Société des éditions Pascal (p. 153-171).


VII

L’HEURE DU VAGUEMESTRE












— Vite ! il y a un colis pour vous…

La voix qui me réveille ainsi brusquement, pendant la courte sieste que je m’accorde à l’hôpital, après le déjeuner, est celle de mon vaillant collaborateur le « père Achille ». Nature ardente et généreuse, il est toujours tendu comme son mythologique et illustre homonyme car sa droiture foncière le met instantanément en état de révolte dès qu’il aperçoit quelque chose en désaccord avec l’idéal qu’il s’est formé. Et comme cet idéal est très généreux, il a fort à faire. Ainsi, après m’avoir annoncé que mon nom se trouvait dans la liste des colis arrivés, il ne peut s’empêcher de me confier :

— C’est tout de même honteux, ce qui se passe là-bas ! « Ils » écrivent les noms en très petits caractères afin d’empêcher les gens de les lire…

— Croyez-vous ? hasardai-je en m’étirant et en me levant.

— J’en suis sûr ! C’est comme le type chargé de crier les noms. Il les dit mal exprès pour embêter ceux qui attendent…

Nous sommes interrompus par l’arrivée d’un autre collaborateur de l’hôpital, celui qui remplit les fonctions de pharmacien. Il porte le surnom de Torey. C’est un Calabrais qui évoque une bouffée tonifiante d’air frais printanier tant il apporte d’optimisme et d’ardeur juvénile dans ses paroles et dans ses actes.

— Il y a un colis pour toi ! m’annonce-t-il en riant de toutes ses dents très blanches et qui se détachent plus blanches encore sur la peau brunie par le soleil.

Si le « père Achille » a une tendance à voir tout en noir, Torey, lui, voit tout en rose. Même ici. Même aux moments où il est furieux à ne pas être pris avec des pincettes car il est éperdument amoureux d’une jeune fille écossaise à laquelle il est fiancé et qu’il épousera le jour de sa libération.

— Moi aussi j’ai un colis, d’elle ! ajoute-t-il, rayonnant.

Nantis de deux paniers vides, comme deux commères allant au marché, nous nous acheminons, Torey et moi, vers la baraque où l’on distribue les colis qui nous sont envoyés. C’est l’heure des paquets, comme on l’appelle, et cette heure nous donne, avec celle de la distribution du courrier, quelques-unes de nos joies les plus intenses. C’est un peu de notre chez-nous qui nous arrive à travers des ballots de toutes dimensions, de tous les gabarits, de toutes les couleurs, depuis la vieille valise délabrée où le baluchon maladroitement assemblé dans lequel une femme de condition modeste a entassé les objets les plus abracadabrants, jusqu’à l’élégant petit carton qui sort tout ficelé d’un grand magasin.

Nos familles et nos amis nous envoient toutes sortes de choses. Ils se figurent que nous manquons de tout. Ils nous envoient de tout. Bien entendu, nous sommes les premiers auteurs de cette illusion, car, au début, astreints à un menu toujours identique, nous avons nous-mêmes demandé certaines gâteries que nous n’aurions pu trouver sur les tables d’un camp d’internement, fût-il aussi bien pourvu que celui-ci.

Les colis, qui arrivent à notre petite ville directement par camion de la gare prochaine du C. N. R., laquelle, entre parenthèses, fait avec cela des affaires d’or, sont d’abord emmagasinés dans un bureau où l’on prend les numéros et les noms des destinataires afin de dresser une liste qui est affichée vers les deux heures, chaque jour. Tout le monde va voir si son nom figure dans cette liste merveilleuse. Si oui, il faut se présenter à l’heure fixée pour la distribution et, quand d’autres camarades auront transporté les paquets derrière une table où se tiennent un officier et quelques soldats, pour la vérification du contenu des envois, la distribution commence. Il y a, en moyenne, de cent à cent vingt-cinq colis par jour. Le « grand chef » du transbahutement de tous ces paquets sous la surveillance du censeur est un Romain qui remplissait naguère les fonctions d’officier postal et d’agent de navigation à Windsor. Il est d’une compétence incontestée en matière de transport. Il peut dire par cœur, instantanément, le prix d’affranchissement d’un colis pour n’importe quelle destination. Les embranchements ferroviaires n’ont pas de secrets pour lui. Il manie les « acheminements » comme des œufs. Il sait les horaires des trains. Il connaît presque sur les doigts les retards probables de chacun d’eux.

