La vraie Marguerite de Faust - Frédérique Brion dans la légende et dans la réalité

La vraie Marguerite de Faust - Frédérique Brion dans la légende et dans la réalité
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 146-172).
LA
VRAIE MARGUERITE DE FAUST

FRÉDÉRIQUE BRION
DANS LA LÉGENDE ET DANS LA RÉALITÉ


L’amour de Gœthe pour Frédérique Brion est un des épisodes les plus connus dans la vie sentimentale du grand homme. Épris à son aurore d’une gracieuse et simple Alsacienne, il lui donna l’immortalité au cours de ses Mémoires, et ses confidences au public laissèrent soupçonner que Frédérique pouvait bien être l’original de la coupable autant que touchante Marguerite de Faust. Dès lors, l’imagination des commentateurs se donnant carrière sur un thème aussi séduisant, la vertu de la jeune fille fut plus d’une fois mise en doute, en sorte que le récit, pourtant si bienveillant, du poète eut pour résultat d’attirer le soupçon sur la gentille amie de ses vingt ans. Nous résumerons brièvement, afin de les éclairer ensuite à la lumière de quelques documens nouveaux, les péripéties et les conséquences de cet amour illustre, car la légende à laquelle il a donné naissance nous paraît riche d’enseignemens psychologiques et capable de nous mieux éclairer sur ces obscurs conflits de traditions antagonistes qui préparent trop souvent l’incertain jugement de l’histoire[1].


I

Frédérique Brion était la fille du pasteur protestant de Sesenheim, village situé à une trentaine de kilomètres au Nord de Strasbourg sur la rive gauche du Rhin. Ce digne ecclésiastique avait épousé la fille d’un régisseur du baron de Duerckheim et donné le jour à dix enfans, dont cinq seulement atteignirent l’âge adulte : un fils du nom de Christian, le dernier né de la famille, et quatre filles, dont Frédérique était la troisième. Celle-ci naquit en 1751 ou 1752 à Niederroedern où le pasteur Brion exerça quelque temps son ministère avant d’être transféré à Sesenheim en 1760.

Le jeune Wolfgang Gœthe poursuivait en Alsace ses études de droit lorsqu’il fut présenté à ces braves gens par un camarade au mois d’octobre 1770. Le soir même du jour où il regagna Strasbourg après cette courte villégiature, le 14 octobre 1770, il écrivait à l’une de ses correspondantes : « J’ai passé quelques jours à la campagne, chez des gens bien agréables. La société des aimables filles de la maison, ce joli pays et ce ciel souriant ont remué dans mon cœur des sentimens trop longtemps assoupis, y réveillant le souvenir de tous ceux que j’aime. » Et à Frédérique Brion elle-même, il s’adressait le lendemain en ces termes : « Chère nouvelle amie, je n’hésite pas à vous donner dès à présent ce nom. Si en effet je me connais le moins du monde en fait de regards, j’ai trouvé dans le premier de ceux que nous avons échangés l’espoir de cette amitié que j’invoque à présent, et je jurerais que nos cœurs vont se comprendre. Comment donc, bonne et tendre ainsi que je vous connais, ne seriez-vous pas un peu favorable à qui vous aime autant que je le fais ?… Chère, chère amie, que j’aie en ce moment quelque chose à vous dire, cela n’est aucunement douteux en vérité, mais que je sache au juste pourquoi je vous écris dès à présent et ce que je voudrais vous écrire, c’est une autre affaire ! En tout cas, certaine agitation que je ressens me fait juger à quel point je voudrais me sentir encore près de vous. Un petit morceau de papier devient une consolation sans égale en pareil cas : il me fournit une sorte de cheval ailé qui me permet d’échapper à ce bruyant Strasbourg, comme vous le tenteriez vous-même dans votre calme retraite si seulement vous déploriez l’absence de vos amis… etc. »

L’épître est aimable autant que naturelle : il n’en est pas beaucoup de ce ton dans la correspondance de son auteur. Mais c’est malheureusement, à peu de chose près, tout ce que nous possédons d’authentique sur les relations des deux amoureux et nos sources directes s’arrêtent au prologue de leur aventure. Les étapes du roman ne sont plus marquées pour nous dès lors que par de petits poèmes gœthéens d’allure légère et probablement de forme exquise puisque les Allemands leur reconnaissent ce mérite, — et nous estimons qu’un étranger n’a jamais voix au chapitre en matière d’expression poétique, — mais de fond très banal à coup sûr, car il n’y est guère parlé que des fleurs et du zéphyr, de l’aurore et des roses nouvelles. Toutefois, l’un d’entre eux est porté d’un souffle plus puissant ; c’est le célèbre morceau qui débute avec une décision passionnée : « Mon cœur a battu : vite en selle et en route, avec une ardeur farouche, comme un héros qui se précipite au combat, etc. »

Il nous faut donc aller quant à présent d’un seul trait jusqu’au dénouement de l’idylle. Présenté au presbytère de Sesenheim en octobre 1770, Goethe lui fit ses adieux en août 1771 au bout de dix mois, et, pour nous éclairer sur le caractère de sa retraite, nous possédons encore un document contemporain des faits : ce sont quatre lettres adressées par le jeune homme à un de ses amis strasbourgeois, le greffier Salzmann, personnage de mérite et de poids, conseiller plein d’expérience et de sagesse. De ces pages gracieuses et mélancoliques il est permis de conclure que Wolfgang avait dû faire entrevoir à Frédérique la perspective dorée d’un mariage. Mais le fils du riche et orgueilleux bourgeois de Francfort était déjà trop bourgeois lui-même sous les romantiques exaltations de sa jeunesse pour s’attacher bien longtemps à une si hasardeuse résolution. Il savait que son père n’accepterait pas de bonne grâce pour sa bru la fille d’un pasteur de village. Sans doute une grande et impérieuse passion lui eût suggéré de passer outre à l’interdiction paternelle, fallût-il vivre modestement de quelque profession libérale avec l’épouse de son choix jusqu’au jour où ses parens ouvriraient les bras au ménage, péripétie qui manque rarement de se produire en pareil cas, c’est-à-dire quand la jeune femme est irréprochable et que seule la question de convenance sociale a motivé le veto de la famille. Mais l’étudiant ne se sentait aucune vocation pour un si mesquin début dans le monde : il avait le pressentiment de ses hautes destinées et se décida donc à faire, en assez bon ordre, il faut le dire, la retraite qui est la trop fréquente conclusion de semblables campagnes. Il prit le parti de s’éloigner, non sans laisser derrière lui quelque dommage : dommage de nature uniquement sentimentale toutefois, car nous pouvons anticiper dès à présent sur la discussion qui va suivre pour affirmer que Frédérique conserva près de lui son honneur intact. Mais qu’il ait été moralement coupable en cette circonstance, cela n’est nullement douteux par malheur, et il en a fait au surplus l’aveu très sincère non seulement à son ami Salzmann en lui dévoilant l’état de son cœur pendant l’été de 1771, mais encore au public dans ses Mémoires, quarante ans après l’événement.

Il ne s’enfuit pas à la dérobée cependant, et nous devons même reconnaître qu’il eut le courage de sa lâcheté, si l’on peut ainsi dire. Il exposa franchement ses scrupules à Frédérique ainsi qu’au pasteur Brion sans nul doute puisque, — la longanimité de ces braves gens venant en aide à l’embarras du déserteur, — on put se quitter de bonne amitié. En effet, quelques semaines après la séparation, nous voyons Gœthe adresser de Francfort à Frédérique deux cahiers d’estampes par l’intermédiaire du greffier Salzmann : mais il n’ajoute aucun tendre message à ce souvenir artistique. En 1773, il priera le même ami d’envoyer à Mamsel Brion (sic) un exemplaire de son drame retentissant, Gœtz de Berlichingen, car il a songé à elle, dit-il, en y traçant un gracieux personnage de femme. Il ajoute cette fois : « La pauvre Frédérique se trouvera consolée jusqu’à un certain point par cette circonstance que l’infidèle est empoisonné ! » Enfin, en 1775, il a l’occasion de passer quelques jours à Strasbourg, mais ne donne aucun signe de vie aux habitans de Sesenheim : il est vrai que son état d’âme est à ce moment fort agité, au lendemain de la rupture de ses quasi-fiançailles avec la piquante Lili Schœnemann.

