Société des éditions Pascal (p. 19-31).


I

NOCTURNE












le 28 juin 1940


La nuit, majestueuse et effrayante, descend sur la forêt où j’ai l’impression que nous sommes ensevelis. L’ombre a enveloppé de moire les sommets des bouleaux aux tons clairs et rabattu les flancs symétriquement découpés des sapins. Elle a éteint peu à peu les émeraudes qui miroitaient aux branches des érables et estompé les lignes droites des vieux chênes.

La nuit a même soufflé le dernier reflet opalin des eaux engourdies du pauvre petit lac qui, seul, sur un flanc du paysage, cherche à nous donner l’illusion qu’il existe encore un horizon.

Puis, d’un seul coup, l’ombre a escamoté les milliers et les milliers d’arbres dressés tout autour de nous comme les murs d’une prison en plein air.

La joie des couleurs est définitivement perdue, à présent, dans le néant des ténèbres.

Tragédie quotidienne de la nature, mais particulièrement symbolique ce soir. Plus rien ne paraît de ce qui est sur terre, hormis les rayons des phares électriques très puissants braqués sur le réseau de fils de fer barbelés qui nous entoure et dont les poteaux de soutien prennent, dans un sinistre jeu de lumière, l’aspect d’innombrables potences prêtes pour une pendaison en masse.

Le silence se prolonge, coupé à intervalles réguliers par les cris des sentinelles qui changent de garde. Un silence absolu, complet, total dans les dix baraques où sont endormis six cents hommes. La nuit avance et les heures se succèdent. Du moins, j’en ai la sensation, mais en haut, le ciel, lui aussi maussade, ne luit ni par lune ni par étoiles et, en bas, nulle horloge ne marque le temps d’une voix argentine. Quant aux montres de poche ou de poignet, on nous les a toutes temporairement confisquées et mises en dépôt chez le capitaine d’habillement du camp, le « quarter master store ».

Il n’y a plus qu’un maître ici, un seul, partout : le silence !

Mais dans l’obscurité de la baraque où nous sommes cadenassés pour la nuit, voici qu’un jeune homme marié depuis quelques mois, couché à côté de moi, me confie à voix basse :

— Je pense à elle. Que fait-elle, à cette minute précise ? Elle qui, tous les soirs, se blottissait contre moi, comme un petit enfant qui veut se mettre à l’abri des mauvais rêves. Dort-elle ou pense-t-elle à moi comme je pense à elle ? Je suis sûr qu’elle ne dort pas…

Ces confidences sont interrompues par un vieillard étendu à ma droite qui émet un ronflement aigu comme une sonnerie de trompette. Agacé, je le pique avec une canne. Placidement il se retourne et continue à ronfler, mais sur un ton plus bas, presque caverneux.

Les sonorités remplissent l’atmosphère où s’appesantit le souffle des soixante hommes de la baraque qui noient leur amertume et leur chagrin dans l’oubli du sommeil. Tout à coup, un dormeur semble vouloir parler. Un son rauque, puis la voix s’éteint dans la gorge, étouffée par une sorte de râle. Le mot, indistinct, qui allait sortir de sa bouche semblait un nom… le nom d’une femme. Sa femme.

Un peu plus loin, un garçon taillé en hercule, le grand « Dan », qui, pendant la journée, jongle aisément avec les poids de 200 livres, se plaint par petits cris.

Plus loin, un autre geint.

Toute la baraque, saoulée de fatigue et d’ennui, exhale une sorte de plainte dans laquelle se précisent de temps à autre des noms de femmes.

Mais tout cela est-il bien vrai ? Tout cela n’est-il qu’un cauchemar ? Est-ce moi qui suis dans la réalité et le rêve ne serait-il pas plutôt de l’autre côté du cercle de fils de fer barbelés ? Ai-je bien vécu avant de venir ici ?