Comme l’attente est toujours très longue, on interpelle discrètement « l’officier postal » en arrivant :

— Dites-donc, soyez gentil ! Passez mon colis avant ceux des autres…

Lui répond par un clignement d’œil complice. Puis, pour ne mécontenter personne, il continue régulièrement sa besogne, sans céder à aucun appel.

Si les opérations de contrôle et de censure sont plutôt longues, elles ont au moins l’avantage de nous offrir un spectacle : celui du déballage des paquets des autres.

Ce qui domine dans tous ces envois, ce sont, d’abord, les cigares, les cigarettes ou le tabac à pipe. Chaque fumeur est gâté par les siens, selon la forme qu’affecte son vice mignon. Si plusieurs reçoivent toutes sortes de grâces de Dieu sous les formes les plus variées de fruits, de légumes, de caisses de pâtes, de saucissons, de fromages, de bonbons, de café, de bidons d’huile, de bouteilles de vinaigre, de conserves, d’autres, en revanche, ne reçoivent presque jamais rien ou seulement des objets d’usage personnel : des pantoufles, des savons, du dentifrice, une serviette, des chaussettes… La figure de ces pauvres diables se contracte comme celle des enfants lorsqu’ils s’aperçoivent que le Père Noël ne leur a apporté que des étrennes utiles.

Un petit bonhomme, frêle et menu comme un adolescent, aux manières recherchées, reçoit les envois de sa femme avec des débordements d’émotion. D’ailleurs, il est constamment tendu par la pensée vers celle qu’il a laissée chez lui. Les autres le regardent, apitoyés, car ils savent qu’elle a… des aventures. Et des aventures connues de tout le monde, sauf du mari, bien entendu, qui, en tout cas, feint de les ignorer. Chaque fois qu’il reçoit d’elle un colis ou une lettre, il éprouve le besoin d’en faire part : « Ma femme vient de m’envoyer des cigarettes… ma femme vient de m’écrire qu’il fait très froid… ma femme me dit que… » Et il s’éloigne en faisant de larges gestes. Ses bras cachent l’expression du visage, de sorte qu’on se demande toujours s’il rit ou s’il pleure.

Il y en a qui reçoivent régulièrement des envois suffisants pour ouvrir une épicerie. Ainsi, l’entrepreneur millionnaire en construction a trois ou quatre colis par jour. Le chef d’un groupement politique canadien en a parfois cinq ou six. Un homme politique bien connu de la métropole en reçut neuf en même temps. Il fallut trois grandes brouettes pour transporter toute cette grâce de Dieu dans la baraque. Un industriel de Montréal eut le premier l’idée de se faire envoyer un coussin de plumes et des draps. Il eut vite un grand nombre d’imitateurs.

Chacun ne consomme pas, naturellement, ne pourrait jamais consommer seul toutes les friandises reçues d’un coup. Les friandises, ça se partage. On en donne. On en échange. On en vend même. Il y a cependant des copains — rares je le reconnais — qui, imitant l’instinct égoïste de la fourmi, entassent ce qu’ils reçoivent dans des caisses cadenassées, qu’ils ouvrent de temps à autre, en se dissimulant, comme s’ils étaient en train de faire une mauvaise action. En général, toutefois, comme la distribution des colis se termine quelques instants seulement avant l’heure du dîner, c’est tout de suite après, sur les tables des deux réfectoires, que l’on voit s’étaler tout ce qui vient d’arriver de meilleur ou de plus périssable. Sauf les quelques exceptions signalées, les camarades offrent généreusement. Si généreusement même que, parfois, les donateurs gardent très peu pour eux. Mais qu’importe ? Ne goûte-t-on pas à tout ce qu’ont reçu les autres ? Et cela finit par compenser amplement.

Je me suis demandé si, en se faisant envoyer tant de choses, tous ces hommes tendaient uniquement à satisfaire le besoin de manger mieux et davantage. Je ne le crois pas. C’était plutôt pour avoir l’illusion d’être encore un peu chez eux, au sein de leur famille.

