu !!! Ce doit être quelqu’un de province.
J’arrive de Verrière-le-Pont… j’ai froid !
Approchez, mon brave, on se serrera pour vous faire place. (Le moineau de campagne hésite.) Mais approchez donc, sacrebleu ! les cheminées n’ont pas été inventées pour les gardiens. Mettez-vous comme nous, commodément, le bec en dehors, la queue dans le tuyau… Ça y est…
Oh !… il fait bon ici ! (il secoue ses plumes avec volupté.) Oh ! mes amis… mes bons amis… Quelle désolation dans la campagne ! Un pied de neige partout… De loin en loin, quelques brins d’herbe montrent le nez, mais on ne dîne pas avec des brins d’herbe… Les haies disparaissent sous la neige, les buissons ont l’air de meules blanches. Plus de mûres, plus de baies, plus de prunelles, plus rien… Les oiseaux meurent comme des mouches.
Pauvres gens !
Depuis hier, je n’ai rien mis sous le bec… rien qu’une graine de chènevis que j’ai ramassée près d’une source… Il faut dire que la neige fond toujours un peu, près des sources… À propos, déjeune-t-on ici ?
On déjeune.
Et vous m’invitez ?…
Nous t’invitons.
C’est le mauvais temps qui m’a poussé chez vous… En chemin, je me suis abrité une minute sous l’auvent d’un colombier… Quelle tentation d’entrer pour voler le grain des pigeons !… J’avais faim, mais j’ai résisté.
Vous avez bien fait, mon enfant.
Un peu de patience !…
Nous allons passer à table dans un instant.
Dans un instant… Dans un instant…
Ce n’est pas ici comme à la campagne, la neige ne nous fait pas peur. Elle a beau tomber, elle a beau cacher les baies des buissons et les petites graines qu’on trouve dans l’herbe, nous n’en déjeunons pas plus mal pour cela. Il y a un vieux monsieur qui nous aime ; il va tous les matins acheter des pains mollets là-bas, près du théâtre, à la boutique du coin, puis il nous les émiette, c’est exquis !
On se flanque des coups de bec, on attrape les miettes au vol, c’est exquis !
Votre monsieur me fait l’effet d’un brave homme…
D’un bien brave homme…
Et puis, c’est un homme vertueux, il ne fume pas, et son pain n’a pas cet affreux goût de pipe…
C’est un homme vertueux, un homme très vertueux.
Viendra-t-il au moins, le monsieur ?
Il n’y manquerait pas pour un empire… Regardez au bout du jardin cette grande grille noire ornée de fers de lance en or. Derrière la grille, il y a la rue, et par delà la rue une maison avec de belles portes en cuivre. Cette maison est un café, notre vieux monsieur y va lire les journaux chaque matin, et tout à l’heure, quand dix heures sonneront, vous le verrez paraître sur la porte.
Cui, cui, cui… Que va-t-il nous apporter aujourd’hui ? du pain mollet ou bien du seigle ? (Moment de silence.)
Dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong…
Dix heures, le voilà !… Cui, cui, cui…, le voilà !…
Tiens ! il ne vient pas. Qu’est-ce que vous me contiez donc ?
Il ne vient pas, c’est incompréhensible.
C’est incompréhensible…
Je me rappelle maintenant… Hier au soir, en piquant une miette de pain à côté de son soulier, j’ai remarqué que la semelle en était décousue… Le pauvre homme ne peut pas venir… il lui faudrait marcher dans la neige.
Saperlote !… Et notre déjeuner ?
Nous ne déjeunerons pas aujourd’hui…
Cui, cui, cui !… Cui, cui, cui !…
Sachons nous résigner aux décrets de la Providence.
Ah ! mais non, curé ; j’ai bon appétit, moi. Écoutez : — le gros du vent cesse un peu, la neige ne tombe plus guère, je suis d’avis d’aller faire un tour du côté des fortifications, à la barrière d’Italie. Quand nous arriverons, la route sera battue. Il passe par là beaucoup de chevaux. Les chevaux, c’est bon à fréquenter ; dans ce qu’ils laissent, on picore, on glane…
Dans ce qu’ils laissent ? Fi, l’horreur !
Dame ! ce sera comme à la campagne.