La vierge d’ivoire/03
III
LA VIERGE D’IVOIRE
Amable Beaudoin fermait son restaurant entre onze heures et minuit tous les soirs, sauf les samedis, parce que ces jours-là on donnait à manger bien avant dans la nuit et souvent jusqu’aux petites heures du jour suivant, le dimanche. Car à cette époque, où les règlements n’avaient pas encore établi la fermeture de bonne heure, il se rencontrait toujours des pochards et des noctambules circulant sur la rue Notre-Dame et qui demandaient souvent à raffermir leur estomac.
Mais ce jour-là, qui se trouvait le mardi comme nous l’avons dit déjà, les affaires n’avaient pas été éblouissantes au restaurant d’Amable Beaudoin, et dès les neuf heures du soir pas une âme humaine ne franchit la porte de l’établissement. À dix heures le restaurateur congédia sa cuisinière, verrouilla, fit sa caisse et monta à son logement où, chaque soir, la famille se trouvait réunie.
Dans une grande salle, dont les fenêtres donnaient sur la rue Notre-Dame, la mère Beaudoin, ce soir-là, rapiéçait quelques lingeries, tandis qu’Eugénie, Clarisse et une troisième des filles d’Amable s’entretenaient à voix basse. Les autres fillettes étaient couchées. Mais dans un coin de la pièce, à demi assis sur un grabat et le dos appuyé contre une pile d’oreillers, on apercevait un adolescent au visage émacié et livide dans lequel brillaient deux grands yeux désorbités, immobiles et sans expression. Sans expression ? C’est peut-être trop dire : ces yeux-là semblaient garder sans cesse une expression d’étonnement. Il ne bougeait pas et ses mains longues et très maigres demeuraient inertes sur les couvertures qui le couvraient à demi.
C’était le malade, c’était le paralytique. On l’appelait Adolphe.
Quand le restaurateur parut, sa femme toujours souriante demanda avec empressement :
— La journée a-t-elle été bonne, Amable ?
— Oh ! comme ça. J’en ai connu de meilleures déjà.
Il s’approcha du grabat, et, souriant avec une bonne tendresse paternelle, il demanda au malade :
— Et toi, Adolphe, comment vas-tu ?
D’une voix à peine distincte et avec un air indifférent, le paralytique répondit :
— Comme coutume… pas mieux… pas mieux !
— Ça va revenir, mon garçon, faut pas se décourager.
— Il a beaucoup mieux mangé aujourd’hui, dit la mère en regardant son fils aîné avec une profonde tristesse dans son sourire et dans l’expression de ses regards fatigués.
— Oui ? répliqua Amable. Eh bien ! c’est bon signe.
— As-tu pris tes remèdes ? demanda Eugénie au malade.
— Oui, Énie… mais pas bons à prendre !
— Pourquoi ?
— Trop amers !
— C’est ce qu’il faut répliqua le père. Ces amers vont te donner l’appétit et tu redeviendras fort comme un homme.
Le malade hocha faiblement la tête et continua de laisser ses regards flotter dans le vague.
Amable Beaudoin alla s’asseoir près de sa femme et dit :
— Lénore, devine ce que j’ai reçu ce soir en payement d’un souper.
Lénore était le diminutif de Éléonore.
— Pas une fortune, certain, hein ? Amable.
— Tu ne peux pas… non, vous ne pouvez pas vous imaginer vous autres non plus. Toi, Eugénie, peux-tu deviner, et toi, Clarisse ?
Qu’est-ce que c’est qu’on vous a donné ? interrogea Clarisse qui avait remarqué Philippe Danjou pendant qu’il parlementait avec son père à la caisse du restaurant.
— Tenez, regardez !
Et Amable, en exhibant la statuette, souriait.
— C’est une petite statue ! proféra la mère avec surprise.
— C’est vrai !
— Montrez donc, papa, fit Eugénie en se levant et s’approchant de son père.
Elle prit la petite statue et l’examina curieusement.
— On dirait que c’est une vierge en ivoire ! murmura-t-elle, pensive, et en retournant la statuette de tous côtés.
Clarisse et l’autre fille s’étaient réunies autour de leur sœur aînée et regardaient l’objet rare.
— Oui, déclara Clarisse, c’est une petite madone.
— Clarisse, c’est la Ste Vierge ! corrigea la mère que l’appellation « madone » ne satisfaisait pas.
— Dans tous les cas, reprit Clarisse, ça ne vaut pas grand-chose.
— Oh ! je sais bien, dit Amable, que ce n’est pas une fortune.
— Mais si c’était un talisman ! émit Eugénie.
— Ça se pourrait bien, car on ne sait jamais, répondit Amable.
— Qui t’a donné cela ? demanda la mère.
— C’est un jeune homme qui avait l’air bien misérable. Comme il n’avait pas d’argent et qu’il voulait manger et me promettait de me payer demain soir, en expliquant qu’il allait travailler demain chez M. Roussel de la rue Saint-Paul, je lui ai demandé de me donner quelque chose en garantie. Il m’a alors donné cette statuette.
— En attendant qu’il vous paye ? demanda Eugénie.
— Non, non… il me l’a donnée pour toujours.
— Pauvre garçon ! murmura Eugénie, je vous assure qu’il a mangé pour son argent !
— Pour sa statuette ? veux-tu dire, fit Amable en riant.
— N’importe ! intervint la mère, sérieuse ; les objets de piété ne portent jamais malchance !
— Eh bien ! je te la donne, Lénore.
— Et moi, je vais la donner à Adolphe.
Et comme, à ce moment, le malade, venait de poser ses regards fixes sur le groupe qui parlait de choses qu’il ne semblait pas comprendre, la mère Beaudoin ajouta :
— Hein ! veux-tu ça, Adolphe ?
