Société des éditions Pascal (p. 203-228).


X

LA VILLE SANS FEMMES













Eh bien, oui ! Il faut appeler les choses par leur nom. Dans cette petite ville où, compte tenu de la situation générale, nous sommes bien nourris, bien traités, bien soignés, un seul « détail » suffit à rendre l’existence presque insupportable. Cette ville est « la ville sans femmes » !

Là réside le drame. Pas ailleurs.

Pas pour moi seulement. Pas exclusivement pour ceux qui sont ici, dans le camp. Mais également pour tous les habitants de tous les autres camps d’internés éparpillés dans le monde.

C’est à vous que je pense en écrivant ces lignes, à vous tous en captivité dans les pays alliés ou dans les pays ennemis, en France ou en Belgique, en Allemagne ou en Italie, en Russie ou au Japon. Vous tous, soldats, marins, aviateurs, civils, relégués dans des enclos entourés de sentinelles et de fils de fer barbelé, pour des raisons militaires, politiques, religieuses ou d’ordre public, jetés, volontairement ou non, coupables ou innocents, dans la mêlée de la guerre… vous tous qui souffrez dans votre chair vivante du même mal, et endurez la même peine.

Chaque groupe de personnes qui vivent ensemble possède une sorte d’esprit collectif lui appartenant en propre.

Ici, cet esprit collectif est dominé par une seule pensée : la femme.

On peut protester :

— L’amour ? Pouah !

Pourtant ! Même sous sa forme la moins idéale et la moins noble, l’amour est une chose très sérieuse. C’est par lui que marche, se renouvelle et se perpétue le monde.

Voici quelques notes cueillies sur le vif, au fil des jours.


***


On parle des femmes. On en parle le matin, l’après-midi, le soir.

Parfois, la nuit, dans les baraques, il y a de l’agitation, du bruit, de l’inquiétude. Les hommes parlent encore des femmes. Des anciennes qu’ils ont aimées, des nouvelles qu’ils comptent aimer un jour.

Et cela énerve, agace, excite…

Mais l’habitude de la continence finit tout de même par endormir les sens. Alors, on parle encore des femmes. Mais à la manière honnête. Des mères, des sœurs, des parentes.

Et cela réconforte le cœur.


***

Charles d’Orléans qui, au début du XVième siècle, vécut vingt ans interné, disait :

C’est le printemps…
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluye,
Et s’est vestu de broderye
De soleil riant, cler et beau…
Il n’y a beste, ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crye…

Nous chantons aussi, comme nous pouvons. Et nous crions. Car, en ce moment où la nature tout entière célèbre son renouveau, nos âmes traversent leur période de ressuiement. Autour des baraques, près des planches noircies par la fumée de l’hiver, il y a de l’herbe qui sent bon. Des petites fleurs attirent les premiers papillons blancs. On dirait qu’une brusque folie s’est emparée des vivants.

Les chats de la cuisine, les petites chattes gris perle adoptées par les Canadiens français, s’en vont dans la nuit, par le camp, balançant leur corps dans une ondulation glissante, miaulant, se plaignant comme si une étrange peine coulait en eux et se mêlait à la douceur de l’espace.

Le chien du censeur vient de grand matin aboyer son aubade langoureuse sous les fenêtres de la baraque habitée par les deux petites chiennes de l’ancien propriétaire de cirque.

Tout autour, on entend les oiseaux chanter d’une voix si légère, si joyeuse, si allègre, qu’on a l’impression de les voir sautiller de branche en branche.

Dans la forêt qui nous entoure, les taupes s’abandonnent à des courses aventureuses… Les crapauds, en longue théorie, gagnent les petites mares en vue de leurs recherches amoureuses.

Les insectes quittent leur dépouille larvaire, se déshabillent des cocons, sortent de sous la terre, de sous les écorces et, menant leur vie parfaite, s’accouplent avant de mourir.

Les arbres craquent sous les pousses nouvelles. La terre elle-même bouge, exhale une odeur épaisse, une fermentation d’ivresse.

C’est le printemps ! le vrai !

Les hommes de la petite ville ressentent eux aussi la blessure languide de leur douloureux désir. Mais ils sont sans femmes !

***

Chaque médaille a son revers.

Il y a des hommes qui ont souffert constamment à cause d’une femme aimée. Pendant toute la durée de l’amour, une sorte de brouillard a entouré leur esprit.

