Albin Michel (p. 257-284).

CHAPITRE XI

Le Père la Victoire


Il en est des événements militaires, comme des événements politiques, comme des épisodes géologiques ; ils se précipitent, après une longue stase, quelquefois, à un rythme de plus en plus accéléré. Le retour à la guerre de mouvement, après la stagnation de quatre ans des tranchées, hâtait vers l’abîme les armées allemandes et autrichiennes. Ludendorff, général en chef de toutes les opérations ennemies, s’en rendait compte. Le 1er octobre 1918, le nouveau chancelier de Prusse Max de Bade télégraphiait au Président des États-Unis pour solliciter son intervention. Ce même jour von Lersner, agent de liaison de la Wilhelmstrasse au quartier général allemand, télégraphiait au ministre des Affaires étrangères :

Le général Ludendorff vient de me dire de transmettre à Votre Excellence une demande urgente d’envoi immédiat de votre offre de paix et, pour cela, de ne pas attendre la formation du nouveau gouvernement qui pourrait tarder.

Il m’a déclaré qu’aujourd’hui la troupe tenait encore, mais qu’une percée pouvait survenir à chaque instant et que notre offre de paix arriverait alors au moment le plus défavorable, qu’il avait la sensation de se livrer à un jeu de hasard, qu’à tout instant et en n’importe quel point, une division pouvait manquer à son devoir.

Au conseil de cabinet du 3 octobre à Berlin, le maréchal Hindenburg présenta la note que voici :

Le commandant suprême s’en tient à la demande qu’il a faite le lundi 29 septembre, d’expédier immédiatement à nos ennemis une offre de paix.

Par suite de l’écroulement du front de Macédoine, de l’affaiblissement consécutif de nos réserves sur le front occidental et de l’impossibilité de compenser les pertes considérables que nous avons faites dans les batailles des jours derniers, il n’y a plus d’espoir, autant que l’homme peut en juger, d’imposer la paix à l’ennemi.

Nos adversaires, de leur côté, mènent constamment à la bataille de nouvelles réserves de troupes fraîches.

L’armée allemande tient encore, solidement organisée, et repousse victorieusement toutes les attaques. Mais la situation devient de jour en jour plus tendue et peut obliger le Haut-Commandement à prendre des résolutions lourdes de conséquences.

Dans ces conditions, il est souhaitable de mettre fin à la lutte pour épargner au peuple allemand et à ses alliés des sacrifices inutiles. Chaque jour perdu coûte la vie à des milliers de braves soldats.

À ce même conseil, Guillaume Il déclara : « La direction suprême de l’armée pense que l’armistice est nécessaire. » Il ajouta, pour Max de Bade : « Tu n’es pas ici pour lui créer des difficultés. » Étrange destinée que celle de ce Max de Bade, élevé à la Chancellerie à l’heure la plus difficile peut-être de l’histoire d’Allemagne, depuis la guerre de Trente Ans et qui eut à enregistrer les résultats, politiques et militaires, des insanités grandiloquentes de Guillaume II et de sa diplomatie.

C’est à ce moment que Clemenceau, toujours en état second, entra dans une période euphoristique qui devait l’accompagner jusqu’à la signature du traité de paix, à Versailles, et qui ne cessa, mais pour de bon, que lors de l’attentat de Cottin. Cet état, si particulier, lui aussi, et auquel n’échappent, ni les grands capitaines, à l’apogée de leur succès, — c’était ici le cas, — ni les grands amoureux, en pleine possession de l’objet aimé, parmi les baisers et les étreintes, ni les grands savants, à l’aboutissement de leurs recherches, ni les poètes parvenus au chef-d’œuvre, et quelquefois comme Mistral, de très bonne heure, cet état rend l’homme d’action, son bénéficiaire, exposé aux épreuves et aux attaques de tout ordre, et, littéralement, le désarme, C’est alors qu’il se réconcilie, en fait ou en pensée, avec ses anciens adversaires (ainsi fit Clemenceau avec la mémoire de Gambetta et avec celle de Déroulède), qu’il concède au souvenir de celui-ci ou de celui-là ce qu’il ne devrait jamais concéder, qu’il pardonne ce qu’il ne devrait point pardonner, qu’il préfère la confusion des lignes à leur netteté. On s’en rendra compte à la lecture du discours extasié de Clemenceau à la Chambre des Députés, le 18 octobre, six jours avant l’irruption à Paris des journaux annonçant que l’Allemagne implorait carrément la paix. Clemenceau rendant, depuis novembre 1917, à la tribune, un prestige qu’elle avait perdu depuis longtemps, dit ceci :

Je n’ai qu’un sentiment dans mon cœur, l’immense joie de toute la patrie retrouvée (vifs applaudissements) et la gratitude à nos grands soldats, à leurs grands chefs, à nos nobles alliés. (Vifs applaudissements.)

La bataille continue. M. le Président vous a dit : Ostende, Douai, Lille, Bruges. Au moment où j’entrais en séance, je recevais la dépêche qui m’annonçait que Tourcoing et Roubaix sont délivrées. (MM. les députés se lèvent. Applaudissements unanimes et prolongés.)

Avec la victoire, l’espérance, la plus grande espérance ouvre ses ailes. Notre devoir à nous ici est de faire que cette espérance, pour laquelle le meilleur sang français fut versé, devienne par notre Gouvernement, par notre Parlement, par le peuple français, une réalité. (Applaudissements.)

Nous avons combattu, nous combattrons encore pour notre droit ; nous voulons notre droit tout entier, avec les garanties nécessaires contre les retours offensifs de la barbarie. (Vifs applaudissements.)

De ce droit, nous n’entendons pas faire, à notre tour, une revanche d’agressions sur les agressions qui ont ensanglanté le monde. (Applaudissements prolongés.) :

C’est toute la liberté, tout le droit du monde moderne qui vient, en la personne de nos soldats, d’abattre toutes les puissances de la tyrannie du passé. (Vifs applaudissements.)

