Société des éditions Pascal (p. 289-299).


XV

« LIBERTÉ, LIBERTÉ CHÉRIE »












Ce matin, après le petit déjeuner, je m’installe à la petite table de travail à côté de mon lit, près de la fenêtre par où la forêt monotone étale sa couleur vert fatigué de l’été.

Je prends mon petit calendrier et, comme chaque jour, j’inscris la date : « 5 octobre 1943. Mille deux cent dixième jour d’internement. »

« Diable ! me dis-je, cela commence à compter…Mais il ne faut pas que je divague ! J’ai beaucoup de travail devant moi. Je dois corriger les exercices écrits de mes élèves… »

Je soupèse les cahiers. Ils ont bien diminué. Des quatre-vingts élèves du début de la saison, il ne reste plus qu’une cinquantaine. Trente sont partis : les marins allemands sont allés dans un autre camp ; des civils ont été libérés.

Des Italiens, à l’exception des marins, il ne reste plus que sept ou huit hommes. Quatre d’entre eux se sont volontairement fermé toute porte de sortie. Interrogés, ils ont déclaré qu’ils « ne voulaient pas respecter les lois ». C’est peut-être brutal, mais c’est franc !

En tout cas, depuis un mois, la petite ville continue à se dépeupler…

Je suis plongé dans ma besogne de pion lorsqu’en levant le nez, je vois surgir devant moi, comme par enchantement, la maigre silhouette du caporal du camp. Il sourit de toutes les rides de son visage taillé en angles aigus.

— Êtes-vous le numéro 459 ? me demande-t-il.

— C’est moi. Que désirez-vous ?

— Suivez-moi, me dit-il en faisant un geste vague.

— Où dois-je vous suivre ?

— Dehors…Vous êtes libre !

L’inattendu de la nouvelle me laisse incrédule.

— Il doit y avoir une erreur, lui dis-je. Mais le caporal se fâche :

— C’est bien vous !…Et, d’ailleurs, voici la preuve !

En disant cela, il sort de sa poche un ordre écrit. En entretemps tous les camarades se sont approchés. En un clin d’œil on se précipite vers moi.

À partir de ce moment, j’avoue que mes impressions se brouillent. J’entasse dans des valises mes affaires, mes papiers, mes livres, sans avoir aucune perception des gestes que j’accomplis. Une demi-heure plus tard, je me retrouve au-delà des fils de fer barbelés, devant une glace, et je constate que je suis, enfin, habillé en homme, avec mes vêtements du 10 juin 1940, dans lesquels je flotte, il est vrai, mais je me sens si bien. J’ai le teint hâlé, bronzé, le visage vieilli, mais l’âme plus jeune, plus forte et mieux trempée.

Un homme nouveau est né en moi. Et, tout compte fait, je le dis sans forfanterie, l’épreuve que je viens de subir m’a été salutaire.

Faisons un petit bilan.

Cette mesure de l’internement prise contre un certain nombre de sujets ennemis, ou de citoyens canadiens originaires de pays ennemis, était, je le répète, pleinement justifiée au moment où elle fut prise. En effet, quand la guerre éclate, que se passe-t-il ? Dans tous les pays belligérants, on interne les civils ressortissants des pays ennemis. En Allemagne et en Italie, on a mis dans des camps de concentration des sujets français et britanniques. En France et dans les pays britanniques, on a fait de même avec les Allemands et les Italiens.

Ce n’est peut-être pas très drôle pour les internés, mais c’est la règle du jeu. D’après cette règle générale, on prend des hommes considérés, à tort ou à raison, comme « pouvant être dangereux », on les sépare brusquement de leurs familles et on les isole. C’est peut-être là le côté le plus douloureux de l’affaire. Il faut souhaiter que demain, dans un monde apaisé, dans l’éventualité d’une autre guerre, la Société des Nations, ou tout autre organisme du même ordre, prenne l’initiative d’adopter une convention internationale qui complétera ou améliorera celle qui existe actuellement depuis le 27 juillet 1929. Veut-on se prémunir contre un danger possible ? Parfait ! Qu’on prenne les étrangers suspects avec leurs familles, qu’on les enferme dans un petit village dont la surveillance est facile, qu’on les empêche de communiquer avec le monde extérieur, mais qu’on leur épargne le supplice de briser leur vie intime et qu’on leur donne la possibilité de continuer leur existence particulière.