Ici, délivrés de l’obsession amoureuse, on dirait qu’une grande clarté se soit formée en eux. Ils éprouvent de l’amertume à se sentir seuls. Mais cette amertume n’en garde pas moins sa force tonifiante.

***

Celui qui a une maîtresse ou une femme et vit ici pendant longtemps a l’impression que le Mur de l’Éloignement devient peu à peu le Mur de l’Oubli. Et il lui faut une grande force pour se défendre contre le découragement.

***

À la porte de la salle de bains, je rencontre un gros bonhomme ruisselant de sueur et d’eau savonneuse :

— Je viens de laver mon linge. C’est la première fois que cela m’arrive. Mais lorsque je rentrerai chez moi, je me garderai bien de faire des reproches à ma femme. Car, vrai !… pour un sale truc, c’est un sale truc !

***

Je ne sais plus quel écrivain a dit : « Ce n’est plus la peine de rester dans ce monde, quand on n’y fait plus l’amour. »

Il avait rudement raison !

***

Heureux les premiers jours de notre arrivée ici ! Nous étions encore fraîchement imbus de la vie extérieure. Chacun revoyait sa femme, sa mère, sa sœur… On leur parlait, on vivait avec elles.

Aujourd’hui, hélas !… on est tellement pénétré par la conviction d’être seul que cette pensée grouille devant nos yeux, fourmille comme un essaim d’atomes invisibles, à travers un rayon de lumière. Elle est tellement clouée en nous, cette conviction, qu’au premier temps de notre liberté, nous nous croirons toujours seuls !

***

On raconte que la Vierge de Liesse faisait évader les prisonniers et employait volontiers son pouvoir à s’opposer à l’exécution des arrêts de Justice.

La Grâce n’est-elle pas meilleure que la Justice ?

***

Le « jeune marié » m’explique ainsi son tourment :

— Quoi que je fasse, je pense à Elle. C’est un bruissement aux oreilles. Un étourdissement à l’esprit. Une incapacité de penser… Si je ne perds pas la raison, je pourrai dire que cette raison aura surmonté une bonne épreuve. Le souci, qui agit excentriquement, a moins de prise que lorsque la raison est normale. La douleur pique une chair déjà mortifiée. Cet état d’exaltation d’où sont sorties nos forces a produit, par loi de réaction, une paix fatiguée, une torpeur, une demi-veille de l’âme…

***

Le moment est arrivé où je ne puis plus penser ni au passé, ni à l’avenir… ces deux espaces formidables, si commodes pour l’agrément de l’esprit. Je suis confiné dans le présent. Et le présent d’un prisonnier, n’est pas « le temps sur des ailes rapides »… mais une image de plomb, effondrée dans un coin.

L’ennui a aussi ses fantaisies. Des jours, je désire me voir avec deux nez ou trois yeux, ou la tête tournée en arrière. Histoire de changer. Mais je ne change pas. Personne ne change. Rien ne change.

Toujours la même promenade, dans le même camp… Le même lac et la même forêt… Les mêmes cailloux par terre, à la même place… Les mêmes fils de fer barbelés… les mêmes mitrailleuses.

Et l’on n’y rencontre jamais ni une femme, ni un enfant !

***

Rêver !… Aimer !…

Sortir du pauvre limon originaire, pour devenir quelques instants un pèlerin de l’infini !

***

Le « philosophe » m’a dit ce matin :

— Tu t’étonnes que tous les types d’ici ne pensent qu’à leur femme. C’est tout à fait naturel. L’homme est composé de cœur et d’intelligence. Et le cœur a une vie à part. Il a besoin d’un aliment : espoir ou illusion. Sinon, il se ride, il se tarit, et meurt avant longtemps. Et qui peut mieux donner à l’homme l’espoir ou l’illusion, sinon la Femme ?

***

Le cœur de l’homme a certaines lois organiques, qui subsisteront tant qu’il existera.

Certaines douleurs — comme celle de l’amour — le feront gémir à tous les âges, et dans n’importe quelle condition.

***

Répliques saisies au vol.

— Je me suis marié, mais j’ai commis une erreur ! Car pour se marier il faut beaucoup d’argent et peu d’intelligence.

— Non, non ! Vous aviez trop d’intelligence et pas assez d’argent.

— Allons, soyons exacts ! J’avais peu de l’un et de l’autre…

***

Quel est l’homme, qui, une fois au moins avant de mourir, n’a plié sous la douleur de la déception ?