Ce que nous ferons de la plénitude de notre droit reconquis, un seul mot peut le dire. La continuation de notre grande histoire toute d’affranchissement, toute d’esprit humanitaire d’abord, la pleine reconstitution de nos forces nationales dans tous les domaines de la vie française et puis la succession de généreux efforts pour que la libération de la France soit, avec l’aide des peuples frères, un bon outil de libération pour l’humanité. (Applaudissements unanimes et prolongés.)

Comme on le voit, par ces phrases d’ailleurs bien tournées, — mais qui n’ont plus le son plein de la bataille, — Clemenceau rentre, pour une part, dans la chimère romantique du « bien-liberté » domptant le « mal-servitude » et de l’Humanité en marche vers le progrès indéfini, grâce au sacrifice de deux générations.

À ce moment-là, et saignant encore de tant de spectacles effroyables — auxquels il a pris, exposant mille fois sa vie, la part la plus active — Clemenceau, par un suprême et touchant effort, revient à la foi de sa jeunesse dans la triple devise paternelle et révolutionnaire, « liberté, égalité, fraternité ». Il entrevoit, avec un amer soulagement, la rencontre de ces chimères avec la réalité et la déesse aux fins pieds nus, la Victoire républicaine, marchant en tête des dix-sept cent mille morts, son drapeau tricolore à la main. C’est l’euphorie qui agit, lui montrant, chaque nuit, en rêve, au milieu de son sommeil incomplet, son père et sa mère, fiers de lui et le bénissant. De toutes parts lui parviennent les félicitations de l’univers, les acclamations délirantes, les assurances d’une reconnaissance éternelle. L’ironie de Lloyd George a cessé. Le colonel House l’assure de la fraternelle affection de Wilson. L’aigreur du lièvre Poincaré semble légèrement assoupie, et le Père la Victoire considère chaque soir, avec attendrissement, le petit bouquet de fleurs sèches, offert « par des hommes qui allaient mourir ». Mais comment reconnaître tant de sacrifices accomplis « par ceux qui ont des droite sur nous » ?

Or, voici venir le clairon de l’armistice. L’Allemagne décidément est à bout, Elle oscille, comme le taureau estoqué à fond dans l’arène ; ses yeux se troublent, le sang coule à flots de son gosier béant ; dans quelques instants elle va s’abattre et la pensée du Père la Victoire retourne à un an en arrière, quand le petit nain juridique de l’Élysée, contraint par la volonté nationale, lui demanda de former la Cabinet. Comment, à son âge, avait-il eu le courage d’accepter, de ramasser, avec quelques bons collaborateurs, cette cause pathétique et qui semblait perdue ?

Soixante-dix, soixante-dix ! Réveillé en sursaut par ce souvenir, il se rappelait où il était : dans son petit logis de la rue Franklin, et un coup de téléphone lui avait fait espérer que la grande nouvelle de la signature de l’armistice lui parviendrait dans la matinée. Ce Foch, quoique élève des Jésuites, était tout de même un fameux bougre, avec sa confiance, son entêtement. Clemenceau le revoyait à Doullens, marchant de long en large, agitant les bras, affirmant sa foi dans l’attaque, dans le retournement de la situation, dans le succès final, Quels regards ! Quelle concentration de la volonté ! Quelle assurance ! Et comme Pétain, lui aussi, avait été beau d’abnégation ! Décidément, aux militaires c’était l’éclairage de la guerre qu’il fallait, Le temps de paix ne leur valait rien,

Soixante-dix, soixante-dix ! On pouvait croire alors tout perdu, et que la France ne s’en relèverait pas, Ah, le désespoir de Scheurer-Kestner !

Soixante-dix, soixante-dix ! Ces foules criardes et sanguinaires ! Pareils à des bêtes féroces, ceux qui avaient léché, flairé le sang en voulaient encore et encore. Les Tuileries flambaient. Proximus ardet Ucalegon. Le Louvre avec tous ses chefs-d’œuvre avait failli flamber. Puis la répression de Thiers et de Gallifet, presque aussi atroce. Mais en certaines circonstances terribles — et celle-là en était une, avec l’ennemi campant sous Paris, le devoir n’était-il pas de réprimer…? Villeneuve-Saint-Georges, Draveil, et Clemenceau entendait encore le téléphone fui annonçant que, sur son ordre exprès, le général Virvaire avait tiré. S’il n’avait pas tiré, six heures après c’était l’insurrection et il eût fallu sévir cent fois plus, et c’eussent été, cette fois, des milliers de cadavres.

L’évocation imaginative, stimulée par les dernières nouvelles venant de Rethondes, continuait à se promener dans les plates-bandes du souvenir. Après 70, que d’humiliations venues des vainqueurs, pendant que lentement, progressivement, surveillée par l’ambassade allemande de Paris, se refaisait l’armée française. Puis ç’avaient été les luttes politiques, mais de quel faible et inexistant intérêt à côté de la question allemande, posée depuis Charlemagne, puis, plus loin depuis César ! Était-ce enfin cette fois la solution ? Cela dépendait de ce que serait la paix. Cette paix, que serait-elle avec tous ces alliés enchevêtrés, avec l’Angleterre, avec l’Amérique, avec les jalousies et les luttes intestines ? Clemenceau préférait n’y pas penser à chaque jour suffit sa peine, et ce jour qui allait se lever devait être un des plus joyeux, un des plus beaux de notre Histoire.