Ma vie, ou plutôt la vie tout court, n’a-t-elle pas commencé le 10 juin dernier, le jour où…

Au fait, la voilà bien, la première sensation en profondeur ressentie après les événements qui se sont déroulés ces jours derniers à la vitesse vertigineuse des photographies d’un film. La sensation poignante que la brusque coupure produite dans le cours normal de l’existence, l’arrachement violent du milieu affectif et social, a eu pour effet de briser le fil du souvenir par lequel le présent se joint au passé et trouve ses prolongements dans ce qu’on appelle l’avenir. On ne sait plus bien si l’on a été et comment l’on a été, si l’on est et comment l’on est, si on va être et comment on sera. Les notions de temps se mêlent, se confondent, se brouillent.

Il faut quand même y voir clair, se ressaisir. Essayons de fixer les images qui semblent vouloir échapper à toute emprise, les impressions les plus récentes, afin de reconstituer un lien entre elles et la réalité dans laquelle je me trouve en ce moment plongé. Me voici, enfermé à double tour de clefs, dans une baraque en bois aux fenêtres garnies de barreaux, qui, pour être menus, ne sont pas moins de fer, au milieu d’une forêt où il y a des arbres, des arbres, à l’infini…

C’est aujourd’hui le 29 juin, l’avant-dernier jour de ce mois de juin qui avait commencé en suscitant une vive appréhension chez tous les Italiens du Canada. L’attitude du Gouvernement de Rome à l’égard de Paris et de Londres devenait de plus en plus menaçante. Les Italiens s’abordaient dans la rue avec une mine préoccupée.

— Croyez-vous que Mussolini déclarera la guerre ?

— À qui ?

— À la France et à l’Angleterre… à cause du pacte de l’Axe…

— Jamais de la vie ! À l’époque de l’assassinat du chancelier Dolfuss, Mussolini a mobilisé deux armées contre l’Allemagne. En 14, il fut un partisan ardent de l’intervention italienne contre l’Allemagne et l’Autriche. Il n’y a pas longtemps encore, il disait que…

— Oui, oui, oui, tout cela est très beau, mais les indices deviennent de plus en plus alarmants. On vient de suspendre le départ des paquebots faisant le service entre Naples et New-York. La presse fasciste, qui obéit à un mot d’ordre, devient de plus en plus violente contre la France… Il n’est bruit que de mobilisation partielle, prélude de la mobilisation générale… Pensez donc ! l’Italie dispose de huit millions de baïonnettes, de milliers d’avions, de plusieurs divisions cuirassées…

— Mais vous voyez bien que l’Allemagne et la Russie sont unies par un traité secret… Hitler peut s’entendre avec Staline. Mussolini ne le suivra jamais !

Et ainsi, pendant des heures et des heures, toutes les éventualités étaient pesées, supputées, examinées, faisant alterner dans le cœur de ces Italiens le doute et l’espoir, la crainte et un fugace sentiment de sécurité, car aucun d’entre eux n’aurait vraiment voulu que l’Italie changeât sa politique traditionnelle, la politique d’union à la France et à l’Angleterre, qui avait permis à un peuple divisé et dominé par l’étranger de reconstituer sa propre unité et de créer chez lui une vie prospère en l’espace d’à peine un demi-siècle. Mais on avait beau raisonner, discuter, questionner, les nouvelles de Rome devenaient de plus en plus mauvaises.

Les plus clairvoyants regardaient avec une angoisse croissante les lignes de défense de la France tomber les unes après les autres. Et ils pensaient :

— Le jour où Paris sera à la veille de capituler, les francophobes qui entourent Mussolini en profiteront pour l’entraîner dans la guerre. Et alors…

Alors ils n’osaient plus formuler leur pensée, exprimer leurs inquiétudes. En tout cas, ce serait une « sale histoire » pour tous ceux qui, habitant le Canada, avaient manifesté une sympathie idéologique ou platonique envers le fascisme, car ils se trouveraient à devenir ipso facto des ennemis !