Ceci, en principe, et pour tous les pays en guerre.

Maintenant, si l’on veut jeter un regard rétrospectif sur ce qui s’est passé au mois de juin 1940, il ne faut point oublier que la France et la Grande-Bretagne se sont trouvées en présence d’un fait nouveau, contre lequel elles ont dû agir à la hâte, peut-être, mais agir. Je veux parler de la fameuse Cinquième colonne.

À la suite de ce qui s’était produit en Hollande et en Belgique, et même en Norvège, où des sujets allemands résidant dans ces pays avaient favorisé l’arrivée des parachutistes allemands, les gouvernements de Paris et de Londres avaient pris des mesures de précaution non seulement contre les nazis et les fascistes, mais également contre les communistes.

J’ai sous les yeux un numéro du journal Paris-Midi du 14 mai 1940 (c’est-à-dire presque un mois avant notre internement). On y lit, en première page, sous le titre de « La grande offensive de Londres et de Paris contre la Cinquième colonne », les lignes suivantes :

« Les mesures édictées par Londres et par Paris contre les sujets d’origine allemande afin d’éviter que se forme sur leur territoire, comme en Hollande et en Belgique, une Cinquième colonne ennemie, sont déjà entrées en vigueur.

« Les opérations de rassemblement de ces étrangers ont été menées dès hier, en Angleterre, avec une extrême vigueur. Toutes les grandes villes de la Grande-Bretagne ont été épurées. L’action fut menée par surprise dans les régions d’Edimbourg et de New-Castle, que l’on suppose être particulièrement visées par les Allemands. La rapidité avec laquelle ces mesures ont été exécutées n’aura pu manquer de porter le désarroi dans les plans que les Allemands de Grande-Bretagne avaient pu établir pour coopérer avec les parachutistes allemands dans le cas où Hitler voudrait rééditer en Angleterre son attaque contre la Hollande. »

Le journal, après avoir donné des détails sur ces opérations, ajoute que le Gouvernement français « avait pris les mêmes mesures ».

Bien mieux, quelques mois après notre internement au Canada, l’honorable M. Bertrand, parlant au nom du ministre de la Justice, M. Lapointe, expliquait que « les internés civils détenus dans les camps d’internement du Canada ne le sont pas parce qu’ils ont commis quelque chose, mais seulement parce qu’ils sont considérés comme pouvant faire quelque chose… »

La question de principe est donc claire et entendue.

En fait, comment les choses se sont-elles passées ? Très bien, il faut le reconnaître. Heureusement pour moi, et pour tous ceux qui ont vécu cette aventure avec moi, les camps d’internement canadiens n’ont rien de commun avec le château de Spielberg, où séjournaient les condamnés politiques de l’empereur François-Joseph ! Mais si mon livre est loin d’atteindre au pathétique de « Mes prisons », il n’en reste pas moins que nous, ainsi que les britanniques internés en Italie et en Allemagne, avons traversé des périodes d’amertume profonde et vécu des heures de détresse intense. Cette amertume, cette détresse, ce drame que nous avons vécu, nous tous, Britanniques, Français, Allemands et Italiens, ont surtout été l’effet de la séparation d’avec nos familles. C’est la ville sans femmes qui a pesé sur nous. Pas autre chose !

Voilà que, sans presque m’en rendre compte, je me trouve sur une camionnette qui nous transporte, un de mes camarades, ancien journaliste en Argentine, et moi, vers la gare de la ville la plus proche. Quelques heures après, le train roule dans la nuit ouatée de brouillard.