« Et c’est moi qui préside à cela ! Qui me vaut cet honneur et cette chance ? En quoi ai-je mérité ce bonheur, après lequel on peut mourir…? » L’orgueil absolu, tranchant, dominateur n’était pas le fait du puissant vieillard. L’esprit d’humilité non plus. Il songeait à un bouquin qui confesserait son état d’esprit, à cette minute souveraine de son existence, et où il dirait les choses comme elles sont, non avec le ronron bondieusard de Bossuet, ni avec les verroteries de Chateaubriand, mais en parlant « tout dret comme on parle cheu nous ». Ah, zut, parler de soi, c’est toujours une corvée. Ce sont les autres qui sont intéressants et notamment ceux, incomparables, qui pendant quatre ans ont fait la guerre. Des figures de soldats, hirsutes et confiantes, passaient sous ses paupières, des figures qui avaient exorcisé la peur et tous les mauvais sentiments, où ne subsistait plus que la vertu… Virtus.

« Quels pouvaient être les sentiments de Scipion quand il eut défait Annibal, écarté de son pays, de la Louve aux deux mamelles, la douleur et la honte de la servitude ? »

Dans le demi-sommeil de l’aube grise de novembre, il entendit sonner 5 heures, puis 5 h. 1/2. Or, c’est à 5 h. 46 que le général Mordacq reçut la bonne nouvelle, après tant d’alarmes et de doutes, de la signature de l’armistice. Il courut aussitôt rue Franklin et son patron, très ému, le serra dans ses bras.

C’est par le premier facteur de la matinée, qui joue un si grand rôle dans sa vie, que le peuple parisien apprit l’événement et qu’à 11 heures, sur tout le front, le feu cesserait. Après quatre ans, pour les pères, les mères, les femmes, les sœurs, les petits frères, l’angoisse se déliait, la chaîne de fer tombait. La grande ville fut comme folle et le demeura toute la journée, puis toute la nuit suivante. Sur les places, les carrefours, dans les avenues bordées de canons pris à l’ennemi, les chants succédaient aux chants, les pétarades aux pétarades, les danses aux danses, rondes et farandoles éperdues, où jeunes femmes, jeunes filles et demi-vieilles semblaient ne plus sentir le sol. Enfin ça y était ! Ce que l’on croyait ne devoir plus jamais arriver était arrivé ! Clemenceau les avait eus ! Sans doute Joffre, Foch, Mangin et les autres avaient été très épatants, mais c’était le Vieux qui les avait eus ! Du jour où la canne à la main, le feutre aux yeux, l’œil, sous les gros sourcils, flambant de colère et de bonté, il était allé, par tous les temps, trouver les poilus dans leurs trous de boue et de mort, et leur avait remonté le coco, avec cette voix qui pinçait le cœur, électrisait l’homme, les choses avaient changé d’aspect. Il avait bien été le Père la Victoire et qu’aucun obstacle n’avait jamais arrêté, qu’aucun coup de déveine n’avait jamais abattu.

Le spectacle de l’après-midi fut étonnant et tel qu’on n’en imagine pas de plus grandiose. Clemenceau lut à la Chambre emplie jusqu’au bord, telle une coupe d’enthousiasme, les conditions de l’armistice. Je le vois encore, à cette même place où il avait, tant d’années auparavant, « tombé Ferry », je le vois tenant son papier dans sa main tremblante, dominant une émotion terrible (il ne s’agissait pas d’embuer le verre de ses lunettes) et mâchant les syllabes d’une voix qui n’avait pas vieilli : « Est-il beau ! » me disait Philippe Berthelot. Nous le regardions de la tribune des directeurs de journaux, tandis que, sur la Seine, le canon tonnait et qu’une foule enivrée pressait le Palais-Bourbon. Il était tout en noir, avec ses éternels gants gris. Quand il eut achevé sa lecture, il revint s’asseoir au banc des ministres, c’est-à-dire au premier rang de l’Assemblée, laquelle ne cessait de l’applaudir, assise et debout, et de chanter la Marseillaise, Alors les députés défilèrent devant lui. Je suivais des yeux Aristide Briand, pareil à une araignée rageuse et Clemenceau aussi guettait cette bête rampant vers lui. Quand Aristide Briand lui tendit sa patte, il la repoussa ostensiblement et le gant gris, ceci fait, rentra, pour marquer le coup, dans la poche du veston. Quelques-uns eussent désiré lui donner l’accolade, Mais il les maintenait à distance gentiment, ne tenant pas « à ce qu’on lui flanquât un érysipèle ou la gale ». C’étaient ses noces, à cet homme extraordinaire, avec l’immortalité. Debout sur l’escalier de la tribune, le papa Eugène Pierre, secrétaire général des débats de la Chambre, et patriote passionné, le considérait avec attendrissement, ce contemporain des jours héroïques… et le canon tonnait toujours.

— Les mêmes qui l’acclament aujourd’hui voulaient le renverser en mai dernier, disait, sans se gêner, Philippe, de sa voix scandée et méprisante.

Le défilé, dit de l’armistice, de toutes les sociétés patriotiques dans l’avenue des Champs-Elysées, en partant de l’Arc de Triomphe, fut réussi en tous points. De nombreux avions sillonnaient le ciel, puis descendaient et faisaient du rase-foule, et c’est merveille qu’une catastrophe n’ait pas eu lieu, Les musiques militaires jouaient, à perdre le souffle, la Marseillaise, la Madelon, la Marche lorraine, Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine. Le long de l’avenue se dressalent, comme au jour de l’an, des petites boutiques construites en hâte et portant le nom des cités alsaciennes. Une multitude de femmes en deuil passaient, tenant par la main de jeunes enfants ébahis vêtus de noir : « Tu vois, mon chéri, e’est pour cela que ton papa est mort. » Les petits regardaient gravement, sans comprendre, et chaque Alsacienne, en costume, était l’objet d’une ovation. On se montrait, proche de l’Arc de Triomphe, un grand hôtel, encore orné d’aigles à son faîte, où, disait-on, Guillaume II avait projeté de retenir son dîner, le jour de son entrée dans « sa bonne ville de Paris ». Je vous promets que le bougre avait mauvaise presse. On jurait dans la foule qu’il serait pendu et que Lloyd George l’avait promis. Mais, comme disait Capus, « Lloyd George a annoncé tant de choses ! » Les alignements de canons pris à l’ennemi portaient tous le titre d’origine de la 5e armée (général Mangin). Après Clemenceau et Foch, c’était Mangin qui détenait la plus belle légende de la guerre. Il était, non plus « le boucher », mais le « sauveur », et son offensive de Château-Thierry tournait à l’épopée.

