Éditions Édouard Garand (p. 33-36).

XI

LE MIRACLE DE LA VIERGE D’IVOIRE


Cette affaire avait causé un émoi formidable dans le quartier. On disait qu’un bandit avait tenté d’assassiner une jeune fille.

Cela n’avait été en effet qu’une tentative, puisque Hortense, comme elle l’avait avouée plus tard, avait été terrassée par la peur plutôt que par le mal.

Quand elle eut repris sa connaissance, elle trouva devant elle les policiers qui, après avoir mis Philippe sous verrous, étaient revenus auprès de la jeune fille pour avoir sa déposition. Elle sourit et leur dit :

— Vous n’allez pas le garder prisonnier, j’imagine ?

— Mais il a voulu vous assassiner !

— Mais non, vous êtes fous ! Je l’ai fait fâcher, et je me suis évanouie de peur. Il ne m’a pas même fait mal. C’est mon grand ami, demandez à madame Larose.

Madame Larose était la maîtresse de pension.

Celle-ci confirma les paroles de la jeune fille, ajoutant que le jeune homme avait été longtemps son pensionnaire et qu’il avait toujours été le meilleur garçon du monde.

— Aussi, conclut-elle, ça m’a bien étonnée de le voir serrer le cou de mamezelle Hortense.

Alors on voulut savoir comment la chose était arrivée, mais la jeune fille refusa de parler.

Les policiers s’en allèrent. Mais cela n’avait pas arrêté les langues, et cela n’avait pas fait remettre Philippe en liberté.

Le lendemain, les deux policiers logèrent contre le jeune homme une accusation d’assaut sur une jeune fille honnête, et l’accusé fut mis en présence d’un magistrat.

Comme les dépositions des agents de police faisaient voir l’affaire sous un jour énormément grave, le magistrat décida d’envoyer Philippe devant une cour criminelle et de mettre le jeune homme en prison en attendant.

En entendant cette décision du juge, Hortense, qui avait vainement demandé la liberté de Philippe, éclata en sanglots et s’enfuit en pleurant.

Et Philippe, étonné, ahuri, ne parvenant pas à se rappeler comment toute cette histoire avait commencé et fini, commençait à se demander avec angoisse comment les choses allaient tourner pour lui. Or, pendant qu’il attendait la voiture cellulaire qui allait le conduire à la prison commune avec d’autres malheureux, un avocat vint lui offrir ses services.

À force de creuser ses souvenirs embrouillés, le jeune homme était parvenu à reconstituer la scène de la veille dont il confia tous les détails à l’homme de loi. Il termina son récit en demandant à l’avocat d’aller immédiatement conférer avec M. Roussel.

Le brave négociant faillit se trouver mal en apprenant cette fâcheuse nouvelle : Philippe Danjou en prison !

Il accompagna immédiatement l’avocat au Palais de Justice où il lui fut permis de voir Philippe.

— Vous ici, mon ami ! s’écria M. Roussel dont les traits étaient livides.

Philippe sourit tristement et répondit :

— Oui, monsieur Roussel, et je vous assure que je ne l’ai pas fait exprès.

— Rapportez-moi les détails de l’accident, et si je peux user de mon influence auprès du magistrat, je m’empresserai de le faire avant qu’on ne vous emmène à la prison.

Philippe obéit.

En entendant le jeune homme avouer qu’Hortense était en possession de la Vierge d’Ivoire, M. Roussel s’écria avec une joie mal contenue :

— Ah ! c’est cette jeune fille qui a la Vierge d’Ivoire !

— Mais vous comprenez aussi, par ce qui est arrivé, qu’il n’est pas aisé de faire rendre la statuette à cette jeune fille, dont l’entêtement demeure un mystère pour moi.

— Oh ! je la lui ferai bien rendre moi, dit M. Roussel, je saurai bien lui faire entendre raison. Mais pour le moment il s’agit de votre personne.

— Ne voyez-vous pas, monsieur, qu’il n’y a dans cette affaire aucun crime, et ne pensez-vous pas qu’il serait possible de faire revenir le magistrat sur sa décision ?

— Je le pense, monsieur Roussel. Venez avec moi, je vais tâcher d’avoir une audience immédiate du magistrat.

Le négociant connaissait ce magistrat. Il expliqua toute l’affaire de la Vierge d’Ivoire, exprimant son désespoir en face de la mystérieuse maladie dont sa fille se mourait, et disant pourquoi Philippe Danjou, qui voulait sauver Lysiane d’une mort prématurée, s’était mis en colère contre cette Hortense qui refusait de rendre la statuette.

— Faites arrêter cette fille, dit le magistrat, cela la décidera peut être à s’exécuter.

— Non, monsieur le juge, répondit énergiquement M. Roussel, à qui il eût répugné de faire jeter une honnête fille au milieu du troupeau des femmes perdues de vices. Non, répéta-t-il, mais je vous demande de libérer Philippe Danjou, ensuite je verrai cette Hortense et je saurai bien lui faire rendre la statuette à ma fille.

Le magistrat, homme intelligent et de vues larges, signa de suite l’élargissement de Philippe.

Le jeune homme pleura de joie.

— Merci, monsieur Roussel, dit-il, jamais je n’oublierai ce bienfait de votre part !

— Mon ami, les moments sont précieux : allons chez votre ancienne amie, Hortense Deschênes !

— Allons ! répéta joyeusement Philippe.

L’instant d’après, la jeune fille recevait ses visiteurs avec un large sourire.

