Éditions Édouard Garand (p. 23-26).

VII

QU’ÉTAIT DEVENUE LA VIERGE D’IVOIRE


Ce soir-là, comme d’habitude, Philippe Danjou avait soupé chez Amable Beaudoin. Après avoir causé un quart d’heure avec Eugénie, très heureux, le jeune homme avait pris le chemin de son appartement sur la Place Viger.

Les soirs qu’il ne sortait pas, Philippe lisait. Il lisait les journaux d’abord, les livres nouveaux ensuite.

Après être entré chez lui, il alluma sa pipe et déploya LA PRESSE, journal qu’il semblait préférer aux autres.

Il neigeait ce soir-là, et l’on se sentait mieux à l’aise dans une chambre tiède et confortable que dehors, dans l’humidité et sous la neige molle qui tombait par gros flocons.

Durant une bonne demi-heure Philippe parcourut le journal. Tout à coup il laissa passer entre ses lèvres une exclamation de surprise, puis ses yeux s’agrandirent outre mesure et il murmura :

— Voyons ! est-ce que je ne vois pas deux au lieu d’un ?

Et il relut à mi-voix ce qui l’avait frappé.


OBJET PERDU


Au mois d’octobre dernier une petite statuette en ivoire, représentant la Vierge-Marie, a été perdue entre l’Église Notre-Dame et le No 1224 C rue Sainte-Famille, en passant par la rue Saint-Laurent et la rue Sainte-Catherine. La personne qui aurait trouvé cette statuette est ardemment priée de la rapporter sans délai rue Sainte-Famille. Une belle récompense lui sera donnée.

— Mais, s’écria Philippe tout ébahi, le numéro 1224 C c’est la résidence de mon patron, M. Roussel !… La petite statuette d’ivoire ! ajouta-t-il en réfléchissant.

Soudain il bondit.

— Oh ! mais, c’est moi qui l’ai trouvée cette statuette, s’écria-t-il encore. Je l’avais bien oubliée ! La Vierge d’Ivoire… Mon Dieu ! quelle coïncidence… Mais je sais où elle est cette Vierge d’Ivoire !…

Philippe jeta son journal sur une chaise, mit son paletot et sortit rapidement de sa chambre. Dehors il allait comme un fou, il lui arriva de bousculer près de la rue Saint-Denis une personne qui le croisait. Il s’excusa et poursuivit sa marche à grandes enjambées vers le restaurant d’Amable Beaudoin sur la rue Notre-Dame. Il était environ huit heures à ce moment-là.

Amable Beaudoin demeurait seul dans son établissement ; Eugénie et son frère Adolphe étaient montés en haut, parce que les clients se faisaient rares par ce soir de neige.

En voyant paraître Philippe et en remarquant l’inquiétude de sa physionomie et la rudesse de sa marche, le bossu ne put retenir une exclamation de surprise.

Le jeune homme était tout blême et son air était tout à fait curieux à voir. Jamais Amable ne l’avait vu comme ça.

C’est presque avec effroi qu’il le regarda venir à lui.

Il pensa :

— Quoi ! est-ce que ce jeune homme est devenu fou maintenant ?

Oui, vraiment, Philippe avait l’air d’un fou.

Et sa voix tremblait étrangement quand il parla, elle était méconnaissable.

— Monsieur Beaudoin, vous souvenez-vous de la petite statue que je vous ai donnée il y a deux mois passés ?

— Hein ! la statuette d’ivoire ?

Le brave homme avait fait un saut en l’air.

— Oui, vous vous en souvenez, n’est-ce pas ?

— Oui. Est-ce que vous voulez la ravoir ?

Il était aussi blême que Philippe.

Celui-ci expliqua :

— Elle n’était pas à moi. Je l’avais trouvée ce jour-là même et je ne pensais pas qu’elle pouvait valoir quelque chose. Tenez, lisez ceci !

Ce disant, il mit sous les yeux du restaurateur l’avis qu’il avait lu.

Amable blêmit davantage.

— Mais connaissez-vous ces gens-là ? demanda-t-il.

— Si je les connais… c’est l’adresse de mon patron, monsieur Roussel !

— Monsieur Roussel !

— Comprenez-vous qu’il me faut cette statuette, afin que je la rapporte à qui elle appartient ?

— Oui, oui, mon ami, vous avez raison, il faut la rendre à celui qui l’a perdue ! Attendez-moi, je cours la chercher !

Et tout tremblant, tout chancelant, le pauvre bossu courut en effet à un escalier de service placé au fond de la cuisine et grimpa à son logement.

En voyant l’entrée précipitée du restaurateur et en remarquant sa pâleur, sa femme, Eugénie et Adolphe le regardèrent curieusement.

— Es-tu malade, Amable ? interrogea la femme.

— Non. Mais vous ne pouvez pas savoir ce qui nous arrive !

— Quoi donc ? firent à la fois trois voix inquiètes.

— C’est la vierge d’Ivoire que…

— La Vierge d’Ivoire !