Que devient cependant Frédérique après l’abandon de son ami ? Nous possédons encore quelques renseignemens précis sur-cette période de son existence, parce qu’au lendemain du départ de son infidèle, elle fut remise en lumière par les attentions d’un écrivain moins célèbre que Gœtlie à coup sûr, mais qui n’est pas sans conserver quelque noLoriété chez nos voisins d’outre-Rhin. Gœthe avait en effet connu et fréquenté à Strasbourg le fils d’un pasteur livonien du nom de Lenz, personnage qui devint par la suite l’un des chefs de ce mouvement littéraire que les Allemands appellent Sturm wid Drang, ou encore la période des « génies » pour caractériser l’allure inspirée de ses champions. Ce Jacob Lenz fut un assez étrange original qui rappelle par certains traits notre Baudelaire ; entraîné par son déséquilibre nerveux à jouer sans scrupule de vulgaires comédies de passion, en outre jaloux du précoce renom de son camarade Gœthe et capable de toutes les indélicatesses pour satisfaire ses ambitions impérieuses, il imagina de remplacer le fugitif à Sesenheim après son départ et de feindre à son tour une ardente inclination pour Frédérique.

Il fut assez bien accueilli tout d’abord ; et qui ne l’était de la sorte chez l’excellent pasteur Brion ? Mais lorsque Gœthe revit son ancienne amie en 1779, elle lui raconta que Lenz l’avait sans cesse interrogée sur les incidens de leur amour et qu’il avait enfin éveillé les soupçons de ses hôtes par son insistance pour connaître et même pour emporter avec lui les lettres de son prédécesseur. Néanmoins, cette nouvelle aventure sentimentale se traîna plus longuement que la précédente à travers des vicissitudes diverses et se termina de façon plus dramatique. A la fin de l’année 1777, Lenz, en proie aux accès intermittens d’une véritable aliénation mentale, se rendit une dernière fois à Sesenheim, parodia sous les yeux de Frédérique la scène violente du roi Lear avec sa fille Cordélia et termina ses extravagances par une brutale comédie de suicide qui jeta la pauvre enfant dans la plus extrême frayeur. Elle tomba sans connaissance aux pieds de l’insensé qui s’enfuit alors et qu’elle ne revit plus.


II

Ce fut peu après ce tragique épisode, en 1779, que Gœthe, dès lors établi en maître à la cour de Weimar, traversa Strasbourg en compagnie du duc Charles-Auguste son ami, et, cette fois, voulut revoir le théâtre du champêtre roman de sa vingtième année. Il a raconté sa visite à son Egérie de cette époque, Charlotte de Stein, dans une lettre célèbre qui décrit l’épisode en ces termes : « Le soir du 25 (septembre 1779), je m’écartai un peu de la route du Rhin pour aller à Sesenheim, tandis que mes compagnons continuaient directement leur voyage. Je trouvai dans ce village une famille telle que je l’y avais laissée, voici huit ans, et je fus accueilli avec beaucoup d’affection et de cordialité. Comme je suis à présent aussi pur et aussi paisible que l’air, le voisinage de gens paisibles et bons m’est une impression très agréable. La seconde[2] fille de la maison m’avait autrefois aimé beaucoup mieux que je ne le méritais et davantage assurément que ne l’ont fait d’autres à qui j’ai prodigué tant de soins fidèles. Je dus cependant l’abandonner en un temps où ce départ lui coûta presque la vie. Elle ne revint pas sur ces événemens dans sa conversation et m’apprit seulement, de façon incidente, que sa santé n’était pas entièrement remise d’une maladie faite à cette époque. Elle se comporta pour le surplus de la façon la plus exquise et avec tant de chaleureuse amitié que j’en fus tout ragaillardi. Nous nous étions pourtant trouvés inopinément face à face sur le seuil au point d’avoir presque donné du nez l’un contre l’autre. Je dois vous dire encore qu’elle n’essaya nullement de réveiller, même par la plus légère allusion, un sentiment efface de mon âme. Elle me conduisit visiter chaque bouquet d’arbres et je dus m’y asseoir auprès d’elle et elle fut ainsi satisfaite. Nous avions le plus beau clair de lune. Je m’informai de tout et de tous. Un voisin qui avait jadis partagé nos amusemens fut averti de ma présence : il certifia qu’il avait encore demandé de mes nouvelles huit jours auparavant ! Le barbier dut venir aussi. Je trouvai de vieilles chansons que j’avais composées, un char à bancs que j’avais peint. Nous évoquâmes les farces de ce bon temps : en un mot, je sentis mon souvenir aussi vivant parmi ces bonnes gens que si je les avais quittés depuis six mois. Les parens furent affectueux : on déclara que j’avais plutôt rajeuni. Je passai la nuit sous leur toit et les quittai le matin au lever du soleil, en sorte que désormais je puis penser de nouveau avec satisfaction à ce petit coin du monde et vivre en paix dans ma mémoire avec le souvenir de ces réconciliés ! » Cette journée a fait la célébrité de Frédérique en écartant du regard de Gœthe le voile de remords qui enveloppait jusque-là, dans son souvenir, les acteurs de son idylle adolescente et l’eût sans doute empêché de la conter plus tard à la postérité attentive. Ajoutons que sa lettre, évidemment fort sincère, le charge d’un côté pour le décharger de l’autre : on peut en effet en conclure qu’il avait quelque chose à se faire pardonner de ses hôtes, mais aussi que ce quelque chose n’était pas un irréparable dommage, car de tels souvenirs n’auraient jamais laissé place à un aussi cordial accueil de la part de ses victimes.

A peine réconcilié avec ces témoins de son riant passé, Goethe s’empressa de les oublier. On trouve encore dans ses papiers une note qui se rapporte à son voyage de 1779 : « Je visitai en chemin F. B. : je la trouvai peu changée, tout aussi bonne, aimable et confiante que par le passé, mûrie et posée cependant. » Et puis c’est tout : nulle autre trace de Frédérique dans la vie du grand homme avant la tardive rédaction de ses Mémoires (sinon peut-être une autre ligne de son carnet de notes, six mois après sa visite à Sesenheim : « Reçu une bonne lettre de Rieckgen B. »). Achevons donc sans rien demander davantage à son illustre ami la biographie authentique de l’abandonnée qui devait survivre trente-quatre ans à leur brève et suprême entrevue. Sa destinée devient fort obscure après 1779. Ayant perdu son père et sa mère en 1787, à quelques semaines d’intervalle, elle essaye pour vivre d’un modeste commerce à Rothau en compagnie de sa sœur cadette, également restée fille ; mais toutes deux renoncent bientôt à cette entreprise pour vivre dans le voisinage et sans doute à la charge de quelques parens ou amis : tantôt près de leur jeune frère Christian, devenu pasteur à son tour, tantôt près de la baronne de Dietrich qui protégea généreusement les deux isolées.

On a supposé, sans preuves certaines, que Frédérique alla vivre à Versailles entre 1789 et 1793, c’est-à-dire en pleine crise révolutionnaire, auprès d’une amie de jeunesse mariée dans cette ville. On la retrouve peu après en Alsace. Partout où l’on a pu constater sa présence, on la voit exercer la charité de grand cœur et se faire aimer de son entourage. Nous possédons enfin quelques sentences écrites de sa main dans ses dernières années sur ces albums d’autographes qu’on présentait jadis à ses amis en leur demandant d’y consigner quelques lignes à titre de souvenir. Ces sentences expriment toutes de graves et discrets avis de morale.