Comme on s’en doute, tout ce qui arrive n’est pas distribué. Le censeur du camp fait un tri selon les règlements qui, toutefois, sont assez larges et fort judicieux.

D’abord, et cela se comprend, pas d’alcool ! Les remèdes sont remis au médecin militaire qui en fait l’examen. Les livres et les brochures sont portés au bureau du censeur pour y être lus avant de nous être remis quelques jours plus tard. Les vêtements usagés, qui pourraient introduire des maladies contagieuses dans le camp, et ceux dont le port n’est pas autorisé sont remis au capitaine d’habillement qui les garde en notre nom jusqu’au jour de la libération.

En somme, tout ce chapitre de notre existence s’est déroulé sans encombre et à la double satisfaction des internés et des autorités. Il y eut seulement une courte période d’un régime plus sévère lors du passage d’un censeur temporaire dont les scrupules allaient jusqu’à nous faire ouvrir les boites de conserves avant de nous les remettre. Ce qui nous obligeait à consommer immédiatement ces envois, à rebours du principe de la conserve, qui est de se… conserver, ou à les mettre en dépôt, d’où on ne pouvait les retirer qu’après de multiples formalités. Mais, je le répète, cela dura fort peu de temps.

J’ai dit que l’alcool était interdit et que cela se comprenait. Mais Gœthe pensait : Ein Mädchen un ein Gläshen Wein. C’est-à-dire : une femme et un verre de vin soulagent tous les besoins… et celui qui ne boit ni n’embrasse est pire qu’un mort… On verra un aspect du problème soulevé ici dans un des chapitres suivants. Quant aux « verres de vin », disons qu’à plusieurs reprises on a essayé, non sans succès, d’enfreindre la « loi de prohibition » imposée à notre petite ville. On sait qu’à la cantine on a vendu de la bière durant un an environ. Il n’y eut pas d’excès à signaler. Les « cas d’ivresse » furent absolument insignifiants. D’autre part, on a tenté de fabriquer… ne disons pas du vin, mais une boisson au goût alcoolisé par la fermentation de raisin sec et d’autres fruits. On buvait un petit verre de ce « composé » et on avait l’air d’avoir dégusté un nectar. Seulement, le premier jour où l’on fit l’essai pour de bon de cette nouvelle liqueur, en distribuant un gallon entier dans la baraque no 1 habitée par les Allemands, trois ou quatre des camarades s’en donnèrent tellement à cœur joie qu’ils ne tardèrent pas à tomber dans les vignes du Seigneur ! Le pire fut que le sergent-major, à qui on rapporta l’incident, fit irruption dans la baraque. Et cela leur coûta une semaine d’arrêts. Petits inconvénients de la situation !

Il y avait aussi les débrouillards qui se faisaient envoyer des prunes en conserve dans le vin et des olives dans le scotch. Dans l’ensemble des récipients qui arrivaient au cours d’une journée, ces fraudeurs parvenaient à passer leur contrebande sans provoquer les soupçons de l’officier chargé de la vérification. D’autres encore recevaient de leur famille des gâteaux ou des tartes confectionnés avec du kirsch, du cognac ou d’autres liqueurs. Plus que cela, comme il est certain qu’il y a partout des gens qui savent toujours se tirer d’affaires et que rien n’arrête, trois ou quatre des camarades parvenaient à faire entrer un gallon entier de vin. C’était alors des petits festins dans des coins retirés où la surveillance était moins à craindre. Quelques gorgées suffisaient à donner un peu de détente à l’esprit et à provoquer une gaîté qui, pour être factice, n’en était pas moins salutaire.

***

Plus émouvante était l’heure de la distribution du courrier. Au début, les lettres nous parvenaient assez rapidement. Puis, par suite de certains ajustements administratifs qui, par bonheur, ne furent pas de longue durée, le courrier subit quelque retard. Le moral général en souffrit.

Le courrier était visé d’abord par le censeur, qui le remettait au porte-parole, lequel, à son tour, le distribuait aux chefs de baraque desquels chaque interné recevait ses lettres. Quand le chef de baraque annonçait à haute voix : « Le courrier ! », c’était une course folle. Tous se précipitaient et l’entouraient. Il appelait les destinataires un à un par leur nom. Presque toujours, les « élus » cachaient mal leur émotion. Il y avait des êtres plus sensibles qui feignaient de ne pas trop s’intéresser à l’appel. Ils regardaient au dehors ou semblaient très occupés à quelque menue besogne. Mais dès que leur nom était prononcé, ils bondissaient, comme mus par un ressort, le visage empourpré ou contracté, et on voyait que leurs mains tremblaient en saisissant la lettre.