***

Il fut un temps où j’aspirais à l’oisiveté comme un délice. Ici, elle est notre pire ennemie. On la porte comme un cilice. Je suis d’accord avec les Pères de l’Église pour la condamner comme le pire des péchés mortels.

***

Les idées des hommes ressemblent aux toiles d’araignée. Un rien les déchire. La prudence peut conduire exactement au même point où conduit l’imprudence. Et l’obsession de la femme aimée peut amener au même désarroi que le manque d’amour.

***

Un trait touchant.

Tous ceux, ici, qui ont une maman, se préoccupent surtout de la consoler.

Les femmes sont des choses faibles, par nature. Mais elles le sont bien davantage si on leur ajoute le sentiment de l’amour maternel.

— Les mères s’alarment de tout, elles grossissent tout, m’explique ce matin un ami, médecin de Toronto qui adore la sienne. D’un atome, elles font une montagne. Il faut un art raffiné pour manier le cœur d’êtres aussi délicats que les mamans…

***

Effet de l’ennui.

Un jeune homme m’avoue :

— Je me suis abreuvé à l’apathie comme à un narcotique. Et cet opium de l’âme me procure des rêves si délicieux, un calme tellement inexplicable, qu’il y a des jours où je ne ferais aucun mouvement, même pour gagner l’amour d’une jolie fille.

***

On entre en captivité en apportant avec soi toutes ses passions. Les mois et les années passent. Pour essayer de vivre, on entreprend une lutte violente afin de dompter la sensibilité et refouler les élans du cœur. Mais, de temps en temps, la sensibilité fait une rechute. Et alors, ce n’est pas drôle !

Parfois la crise du désespoir sentimental s’aggrave par le désespoir intellectuel. C’est à ce moment qu’on souffre étrangement d’être et de ne pas être.

***

Les hommes sont rarement discrets sur les choses intimes de l’amour. Ils ont tendance à se vanter des conquêtes faites, et même de celles qui sont restées à l’état velléitaire.

Il faut les entendre parler entre eux ! Je les écoute souvent.

Ces souvenirs lascifs ont un grave défaut : ils se ressemblent tous ! Chacun croit avoir été le seul à être le héros d’une certaine aventure. Mais on s’aperçoit vite que l’expérience du voisin ressemble fort à la sienne. L’homme reprend ainsi sa place dans la nature : un animal parmi les autres animaux.

***

On console un marin qui pique une crise de désespoir :

— Ne te plains pas ! Tu es tout de même bien portant. Tu souffres moins qu’un malade. Tu souffres moins que les habitants des villes bombardées.

— Je m’en f… ! Je souffre quand même assez pour moi !

***

Le « jeune marié » est poète à son heure. Il se promenait avec moi tout à l’heure et nous cotoyions un jardinet tout illuminé de l’éclat coloré de fleurs sauvages et parfumées :

— Je ne peux pas voir une fleur, murmure-t-il d’une voix rauque, sans penser à elle !

***

Un homme me fait des confidences :

— Cet internement m’a fait du bien car, en sortant, je vais donner un adieu définitif aux femmes, qui ont tenu une large place dans ma vie. Ne plus les aimer ! Ne plus les désirer ! Quel soulagement ! Quelle joie ! En partant d’ici, je vais commencer une nouvelle vie.

Je l’écoute… et je pense : « Il y a des gens qui commencent toujours une nouvelle vie. Ils croient faire peur à la nature humaine avec un serment. En réalité, ils ne s’aperçoivent pas qu’en parlant ainsi, ils ne font que lui lancer un défi ! »

***

Rencontre au « parloir », où ont lieu les visites maintenant permises, entre une jolie montréalaise venue voir son mari… et un camarade.

— Comment allez-vous ? dit-elle. Le moral est bon ?

— Le moral… ça va, répond-il. C’est plutôt l’immoral qui ne va pas !

***

C’est Jules Romains qui a écrit : « L’âme souffre de se voir employée à des besognes dont elle sent d’une façon trop aiguë l’insuffisance ».

Et le corps, donc !