III

En octobre 1812 (c’est-à-dire environ six mois avant la mort de Frédérique, qui survint en avril 1813) parurent, dans la seconde partie des Mémoires de Gœthe, les chapitres émus qui célébraient la douce amie de ses vingt ans. Rien n’indique qu’elle ait eu connaissance de cette tardive apothéose. Se serait-elle reconnue d’ailleurs, ou du moins aurait-elle reconnu l’image fidèle de son passé dans ces pages si paisiblement fantaisistes ? La méticuleuse érudition gœthéenne a depuis longtemps établi en effet que la plupart des épisodes de l’idylle alsacienne sont dus à l’imagination de Gœthe romancier plutôt qu’à la mémoire de Gœthe historien de sa propre vie. Ils appartiennent à la « poésie » plus qu’à la « vérité » de sa célèbre autobiographie qu’il intitula Vérité et Poésie, comme on le sait. Voici les traits principaux de son récit.

Le narrateur explique tout d’abord que son ami Herder lui fit à Strasbourg une lecture à haute voix du roman bien connu de Goldsmith, le Vicaire de Wakefield, lecture dont il fut extrêmement frappé. Ce serait alors qu’un commensal lui aurait proposé de le mener non loin de la ville au sein d’une famille aussi doucement patriarcale que l’est celle du pasteur Primerose, dans le roman qui avait ému sa juvénile et déjà féconde imagination. En effet, pendant tout le cours de son récit, Gœthe conservera à Christian et à Sophie Brion, frère et sœur de Frédérique, les noms de Moïse et d’Olivia que portent les personnages de Goldsmith avec lesquels il identifie dans sa pensée ces honnêtes villageois. Ce rapprochement littéraire l’oblige d’ailleurs à faire de Christian Brion, qui avait sept ans en 1770, un jeune homme vigoureux et grave comme Moïse Primerose.

Mais il a cru devoir agrémenter de plus amples broderies le récit de son premier voyage à Sesenheim. Il prétend que la vocation dramatique dont il sentait en lui l’aiguillon depuis son enfance, lui avait donné le goût des travestissemens impromptus. Il jugea donc fort plaisant de s’introduire chez ses hôtes sous le costume et la figure d’un étudiant théologien sans fortune, c’est-à-dire dans un habit râpé, écourté, que complétait une perruque en broussaille. Singulière inspiration en vérité que ce préalable abus de confiance à l’égard d’honnêtes gens dont on vient réclamer la gratuite hospitalité. Pourtant les parens Brion se montrent dès le premier jour si cordialement accueillans, Frédérique en particulier se fait si gentiment avenante à l’égard du piètre personnage dont Wolfgang a revêtu l’apparence, qu’il se livre le lendemain matin, lors de son réveil, à quelques pénibles réflexions sur sa légèreté. En outre, sa vanité de beau garçon, émue par le premier éveil d’un tendre sentiment dans son cœur, se révolte devant la perspective de s’offrir plus longtemps sous un aspect caricatural aux regards de son aimable hôtesse. Il s’enfuit donc à l’aurore, sans prendre congé de personne, ajoutant de la sorte une seconde inconvenance à la première.

Mais à peine a-t-il pris le chemin de Strasbourg qu’il commence à regretter la douce compagnie de Frédérique. L’inspiration lui vient alors de se faire pardonner sa première supercherie en la complétant par une seconde du même genre. Il emprunte, moyennant finances, les habits d’un garçon d’auberge du voisinage qui se disposait justement à porter un gâteau au presbytère de Sesenheim et il reparaît bientôt chez les Brion sous des vêtemens rustiques, mais seyans et qui, cette fois, mettent bien en valeur son agréable tournure. Le chapeau enfoncé sur les yeux, il n’est reconnu que lentement et successivement par tous les membres de la famille, chacun d’eux se faisant de bon cœur son complice pour l’aider à duper les autres. La sœur de Frédérique, Sophie, va même jusqu’à se rouler sur l’herbe en se tenant les côtes quand elle a découvert à son tour le secret du pseudo-paysan. Gaîtés franches et saines, bien qu’un peu lourdes peut-être dans leur expression comme dans leur source. Il faut l’avouer, tout ce début de l’idylle fameuse reste d’une digestion laborieuse pour nos estomacs français habitués à de moins compactes nourritures, et le Genevois Jean-Jacques avait lui-même le pas plus alerte près de mesdemoiselles de Graffenried et Galley. Au surplus, l’authenticité de l’anecdote est des plus suspectes, dit-on : mais on peut supposer que Gœthe a transporté au début de son aventure quelques facéties qu’il trouva l’occasion d’y intercaler en toute réalité par la suite lorsqu’elles eurent du moins l’excuse d’une intimité déjà solidement établie. La faute de goût est de n’avoir pas senti cette dissonance qui fait tort à l’agrément de son récit.

Ses Mémoires nous renseignent ensuite, avec moins de détails toutefois, sur les développemens de son innocente passion. Ce sont des parties de plaisir en nombreuse compagnie, des excursions joyeuses dans les îles du Rhin, hantées de mouches tracassières, mais capables de fournir des fritures succulentes aux pêcheurs patiens de leurs berges. Frédérique embellit le moindre passe-temps de son attrait sans artifice, de sa sérénité prudente, de sa naïveté réfléchie, de sa spontanéité prévoyante, — toutes qualités à peine conciliables entre elles, remarque son amoureux qui les énumère avec complaisance, mais réunies néanmoins sans disparate et sans contrastes dans cette simple enfant de la Nature. Il paraît que l’allure de la course, qui lui était fort habituelle, prêtait à ses mouvemens la grâce la plus exquise. Goethe, la comparant au chevreuil qui semble créé pour bondir à travers les taillis, assure qu’elle exprimait sa personnalité tout entière dans sa svelte silhouette lorsqu’on la voyait s’élancer pour retrouver quelque objet oublié derrière elle ou pour remettre dans la bonne voie quelque couple écarté de la compagnie. Il lui prête de plus un séjour chez des parens de Strasbourg qui paraît de son invention.

Le livre XIe de Vérité et Poésie raconte ensuite sans y insister longuement la séparation des amoureux, séparation que l’auteur n’essaie nullement de justifier au surplus. Il y mentionne en passant cette singulière hallucination visuelle dont il fut affecté lorsqu’il s’éloigna pour la dernière fois de Sesenheim. Dans le sentier qui le conduisait vers Drusenheim, il crut voir, non point par les yeux du corps, dit-il, mais plutôt par ceux de l’esprit un personnage identique à lui-même, son propre « double » qui revenait à cheval vers la demeure des Brion, portant un costume tel qu’il ne s’en connaissait aucun de semblable, un habit d’un gris bleuâtre rehaussé de riches broderies Or ce fut en effet sous un habit de cette apparence qu’il franchit de nouveau, huit années plus tard, en 1779, le seuil des braves gens qu’il avait abandonnés sur son chemin glorieux. « On pensera ce que l’on voudra de pareilles visions, ajoute-t-il prudemment en cet endroit, mais l’image fantomatique me rendit du moins un peu de mon calme ébranlé par la cruelle séparation. »

Ses Mémoires parlent enfin d’une lettre d’adieux adressée par lui à Frédérique, lettre à laquelle la jeune fille riposta par des pages déchirantes, en sorte que le souvenir de l’abandonné le hanta pour longtemps encore. Il avait connu jusque-là, dit-il, trois précoces aventures de cœur : l’une s’était terminée par l’intervention de ses parens qui éloignèrent de lui l’objet de son amour ; une autre amie l’avait délaissé sans qu’il eût rien fait pour mériter cette disgrâce ; avec Frédérique, il se sentait pour la première fois personnellement coupable. Il traversa donc une période d’amertume qui lui rendit la vie presque insupportable. Toutefois, inaugurant dès lors une méthode thérapeutique qui devait si souvent le guérir, il fit de la littérature avec ses souvenirs et du drame avec ses remords ; de son aveu même, les deux personnages féminins qui portent l’un comme l’autre le nom de Marie, dans Gœtz de Berlichingen et dans Clavijo, durent leur naissance à cette première tentative de guérison par la poésie. — Mais, en outre, le premier Faust, à peu près achevé dans ses grandes lignes vers 1775, bien qu’il n’ait vu le jour de la publicité qu’en 1790, dut-il aussi quelque chose aux souvenirs de Sesenheim, et dans quelle mesure Gretchen est-elle inspirée de Rickchen ? C’est la question qu’il nous faut examiner désormais.