La distribution du courrier était suivie par l’échange des impressions sur ce qu’il avait apporté d’espoirs ou de déceptions :

— Ma femme, disait l’un, m’écrit qu’on nous attend bientôt. Elle croit que la semaine prochaine il y aura plusieurs libérations…

— Mon père, au contraire, rétorquait un autre, me fait savoir qu’il ne faut pas compter sur une mesure de clémence avant l’année prochaine.

Ceux qui n’avaient rien reçu ou qui n’avaient pas de famille s’accrochaient aux camarades plus heureux et partageaient leurs joies et leurs préoccupations :

— Ton fils aîné est-il toujours malade de la rougeole ?

Et le camarade répondait :

— Merci, il va beaucoup mieux…

— Ta femme, demandait un autre, a-t-elle pu toucher l’argent chez le séquestre ?

Pour un peu, ces déshérités du sort auraient versé des larmes pour le compte des autres.

On entendait encore des conversations comme celle-ci :

— As-tu du courrier aujourd’hui ?

— Oui, une longue lettre de chez moi.

— Ah ! et quelles nouvelles ?

— Euh… il n’y a pas de nouvelles…

— Ça ne fait rien, dis-moi même ce qui n’est pas vrai. Ça m’amusera toujours !

Certaines lettres de femmes à leurs maris étaient inspirées d’une grande noblesse de sentiments. Voici un passage que j’ai copié d’une lettre qu’un camarade m’avait montrée :

« … Je vous prie, vous tous les hommes qui êtes internés, de cesser de penser à nous. Nous avons beaucoup de courage et nous en faisons bon emploi. Rappelle-toi ce que tu m’as dit, que tu n’as rien à te reprocher et que ta conscience est nette. Je le sais aussi. Tu as toujours été honnête, bon, et respecté par tous ceux qui t’ont connu. Ainsi, mon chéri, avec toutes ces qualités, tu es bien armé pour supporter les petits et les grands travers de la vie. Sois, à n’importe quel moment, toujours croyant : c’est là la plus grande consolation, parce que Dieu est juste et bon. Quand nous avons foi en lui, nous possédons le bien suprême. »

Les lettres d’enfants étaient particulièrement touchantes. Et leur lecture n’allait jamais sans faire rougir les yeux des pères. Je me rappelle l’une d’entre elles, grossièrement tracée en caractères maladroits par un gosse de huit ans, qui disait : « Mon cher papa, je suis heureux de t’annoncer que je travaille chez le marchand de journaux, au coin de la rue, et que je gagne $1.50 par semaine. C’est moi, maintenant, qui achèterai ton tabac et te l’enverrai chaque semaine. »

Ce fut un spectacle navrant que celui des marins originaires de la Sicile et du midi de l’Italie lorsque les alliés commencèrent le débarquement chez eux. D’ordinaire, ces marins recevaient des nouvelles de leurs familles tous les trois mois par l’entremise de la Croix-Rouge internationale. À partir du moment où les régions habitées par leurs familles devinrent le théâtre d’opérations militaires, ils ne reçurent plus aucune nouvelle. Pour eux, l’heure de la distribution du courrier était devenue une sorte de tourment. Je les voyais sortir de la baraque, s’éloigner, comme pour se soustraire à une épreuve supérieure à leurs forces.

Le thème principal, pour ne pas dire unique, de la correspondance des internés, c’était la libération. Vers la fin, les lettres qui arrivaient étaient presque publiques car on les faisait circuler. Il y était toujours question de la sortie prochaine du camp et les commentaires allaient leur train.