***

Un beau garçon de vingt-cinq ans chante une chansonnette italienne, dont les mots se suivent à peu près ainsi : « Aujourd’hui c’est un jour de grand bonheur. Ma belle femme m’a quitté et m’a laissé enfin libre. Je suis encore maître de ma vie et je veux en jouir tant que je peux. Ah ! vivre, même si le cœur éprouve quelques instants de nostalgie ! Je n’ai de rancune contre personne. Je bénis celui qui me l’a enlevée… parce que la vie est belle, et je veux la vivre toujours davantage. »

— Pourquoi mets-tu tant d’ardeur à chanter cela ? lui demandai-je.

— Parce que ces mots correspondent exactement à ce qui vient de m’arriver, me dit-il. Et je suis heureux qu’il en soit ainsi. Heureux ! Très heureux !

Et en disant cela, ses yeux se voilent de larmes.

***

Minuit !…

Depuis deux heures déjà les baraques sont éteintes. La nuit de janvier est froide. Du ciel étoilé tombe une sorte de clarté pâle qui détache les contours des arbres.

Les « chauffeurs nocturnes » chargent plus qu’ils peuvent les poêles, qui lancent en l’air d’épaisses colonnes de fumée. Le camp ressemble à une immense usine : les Forges de l’Ennui.

Comme toutes les nuits à pareille heure, tout à coup, arrive de loin, long, strident, aigu, l’écho du sifflet de la locomotive du rapide qui passe à quelques milles du camp et sera demain matin à sept heures à Montréal.

Ce sifflet pénètre le cœur comme la lame froide d’une épée. On a envie de courir après lui, de s’attacher à lui, de le suivre. De le charger d’apporter demain matin, à l’aube, à la femme aimée, une touffe de pensées et de baisers…

***

Un jeune amoureux de Toronto, qui depuis longtemps déjà ne reçoit plus de lettres de celle qu’il aime, me dit un mot plein de profondeur :

— Au fond, l’amour ne meurt que d’une longue déshabitude…

***

Il est fatal que, par suite de tels tourments, beaucoup de liaisons se brisent. On ne peut pas endiguer la vie comme une rivière. Il arrive toujours fatalement un moment où elle déborde, et recouvre les malheurs d’un homme.

La vie se referme sur une douleur, comme la mer sur un cadavre. Quel que soit l’amour qui s’en est allé par le fond.

***

Louis est triste. Les lettres de sa femme se sont espacées. Je cherche à le consoler et à lui redonner de l’espoir…

— C’est inutile, me répond-il d’un ton résigné ; si une femme se détache d’un homme, c’est qu’elle a trouvé son point d’appui chez un autre homme…

***

Dans chaque baraque, des dessins en couleurs qui font des taches criardes sur les murs, les vitres des fenêtres, les cloisons de carton des couchettes, même sur le dossier des chaises, étalent des corps féminins nus ou presque nus en des poses provocantes et lascives. Ces dessins ont été découpés dans les magazines Esquire ou d’autres périodiques semblables par des camarades victimes de « refoulement ». À travers cette iconographie naïve, la femme absente reste toujours omniprésente.

***

Ce grand jeune homme n’a eu qu’une passion et a maintenant toutes les raisons d’en être guéri. Il vient de lire un roman qui l’a fort impressionné, et il est déjà prêt à faire une rechute.

— L’auteur, me dit-il, considère la femme comme une créature, une sorte d’animal agréable qui se livre par un mouvement irrésistible de son bon cœur et de son joli corps. Elle serait donc un être purement (et quand je dis purement !…) sensuel ! Par conséquence logique, l’amour devrait être un acte physique, toujours identique à lui-même, en sa brève brutalité… Or je prétends ceci : il est possible que les femmes soient comme ça… Mais pas toutes, pas toutes. Et il est également possible que l’amour soit souvent comme ça… Mais pas toujours, pas toujours !

***

Le « philosophe » s’est fait une spécialité de consoler les camarades en « mal de jalousie ». Et il y parvient fort bien. Curieux, je lui ai demandé ce qu’il leur racontait.

— C’est bien simple, m’explique-t-il. En narrant leurs malheurs, ils ajoutent tous en guise de refrain : « Il aurait fallu que je me méfie… Toutes les femmes se ressemblent… » Alors je leur dis : « Non, mon vieux… Si rien ne ressemble à une femme comme une autre femme, il est également vrai que rien n’est plus différent d’une femme qu’une autre femme. » Et cette vérité première obtient toujours son effet…

J’ai voulu sonder le « philosophe » sur ce problème délicat. Mais il s’est immédiatement rebiffé.