Le Père la Victoire se tenait en bas de l’avenue, près de la rue Saint-Florentin, dans un baraquement de bois à un étage, construit spécialement. Autour de hui, ce fut, pendant des heures et des heures, une fureur d’enthousiasme dent on n’a aucune idée. Nous craignions, à un moment, que l’estrade ne fût emportée, et nous demandâmes aux Camelots du Roi, inquiets eux aussi, de faire des barrages autour du vainqueur, J’ai vu bien des manifestations parisiennes, dans ce même endroit, avant et depuis la guerre, rien de semblable. Le 6 février 1934, alors qu’une foule furieuse battait les murs du Palais-Bourbon sur les deux rives de la Seine, avant d’être mitraillée, je me rappelais cette immense ferveur et aussi le mot de Clemenceau : « Tant qu’il n’y aura pas eu de cadavres de patriotes, sur la place de la Concorde. » Or, ces cadavres y furent, et cependant, par la faiblesse du bon Doumergue, rappelé tout exprès de Tournefeuille, rien ne fut changé, exactement rien. La « profession parlementaire », comme dit Tardieu, continua.

Ludendorff a écrit dans ses Souvenirs de Guerre :

En novembre 1917, Clemenceau devint président du Conseil. C’était l’homme le plus énergique de France. Il avait vécu l’année 1870-71 et était, depuis lors, un des plus fougueux représentants de l’idée de revanche. Clemenceau savait exactement ce qu’il voulait. Il fit la guerre, comprima toute agitation pacifiste et consolida le moral de son pays. L’action qu’il entreprit contre Caillaux montra clairement ce que nous avions à attendre de lui. Lui aussi ne songeait qu’à la victoire et, comme Lloyd George, il eut tout le pays derrière lui. La conduite de la guerre, chez les ennemis, gagna énormément en énergie.

L’ordre du jour de Foch a été cité partout, avec son inversion à la Michelet « D’une gloire immortelle ». Celui de Pétain, moins connu, est, à mon avis, plus pertinent :

Pendant de longs mois vous avez lutté. L’Histoire célébrera la ténacité et la fière énergie déployée pendant ces quatre années par notre Patrie qui devait vaincre pour ne pas mourir.

Nous allons, demain, pour mieux dicter la paix, porter nos armées jusqu’au Rhin. Sur cette terre d’Alsace-Lorraine qui nous est chère, vous pénétrerez en libérateurs. Vous irez plus loin, en pays allemand, occuper des territoires qui sont le gage nécessaire de justes réparations.

La France a souffert dans ses campagnes ravagées, dans ses villes ruinées ; elle a des deuils nombreux et cruels. Les provinces délivrées ont eu à supporter des vexations intolérables et des outrages odieux.

Mais vous ne répondrez pas aux crimes commis par des violences qui pourraient vous sembler légitimes dans l’excès de vos ressentiments. Vous resterez disciplinés, respectueux des personnes et des biens ; après avoir battu votre adversaire par les armes, vous lui en imposerez encore par la dignité de votre attitude et le monde ne saura ce qu’il doit le plus admirer, de votre tenue dans le succès ou de votre héroïsme dans les combats.

J’adresse avec vous un souvenir ému à nos morts, dont le sacrifice nous a donné la Victoire ; j’envoie un salut plein d’affection attristée aux pères et aux mères, aux veuves et aux orphelins de France, qui cessent un instant de pleurer dans ces jours d’allégresse nationale pour applaudir au triomphe de nos armes.

Je m’incline devant vos drapeaux magnifiques.

Vive la France !

Pétain.

Ce qu’il y eut, pendant cette période, de plus beau chez le Père la Victoire, ce fut la simplicité héroïque, il n’avait jamais cédé à la grandiloquence, aux heures difficiles de son existence. Il n’y céda pas aux heures glorieuses. Ayant fait, jour par jour, depuis le 16 novembre 1917, tout ce qu’il fallait pour relever un moral tombé bien bas, il ne s’en targua pas plus que le paysan qui a obtenu, à force de soins et de labeur, une belle récolte. Son absence d’apparat fit qu’il n ’affecta même pas le stoïcisme, sa secrète prédilection.

Mais la dépense de forces intellectuelles et morales qu’il avait dû déployer pendant un an, nuit et jour, sans une minute de rémission, l’avait forcément rendu moins apte aux luttes et controverses difficiles du traité de paix. Guéri de son idéologie humanitariste-révolutionnaire dans le domaine de l’action, il allait se trouver en présence d’un Wilson qui, au même moment, entrait à pleines voiles, dans l’illusion de la paix éternelle par la Société des Nations, illusion à laquelle Léon Bourgeois avait déjà frayé le chemin chez nous. S’il n’y avait pas eu entre eux le bon et subtil colonel House, une rupture vive aurait eu lieu, la causticité de Clemenceau faisant à l’américain environné de nuées, l’effet d’autant de piqûres de guêpes, je dis de guêpes, parce que privées de miel compensateur à un moment donné, Wilson donna l’ordre d’appareiller un navire pour son brusque départ. Mal renseigné par ailleurs, le monde politique français croyait à une omnipotence du président américain dans son propre pays, qui n’existait pas, ou qui n’existait plus. Le sursaut, provoqué par le torpillage du Lusitania, était retombé. L’Amérique du Nord est un pays d’humeurs aussi variables que la France et dont la courbe en hachures nous est totalement inconnue, Elle aime à changer de décor et de machinistes encore plus que nous,

Quant à Lloyd George, qui paraît, d’après ses jugements, avoir bien connu Clemenceau, il répondit à un reproche de celui-ci concernant la tendance pro-allemande de sa personne et de son pays, depuis la victoire : « N’est-ce pas la politique traditionnelle de l’Angleterre ? » Il devait trouver en Briand, le « fin gallois », un partenaire d’humeur plus accommodante.