Quel est le monde nouveau dans lequel je vais me trouver ? Je l’ignore… Tant de choses se sont passées depuis le jour où j’ai été brusquement séparé de l’extérieur ! Nous avions les journaux, il est vrai, et la radio. Mais pour bien coordonner et assimiler les événements de la vie collective, l’esprit a besoin d’une certaine ambiance. Tant que j’étais dans la petite ville, ces événements me faisaient l’effet de faits étrangers à ma sensibilité. On aurait dit que ma réceptivité était en quelque sorte imperméabilisée.

Je sens en moi le désir profond de plonger dans la vie du dehors et de savoir… En attendant, le train roule dans la nuit, rempli de jeunes gens en uniforme, des soldats des armées de terre, de mer et de l’air du nouveau Canada. Mes yeux les contemplent, émerveillés. Je ne les connaissais pas ! Je ne les soupçonnais pas ! Pendant quarante mois je n’avais vu, en somme, que des vétérans. Une autre génération ! Ceux-ci sont l’image vivante de la force d’un pays qui est en train de devenir grand et de s’affirmer comme une nation de premier ordre. Cette jeunesse vibrante, enthousiaste, alerte, joyeuse, qui remplit les wagons, qui descend et monte aux gares les plus importantes, donne une fière opinion du pays qu’elle incarne et dont elle symbolise l’ascension rapide. L’épreuve de la guerre aura été, malgré son aspect tragique, salutaire et tonifiante pour le pays. Un nouveau Canada est déjà né.

Le train roule, roule dans les premières lueurs du jour.

Je pense au retour des millions d’hommes qui auront été séparés des leurs pendant des mois et des années. Ce sera le grand drame de demain… Comment retrouveront-ils leurs foyers ? Leurs femmes et leurs amours ?

Le train roule, roule sous le soleil éclatant de midi.

Je pense que les choses et les hommes se répètent avec un éternel recommencement. Il est probable que si l’on pouvait, comme le fait le cinéma, accélérer le temps, transformer les siècles en secondes, on serait surpris de voir le même homme reparaître constamment et faire les mêmes gestes… Je pense au peuple allemand, qui va sombrer bientôt dans une terrible catastrophe. À ce peuple allemand qui se laisse pervertir par de mauvais philosophes et qui, après quatre siècles, a refait une tragique expérience de Réforme aussi radicale et profonde que la première, non plus, cette fois, sur la question de religion, mais sur la question de race, avec la même volonté indomptée de domination…

Le train roule, roule…

Je prends les notes de ce journal, et je relis ce que j’ai écrit. Je commence par renier tout ce que j’ai été. En général, quand on lit ce qu’on a écrit longtemps avant, on constate qu’on ne pense plus ce qu’on a pensé. Ce qui n’empêche pas qu’on l’a pensé. Et l’intérêt d’un journal consiste précisément en ceci qu’il montre des vérités successives. On ne saurait mieux comparer un journal qu’à une série d’instantanés. Quelquefois cela vous ressemble, quelquefois pas. Ou plutôt, cela ne vous ressemble plus, mais cela vous a peut-être ressemblé, car nous sommes une suite de personnages différents…

Le train roule, roule dans le jour baissant sur la campagne québécoise. Je regarde avidement par les portières ce paysage qui redevient familier, dont les contours semblent s’adapter à ma sensibilité.

Le soir est tombé tout à fait… Maintenant le convoi traverse avec son vacarme de ferraille secouée par la vitesse des villes clairsemées de lumières électriques, où des gens vont, viennent, comme sur l’écran du cinéma. Puis, de petites localités, dont les noms résonnent aux oreilles avec la douceur de l’intimité.

Enfin, le train entre majestueusement dans une gare ; débordant de cris, de bruits, de mouvements, d’allées et de venues…

Montréal !

Je descends sur le quai. La fatigue d’une veille de trente-six heures est broyée par la joie de côtoyer des femmes, des hommes, des enfants vivant leur vie indépendante… La joie enivrante de me sentir libre… La joie consolante de retrouver l’amitié sûre d’amis fidèles…

Pendant que l’auto fonce par les rues de la métropole, je me revois, deux soirs auparavant, encore là-bas.

Deux jours ! Le passage de la Vie à la Mort est certes moins long ! Mais ici, c’est le retour de la Mort à la Vie.