IV

Lorsque le secret de son idylle alsacienne fut livré par Goethe en 1812 aux commentaires du public allemand, aucun de ses lecteurs ne doutait qu’il n’eût déjà mis beaucoup de sa propre vie dans les œuvres romanesques ou même dans les créations dramatiques de son fertile génie. Werther, Tasse, Wilhelm Meister, les Affinités électives, autant de chapitres successivement détachés du livre de son existence intime, autant d’épisodes romanesques, qui, façonnés par un art admirable, plongeaient néanmoins dans la réalité par de vigoureuses racines. Et son œuvre maîtresse, ce Faust qui, en compagnie de Werther, devait être le seul parmi ses écrits à devenir véritablement populaire en Europe, n’aurait pas eu, lui aussi, sa source dans quelque passion ardemment, douloureusement vécue ? Cela parut impossible aux contemporains du poète.

Dès 1806, un certain Luden, récemment nommé professeur d’histoire à l’Université d’Iéna et doué de plus de franchise que de délicatesse à coup sûr, ne s’avisa-t-il pas d’interroger précisément sur ce point le grand homme auquel on venait de le présenter. Il lui demanda sans ambages si quelque souvenir personnel ne lui avait pas inspiré les scènes du Faust où passe la touchante figure de Gretchen. L’aventure de Sesenheim étant encore ignorée de tous à cette époque, Goethe put éluder sans difficulté cette lourde interrogation : il répondit par une plaisanterie sur l’incertitude qui s’attache à toutes les origines dans la science historique.

Mais quand les admirateurs ou commentateurs du grand écrivain purent goûter à l’automne de 1812 le récit de son roman alsacien, lorsqu’ils y lurent entre les lignes l’expression mal contenue de ses remords, beaucoup d’entre eux crurent enfin posséder le secret de Faust. C’est le célèbre critique Hermann Grimm qui a peut-être le mieux résumé plus tard cette unanime opinion de l’exégèse gœthéenne : « A la fin de son séjour en Alsace, écrit-il, à l’heure où mûrissait en lui la conception de son Faust, Goethe portait tout le poids d’un douloureux remords. Il avait enseigné la passion à une créature innocente pour l’abandonner bientôt en dépit des plus formelles assurances. Sans aucun doute le personnage de Gretchen est né du souvenir de Frédérique Brion[3]… Gœthe s’était insinué dans le cœur d’une jeune fille naïve et lui avait donné l’illusion d’entamer avec elle une liaison amoureuse dont la durée devait être sans fin ; puis, un beau jour, il lui avait dit : C’est assez maintenant. Adieu ! Vois à te tirer d’affaire à ta guise ! — Mais il en vint bientôt à grandir sa propre cruauté jusqu’aux proportions d’un symbole. Dans son imagination poétiquement créatrice, l’aventure se développa jusqu’aux conséquences les plus extrêmes qu’elle eût pu comporter dans la vie réelle, jusqu’au crime d’infanticide. Gœthe n’avait qu’à laisser à sa fantaisie la bride sur le cou pour que Marguerite se dégageât sans effort des traits délicats de Frédérique… Il voulut même affirmer cette ressemblance, puisque les attraits si connus de Gretchen, la mutinerie charmante dans les allures, la confiance naïve et sans bornes sont présentés dans Vérité et Poésie comme les attributs les plus caractéristiques de Frédérique. »

Cette opinion prit certainement naissance en 1812 et l’on chercha dès lors le prototype de Marguerite dans l’aimable fille du pasteur Brion. Or le texte des Mémoires de Gœthe ne parle plus de Frédérique après 1771 ; il ne dit rien des relations amicales qui subsistèrent entre les deux jeunes gens après leur séparation et l’on ignora longtemps encore la lettre si décisive à Mme de Stein, dont nous avons traduit les principaux passages. On put donc facilement supposer, à cette heure, que Frédérique avait eu tout le sort de Gretchen (à l’infanticide près qui l’eût conduite sur l’échafaud comme l’héroïne du drame) et c’est dans cette opinion qu’il faut sans nul doute chercher la source principale des rumeurs malveillantes dont nous allons rencontrer désormais trop de traces.


V

Vers 1820, la renommée de Goethe grandissant toujours avec les années jusqu’à poser de son vivant un nimbe d’apothéose autour de son front olympien, Sesenheim commença d’attirer quelques pieux pèlerins poétiques ; on assure même que les Anglais, précurseurs-nés de tous les autres touristes, y firent leur apparition dès cette époque. Dans l’été de 1822, le modeste village reçut un visiteur de quelque distinction. C’était un professeur de philologie à l’Université de Bonn, du nom de Naeke, savant fort estimé de ses collègues et fanatique admirateur de Goethe. Dans quelques pages qui ne furent publiées que vingt années plus tard, il consigna le récit de cette excursion alsacienne, dont il conçut le projet après avoir applaudi à Mannheim une représentation de Faust : « Ma visite à Sesenheim, écrit-il, avait une double raison d’être : je voulais relire sur place l’aventure de jeunesse que Goethe vécut en ces lieux, et, d’autre part, je souhaitais de me renseigner autant que possible sur les destinées ultérieures de son amie. Quant à ce dernier point, et depuis quelque temps déjà, j’avais recueilli certaines rumeurs que je vais résumer en deux mots. A Strasbourg aussi bien qu’aux environs de cette ville, on s’accordait, semble-t-il, à fort mal parler de Goethe, qui aurait abandonné non seulement l’aimable Frédérique, mais encore un fils qu’elle avait conçu de lui quelque temps avant son départ, en sorte que ce fils dut exercer pour vivre le métier le plus humble, celui de garçon pâtissier. » Le professeur ne manifeste d’ailleurs aucune surprise devant une si grave accusation, tant il y fut préparé par le spectacle de Faust.

Pour mener à bonne fin sa délicate enquête, Naeke s’adressa tout naturellement au successeur de Brion dans la charge pastorale de Sesenheim. Cet ecclésiastique se nommait Sehwep-penlweusor : son père et son frère l’ayant précédé dans le même ministère et dans la même paroisse, il semble que la chronique locale ne devait pas avoir pour lui de secrets[4]. Interrogé par le professeur de Bonn, il se porta garant de l’innocence de Gœthe, mais non pas de la vertu de Frédérique, ainsi que nous allons le dire, et il offrit même à son hôte un aperçu tout nouveau quant à la conclusion de l’idylle fameuse. Il croyait pouvoir affirmer qu’en 1771 Gœthe avait promis de revenir à Sesenheim pour épouser Frédérique aussitôt que sa situation sociale et son indépendance seraient assurées pour l’avenir. Sa visite de 1779, dont les paroissiens du pasteur avaient gardé le souvenir, n’aurait donc eu d’autre objet que l’accomplissement de cette solennelle promesse. Par malheur, il serait survenu durant son absence un événement qu’il dissimula par délicatesse dans ses Mémoires, s’y donnant tous les torts d’un abandon gratuit et se chargeant fort généreusement d’une faute qui ne fut point la sienne en réalité. Voici en effet ce qui s’était passé à Sesenheim entre 1771 et 1779. Le village avait alors pour prêtre catholique un certain abbé Reimbold, homme agréable et insinuant, disciple de Rousseau d’ailleurs et admirateur de son Vicaire savoyard, en attendant qu’il devînt l’adhérent passionné de la Révolution à ses débuts. Or les deux presbytères se touchaient : Frédérique aurait été la victime de ce voisin parjure à son vœu sacerdotal.