— Oui… on l’avait perdue… c’est monsieur Roussel, le négociant, et il a mis un avis dans le journal pour lui demander qu’on la lui rapporte.

— Mais comment savez-vous tout cela ? demanda Eugénie.

— C’est monsieur Philippe qui l’avait trouvée sur la Place d’Armes, il a lu l’avis et il est venu me demander la statuette.

— Philippe Danjou ! cria Eugénie avec une vive émotion.

— Oui, il est en bas.

— En ce cas, il faut la lui rendre ! dit la mère Beaudoin.

— C’est vrai, appuya Adolphe ; puisque cette statuette n’est pas à nous, on ne peut pas la garder.

— Je vais la chercher, dit Eugénie, je l’ai mise sous mes oreillers pour qu’elle me porte chance.

Amable sourit en jetant un coup d’œil significatif à sa femme. De suite il avait pensé aux amours de sa fille avec Philippe.

Eugénie courut à sa chambre. Mais après avoir cherché pendant cinq minutes, elle revint disant qu’elle n’avait pas retrouvé la statuette. Et elle demanda :

— Est-ce que quelqu’un d’entre vous ne l’aurait pas prise ?

— Comment, tu ne l’as pas trouvée ? interrogea sa mère.

— Non. Je suis certaine de l’avoir placée sous mes oreillers.

— Quand cela ?

— Il y a bien deux semaines.

— On a changé les oreillers deux fois depuis ce temps-là. Ne serait-elle pas tombée par terre ?

— Je vais chercher encore, dit Eugénie en reprenant la direction de sa chambre.

Cette fois tous la suivirent. On chercha, on fouilla, on bouleversa tout, mais la Vierge d’Ivoire demeura introuvable partout… car durant une heure on avait cherché par toute la maison.

Alors Amable et Eugénie étaient descendus pour annoncer à Philippe que la Vierge d’Ivoire était perdue.

Le jeune homme pâlit davantage et chancela.

Sans savoir, il eut une parole de colère et de reproche en regardant Eugénie :

— Vous auriez bien dû la mettre ailleurs que sous des oreillers !

— Je pensais bien faire, balbutia Eugénie en rougissant.

— C’est insensé. Ces objets-là, on les met dans un coffret, dans une… enfin, on ne les laisse pas traîner comme des jouets d’enfant.

Et sans dire bonne nuit, rageur, la démarche brusque, il s’en alla en faisant claquer la porte sur ses talons.

Le bossu et sa fille se regardèrent consternés.

Dès le lendemain matin Philippe demanda une entrevue à M. Roussel.

Le négociant avait la mine abattue, toute cette nuit-là, il l’avait passée au chevet de sa fille mourante.

Il accueillit Philippe avec un sourire découragé.

— Que désirez-vous, mon ami ?

— Monsieur, j’ai lu hier dans un journal que vous y avez fait imprimer pour un objet que vous avez perdu.

M. Roussel bondit.

— Hein ! vous savez ce qu’est devenue la Vierge d’Ivoire de ma fille ? Le négociant tremblait et sa bonne figure s’était vivement empourprée.

— Votre fille ! bégaya Philippe très surpris.

— Eh bien, oui, elle se meurt… Elle ne cesse de me demander sa Vierge d’Ivoire !

Alors Philippe lui raconta l’histoire de la petite statuette. Mais quand il eut dit comment elle avait été perdue de nouveau, le négociant se laissa tomber sur un siège plus découragé encore et en murmurant :

— Pauvre Lysiane !

Devant la douleur de cet homme, Philippe sentit sa gorge se crisper. Il se pencha vers le malheureux père et dit d’une voix tremblante d’émotion et de chagrin :

— Monsieur Roussel, c’est ma faute. Oh ! si j’avais su !… Mais comment pouvais-je savoir ? Tenez, voulez-vous me donner un congé ?

— Un congé, pourquoi ?

— Je veux chercher votre Vierge d’Ivoire, je veux la retrouver ! prononça le jeune homme avec un accent de belle énergie.

— Comment, mon ami, pourrez-vous la retrouver ? sourit avec doute M. Roussel.

— Je vais chercher et j’ai confiance, voilà tout !

— Si vous le voulez, c’est bien. Votre salaire ne sera pas suspendu.

— Pardon, monsieur Roussel, je ne veux pas recevoir d’argent que je n’aurai pas gagné ; ensuite, si je ne retrouve pas la statuette qui se trouve perdue par ma faute, je ne reviendrai pas reprendre ma place ici.

Le négociant se leva, mit une main sur l’épaule du jeune homme et prononça gravement :

— Mon garçon, retournez à votre travail, je vous refuse ce congé. Je ne compterai que sur Dieu pour me faire retrouver la Vierge d’Ivoire dans ma fille.

Philippe ne voulut pas résister, sachant de quelle autorité était trempé le caractère du négociant et sachant aussi que sa volonté ne devait jamais être contrecarrée. Mais de ce moment il se sentit très malheureux, et cette obsession s’empara de sa pensée :

— Que peut-être devenue la Vierge d’Ivoire ?