Il serait fastidieux et vain d’exposer ici les divergences de vues de la conférence de la Paix. Le principal avantage obtenu par Clemenceau fut que les séances se tiendraient au Palais de Versailles, dans ces mêmes lieux qui, en 1870, avaient vu la fondation, sur notre défaite, de l’Empire allemand. On remarqua beaucoup, à sa première rencontre avec les plénipotentiaires allemands, et lors de la signature du traité, son air farouchement résolu, qui signifiait publiquement : « Cela n’ira pas tout seul. Il faudra veiller. » Il est étonnant que les alliés aient admis, aux paraphes d’un instrument diplomatique, politique, militaire, économique de cette importance, deux demi-inconnus tels que Müller et Bell. Le traité de Versailles eût dû être contre-signé par tous les grands chefs de l’armée allemande, puisque l’Empereur et son fils étaient déchus. Cela par la suite eût rendu aux Allemands les déchirures plus difficiles. Mais ni Clemenceau, ni Tardieu ne semblent avoir eu la connaissance du caractère allemand, que possédait au plus haut point Jacques Bainville. Consulté, l’auteur de l’Histoire de deux Peuples leur eût rendu les plus grands services. Enfin le dépècement de l’Autriche, l’Allemagne demeurant unifiée et prussifiée, fut une affreuse erreur, qu’expliquent seulement les préjugés anti-cléricaux et maçonniques de la démocratie. Aujourd’hui et depuis l’Anschluss, cette faute est manifeste et éclatante. La formation de Clemenceau avait été médicale et biologique. Elle n’avait pas été historique. À Rome, un Scipion, un César avaient eu la formation historique, dès la robe prétexte, dans la gens Cornelia et la gens Julia. Elle leur apprit à utiliser la victoire. :

On eût pu dire à Clemenceau comme à Annibal : « Vincere scis, Clemenceau, vicioria uti neseis. »

Barrès et Mangin croyaient avoir trouvé une solution acceptable pour les Anglo-Saxons, avec l’État rhénan. Ils avaient sous la main un homme remarquable et dévoué, le Dr Dorten. Mais le pleutre Poincaré ne voulut jamais voir ni recevoir Dorten et donna l’ordre au centre de Spire, en février 1934, de laisser, sans intervenir, massacrer et jeter dans les flammes, les séparatistes rhénans. Clemenceau a conté cela, avec une sobriété pathétique dans Grandeurs et Misères d’une Victoire, un beau livre, où apparaît, avec une certaine timidité dans l’expression écrite, sa nature loyale et primesautière.

On imagine bien qu’au cours de ces négociations, Briand, ivre de rage de n’être pas consulté, et son factotum Philippe Berthelot, véritable « maire du Palais », mirent tous les bâtons possibles dans les roues, l’un et l’autre procédèrent par insinuations et travaux de sape. Clemenceau, se ressentant encore de l’euphorie de la victoire, n’administra pas à Briand l’enlevée magistrale qui l’eût aplati comme une punaise. Briand versa le poison, avec patience, dans l’oreille bien ouverte de Poincaré. La petite histoire de cette période n’est pas encore sortie des archives et des récits personnels. Mais la conduite ultérieure de Briand et de Berthelot donne une idée de ce qu’elle dût être, pendant les malaisées tractations de Versailles. La popularité du Vieux était encore trop forte pour qu’ils l’attaquassent ouvertement. Ils la sapèrent sans se lasser, ayant avec eux le bas personnel du quai d’Orsay et de la police. Celui-ci se disait, comme tout le magma parlementaire, que la popularité redoutable de Clemenceau n’était qu’un marécage à traverser et que l’on trouverait bien le moyen de l’anéantir pratiquement et vite.

C’est dans cet ensemble petit-bourgeois et sordide que se propagea un réseau d’intrigues d’où devait sortir cet attentat inattendu contre la personne et la vie du sauveur de la Patrie. Attentat à retardement, bien entendu. Il devait se continuer mystérieusement, par la disparition de Mangin, puis par l’assassinat de Paul Doumer, lors d’une exposition du Livre, quelques années après.

En dépit des difficultés de toute sorte qu’il rencontrait dans sa nouvelle tâche, Clemenceau avait connu des heures incomparables avec l’entrée à Metz et à Strasbourg en compagnie de la sécheresse exaltée de Poincaré, qui lui était plus insupportable que jamais. Du fait même de son euphorie, l’antipathie lui était devenue une souffrance et il avait eu une stupeur quand en novembre, à Strasbourg, son « encrotteur quotidien » Poincaré s’était brusquement jeté à son cou… Stupeur enregistrée par le cinéma : « Le genre effusion, dit-il, ne lui va pas. » Vis-à-vis de la merveilleuse Alsace recouvrée, comme sortie d’un cauchemar, de ses villes charmantes et anciennes, de ses paysages délicieux, de sa population affable et résolue, de ses filles aux traits fins et aux joues fraîches, aux yeux desquelles il était le grand-père miraculeux, il sentait son cœur fondre de tendresse. Il avait gardé la vision des Contes du Lundi d’Alphonse Daudet, celle de la Dernière classe et du Juge de Colmar. Avec cette différence que les Alsaciens tenaient à leur muttersprache, dialecte germanique à peine déformé, et étaient attachés à leurs croyances religieuses, dont était tissée leur vie quotidienne. Pour aplanir les difficultés surgissantes — l’Alsacien est fier et susceptible — on leur octroya un commissaire maladif et brave homme, du nom d’Alapetite, mais peu rigolard, qui avait une mine à porter le diable en terre : « C’est dommage qu’il ait la colique, mal que les Alsaciens ne connaissent pas. » Par la suite on leur octroya Millerand, obtus et bourru, dont les Strasbourgeois savaient seulement qu’il s’était, selon le mot de Combes, « enrichi des dépouilles des congrégations ». Avec cela aucune amabilité et même, à l’occasion, aucune politesse. Le Dr Bucher seul eût pu remplir cette délicate fonction.