— Ah ! non, mon vieux… Non… Pas pour moi ce truc-là. Les femmes ne valent pas les ennuis, les tracas et les peines qu’elles nous causent.

D’où j’ai conclu que le philosophe avait dû souffrir beaucoup à cause de l’amour d’une femme.

***

Ce qui doit toujours consoler un homme, c’est que, si les femmes possèdent réellement une prodigieuse faculté d’oubli envers ce qui fut « tout » pour elles, en revanche et en guise de compensation, elles possèdent une formidable faculté de renouveler leur amour. Et, comme on dit en termes sportifs, c’est en « longueur » qu’on finit toujours par avoir le dernier mot…

***

Aujourd’hui j’ai assisté à la mort de Don Juan.

Entendons-nous. Il ne s’agissait pas d’une vraie mort. Et il ne s’agissait pas du vrai Don Juan.

Mais, à cela près, c’était vrai tout de même !

« Don Juan » est un camarade que j’ai commencé à appeler de ce nom à cause des innombrables aventures d’amour qu’il a eues avant d’échouer ici. Il a dépassé de peu la quarantaine. Son aspect rappelle celui d’une coquette.

Il a précisément ceci de commun avec les coquettes : une sorte de charme qui lui permet de gagner instantanément la sympathie des personnes qu’il approche. Là où il faut à un autre des semaines ou des mois pour créer un élan d’amitié chez une femme ou chez un homme, quelques minutes suffisent à « Don Juan » pour plaire. Aux hommes, pour certaines raisons. Aux femmes, pour d’autres raisons.

J’imagine aisément ce qu’a dû être l’existence de cet homme. J’ai essayé de la percer à jour à travers les longues conversations que nous avons eues ensemble, le soir, lorsqu’il était malade, que l’hôpital était plongé dans le silence et que, ne pouvant dormir, il venait me prier humblement de le laisser s’asseoir sur les bûches entassées près du poêle.

Depuis des mois, l’hiver enveloppe notre petite ville. Dans ma chambre, à l’hôpital, il fait bon. Le poêle rumine nuit et jour en murmurant. Des chocs légers, des froissements intérieurs révèlent sa vie secrète et débonnaire. Dans la pénombre du soir, un rougeoiement éclaire son gros ventre qui touche presque le sol. Dehors, il n’y a que du blanc. Une cité de troncs nus sortant du sol couvert de neige.

L’histoire de « Don Juan » est brève. Mais très instructive. Et très morale, dans son immoralité.

Dès son adolescence, il a mené la vie débridée. Sans freins. Toujours à la recherche du nouveau. Toujours lassé dès que son caprice était satisfait.

Au fond, toutes ses aventures ne sont qu’un long récit, stupide et monotone, d’événements forgés sur le même moule. En somme, je me rends compte que ceux qu’on appelle les hommes à femmes, de même que les femmes qu’on dit à hommes ne sont pas des artistes.

Ils ne font, les uns et les autres, que se répéter, et appliquer invariablement la même formule.

Leur seule force consiste en ceci : ils ne s’attardent jamais à un insuccès. Dès qu’une conquête s’avère difficile ou impossible, ils l’abandonnent et se lancent dans la suivante, oubliant l’autre.

Ce n’est pas la vie de Don Juan Tenorio qui offre un intérêt quelconque. Mais son entrevue avec le commandeur.

Un jour, le « Don Juan » d’ici rencontre celle qui — consciente ou inconsciente — devait venger toutes les femmes venues avant elle.

— J’aurais pu… j’aurais dû l’aimer, celle-là, me dit-il. Mais le mauvais instinct me dominait encore. Plutôt que de me laisser aller franchement et librement au sentiment qui montait en moi et grandissait, je donnai la place à une idée infernale, diabolique. La faire mienne pour lui inculquer les mêmes penchants, le même cynisme, la même cérébralité morbide qui s’étaient à la longue installés en moi.