— Ce que X et Y écrivent, disait l’un, c’est touchant. Ce sont de belles paroles, c’est un langage de douceur et de promesses. C’est un langage que l’on me tient depuis le début. Et, sans doute, est-ce naturel. Quand on interroge les autorités sur notre sort, elles répondent toujours humainement. C’est un peu comme les médecins qui ne disent jamais la vérité aux parents. Il est bon, toutefois, que des bruits encourageants nous parviennent de temps en temps. Ils sont préférables aux mauvaises rumeurs ou même au silence. Ils produisent un bon effet sur notre esprit. Le bonheur consiste souvent à être dupé.

— Je ne suis pas si sûr de cela, répliquait un autre. L’atmosphère qui nous entoure a-t-elle changé ? On nous garde comme des maris jaloux gardent leurs femmes. Si nous protestons, on nous répond : « Ce sont les ordres ! » Or les ordres viennent du centre et les autorités intermédiaires n’osent pas les modifier de motu proprio.

— Pour moi, disait un autre, tout ceci n’a pas d’importance. Un jour ou l’autre, cette histoire finira. Ou c’est nous qui finirons. Ce qui revient au même. J’ai toujours écrit à ma famille de ne pas s’en faire et de laisser agir ceux qui ont la responsabilité de gouverner le pays. Notre libération aura lieu un jour ou l’autre. Naturellement, je ne sais pas si nous serons ici encore longtemps, parce que je ne suis au courant de rien. Mais je pense que voilà quarante mois que nous sommes internés. Et chaque jour qui passe, qu’on le veuille ou non, nous approche fatalement de la fin.

Le « philosophe » esquissait quelquefois une moue de dégoût et ajoutait :

— Moi aussi, je voudrais sortir, naturellement. Mais je me suis obligé à l’indifférence. Je me laisse aller comme un corps mort emporté par les événements et je vais où le courant m’emporte. Voulez-vous que je lutte tout seul contre la destinée ? Je n’en ai ni la force ni l’envie. La destinée, c’est Dieu et l’homme n’est qu’une poignée de poussière…

***

Quant aux lettres que nous écrivions nous-mêmes… mais, d’abord, un fait. Une société littéraire anglaise avait ouvert en 1939 un concours pour déterminer quelles étaient les plus belles lettres d’amour « de tous les pays et de tous les temps ». Or, chose curieuse, le jury arriva à la conclusion que la plus belle lettre d’amour avait été écrite par un prisonnier ! La lettre primée était brève. La voici : « Loin de la prison, j’aperçois une petite échancrure dans la chaîne des collines lavées par les vagues de la mer. Et c’est là que je dirige mes regards toute la journée parce que tu es au-delà de ces collines, et mon regard me transporte aussi près de toi que possible. »

Dans son laconisme, cette lettre est d’une émotion poignante. Quand on est loin, quand on ne peut pas écrire comme on veut, la seule chose que l’on puisse adresser à celle qu’on aime, c’est un regard.

Heureusement, nous n’en étions pas là ! Nous avions le droit d’écrire trois lettres de vingt-quatre lignes et quatre cartes postales de huit lignes chaque mois. Pour certains, cette compression de l’esprit et de la pensée était insupportable. Alors ils allaient voir le censeur ou le commandant et, invoquant toutes sortes de prétextes et de raisons, ils obtenaient l’autorisation d’envoyer une ou même plusieurs lettres supplémentaires. Cette autorisation fut presque toujours accordée et certains abusèrent de la bienveillance des autorités.

Que pouvaient écrire les internés ? D’aucuns, qui possédaient des entreprises commerciales ou industrielles, parlaient de leurs affaires. Dans l’ensemble, toutefois, le courrier qui partait du camp manquait, sinon d’originalité, du moins de variété. On le comprend aisément en lisant la lettre suivante adressée à un ami par un camarade d’un certain âge et point dépourvu de culture et qui vint accidentellement à ma connaissance : « Vous voulez que je vous écrive plus souvent ? Je vous écrirai volontiers, mais que puis-je vous raconter ? Que puis-je vous dire ? Dois-je vous raconter des fables ? Lorsque je vous ai dit que je suis bien, que l’on me traite bien, je n’ai plus rien à ajouter. La vie du prisonnier est trop simple et trop monotone. Celle du premier jour est la même tous les autres jours qui suivent, même si les semaines devaient se multiplier durant encore cent mille ans. Imaginez un homme maître d’une seule chose : vingt-quatre heures. Que doit-il faire ? Manger, lire, dormir. Dormir, lire, manger. C’est une ritournelle sur ces trois rimes. En effet, je ne fais autre chose. Je parviens à rester allongé dix-huit heures sur les vingt-quatre. Je vous avoue, toutefois, que, lorsque je me lève, je suis un homme d’étoupe. Mais, d’ailleurs, rester couché, n’est-ce pas la même chose que rester assis ? J’ai essayé de me promener. Mais de me retrouver à chaque cent verges le nez devant les fils de fer barbelés, cela me donne le vertige. Je dois alors m’arrêter. Je me remets au lit. On raconte que, quand Charles XII alla se livrer aux mains des Turcs, il resta une année entière sans se lever de son lit. Je me sens capable de devenir son émule. De grands hommes peuvent parfois être imités par de petits ! »