Vingt-six commissions comprenant chacune de deux à quatre membres, avaient été organisées pour l’élaboration du traité de paix. Elles devaient s’occuper des problèmes suivants :

Clauses militaires. — Clauses aériennes. — Clauses navales. — Statut des nouveaux Etats. — Coupables de guerre. — Réparations et clauses financières. — Clauses économiques et transports. — Travail. — Prisonniers de guerre. — Colonies. — Garanties d’exécution. — Société des Nations. — Alsace-Lorraine. — Sarre. — Rive gauche du Rhin. — Belgique et Luxembourg. — Danemark. — Autriche. — Tchécoslovaquie. — Pologne. — Grèce. — Roumanie. — Yougoslavie. — Russie. — Révision des clauses territoriales. — Réponses aux contre-propositions allemandes.

La question des « garanties d’exécution » était celle qui devait donner lieu, avec la « Société des Nations », aux plus étonnants enfantillages et aux chimères les plus cornues. Clemenceau s’en rendait bien compte, mais il était débordé, tiraillé à hue et à dia, et ces disputes quotidiennes lui semblaient infiniment plus pénibles que son effort surhumain pour gagner la guerre. C’est alors que se produisit un événement qui devait jouer, au soir de sa vie si remplie, un rôle intellectuel et moral considérable. (19 février 1919.)

Comme il sortait de chez lui ce matin-là, en voiture non blindée — il n’avait jamais voulu consentir dans Paris à cette élémentaire précaution — un individu, qui le guettait depuis quelques jours, bondit de derrière une vespasienne au coin de la rue Franklin et du boulevard Delessert et tira plusieurs balles dans sa direction. Une seule de celles-ci, heureusement, pénétra dans le dos, où elle alla se loger près du poumon, sans léser aucun organe important. Mais on remarquait, nous dit le général Mordacq, dans le paletot du président, trois orifices de pénétration de projectiles. Les deux autres balles s’étaient perdues dans les vêtements. L’auteur de l’attentat, un nommé Cottin, était certainement un de ces tueurs, ou indicateurs, comme il en flotte dans les ténèbres de la police politique, dans ce que Shakespeare appelle « les parties honteuses dans l’ombre ». Ayant eu mon fils Philippe, âgé de 14 ans 1/2, mon collaborateur et ami Marius Plateau, assassinés indubitablement par la police de Sûreté Générale, ayant suivi de près ces deux affaires, que la magistrature de la République essaya, mais en vain, de dissimuler et d’étouffer, quant à leur origine, je possède là-dessus une documentation que j’ose dire sans rivale. C’est par miracle que, guetté comme il l’était, Clemenceau ait échappé à la mort. Là encore se montra la Providence.

Il se trouva que, le jour de l’attentat, le préfet de police Raux, très patriote, très honnête, très intelligent, très dévoué à son « patron », était sérieusement malade. Circonstance favorable au crime. Les éléments sains de la Préfecture connaissent bien les tueurs dont je parle et qui sont dans la dépendance soit de la Sûreté Générale, dite, par dérision, « nationale », soit de la police judiciaire. Quant à l’instigation, elle n’était pas douteuse et certainement d’origine allemande. Les vaincus avaient un immense intérêt à la disparition de leur vainqueur. Ils avaient et ils ont certainement encore des complicités dans la place.

Quand, quelque temps avant sa mort, je rendis visite au grand homme, dans sa solitude de la rue Franklin, visite qui me donna l’idée du présent volume, il me parla de l’assassinat de notre petit garçon, ajoutant : « Vous pensez si je les connais ! » Les, c’est-à-dire les policiers sans uniforme, qui vivent de chantage et de complots, dans les sentines de la société. Je lui exposai alors en quelques mots ce que je savais du cas de mon fils, du cas de Plateau et de quelques autres. Il m’écouta avec intérêt ayant fait lui-même, au cours de sa vie, de nombreuses constatations et remarques à ce sujet.

Le jour de l’attentat de Cottin, je me rendis très ému, rue Franklin. Les officiers de service, dans la petite antichambre, me rassurèrent et je compris, à leurs mines, combien ils aimaient le Président. Ma crainte d’ancien carabin était que les chirurgiens ne cherchassent à extraire la balle, ce qui, chez un homme de l’âge de Clemenceau, eût été mortel. Il n’en fut rien. Pendant plusieurs jours notre maisonnée ne pensa pas à autre chose, et il en fut de même dans toutes les familles parisiennes, dans toute la France, tant l’amour pour le Père la Victoire était alors enraciné et immense. Comme je sortais, Millerand entrait avec sa tête avide et renfrognée de chien qui guette un os. Cet os c’était sûrement la présidence du Conseil. Un jour Clemenceau lui, avait dit brusquement, Dieu sait pourquoi : « Vous serez mon successeur. » Le bel Alexandre attendait la succession. Par la suite on m’a rapporté un jugement plutôt sévère du « Vieux » sur l’animal auquel, en quittant le pouvoir, il passa en effet son portefeuille.