Nous savons déjà par la lettre de Gœthe à Mme de Stein que cette seconde version est tout aussi peu soutenable que la première. Aussi Naeke, beaucoup mieux renseigné sur la vie du poète que son interlocuteur villageois, se garda-t-il bien d’ajouter foi à ces commérages. « Je ne voulus pas ébranler dans sa conviction l’honnête pasteur, écrit-il à ce propos, quoique personnellement assuré que les événemens réels avaient eu un tout autre cours. Je n’ignorais pas en effet que Gœthe renonça définitivement à ses vues sur Frédérique dès son départ de Strasbourg et qu’il ne revint au bout de huit ans que pour revoir en passant son amie, mais nullement pour lui offrir son nom. » Pourquoi Naeke ne se donna-t-il pas la peine de rectifier les convictions erronées de son interlocuteur, c’est ce qu’il n’explique pas davantage. Il demanda encore ce qu’était devenu l’enfant prétendu de Frédérique et du prêtre, mais ne put obtenir aucune indication sur ce point.

En dépit de cette déplaisante révélation, il se déclara d’ailleurs enchanté de sa visite : « Je ne puis même prétendre, écrit-il, que l’aventure attribuée à Frédérique ait en rien troublé mon ravissement pendant cette journée d’émotions délicieuses. J’avais été préparé, comme je l’ai dit, à trouver dans la vie de cette charmante fille quelque infortune secrète, et j’étais satisfait d’apprendre qu’on ne pouvait du moins rendre Gœthe responsable de son malheur. Ce fut donc partout la vraie, la poétique Rieckchen, celle qui, surabondamment parée de jeunesse et de beauté, d’innocence et de tendresse, n’avait encore versé de larmes que sur le prochain départ du bien-aimé, ou tout au plus sur quelque pressentiment de son triste avenir, ce fut celle-là seulement que mon cœur voulut évoquer devant ce riant paysage, tantôt dans une muette extase, tantôt dans un attendrissement délicieux ! »


VI

Peu de temps après son retour à Bonn, Naeke eut une inspiration assez singulière. Il s’avisa de faire parvenir à Gœthe le récit de son pèlerinage à Sesenheim, hommage attendri, sorte de pieux ex-voto suspendu par sa main dans le temple idéal du poète divinisé. Il n’en effaça d’ailleurs ni l’histoire du jeune pâtissier de Strasbourg, ni les commérages de Schweppenhaeuser au sujet du suborneur Reimbold. Ainsi avisé des imputations diverses qui pesaient sur la mémoire de Frédérique, ainsi mis en cause lui-même dans le plus souriant épisode de sa jeunesse, l’Olympien de Weimar ne parut pas s’émouvoir un instant. Il adressa bientôt à Bonn une réponse si caractéristique que nous croyons devoir la traduire ici tout entière, en dépit de sa forme abstraite et quelque peu pédante, en vérité.

« Voici, écrit-il, quelques lignes qui mettront bien en relief l’étrange symbolisme légendaire sous lequel nous nous voyons trop souvent submergés après toute une vie de patient labeur. Pour exprimer en peu de mots mes sentimens sur les échos venus jusqu’à moi de Sesenheim, je me servirai d’une comparaison tirée de la physique en général, et de l’Entoptique en particulier. (On sait que le poète s’occupa toute sa vie avec prédilection de la théorie optique des couleurs.) J’utiliserai pour me faire comprendre les réflexions réitérées d’un même rayon lumineux.

1. — Le reflet d’une jeune et bienheureuse vie de rêves délicieux s’imprime avec énergie dans l’Inconscient du jeune homme. (C’est ici une allusion aux souvenirs laissée par l’idylle alsacienne dans l’âme du poète.)

2. — L’image ainsi conservée par lui est rappelée de temps à autre dans sa mémoire et flotte ça et là pendant des années dans son for intérieur, toujours parée de charme et de tendresse.

3. — Ce trésor charmant du bonheur jadis obtenu, après avoir été longtemps renfermé de la sorte, se voit enfin exprimer vers le dehors sous la poussée d’un vivant souvenir, et par le fait de la rédaction écrite, subit comme une nouvelle réflexion lumineuse après celle de la simple mémoire. (Allusion à la rédaction de Poésie et Vérité et sans doute justification des licences que s’est octroyées le narrateur.)

4. — Ce reflet nouveau rayonne désormais de tous côtés par le monde et dès lors une belle sensibilité (celle de Naeke par exemple) pourra se réjouir à cette apparence comme si elle était réalité, de manière à en recevoir une profonde empreinte à son tour.

5. — Par là se développe en cette âme nouvelle une tendance à faire revivre pour son plaisir dans la réalité tout ce qui peut encore être sauvé de ce passé.

6. — Ce désir grandit et, pour le satisfaire, il devient indispensable de se transporter sur place, afin de goûter du moins par la vue le décor de l’image radieuse (c’est le voyage de Naeke).

7. — Là se produit cette heureuse circonstance que l’on retrouve au lieu vénéré un homme sympathique et bien instruit ( ! ) en qui l’image s’est également imprimée. (Cette périphrase bienveillante désigne évidemment le trop bavard Schweppenhauser ! )

8. — De là naît, dans ce décor, qui jusque-là semblait vide aux yeux du visiteur, la possibilité de restaurer par la pensée la réalité ancienne, de se créer à l’aide de reliques ou de traditions quelque chose comme une sensation présente adroitement restaurée, et d’aimer ainsi la Frédérique de jadis dans toute son amabilité accomplie.

9. — Par là, celle-ci peut désormais, — tout incident humain survenu dans l’intervalle étant négligé d’ailleurs, — se refléter encore une fois dans l’âme de son vieil amoureux et renouveler délicieusement au profit de ce dernier une douce, précieuse et vivifiante impression de bonheur présent.

Si l’on veut bien songer maintenant que ces sortes de réflexions lumineuses ainsi transposées dans l’ordre intellectuel non seulement conservent en vie le passé, mais relèvent même à une vie plus haute, on sera malgré soi reporté vers les images entoptiques qui, elles aussi, lorsqu’elles vont de miroir en miroir, sont bien loin de pâlir en chemin, mais au contraire puisent dans ces répercussions successives un plus vigoureux éclat. L’on aura donc choisi dans cette comparaison un heureux symbole des faits qui se sont produits souvent et se renouvellent encore chaque jour sous nos yeux dans l’histoire des arts, des sciences, de l’Eglise et même des événemens politiques. »

Telles sont les méditations sereines et détachées que suggèrent au vieillard illustre de Weimar les indiscrètes révélations de Naeke ! Ainsi l’ancien galant de Frédérique, qui la voit accuser à sa propre décharge d’une faute dégradante dont sa lettre à Mme de Stein, alors connue de lui seul, suffirait pour la disculper sans réserves ; ainsi cet ingrat séducteur n’a pas un cri involontaire, pas même un mot de colère ou de révolte devant une semblable profanation de ses plus chers souvenirs ? Le pasteur actuel de Sesenheim reste à ses yeux un personnage « sympathique et bien instruit ! » Il entend pour sa part « négliger tout incident humain » survenu depuis le temps de ses amours !

Cette page singulière fut publiée peu après la mort de son auteur avec d’autres œuvres posthumes comme un fragment sur les réflexions réitérées adressé au professeur Naeke. Mais les éditeurs n’ayant ajouté aucune explication plus précise, personne n’en put alors comprendre le sens et la portée véritable. Toutefois lorsqu’en 1840, après la mort de Naeke, ses amis offriront au public le récit de son pèlerinage de 1822 à Sesenheim, la relation entre les deux textes apparut à tous les yeux par leur date et aussi parce que Gœthe ne fait que paraphraser dans sa réponse un passage du texte de Naeke où ce dernier parle du rayon qui passa par réflexion de la jeune imagination du grand poète dans sa propre fantaisie respectueuse et dévotement réceptive. Eclairé de cette lumière nouvelle, le ton du morceau de Gœthe plongea dans la stupéfaction ses admirateurs, car ce nouveau témoignage d’ « Olympisme » dépassait tous ceux qu’il avait fournis jusque-là aux pieux historiens de sa vieillesse. — L’un d’eux se vit réduit à proposer cette invraisemblable hypothèse : pressé par ses occupations de toutes sortes, Gœthe n’aurait lu que les premières lignes du manuscrit de Naeke et ignoré par conséquent la double accusation contre Frédérique qui s’étale dans ces pages naïves. Mais cette version nous paraît insoutenable après lecture attentive du texte de Gœthe dont nous avons souligné les allusions aux révélations de Naeke. Un critique d’opinion avancée, le professeur Teuffel de Tuebingen, hégélien d’extrême-gauche, se montra plus sévère : non seulement il stigmatisa l’égoïsme du grand homme rassemblant pour ainsi dire avec négligence les débris de la réputation anéantie de Frédérique pour réfléchir dans ce miroir rompu sa débordante personnalité littéraire, mais encore il proclama qu’à ses yeux, le silence du séducteur sur le point capital du document qu’on lui avait fourni était un aveu tacite de sa propre faute, de cette paternité coupable dont le pasteur de Sesenheim avait vainement tenté de le décharger !