« Qui sait ? Il y avait aussi, chez moi, le goût pervers et subtil de salir ce qui était propre… un besoin effréné de prosélytisme vers le Mal. Je me disais que l’expérience valait la peine d’être tentée, car je croyais alors que la vie, pour être vraiment la vie, devait être un arc-en-ciel, une palette avec toutes les couleurs du plaisir… depuis les plus tendres jusqu’aux plus ardentes et aux plus sombres. Je voulais qu’elle les goûtât avec moi, par moi. Une sorte de déformation professionnelle, quoi ! Un instinct perverti de création me poussait à doter cet être jeune, qui s’ouvrait à la vie, d’une âme semblable à la mienne. Ce dont je ne me rendais pas compte, c’est que l’homme propose seulement. Au moment précis où l’œuvre de longue haleine que j’avais entreprise était presque accomplie, où cette jeune fille que j’avais commencé, sans m’en apercevoir, d’aimer vraiment de toutes mes forces à cause de tout ce que de moi je voyais germer en elle et s’épanouir graduellement… à ce moment précis… j’ai été séparé d’elle, puisque me voici ici ! D’abord ce ne fut que douloureux. Mais la douleur était supportable parce que soutenue par l’espoir que la séparation serait de courte durée. Mais le temps passe. Les jours s’ajoutent aux jours, les semaines aux semaines. Et nulle chance de sortir. Alors, peu à peu, je commence à comprendre ce qu’elle doit faire. Puisque c’est moi qui l’ai façonnée, je sais également ce dont elle est capable… Pour la première fois de ma vie, la jalousie me ronge.

« Moi, qui, pour des raisons d’utilité personnelle, faciles à comprendre, avais toujours soutenu qu’il ne fallait pas s’étonner des infidélités physiques, car en amour la seule fidélité qui compte est celle du cœur, je commence à éprouver, précisément au cœur, une brûlure qui s’accentue de plus en plus. La connaissant comme je la connais, je sais ce qu’elle peut apporter de bonheur ou de joie à un autre. Chaque jour je m’aperçois qu’elle m’échappe un peu plus et je ne peux rien faire pour la reprendre. Les lettres s’espacent. Quand je reste huit jours sans nouvelles d’elle, je sais d’avance le prétexte qu’elle invoquera pour justifier son retard. Car pendant de longues années j’ai moi-même joué de tous ces prétextes, de toutes ces ruses, de toutes ces roueries. Maintenant, c’est fini !

En disant ces mots, « Don Juan » s’est levé et a regardé par la fenêtre la désolation de la forêt toute blanche.

— Voilà, dit-il, la Bérezina où s’effondre le Napoléon de l’amour que j’ai été…

— Comment, rétorquai-je sur un ton badin pour essayer de le distraire de son visible désespoir, vous en êtes donc à renier l’Amour ?

« Don Juan » se retourne vers moi d’un mouvement brusque. Ses yeux sont étincelants :

— Cela, jamais ! dit-il d’une voix tranchante. Pour l’Amour, je n’ai aucun repentir ni aucun reniement. Ce sont les complications morales, sociales, matérielles ; les conséquences qui ont pesé sur d’autres et sur moi-même… les personnes qu’il a fallu piétiner pour parvenir à ce que je voulais, que je rejette de moi. Quant à l’Amour lui-même, c’est la seule chose au monde qui m’ait fait croire à une autre existence que la mienne.

— Que comptez-vous faire ? ne puis-je m’empêcher de lui demander.

— La justice immanente qui est dans la fatalité des choses, me répondit-il, m’a frappé à mon tour. Je commence à expier aujourd’hui tout le mal que j’ai fait. On ne peut pas se concentrer sur une vision de purification avant d’être guéri du cancer qu’on porte en soi et qui est fait de tout le mal fait aux autres. Il faut donc que je commence par faire un grand travail de libération, d’épuration intérieure si je veux retrouver l’apaisement et le calme. C’est ce que j’entreprends en ce moment. Je me suis regardé tout à l’heure dans un miroir. J’ai été atterré de me voir. J’ai reculé, sans pouvoir détacher les yeux du morceau de verre où se reflétait l’homme mort que je suis devenu… car je suis mort à tout mon passé. J’ignore ce que l’avenir me réserve, mais si je le mesure à mon présent, j’entrevois déjà qu’il me sera inexorable. J’ai voulu le désert, et je l’ai trouvé. C’est comme si j’avais creusé le fossé de mon cœur. Mais qu’importe ? Il faut le temps d’un éclair pour que l’illumination se produise, pour que la minute du salut sonne et que la vie revienne. La vie… comprenez-vous ? La vie, même dénuée de joie ! »

Et sur ces mots, il est sorti de ma chambre, courbé sur lui-même, comme si la pierre l’avait définitivement écrasé.