Contraint à l’immobilité et à la solitude pendant, quelques jours — car on avait sagement interdit les visites — Clemenceau, je le sais par ailleurs, utilisa ces « vacances » en méditations. Une nouvelle poussée intellectuelle se produisit en lui et il se promit, s’il en réchappait, de consacrer ses dernières années à un grand ouvrage de philosophie, qui le reposerait de la bagarre humaine et qui devait être Au Soir de la Pensée. Le domaine de l’action était clos pour la réalisation du grand rêve de toute sa vie : la récupération de l’Alsace-Lorraine. Dans cet ordre il ne ferait pas mieux. Il allait donc prouver aux hommes que l’existence de Dieu et la croyance à l’immortalité de l’âme ne sont pas nécessaires pour faire son devoir ici-bas et que les satisfactions de la conscience sont une joie, à elles seules, qui vaut toutes les promesses du Paradis. Le tout avec une foule de démonstrations scientifiques à l’appui. Dissiper l’illusion qui a déjà fourni tant de religions différentes, mais tenant à la même origine du mirage, n’était-ce pas encore une bonne action ?

Pendant sa convalescence de la prostatectomie avant la guerre, un pareil projet l’avait déjà effleuré. Puis des circonstances l’en avaient détourné et la grande tragédie sanglante était venue. Cette tragédie lui avait montré une foule de bonnes gens à qui l’idéal patriotique faisait accepter stoïquement la perspective de la mort immédiate. C’était là le petit bouquet de fleurs sèches, offert dans les tranchées champenoises, petit bouquet qui le suivrait dans la tombe.

Le titre était déjà trouvé : Au soir de la Pensée. La vue de son maigre jardinet, où soufflait la bise de février, aux arbres dépouillés, au ciel gris, si différent du ciel vendéen, l’incitait à des réflexions qu’il jugeait libérées de toute superstition ; et chantait, dans sa tête, le vers de Lucrèce sur les maux qu’engendre la religion, puis cet autre vers sublime sur le cri de l’enfant de naissance « ut aequum est cui tantum in vita restat transire malorum ». S’il crie, ce nouveau-né, c’est parce qu’il voit la multitude des maux et malheurs qu’il lui reste à franchir.

Une telle besogne, il est vrai, nécessitait une lecture immense. Car, pour que l’œuvre prit sa valeur, il voulait n’esquiver aucun problème et aller, comme l’avait fait Darwin, jusqu’au bout de son raisonnement. Il relirait la correspondance de Darwin, certains ouvrages de Spencer, d’autres, quant au problème du langage, de Max Müller, des livres d’archéologie, de zoologie, de paléontologie, de botanique. Quant à la physiologie et à l’histologie, il en avait gardé les principes dans sa riche mémoire et il n’aurait qu’à rafraîchir ses études de jadis, en y ajoutant les plus récents travaux. La raison humaine était constituée de telle sorte qu’elle pouvait et devait percer, dans sa marche ascensionnelle, tous les secrets de la nature, parallèles à ceux de la conscience.

Ainsi méditait le vieux vainqueur. Il paraissait certain, maintenant, que la balle, reçue dans le dos, se tiendrait tranquille et pépère, ne lui ferait pas la rosserie de circuler. C’est égal, c’était une drôle de récompense et couronne civique que les coups de revolver de cet olibrius : « Bah, il sera certainement condamné à mort par le conseil de guerre et je le grâcierai. »

Mais les lectures ne suffiraient pas. La grande idée de la descendance de l’homme était venue à Darwin, au cours de sa traversée à bord du Beagle : « Je n’ai pas vu assez de pays. Avant d’écrire cette somme de mes réflexions, il me faudrait accomplir un grand voyage. Lequel ? Parbleu, celui des Indes, sinon le tour du monde. » La leçon de la guerre était qu’il fallait, pour vaincre, se donner une stricte discipline, De sa grande écriture en zigzag, il se traça un programme strict, dont il ne devrait jamais, quel que fût le motif, se départir, Lever à cinq heures du matin. Travail jusqu’à midi, avec intervalle du massage de Leroy. Déjeuner frugal puis lectures et, pour le séjour en Vendée, marche rapide, par tous les temps, d’une trentaine de kilomètres.

Mais il comptait sans les sollicitations, auxquelles le restant de l’euphorie victorieuse, de la griserie d’une gloire bien méritée, et sa curiosité naturelle de l’homme lui permettaient difficilement de se soustraire. Quant à la femme, il trouvait assez ridicule, en dépit de son courrier passionné, de la faire couvrir, belle, douce et souple, par un vieux bonhomme de son âge : « La devise de Lemaître, il la faisait sienne : « Inveni portum, spes et fortuna, valete ! Sat me ludistis. Ludite nunc alios. » J’ai trouvé le port. Espoir et fortune, bonsoir ! Vous m’avez assez joué. Jouez-en d’autres maintenant. »

C’est alors que Capus commença à l’entreprendre pour la candidature à l’Académie Française. Les premiers dialogues furent épiques. Clemenceau avait toujours été rebelle à cette chinoiserie, venue de Richelieu, et notamment aux visites obligatoires et au discours de réception.

— Je puis vous assurer, lui dit Capus, qui avait consulté ses collègues, que vous n’aurez nul besoin de vous présenter pour être élu à l’unanimité et que vous n’aurez à prononcer, ni à subir aucun discours de réception.

— Mais, objectait Clemenceau, quel sera l’intérêt pour moi de cette réception hors des formalités ?

— Vous aimez la France et vous l’avez prouvé. L’Académie, qu’on le veuille ou non, est un prestige idéal de la France ; vous grandirez ce prestige en acceptant d’y entrer.

— Vous me promettez que je n’aurai aucune démarche à faire ?

— Aucune, je les ferai pour vous.

— Et si j’échouais ? Il y a là une bande de bondieusards qui n’a certainement aucun goût pour ma fiole.