— Que deviendrons-nous ? se demandaient ces Italiens, auxquels, évidemment, on ne pouvait faire grief de ce que déciderait le Gouvernement de Rome.

Des amis, gens bien intentionnés ou bien renseignés, avaient pris le soin de les prévenir :

— Prenez garde à vous ! Si Mussolini déclare la guerre, vous courrez le risque d’être internés.

Les Italiens répondaient :

— Pourquoi le serions-nous, puisque nous n’avons rien fait contre le Canada, que nous avons créé une famille ici, dans le pays…

— N’importe ! rétorquait-on ; les lois de la guerre sont les lois de la guerre ! Des Canadiens seront internés en Italie. Il est naturel qu’il y ait des Italiens internés au Canada. Et le dialogue se poursuivait ainsi.

L’Italien avait beau faire valoir l’innocence de ses intentions, protester qu’il n’avait jamais été ni espion, ni chargé de mission, ni investi d’un mandat quelconque par le Gouvernement italien, la réplique inflexiblement logique était celle de l’ami : « Les lois de la guerre sont les lois de la guerre ! Il y aura des Canadiens internés en Italie. Il est naturel qu’il y ait des Italiens internés au Canada ! »

On arriva ainsi au lundi 10 juin.

Deux ou trois jours auparavant, le président Roosevelt avait prononcé un discours qui semblait un dernier avertissement à Mussolini. Au cours de la journée du dimanche 9, les troupes allemandes avaient fait des progrès importants vers Paris. Les derniers « journaux parlés » de la nuit, aux postes radiophoniques, laissaient prévoir comme imminente une décision de l’Italie. Pendant la matinée du lundi, les derniers espoirs s’évanouissaient un à un. À midi, l’irréparable était accompli !

Dans un geste de folie, le Gouvernement de Rome venait de déclarer la guerre à la France et à la Grande-Bretagne. Le sort en était jeté.

À Montréal, commença la rafle

Ceux qui étaient désignés devaient être arrêtés. Et ils le furent tous.

Après avoir été détenus pendant deux nuits et un jour dans les grandes cellules de la prison de la Sûreté provinciale, le mercredi 12, nous fûmes transportés dans des autobus escortés d’hommes armés à quelques milles de Montréal. Pendant dix-huit jours, nous restâmes là, soigneusement surveillés et bien nourris. Enfin, hier matin, on nous divisa en deux groupes. Le premier fut envoyé à une prison et l’autre, celui dont je faisais partie, fut placé dans un train spécial qui se dirigea à toute vitesse vers une destination inconnue.

Dans toutes les péripéties tristes de la vie, il y a toujours un détail qui accroît le caractère angoissant du drame lui-même. Ce voyage nous fut d’autant plus pénible que nous ne savions pas où nous allions.

Quelques-uns s’adressaient aux soldats qui nous servaient d’escorte :

— Où nous conduit-on ?

— Nous ne pouvons pas vous le dire. Mais ce n’est pas très loin, nous arriverons avant la nuit…

En effet, vers quatre heures du soir, notre train s’arrêtait au milieu d’un camp militaire. Des camions recouverts de bâches nous attendaient. On nous y fit monter. Puis le long cortège des véhicules se mit en marche, dans une route percée à travers la forêt. Plus on avançait, plus on s’enfonçait au milieu des arbres… Puis, un camp en vue. Des baraques dressées. Des fils de fer barbelés. Des sentinelles. D’autres internés, des Allemands, qui y logeaient depuis septembre 1939, semblaient guetter notre arrivée.

Enfin, nous voici dans la baraque, en pleine nuit, avec cette atroce impression d’être enfermés pour on ne sait pas combien de temps encore, ignorant tout de ceux qui nous touchent de près, sachant que ceux-ci n’apprendront que dans plusieurs jours que nous ne sommes plus près d’eux, que nous ne pourrons pas les revoir avant longtemps.

La sensation d’égarement s’accentue, s’aiguise, torture.