On a beau faire… vouloir s’évader de cette idée fixe, s’élever, désirer s’arracher à cette obsession de l’amour… Les meilleurs d’entre nous — et j’en connais, et je les observe ! — sont toujours poursuivis par la hantise de renouveler un jour l’étreinte, par la crainte, aussi, d’en être privés à jamais.

Quelle misère, tout de même, que cette maladie tenace, obstinée, qui nous tient attachés à la vie par le bas.

Évidemment, il y a les saints qui renoncent à tout, parce que touchés par la Grâce… Ce sont des êtres rares, qui arrivent à la perfection par une sorte d’illumination innée, ou par stades successifs, après des efforts d’arrachement au cours desquels ils ont laissé, comme le poète, « des lambeaux de leur chair »…

Hé oui !… Mais ce n’est pas donné à tout le monde d’être un saint.

Il y a bien les stoïques, qui fulminent contre la volupté. Mais ils me font un peu l’effet de certains millionnaires qui affirment que « l’argent ne fait pas le bonheur ». Pour en dégoûter les autres, et en profiter d’avantage !

Il suffit de gratter leurs écrits et sous l’écorce on découvre la vérité.

Sophocle avoue : « Combien il est doux de vivre, mais sans sagesse, car c’est le poison de la vie. »

Et, ailleurs, il ajoute : « Je suis content d’être vieux, parce que délivré de l’obsession sexuelle… »

De son côté, Aristote : « L’homme a deux besoins : manger et s’accoupler… »

Et plus loin : « Ce qui est propre à chaque être, en vertu de sa nature, est aussi ce qui est le meilleur et le plus agréable… »

Je me suis tourné vers ceux qu’on appelle « les grands ». Et je me suis aperçu que l’aiguillon du sexe ne pique pas seulement le commun des hommes, mais qu’il harcèle et bien davantage encore les natures exceptionnelles. Peut-être bien parce que « force de sang et d’esprit vont toujours ensemble… »

D’après Boccace, Dante « aimait la volupté ». Tolstoï a fait des confidences du même genre à Gorki, qui les raconte dans ses mémoires. Et si je dressais une liste, elle serait très longue.

Il n’y a que les eunuques, les hommes frigides, les pharisiens et les quakers, qui puissent trouver scandaleux les besoins de l’amour.

Évidemment on lutte ! On lutte de bonne foi !

Saint Augustin, qui a lutté aussi et beaucoup avant de triompher, reconnaît que « c’est la volonté perverse qui crée le libido ; que c’est l’asservissement à cette volonté qui fait l’habitude, et que c’est l’habitude, qui engendre « la nécessité ».

Donc, il n’y a qu’à se « déshabituer » peu à peu. Mais c’est long. Et c’est pénible.

Saint Paul nous y aide : « Ne vous souciez pas de la chair, nous conseille-t-il. Vous n’en éveillerez pas les appétits. »

Tout cela est très vrai, très juste, très grand. Mais on n’en souffre pas moins !

Et pourtant…

Je regarde autour de moi. Je vois et j’observe ces hommes se roulant dans le souvenir de la volupté comme des couleuvres s’ébattant au soleil d’août. Ils se contorsionnent l’âme et le corps dans le désir. Mais le désir lui-même n’est-il pas, au fond, que l’expression profonde et exaspérée de tout ce qui nous manque ?

Ces hommes sont des instinctifs et des primaires.

Allons jusqu’au bout des choses.

Supposons, pour un instant, qu’ils puissent avoir l’amour qu’ils convoitent tant. Seraient-ils heureux pour cela et à cause de cela ?

Les paroles de Georges Duhamel dans Possession du monde me reviennent à l’esprit : « Volupté ! Volupté ! toi qui es l’éternelle insatisfaction, est-il donc vrai, insaisissable, que tu nous tromperas toujours, et que toujours nous chercherons le bonheur à travers toi ? Non, tu n’es pas le Bonheur, ô Divine !… Vivre sans toi est une disgrâce amère ; mais tu n’es pas le bonheur, ô Reine ! Laisse-le moi balbutier, même à travers tes soupirs, même à travers tes sanglots, qui ressemblent toujours à ceux de la tristesse.

« Pourquoi le bonheur nous commande-t-il de te sacrifier souvent, de nous méfier de toi toujours ?

« Il n’est pas de bonheur sans harmonie, tu ne l’ignores pas, toi, qui es le désordre délicieux, le râle, le rire, la ruée… »