Il n’est nullement besoin, pour expliquer l’attitude de Gœthe, de cette dernière hypothèse que nous avons déjà plusieurs fois réfutée par la lettre de 1779 à Mme de Stein. Cette attitude n’a pas en effet de quoi surprendre grandement les lecteurs bien renseignés sur son compte, ceux qui connaissent l’incroyable épanouissement de sa personnalité vers la fin de son existence. Dans une correspondance récemment publiée en Allemagne[5], nous avons trouvé ces lignes significatives sous la plume de Charlotte de Stein elle-même, de Charlotte aigrie par l’âge, il est vrai, et longtemps irritée par l’abandon de son illustre ami avant de reprendre avec lui sur le tard des relations de simple convenance : « il y a huit jours, écrit-elle dès 1806 à son fils Fritz (l’ancien pupille de Goethe), sa belle-sœur est morte pendant que nous étions chez lui. Mais il se fait cacher tous les cas de mort dans sa maison et au dehors jusqu’à ce qu’il les découvre peu à peu, sans secousse. » Et encore, vingt années plus tard : « Sur le pont nous passâmes à côté d’une voiture dans laquelle le Lama de Weimar se prélassait près de sa belle-fille qui a fait récemment une terrible chute de cheval. Elle fut si contusionnée et défigurée que sa bouche dut être recousue plusieurs fois. Ses amis et relations ont veillé tour à tour près de son chevet ; mais le Lama, pour s’éviter toute impression désagréable, lui fit dire qu’il ne voulait la revoir qu’entièrement remise et qu’elle devrait porter ce jour-là la robe qu’elle avait la dernière fois qu’il la vit avant l’accident ! »

Eh bien ! si la plus proche alliée de Gœthe et le bâton de sa vieillesse, si la charmante Ottilie devait se résigner à subir un semblable traitement, quelles marques d’intérêt ou même d’attention pouvait espérer la pauvre Frédérique morte depuis dix ans en 1822 et, de plus, écartée depuis un demi-siècle du chemin glorieux du Lama ? — A notre avis, l’Olympien lut avec attention les propos de Naeke et du pasteur, mais il ne prit même pas le souci de les discuter dans son for intérieur. Que lui importait après tout le destin de la pauvre fille après leur séparation ? Il n’en voulut rien savoir. L’image sortie de son pinceau génial se reflète immortelle dans la pensée de ses fervens, et c’est là tout ce qui importe au vieillard gâté par les adulations d’un peuple tout entier. La page fameuse sur les réflexions réitérées ne prouve donc rien contre la mémoire de Frédérique. Elle établit seulement, avec beaucoup d’autres issues de la même source, l’extrême vulnérabilité nerveuse qui devait se cacher plus que jamais à la fin de sa vie sous les dehors majestueux de Werther guéri de son inquiétude maladive, mais encore obligé à tant de ménagemens mesquins pour sauvegarder son fragile équilibre affectif.


VII

La publication du récit de Naeke en 1840 suscita de vives polémiques dans les colonnes de la presse allemande. On prit dès lors position pour ou contre la culpabilité de Gœthe, pour ou contre la vertu de Frédérique. Mais le silence se fit bientôt sur cet incident, puisque, dès 1859, quelques gœthéens enthousiastes songèrent à élever, dans le voisinage du presbytère de Sesenheim, un monument à Frédérique considérée comme l’héroïne de cette fidélité jalouse qui sied au souvenir d’un amour glorieux. Ce projet n’aboutit toutefois que vingt ans plus tard après l’annexion de l’Alsace à l’Empire allemand. Un médaillon commémoratif fut alors inauguré aux applaudissemens de l’Allemagne lettrée, non sans soulever çà et là quelques discrètes protestations. On assure qu’Edmond Scherer, le pénétrant critique des Mélanges d’histoire religieuse, appréciait à peu près en ces termes la manifestation dont nous venons de parler : « L’emballement des professeurs d’outre-Rhin nous amuse infiniment, nous autres Alsaciens, édifiés que nous sommes par toute une génération de témoins dignes de foi. L’enfant de Frédérique avec le prêtre a été inscrit à l’état civil de Strasbourg et bien connu de toute la ville. Peut-être retrouvera-t-on quelque jour aussi la trace du petit Gœthe. Beaucoup de gens se taisent là-dessus par patriotisme local : la famille nie tout pour ne pas se faire tort, mais mon collègue Nefftzer (l’ancien directeur du Temps) le savait aussi bien que moi ! Non, non, Frédérique ne fut jamais un dragon de vertu ! Tout cela ne manquera pas d’éclater enfin au grand jour et nous allons rire ! »

Douze années se passèrent toutefois avant que les détracteurs de Frédérique eussent en effet quelque sujet de rire, si tant est que ce litige prête à l’hilarité de la galerie. — En 1892, un professeur allemand du nom de Froitzheim, déjà connu par des travaux consciencieux sur quelques épisodes du séjour strasbourgeois de Gœthe, publia un petit volume[6], qui n’est qu’un violent réquisitoire contre le grand homme et son humble amie. Non seulement Froitzheim reproduisait, pour les commenter au détriment de ses victimes, les divers témoignages que nous avons signalés déjà, mais il prétendait apporter deux charges nouvelles contre la fille du pasteur Brion.

Et tout d’abord, il croyait avoir enfin retrouvé l’acte de naissance de ce fils de Frédérique, pâtissier de son état, dont Naeke et Scherer nous ont parlé tour à tour. En feuilletant patiemment les registres poudreux d’un orphelinat voisin de Strasbourg, celui de Stephansfeld qui était désigné à ses investigations par certain propos, attribué à un neveu de Frédérique, ce fureteur acharné découvrit la mention d’un enfant présenté à l’hospice en 1787 par M. l’abbé Reimbold, curé à Sesenheim et inscrit sous le nom de Jean Laurent, fils illégitime de Jean Frédéric Blumenhold natif de Pfaffenhofen et de Françoise Louise Wallner, originaire de Schweighausen. — Froitzheim retrouva de plus à la mairie de Strasbourg l’acte mortuaire de ce petit abandonné : mort à vingt ans de la fièvre scarlatine, il est donné pour pâtissier de son métier.

Voilà donc un enfant présenté par l’abbé Reimbold qui, paraît-il, n’en apporta jamais d’autre au même orphelinat, doté de parens dont les noms semblent, après examen, avoir été inventés de toutes pièces et mort pâtissier à Strasbourg Froitzheim appuyé sur les divers élémens de la légende concluait que ce Blumenhold était, le fils de Frédérique et de Reimbold, dont il faudrait seulement placer la naissance après la visite de Goethe, une dizaine d’années après l’époque indiquée par Schweppenhæuser à Naeke ! Mais enfin, objecterons-nous ici, quand le curé de Sesenheim aurait fait autre chose qu’un acte d’intermédiaire charitable, autre chose qu’une œuvre pie en parfait accord avec son ministère lorsqu’il porta cet enfant sans parens à l’hospice, quand même il n’aurait pas été étranger à la naissance de son protégé, nul indice, pas même le plus fugitif, ne met Frédérique en cause dans le document d’archives qui nous est ici proposé. Pour y lire un vague soupçon, il faut le rapprocher d’une série d’affirmations confuses au plus haut degré et le plus souvent contradictoires entre elles, ainsi que nous l’avons fait remarquer. Il est donc inutile de nous y arrêter plus longtemps.

