Société des éditions Pascal (p. 269-278).


XIII

LES PRISONNIERS DES PRISONNIERS













Parfois, lorsque je regarde la sentinelle qui fait d’un air ennuyé la ronde autour du camp, je me fais la réflexion que les soldats qui nous gardent sont un peu les prisonniers des prisonniers ! En effet, ils sont tenus à nous surveiller nuit et jour, à ne pas nous quitter un instant, à avoir soin de nous, à se préoccuper de nous, à penser à nous… C’est pour cela qu’à la longue, entre ces deux éléments si différents et apparemment adverses et contraires, les prisonniers et leurs gardiens, il se crée une sorte de symbiose.

Combien de fois il m’est arrivé, lorsque j’étais à l’hôpital, de recevoir tard dans la nuit la visite d’un soldat malade ou blessé. Je faisais alors appeler immédiatement un des médecins internés et il était soigné avec toute la sollicitude possible. Le lendemain, le M. O. informé du fait exprimait sa reconnaissance.

Mon souvenir évoque en ce moment tous les soldats d’âges et de grades différents qui nous ont gardés depuis le jour où nous avons quitté la prison de la Sûreté Provinciale de Montréal jusqu’au moment de ma libération, et, franchement, il m’est difficile de ne pas reconnaître que tous m’ont traité d’une manière simple, empreinte d’humanité.

Il y eut, par ci et par là, les tout premiers jours, comme à Toronto ou dans la Nouvelle-Écosse, des petits incidents. Mais ces cas de caractère sporadique ont été l’effet du caractère d’une ou de deux personnes et de l’excitation générale du moment, plutôt que la conséquence d’une attitude collective, générale ou officielle.

Lorsque nous arrivâmes aux baraques de cavalerie, près de Montréal nous fûmes gardés par des jeunes soldats d’un régiment de chars de combat. Ces jeunes soldats, partis quelques jours après pour l’Europe, et peut-être morts à l’heure actuelle, se montrèrent courtois et aimables. Nous n’avions rien eu à fumer depuis deux jours et nous en étions à recueillir nos propres mégots. Sans que nous leur ayons rien demandé, plusieurs de ces braves garçons nous passèrent en cachette des paquets entiers de cigarettes. Le major qui commandait la caserne s’empressa de nous procurer des loisirs et s’occupa de nous faire assister à la messe le premier dimanche de notre internement.

Il en a été de même pour les visites que nous avons été autorisés à recevoir pendant les premiers dix-huit jours passés près de Montréal. Nos épouses pouvaient venir nous voir facilement. Puis, tout à coup, un ordre brutal. Les visites restaient permises, mais défense de se toucher. Pour s’embrasser, il fallait se placer les mains derrière le dos. N’empêche que la femme du « jeune marié » venue un soir à la brunante, obtint du sergent l’autorisation non seulement de voir son mari mais de rester seule avec lui pendant vingt minutes dans une petite guérite abandonnée près de l’entrée de la caserne…

Dans le premier camp, gardés également par un autre régiment de jeunes soldats, nous fûmes très bien traités. Je me souviens qu’au cours d’une de mes journées de travail dans la forêt, pendant les dix minutes de repos accordées pour chaque heure de travail, un des jeunes soldats d’escorte, assis à côté de moi, m’avoua :

— Je ne devrais pas vous adresser la parole parce qu’on m’a dit que vous êtes tous très dangereux… Mais je m’aperçois que cela ne doit pas être vrai.

Et là-dessus nous engageâmes une conversation des plus cordiale. Tout à coup, se levant brusquement, mon interlocuteur s’écria :

— Attention !… Voilà le sergent qui arrive !

Si les soldats chargés de la garde extérieure du camp changeaient tous les trois mois, par contre ceux qui avaient la tâche d’assurer le fonctionnement du camp étaient presque inamovibles. C’est ainsi que dans l’état-major de cette garde permanente, chacun avait, si l’on peut dire, des amis. L’officier d’habillement qui prit la succession de celui que nous trouvâmes en arrivant, par exemple, était ce qu’on peut appeler un chic type. Tout le monde l’aimait, et il aurait pu faire ce qu’il aurait voulu de nous tous. Le jour où il fut transféré ailleurs, il vint nous saluer un à un, nous souhaitant sincèrement d’être « bientôt libérés ».

Son successeur hérita de sa popularité, et était également aimé par tous.

Quant au commandant du camp, le premier colonel avec qui nous eûmes à faire, il était très strict dans l’exécution des ordres qu’il devait appliquer, mais il les appliquait avec un savoir-faire et un tact tout à fait particuliers.

En arrivant, il nous dit :

— J’ignore les raisons pour lesquelles vous êtes ici et d’ailleurs, elles ne me regardent pas. J’ai la mission de vous garder, et je vous garderai. Si vous voulez collaborer avec moi, je suis prêt à faire tout le possible pour vous rendre la vie agréable, facile, et même plaisante. Si vous ne voulez pas, je serai obligé de sévir. Et alors ce sera tant pis pour vous !

Ce discours — vrai modèle du fair-play britannique — porta son effet puisque tout le monde, à quelques exceptions près, se mit au travail dans le sens demandé par le colonel. Celui-ci avait deux marottes : l’incendie et l’évasion individuelle ou par groupes. Afin de prévenir ces deux éventualités, il multipliait ses inspections dans le camp à toute heure du jour et de la nuit.