De suite Philippe lui fit ses excuses.

— Mademoiselle, dit alors le négociant, monsieur Danjou vous a dit que ma fille malade demandait sans cesse sa Vierge d’Ivoire qu’elle a perdue un jour du mois d’octobre dernier. Vous n’avez pas voulu la remettre à ce jeune homme en qui vous n’aviez peut-être pas confiance ; mais à un malheureux père vous ne pourrez pas refuser, je pense.

— Cette Vierge d’Ivoire… c’est un talisman, n’est-ce pas ? demanda Hortense, qui ne paraissait pas plus décidée de se rendre à la prière d’un père malheureux qu’aux supplications et aux violences de Philippe, le jour précédent.

— Je n’en sais rien, mademoiselle, répondit M. Roussel. Cette statuette avait été donnée à ma fille par la supérieure de son pensionnat, et elle y tenait beaucoup. Aujourd’hui, nous sommes portés à croire que c’est pour avoir perdu sa petite statue que ma fille est si malade.

— Pourquoi votre fille ne viendrait-elle pas la réclamer elle-même ? demanda Hortense avec son front barré d’un pli d’entêtement.

Le négociant la regarda avec surprise et frayeur.

— Venir elle-même… s’écria-t-il. Mais Philippe ne vous a donc pas dit qu’elle est mourante… qu’elle n’a pas même la force de sourire ?

— Oui, c’est vrai, Philippe m’a dit cela.

— Vous voyez bien

— Oui, oui. Eh ! bien ! je veux voir votre fille, monsieur.

— Vous voulez la voir !

— Oui. Conduisez-moi auprès d’elle.

Mais pourquoi ? fit le négociant avec un étonnement croissant.

— Parce que je veux la voir.

— Vous ne pensez donc pas que je vous dis la vérité ?

— Je pense que vous dites la vérité, mais moi, je veux voir votre fille. Et en même temps que ces paroles Hortense jeta un regard mystérieux à Philippe qui, croyant que, comme lui, M. Roussel allait se heurter au fol entêtement de la jeune, chancelait d’épouvante. Car à chaque minute passée il redoutait qu’on vint annoncer la mort de Lysiane.

M. Roussel, devant l’insistance étrange de l’ouvrière, consulta Philippe du regard.

— Soumettez-vous ! conseilla Philippe.

— Soit, dit M. Roussel. Allez, dit-il aussitôt au jeune homme, cherchez un fiacre et nous nous rendrons chez moi tous les trois.

Philippe obéit. Quelques minutes plus tard les trois personnages filaient vers la rue Sainte-Famille.

Quand ils pénétrèrent dans la chambre de Lysiane, ils trouvèrent Mme Roussel en pleurs et le docteur Rouleau au chevet de l’agonisante tenant une de ses mains.

Le négociant se précipita vers sa fille.

— Lysiane ! Lysiane ! gémit-il.

Le docteur l’arrêta.

— Monsieur, c’est fini… deux ou trois minutes encore, et…

— Ah ! non, non, cela ne se peut pas !

Et s’écrasant à deux genoux M. Roussel se mit à pleurer.

Tout doucement Hortense s’était approchée pour jeter par-dessus l’épaule du médecin un regard curieux sur la forme inerte de Lysiane. En voyant la rigidité de ce jeune corps — car Lysiane avait toutes les apparences d’une morte — Hortense blêmit et se recula effrayée.

Philippe, derrière elle, lui souffla à l’oreille ces paroles terribles :

— Hortense, tu l’as peut-être tuée !

La jeune fille chancela en étouffant un sanglot. Puis, fébrilement, elle fouilla sa sacoche, en tira la statuette et, courant près de la malade, elle la lui mit dans la main, disant :

— Mademoiselle, tenez voici votre Vierge d’Ivoire !

Surpris, le docteur Rouleau s’était brusquement écarté, et tous alors purent assister à une scène très émouvante.

Hortense s’était agenouillée et retenait la main de la moribonde dans laquelle elle avait placé la statuette ; et la main inerte de la malade s’était crispée avec force sur la petite vierge, un sourire heureux s’était imprimé sur ses lèvres et un long soupir s’était exhalé de sa poitrine. Puis Lysiane avait relevé ses paupières, ses regards surpris se posaient avec joie et reconnaissance sur les personnes qui l’entouraient.

Elle vit Hortense qui, à genoux, pleurait : ses regards s’humectèrent d’attendrissement. Elle vit ensuite Philippe et lui sourit. Puis elle regarda son père et sa mère avec amour et murmura :

— Je suis contente !

Et soudain — était-ce donc encore un miracle ? — Lysiane — oui, Lysiane qui n’avait pas remué depuis deux mois — Lysiane se souleva à demi, presque sans difficulté, attira à elle la tête châtelaine d’Hortense et sur le front de l’ouvrière déposa un long baiser.

— Merci ! balbutia-t-elle dans un spasme joyeux.

Elle se renversa aussitôt, reprit sa posture d’avant, porta la statuette à ses lèvres sur lesquelles elle la tint longuement pressée, et parut s’endormir d’un sommeil paisible.

Alors le docteur constata que des rougeurs vives couraient sur le visage de la malade. Il saisit vivement un poignet de la jeune fille et, avec le plus grand étonnement, découvrit que le pouls battait régulièrement.

— Monsieur Roussel, prononça-t-il d’une voix troublée par l’émotion, je pense que votre fille va vivre encore !

Un frisson de joie immense secoua tous les personnages de cette scène presque sublime.