Froitzheim versait en revanche au procès une pièce authentique et d’un caractère fâcheux pour le bon renom de Frédérique, sinon pour sa vertu au sens strict de ce mot. Il citait en effet quelques passages des mémoires inédits d’un pasteur alsacien du nom de Gambs, — mémoires rédigés en 1820, il importe de le remarquer dès à présent, c’est-à-dire huit ans après ceux de Goethe, et certainement influencés par le récit de ce dernier. — Gambs explique dans ces pages qu’en 1778, alors qu’il étudiait la théologie protestante à Strasbourg, il fut invité à Sesenheim pour s’essayer dans l’art de la prédication. En effet le pasteur Brion poussait son obligeance proverbiale jusqu’à prêter volontiers sa chaire dominicale aux débutans désireux de parler en public devant un auditoire rustique et dénué de sévérité.

« Du roman de Frédérique avec Goethe, écrit Gambs[7] après cette explication préalable, je ne savais absolument rien en ce temps. Depuis l’abandon dont elle avait été victime, le chagrin avait détruit sa santé : elle comptait vingt-sept ans révolus et la fleur de sa jeunesse était dès lors entièrement flétrie. » C’est ici se montrer bien sévère, notons-le, puisque Gœthe trouva son amie « peu changée » l’année suivante. « Pourtant, continue le pasteur, dès l’instant où je franchis le seuil du presbytère, je me sentis environné par un indicible sortilège d’amour et plongé dans une atmosphère éthérée. Pendant le souper, l’entretien fut à la fois si simple et si spirituel, Frédérique, à côté de qui j’étais placé, me témoigna tant d’intérêt et de bonté, la gaité, la fantaisie, la cordialité s’allièrent de façon si parfaite en ses manières que les idées se prirent à germer dans mon cerveau sans effort et que je me sentis grandement attiré vers cette charmante personne ! »

On voit qu’en cet endroit Gambs fait un peu de littérature et marche sur les brisées de Gœthe avec une visible complaisance. Cependant Frédérique n’assiste pas au sermon du candidat théologien, mais elle insiste en revanche pour qu’il le répète tout entier devant elle au logis et le comble aussitôt des louanges les plus délicates : « Avais-je fait vraiment quelque impression sur son âme, se demande le héros de cette aventure, ou donnait-elle tout simplement la chasse à un jeune homme inexpérimenté comme sa sœur Salomé l’essayait au même moment avec mon camarade Marx[8], je ne sais… Mais comme nous devions repartir le lendemain dès l’aurore, Marx et moi, nous résolûmes tous quatre de ne pas dormir et nous passâmes cette nuit d’été en promenades par les rues du village et jusque dans l’enceinte du cimetière, déclamant des vers pathétiques, célébrant la lune et les étoiles, nous exaltant sur l’omnipotence du sentiment, cet élan qui seul est capable de nous emporter vers les célestes régions. » Et tout cela est bien de l’époque en vérité. Les choses n’allèrent pas plus loin pour cette fois.

« Au mois de septembre (1778), reprend-il, je fis une seconde visite à Sesenheim. Les mêmes émotions, les mêmes exaltations, les assauts de bel esprit recommencèrent de plus belle. Frédérique était à ce moment pour moi plus qu’un être terrestre : il ne pouvait donc me venir à l’esprit de m’éprendre d’elle au sens propre de ce mot. Je sentais d’ailleurs sans m’en rendre bien compte la différence d’âge, l’absence des charmes physiques : tout ce que j’éprouvais à son égard était une vénération sans limites. Je le lui assurai cette fois une demi-heure avant de partir et j’exprimai mes regrets de la quitter. Là-dessus, elle me déclara, les yeux en pleurs, que son repos, le bonheur de sa vie s’éloignaient avec moi et, de ce moment, je fus épris. La conquête d’une personne déjà distinguée par Goethe (j’avais été informé de cette circonstance depuis notre première entrevue) n’était pas sans flatter ma vanité juvénile. »

On voit que la jeune fille n’est pas trop maltraitée jusque-là par son ancien amoureux ; mais voici la page dont l’éditeur de Gambs, Froitzheim, entendait accabler la mémoire de Frédérique. « Je passerai rapidement, poursuit le pasteur, sur cette période de ma vie durant laquelle je me fais encore aujourd’hui l’effet d’un véritable sot. Mon ivresse dura deux ans et demi et peut-être aurait duré davantage, jusqu’à m’amener à un mariage inconsidéré, si Frédérique n’avait excité trop tôt ma sensualité et si, de plus, ma situation à Strasbourg n’avait changé dans l’intervalle. J’étais un jeune homme pur et sans malice : mon imagination la plus hardie n’allait pas au-delà du baiser et l’année 1779 (celle de la visite de Goethe, rappelons-le) se passa tout entière dans les délices d’un amour innocent, Etait-ce là trop peu pour Frédérique ? Quoi qu’il en soit, au cours de l’année 1780, elle se montra à mes yeux sous un aspect nouveau qui m’inquiéta grandement dans ma pudeur jusqu’alors intacte et qui, tout en éveillant en moi l’appétit des sens, détruisit l’estime que j’avais accordée jusque-là à mon amie comme à un être d’exception. »

En 1780, Gambs accepte une situation de précepteur qui rend beaucoup plus rares ses visites à Sesenheim et l’image de Frédérique qui, dit-il, n’avait plus à ses yeux dès lors une auréole de pureté virginale, passe peu à peu à l’arrière-plan de sa pensée : « Oh ! certes, soupire-t-il alors, une jeune fille perd tout son charme quand elle pèche le moins du monde contre les convenances au regard de son amoureux. Elle croit par là le fixer plus sûrement peut-être, lui imposer la constance en faisant appel à ses appétits voluptueux. Elle n’obtient que l’effet contraire. — Tu n’es donc pas un être pur, songe alors le jeune homme désabusé ? Qui sait ce que tu as déjà donné à d’autres avant moi ? Eh bien ! je profiterai de ce qui m’est offert, quand même je ne serais pas le premier à en bénéficier. Dans le cas où je viendrais ensuite à te perdre, bien d’autres seront capables de tenir près de moi ta place. »

La rupture ne pouvait se faire longtemps attendre après des malentendus de ce genre. Un magistrat municipal de Strasbourg auprès de qui Gambs remplissait les fonctions de secrétaire fit remarquer un jour en sa présence que les jeunes théologiens protestans tombaient le plus souvent dans les rets de quelque fille mûre qui, après avoir commenté de bonne heure l’Art d’aimer du poète Ovide avec des officiers, des médecins ou des juristes, essayait enfin ses derniers artifices sur un candidat pasteur. En effet, habitué par état à la retenue la plus sévère et néanmoins désireux de connaître les douceurs de l’amour, un tel blanc-blec se laisse duper sans peine à l’ordinaire et tient les avances de la délaissée pour les témoignages d’une irrésistible passion. « Oh ! s’écrie Gambs après ce préambule, combien mon cœur s’enflammait de colère à chaque mot de ce discours qui ne s’adressait nullement à moi cependant ! N’était-ce pas là toute mon aventure ? N’avais-je pas été attiré, amorcé de la sorte ? Rentrer dans ma chambre, m’asseoir devant ma table et écrire à Frédérique une lettre de congé dans toutes les formes, ce fut pour moi l’affaire d’un instant. Depuis cette époque, je ne me laissai jamais entraîner dans aucune amourette jusqu’au jour où je fus un homme mûr, pourvu d’une situation indépendante. » Après ses tristes expériences préalables avec Goethe et avec Lenz, Frédérique aurait donc connu pour la troisième fois l’amertume et la déception sentimentale.