Et, pour finir, voici deux petits faits dont je garantis l’authenticité.

Un jour, le porte-parole des internés fut appelé chez le colonel. Après un long entretien, je le vis revenir, l’air soucieux, et s’approcher du « jeune marié » qui avait été admis à l’hôpital depuis quelques jours souffrant d’une grippe. Le spokesman lui demanda presque à brûle-pourpoint :

— Aurais-tu l’intention de t’évader ?

— Moi ? fit l’autre en sursautant.

— Pourtant, répliqua le spokesman, je viens de voir, chez le commandant, une lettre que t’écrit ta femme et elle contient un dessin mystérieux tracé au crayon rouge.

Le jeune marié protesta :

— Qu’on me montre cette lettre et je pourrai dire de quoi il s’agit. Comment veux-tu que je réfute une semblable accusation sans voir le document ?

Bref, le jeune homme s’habilla et s’en fut chez le commandant. Celui-ci lui présenta une lettre de sa femme. Au bas de la page on voyait, en effet, des lignes rouges aux contours sinueux.

— Voulez-vous m’expliquer ce que cela signifie ? demanda le colonel.

Notre jeune ami prit la feuille. Après un rapide coup d’œil, ses joues s’empourprèrent de joie. D’une voix tremblante d’émotion, il répondit :

— Ce dessin, mon commandant, c’est tout simplement l’empreinte des lèvres de ma femme qui a voulu m’envoyer un baiser plus marqué que les autres…

Le colonel reprit la feuille. Puis il lança un grand éclat de rire.

C’étaient bien les lèvres de la jeune femme amoureuse de son mari qui avaient laissé sur le papier la forme d’un cœur saignant. Mais, comme la pression n’avait pas été assez forte, cela pouvait ressembler, au premier coup d’œil, à un dessin.

Et voici l’autre fait.

Un jeune marin, qui n’était pas italien, un jeune homme habile et adroit, était parvenu à se trouver une marraine dans la personne d’une charmante jeune fille anglaise. Après quelques lettres banales, la correspondance, appuyée par un échange de photographies, tourna vers le tendre. Le marin, qui avait l’ardeur d’un chérubin et une sensibilité byronienne, ne parvenait pas à traduire en un anglais possible le trop plein de ses sentiments. Il eut alors recours aux services d’un interné qui avait précisément, lui, un penchant particulier pour le genre épistolaire. Ce dernier se borna d’abord à mettre en une forme agréable les idées que le petit marin lui exprimait. Mais, peu à peu, il finit par devenir éloquent. D’autant qu’il venait de couper toute relation avec sa femme et qu’en écrivant à cette inconnue, sous la signature d’un autre, il pouvait laisser glisser un peu de lui-même. La correspondance monta rapidement de ton. On en vint aux belles envolées tendres, aux grands mots d’amour. C’était une griserie à trois !

Un beau jour, le marin alla trouver l’ami et lui dit sur un ton grave :

— Ce n’est pas moi qu’elle aime ! C’est toi !

— Tu es fou ! protesta l’autre, étonné.

— Oui ! Lis ce qu’elle vient de m’écrire…

Et il lui montra une feuille de papier sur laquelle la jeune fille avait tracé ces mots :

« Mon chéri, j’ai lu et relu dix fois ta jolie lettre folle… Sache que je ne veux plus vivre sans tes paroles d’amour qui chantent dans ma tête et dans mon cœur comme une chanson joyeuse de printemps… »

Cyrano réincarné après trois siècles !…