Elle lui montrait la statuette.
— Que c’est ça ? demanda-t-il.
— Une petite Vierge d’Ivoire, répondit Eugénie. Veux-tu la porter sur toi, Adolphe ?
— Qu’il la conserve plutôt sous ses oreillers ! conseilla Clarisse.
— C’est juste, approuva la mère. Là il ne pourra pas la perdre.
Eugénie prit la statuette et l’apporta au malade qui, à son tour, l’examina curieusement. Puis il ébaucha un sourire vague et laissa tomber la statuette dans la main d’Eugénie.
— Veux-tu que je la mette sous tes oreillers, Adolphe ? demanda la jeune fille en souriant.
Le malade hocha la tête avec indifférence.
N’importe ! Eugénie glissa la statuette sous la pile d’oreillers et retourna se mêler à la conversation.
On parlait de Philippe Danjou.
— Le connaissais-tu ? demandait la femme du restaurateur.
— Non. Mais lui me connaissait. Il m’a dit que, deux ou trois ans passés, il est venu manger quelquefois ici. Cela se peut bien. Et quant à reconnaître celui-ci ou celui-là qui s’arrête une ou deux fois l’an, j’y renonce de suite. Ensuite, s’il fallait se souvenir de toutes les têtes qu’on voit chaque jour… non, c’est pas possible.
— Comment était-il ce jeune homme ?
— Il n’avait pas l’air d’un millionnaire d’abord ; et puis il m’avait l’air joliment à la veille de crever de faim. D’une façon j’ai eu pitié de lui ; et même s’il ne m’avait rien donné, je lui aurais fait servir à souper.
— Il y a tant de fainéants qui cherchent à se faire nourrir pour rien ! dit la mère Beaudoin.
— Oh ! ce jeune homme, maman, intervint Eugénie, n’avait pas l’air d’un fainéant. Et puis il a une bonne figure, n’est-ce pas, papa ?
— Je ne peux pas dire non, répondit Amable. Mais on peut bien dire que les coquins qui mangent à l’œil trouvent toujours le moyen de se donner un air d’honnêteté.
— Ce garçon ne t’a-t-il pas dit qu’il allait travailler chez M. Roussel ? interrogea la femme du restaurateur.
— Ça pourrait bien être une histoire ! répondit Amable en secouant la tête.
— Il serait facile de t’en assurer.
— Ah ! bien, par exemple, je ne suis pas pour troubler M. Roussel pour vingt-cinq sous, ah ! non.
— Avait-il l’air instruit ? demanda encore la mère Beaudoin qui, naturellement, avait la curiosité de son sexe.
— Je pense bien que oui.
— Il parle comme un homme instruit, déclara Eugénie
— Tu lui as donc parlé ? interrogea Clarisse.
— C’est lui qui m’a parlé le premier. Il m’a demandé qui j’étais. Il a dit des paroles aimables. J’ai trouvé qu’il était bien poli.
— Enfin, dit la mère, il reviendra peut-être et nous saurons qui est ce jeune homme.
Oui, oui, Amable.
À cet instant le malade prononça d’une voix très distincte ces paroles :
Eugénie, veux-tu venir arranger mes oreillers ? Je voudrais dormir.
Tout le monde regarda Adolphe avec étonnement. Jamais il n’avait parlé aussi fort et avec tant de facilité. D’habitude il ne faisait que balbutier ou parler par monosyllabes.
Et ce qui parut surprendre davantage, ce fut le large sourire qui courait sur ses lèvres. Sourire, lui ?… Mais il n’avait durant sept ans souri que de misère et de souffrance… jamais un sourire content ou un sourire heureux n’avait franchi ses lèvres fiévreuses. Mais, là, c’était inouï, un sourire joyeux s’épanouissait fièrement, triomphalement ! On ne pouvait le croire !
Amable se leva vivement, courut au paralytique et demanda d’une voix tremblante de joyeux espoir :
— Quoi ! tu es donc mieux… bien mieux, Adolphe ?
— Oui, bien mieux… mais je m’endors beaucoup !
Les autres s’étaient approchés également et se penchaient avidement.
— Attends ! dit Eugénie, que l’émotion faisait trembler, je vais disposer tes oreillers pour que tu reposes comme il faut !
Et tendrement, bien doucement, elle aida le malade à prendre une position confortable pour le reste de la nuit.
Et là, sous les regards de tous, sous des regards extasiés, celui qui avait souffert sept années, celui qui n’avait passé un quart d’heure sans murmurer ou gémir une plainte, celui qui n’avait fermé l’œil que pour quelques minutes par ci par là, oui, Adolphe, le fils d’Amable Beaudoin, dormait tout à coup d’un sommeil profond, d’un sommeil heureux !
Sur les lèvres le sourire continuait de se jouer comme on voit un rayon de soleil remuer gaiement dans un coin d’ombre. Ce visage cadavérique s’éclairait, se colorait, il devenait de minute en minute un visage d’enfant heureux.
— Regardez… regardez donc ! clamait Eugénie à mi-voix !
— Et sa respiration… dit le restaurateur de plus en plus stupéfait. Écoutez, il ne râle plus comme avant !
— Mais oui… mais oui !
Cela tenait du prodige !
Oh ! si c’était la Vierge d’Ivoire ! murmura la mère en élevant son âme vers la Mère de Dieu !
Sur tous ces visages la stupéfaction se changeait en une joie inénarrable.
Ils demeuraient là, penchés, émus, silencieux, regardant dormir le pauvre enfant !
Et dans l’âme de chacun de ces personnages unis par le même lien du sang et par la même foi grandiose, cette pensée jaillissait :
— Oui… si c’était la Vierge d’Ivoire !