Je me trouve tout à coup, haletant, les mains accrochées au petit cadre de la fenêtre voilée de toile métallique, et je pense ne jamais pouvoir surmonter mon désespoir. Puis, au zénith, le ciel se tinte d’une lueur légère. La masse sombre de la nuit se recompose en un soupçon de forme. Graduellement, cette forme se précise, prend des contours. Les cimes des arbres dessinent de nouveau leur broderie verte sur l’immense métier de la voûte céleste.

Toute la nature, pareille à une vieille coquette, fait sa toilette pour recevoir le jour nouveau. Le lac, pareil à un retardataire qui craint d’arriver trop tard à un rendez-vous, lance en l’air, par couches successives, l’épais édredon de brouillard sous lequel il s’est couché. D’une branche à l’autre, le gazouillis des oiseaux emplit l’espace de vibrations sonores. De faibles cris gutturaux annoncent que les petits écureuils nous attendent. Au-delà des dernières baraques, le soleil éclate soudain, déchirant les derniers nuages qui s’opposaient à son apparition.

Le jour est venu, clair, net, frais, pur ! Et avec lui la fin du cauchemar nocturne auquel peu d’entre nous ont pu se soustraire. Alors, je me reprends à croire en moi, en l’avenir et en la réalité des choses qui m’environnent. Ce que je vis n’est qu’une parenthèse, une courte mais bien pénible parenthèse dans mon existence, épreuve qu’il faut accepter avec sérénité, fermeté et, surtout, avec une patience résignée.

La loi fatale qui règle les choses de ce monde veut qu’à[1] chaque action corresponde une réaction et qu’à tout événement contraire fasse pendant un événement favorable. La minute où tout sera rétabli dans le monde pour que reprenne le jeu normal des événements, ce sera, pour nous aussi, la rentrée dans l’ordre.

D’ici là, patience, patience.

Un coup de clairon, au loin, sonne le réveil.

De tous les lits de la chambrée surgissent les hommes. Les interpellations suivent. Chacun ravale sa peine intime, ne voulant pas, par une sorte de pudeur, paraître souffrir. Des mots, des plaisanteries mille fois ressassées, se colportent de bouche en bouche et, chose étonnante, font rire ! Des vulgarités même. N’importe quoi. Pourvu qu’on ait l’air de « tenir le coup ».

Seul ou en groupe, on sort pour se débarbouiller, chacun tenant à la main la serviette, le savon, le dentifrice. L’action bienfaisante, énergique, de l’eau fraîche se fait sentir. On songe peut-être, au fond de soi-même, au réveil habituel, chez soi… mais personne n’en souffle mot. On serre les mâchoires et l’on feint d’être gai. Gai, même dans ces uniformes bleus aux larges disques blancs ou rouges tracés dans le dos dont tous les internés, dans tous les pays du monde, sont vêtus et qui donnent l’aspect de masques de carnaval où le bouffon frise le sinistre.

L’activité de la journée est déjà toute fixée, distribuée, partagée. Ceux-ci, formant une équipe, iront dans la forêt couper des arbres. Ceux-là, aussi par équipes, s’en iront dans des camions à une quinzaine de milles d’ici pour travailler à la réfection d’un pont. D’autres se contenteront de besognes plus modestes. Les hommes de santé faible ou délicate iront éplucher les légumes dans la cuisine. Quelques-uns seront de service au réfectoire. Il y a aussi ceux qui auront la charge, relativement aisée, de balayer et de laver la chambrée.

Six cents hommes, insensiblement réadaptés à une nouvelle condition, à un nouveau milieu, reprendront un semblant de rythme de vie. Je regarde chacun s’acheminer vers sa besogne. Et je me dis :

— Courage ! Il faut toujours accepter la vie comme elle vient…

  1. [Note de Wikisource] Dans l’impression originale, la deuxième et la quatrième ligne de ce paragraphe ont été inversées. Le texte est ici rétabli dans le bon ordre.