VIII

Ces révélations du docteur Froitzheim provoquèrent un véritable orage dans les paisibles sphères de l’érudition gœthéenne, et de généreux champions s’élancèrent aussitôt dans la lice pour défendre la réputation encore une fois menacée de Frédérique. On rappela que son nom figurait très souvent à titre de marraine après 1787 dans les registres paroissiaux des différentes localités qu’elle habita : or cette qualité de mère spirituelle n’est jamais accordée en Alsace qu’à des femmes de réputation sans tache. On insista sur les amitiés honorables qu’elle sut mériter dans son âge mûr. On ne voulut voir dans les souvenirs de Gambs qu’une imitation à la fois médiocre et outrée des Mémoires de Goethe. En un mot, l’on fit si bien pour effacer l’impression du livre de Froitzheim qu’un ouvrage encyclopédique fort estimé en Allemagne, le Meyers Conversationslexikon, affirmait dans une toute récente édition que les tentatives plus d’une fois renouvelées pour ternir le renom de Frédérique pouvaient être considérées comme ayant complètement échoué.

Cette assertion, beaucoup trop péremptoire à son avis, engagea le professeur Froitzheim à la riposte. A cet effet, il prépara la publication in extenso des souvenirs de Gambs qu’il augmenta de nombreuses notes et additions justificatives. La mort le surprit avant la réalisation de son projet, mais sa veuve a fait imprimer, l’an dernier, son travail, dont la publication est pour nous la très bien venue parce qu’elle nous permet d’apprécier, en connaissance de cause, la valeur du témoignage de Gambs. Certes, le pasteur se révèle dans ces pages autobiographiques comme un homme excellent, de sens honnête et de volonté droite ; mais en revanche, il s’y montre à peu près dépourvu de cet esprit de finesse que prônait notre grand Pascal, et fort peu capable au total d’un jugement éclairé sur les secrètes impulsions du cœur féminin.

Frédérique eut-elle vraiment sur l’étudiant les intentions qu’il lui prête ? Né de parens nécessiteux et désunis par la débauche du père, Gambs était de petite taille, et la variole l’avait marqué rudement dès l’enfance en détruisant l’un de ses yeux. Vers l’adolescence, un nouvel accident répara jusqu’à un certain point le premier parce qu’il permit au jeune homme d’insérer un œil de cristal entre ses paupières jusque-là fermées. « Je n’étais donc plus défiguré, » s’écrie triomphalement dans son récit le pauvre mutilé qui dut en effet à cette circonstance de pouvoir obéir à sa vocation sacerdotale ! Il l’était un peu moins à la vérité, mais comment concevoir pourtant que Frédérique ait pu jeter si avidement son dévolu sur ce garçon aussi dépourvu d’attraits que de ressources, sans grande valeur intellectuelle d’ailleurs, mais doué seulement d’un honnête caractère et d’une réelle énergie morale comme le démontra la suite de sa carrière. Une telle perspective matrimoniale n’avait rien de fort séduisant, il faut en convenir, et l’apparition de ce théologien, borgne et râpé, au presbytère de Sesenheim nous rappelle invinciblement celle que Goethe y prétend avoir faite huit années plus tôt, dans ses Mémoires : avec cette différence toutefois que le déguisement grotesque bientôt abandonné par le premier visiteur était l’apparence réelle et authentique du second ! Au surplus, il suffit de parcourir les souvenirs de Gambs pour reconnaître en lui un parfait naïf, tandis que Frédérique était une fille déjà formée par la vie et habituée dès longtemps aux libres allures. Le nouveau venu prit sans doute pour des avances ou même pour des imprudences ce qui fut simple laisser aller de bonne grâce chez une hôtesse avenante dont le naturel et l’abandon gracieux avaient été de tout temps les qualités distinctives.

Non, le témoignage de Gambs ne nous paraît pas moins contestable que ceux dont nous avons parlé jusqu’ici. Et pourtant, l’opiniâtreté de l’accusation a fini par entamer le sang-froid de la défense dans l’affaire de Sesenheim. Hier, une revue critique fort estimée en Allemagne, le Literarisches Centralblatt, écrivait, à propos de l’autobiographie de Gambs, que les vraisemblances accumulées par l’auteur de cette publication pourraient bien avoir rendu finalement impossible l’entière justification de Frédérique !

Eh bien ! nous refuserons malgré tout notre adhésion à ses détracteurs, d’autant plus que l’opinion française nous paraît avoir désormais des motifs sérieux pour défendre la réputation de la pauvre fille. Accusé par les patriotes d’outre-Rhin d’avoir méchamment dénigré dans sa personne la vertu et la fidélité germaniques dont elle passait pour le type accompli, son récent accusateur n’a pas hésité à contester son origine allemande. Il a répondu qu’après tout Frédérique avait par son père du sang normand dans les veines, car les Brion paraissent originaires de Rouen. En ce cas, la proverbiale « légèreté » française aurait assurément quelque part dans les irrégularités de sa conduite ! — Nous nous empresserons de riposter que ces irrégularités n’étant établies par aucune preuve décisive, nous entendons la faire bénéficier de notre doute persistant à cet égard. Aussi bien n’a-t-on jamais nié qu’elle ne fût doucement aimable dans sa jeunesse et discrètement charitable en son âge mûr. Partout elle a laissé les plus sympathiques souvenirs. Qu’elle conserve donc à nos yeux l’auréole de grâce ingénue dont la couronna son immortel amoureux. Et puisque, Française assurément par la nationalité et par le nom, elle le fut aussi par le sang mi-alsacien et mi-normand que lui ont transmis ses ancêtres, réclamons pour notre part d’influence sur sa personnalité composite quelque chose de cette aisance du geste et de cette distinction innée de l’esprit qui rendirent sa brève apparition inoubliable dans la vie du plus expressif des grands esprits allemands.


ERNEST SEILLIERE.

  1. M. P. Decharme a écrit récemment une intéressante étude sur Gœthe et Frédérique Brion (Hachette, 1908) mais n’a pas abordé la question qui nous occupe.
  2. Frédérique était la troisième fille des Brion comme nous l’avons dit, mais Gœthe n’avait pas connu l’aînée déjà mariée et éloignée lors de son séjour en Alsace.
  3. Grimm a écrit Frédérique Brion, mais la critique allemande dit beaucoup plus volontiers « Frédérique de Sesenheim, » en raison de la consonance trop française à ses yeux du nom de famille que garda toute sa vie la jeune fille.
  4. Remarquons en passant que le petit presbytère délabré de Sesenheim semblait préparer des aventures exceptionnelles aux filles de ses habitans successifs. Celle du premier des Schweppenhæuser qui occupa cette demeure épousa un noble polonais, le comte Hauke, puis maria plus tard sa fille par une union morganatique au prince Alexandre de Hesse. Ce dernier ménage est devenu la souche des princes de Hattenberg dont on connaît la surprenante fortune. En sorte que le rustique pasteur alsacien a la reine actuelle d’Espagne pour descendante directe à la cinquième génération.
  5. Briefe an Fritz V. Stein. — Rohmann. Leipzig, 1907, p. 117 et 250.
  6. Friederike von Sesenheim, Gotha, Perthes, 1892.
  7. Gambs n’est pas sans avoir laissé quelque trace dans la chronique de son temps. Né en 1759, il se trouvait, à la veille de la Révolution, chargé du service religieux à l’ambassade suédoise de Paris, alors gérée par le baron de Staël, comme on le sait. Il se distingua par son courage, en s’acquittant scrupuleusement de son ministère pendant toute la durée de la Terreur et en sauvant la vie à quelques proscrits de marque. Plus tard, après diverses vicissitudes, il vint terminer ses jours dans sa province natale comme pasteur d’une des paroisses protestantes de Strasbourg — Au moment même où Froitzheim invoquait son témoignage contre Frédérique Brion, M. Lods lui consacrait à Paris un intéressant opuscule : l’Église luthérienne de Paris pendant la Révolution et le chapelain Gambs. Fischbacher, 1892.
  8. Ce Marx, candidat théologien comme Gambs, l’avait accompagné à Sesenheim dans la même intention, celle de prêcher devant un auditoire villageois. Il épousa en effet Salomé Brion par la suite.