Il arrivait parfois à l’hôpital sur le coup de deux heures du matin. Comme je passais une grande partie de mes nuits à lire ou à écrire, il s’étonnait de me voir debout à une heure si tardive. Croyant à un excès de zèle de ma part, il me grondait presque :

— Il ne faut pas veiller si tard !… Vous avez un gardien de nuit… Vous pouvez vous coucher tranquillement…

Je me gardais bien de le détromper et je murmurais effrontément :

— Mon colonel, je veille parce que vous m’avez recommandé de faire attention à l’hôpital où un incendie peut toujours éclater.

Cet officier était tellement hanté par la crainte des évasions qu’il finit par tomber malade. Il fut remplacé par un autre commandant dont la libéralité et l’esprit compréhensif nous comblèrent d’aise. Ce fut lui qui ordonna de ne plus cadenasser les portes de nos baraques le soir mais de les laisser ouvertes… Ce fut lui, également, qui fit enlever les barreaux de nos fenêtres, nous donnant la possibilité de voir le ciel autrement qu’à carreaux. Ce fut lui, enfin, qui intervint personnellement à toutes les réunions des chefs de baraque pour discuter avec nous les différents problèmes relatifs au bon fonctionnement du camp.

Dans notre deuxième petite ville, nous eûmes trois commandants successifs. Le premier semblait s’entendre très bien avec l’administration des Allemands. Le deuxième fut victime de ce que l’on peut appeler « le 6 février 1943 ».

On se souvient que le 6 février 1934, des émeutes graves d’un caractère politique se produisirent à Paris et qu’environ cinquante personnes furent tuées au cours des échauffourées ce soir-là. Notre petite ville voulut avoir aussi son 6 février. Prétextant une épuration de caractère moral, les Allemands qui formaient une sorte de S. S. dans le camp organisèrent le matin de ce jour-là une expédition punitive contre une vingtaine d’internés. Ceux-ci, désignés d’avance, furent entourés par un groupe menaçant, malmenés, frappés à coups de poings et à coups de pieds et même bâtonnés. Il y eut une quinzaine de blessés qui durent être pansés à l’hôpital et, pour éviter le retour d’incidents semblables, les victimes furent isolées dans une baraque spéciale. L’affaire eut une suite judiciaire. Une cour martiale siégea au camp et plusieurs condamnations au pénitencier furent prononcées contre les internés jugés coupables des violences commises.

En tout cas, l’incident, qui eut même un écho dans la presse et au parlement d’Ottawa, eut pour résultat de faire changer le commandant. Le nouveau venu se montra très aimable, mais certainement un peu plus ferme que ses prédécesseurs. Mais si, en principe, le colonel commande, le véritable boss du camp, comme dans l’armée du reste, c’est le sergent-major. Celui-ci est le personnage le plus important de la petite ville, parce qu’il constitue l’anneau de conjonction entre un ordre et son exécution.

C’est sur lui qu’on compte pour faire fonctionner tous les services, pour faire respecter tous les règlements, pour faire exécuter toutes les consignes. Le sergent-major que nous avons eu ici pendant une année et demi est un vieux soldat habitué à manier les hommes avec douceur et fermeté à la fois. Il eut tôt fait de nous connaître tous, un à un, et entre lui et nous — car cet homme est surtout un grand psychologue qui s’ignore — on se comprend à merveille, par demi-mots, par signes, par œillades. S’il est obligé d’infliger une punition, il le fait avec infiniment de regret. Et s’il peut nous rendre un service, il le fait avec joie.

S’il apprend qu’une mission de trois ou quatre généraux est en route vers notre petite ville pour une visite officielle, il fait savoir tempestivement la nouvelle aux chefs des baraques. En un clin d’œil, comme cela se fait à la caserne, tout le monde est sur le qui-vive. On ratisse le terrain, on astique, on récure, on nettoie, on balaie, on brosse, on désinfecte jusqu’aux coins les plus reculés de chaque baraque. Et, à l’heure dite, tout est net, propre, brillant, reluisant, de sorte que l’inspection se termine en marche triomphale pour le colonel et, à fortiori, pour le sergent-major.

Autre personnage important de la petite ville : le censeur. Il remplit une fonction capitale pour les internés. Lisant et relisant attentivement toutes les lettres qui partent et qui arrivent, il est au courant de tous les secrets les plus intimes de chacun.

C’est une fonction qui, pour être exercée sans créer de rancœurs, exige d’être accomplie avec intelligence et avec cœur. À ce point de vue, nous sommes gâtés. Le censeur polyglotte qui, depuis le début, nous a suivis dans les deux camps, n’a laissé en nous qu’un souvenir reconnaissant.

En somme, prisonniers et prisonniers des prisonniers cohabitaient avec le maximum de compréhension réciproque. Ceux qui nous gardent n’ont qu’un souci : que nous ne nous en allions pas. D’où les deux parades quotidiennes, matin et soir ; les comptages et les recomptages fréquents, pour savoir si « tout le monde est bien là » et s’il « ne manque personne ».

Une fois délivrés de ce souci, nos gardiens nous laissent vivre à notre guise et faire ce que nous voulons. Que pouvons-nous demander de plus, dans notre condition ?