— Ils viendront tous chez vous, si vous le désirez, vous assurer de leur vote unanime.

— Ça, c’est rigolo et je n’en exige pas tant. Ils détraqueraient ma sonnette.

— Il y aura encore ceci que le père Emile Ollivier n’a pas pu prononcer son discours de réception à l’Acade, parce qu’il avait perdu, « d’un cœur léger », l’Alsace-Lorraine, et que vous, qui avez récupéré l’Alsace-Lorraine, ne prononcerez pas le vôtre,

Ce point de vue amusa le Vieux et le séduisit. Chaque fois qu’il rencontrait Capus, il lui disait :

— Quelle collection de couillons, hein, vos collègues ? Et ils sont toujours dans le même état d’esprit ?

— Exactement.

— Qu’en pense Barrès ?

— Il est des plus enragés pour votre candidature.

— Alors je ne suis plus un traître, vendu à l’Angleterre ?

— Vous êtes le sauveur de la Patrie.

— J’ai de la peine à m’y habituer. Peut-être m’y habituerai-je quand j’aurai l’épée au côté. Ça coûte cher, ces trucs-là ?

— Très cher. Je n’ai pas encore complètement payé mon habit vert.

— Vous me direz comment vous avez fait.

Capus, pour une telle besogne était habile et entreprenant. Si gentil qu’on ne pouvait rien lui refuser. Mais Clemenceau voulait en avoir pour sa taquinerie naturelle, cette « méchanceté des bons », a dit Hugo.

— Vous pensez que, si Lemaître vivait, il aurait voté pour moi ?

— Des deux mains.

— Et si j’avais été le concurrent de Déroulède ?

— Il aurait encore voté pour vous.

— Malgré Cornelius Herz ?

— Malgré Cornelius Herz.

— En somme si Cornelius Herz, mon corrupteur, se présentait aujourd’hui, avec ma recommandation, à l’Académie, il passerait comme une lettre à la poste ?

— Je ne dis pas cela.

— Non, mais vous le pensez. Quelle drôle de chose que l’humanité, surtout académique, ne trouvez-vous pas ?

Capus avait son petit rire philosophique, accompagné de la chute du monocle, qui lui servait d’échappatoire. Clemenceau était touché de cette insistance et il prisait fort les articulets de l’auteur de la Veine dans le Figaro. Tous deux s’entretenaient de l’Évolution et de Darwin, que Capus connaissait à fond. C’est ainsi, et dans l’assentiment général que fut réglée la question de l’Académie. Sans sortir de son fauteuil de la rue Franklin, le Vieux fut transporté dans celui de l’Académie.

À la Goncourt, président Gustave Geffroy, l’ami de toute la vie de Clemenceau, nous envoyâmes, aussitôt après l’armistice, au Père la Victoire, d’un cœur ému, la lettre que voici :

« Aux acclamations du monde entier, célébrant votre œuvre triomphale, permettez à l’Académie Goncourt de joindre le familial hommage de son admiration.

Vous avez dit « je fais la guerre » et votre voix impose silence aux faiblesses et aux trahisons ; votre volonté, subjuguant la victoire, chasse les envahisseurs par delà les frontières, rend à la France les départements de l’Alsace, le sol de la Lorraine enfin désannexé.

Soyez salué au nom des fondateurs de notre Académie : Edmond et Jules de Goncourt, fils de la Lorraine. Par vous, sur leur tombe, a plané l’immense nouvelle annonçant que le pays de leurs ancêtres, décidément arraché à l’ennemi, cessait de connaître le démembrement et la servitude…

Avec leur drame, la Patrie en Danger, Edmond et Jules de Goncourt, espéraient jadis exalter les énergies de notre race pour les batailles réparatrices. Aux heures récentes où la Patrie était en danger, vous avez selon leur rêve, selon leur cœur, soulevé les armées pour la juste revanche. Ainsi vous avez superbement réalisé l’idéal de ceux que, dans un discours littéraire cher à notre souvenir, vous vouliez bien appeler vos amis et vos maîtres.

Soyez salué au nom d’Alphonse Daudet, exécuteur testamentaire des deux frères, premier académicien de notre Compagnie, inoubliable auteur de la Dernière Classe, où le vieux maître d’école alsacien rentre aujourd’hui pour enseigner à jamais cette langue française que vous écrivez, que vous parlez, avec tant d’autorité, tant d’humaine éloquence.

Acceptez d’être salué par nous dont le devoir pieux est d’assurer la survivance des traditions, des sentiments, de la mémoire de combatives intelligences comme la vôtre, tendrement dévouées à la défense et à la gloire du génie national. »

Clemenceau répondit :

« Messieurs de l’Académie Goncourt,

Je vous remercie, du fond du cœur, des félicitations et des vœux que vous avez bien voulu m’adresser, Aucun témoignage ne pouvait m’être plus précieux, car je sais que vous unissez, dans une même ferveur, l’amour des Lettres françaises et l’amour de la Patrie.

Les soldats qui ont combattu pour la victoire, les chefs qui les ont commandés, les citoyens qui les ont secondés de leur effort unanime n’ont pas seulement libéré le territoire national, ils ont aussi sauvegardé les traditions séculaires de l’héritage sacré de la pensée et de la culture françaises. Je n’ai eu qu’à les comprendre et à les aider ; c’est à eux surtout que doivent aller votre admiration et votre reconnaissance.

Veuillez agréez, Messieurs, l’assurance de mes sentiments les plus cordialement dévoués.

G. Clemenceau. »

Dans la dernière année de la lutte, un véritable chef politique de tempérament guerrier, secondé par des chefs militaires de premier ordre, tel fut le secret de notre victoire. Ces chefs militaires furent désentravés dans l’exercice de leur profession, par ce chef politique. Par ailleurs, les combattants étaient admirables, et la pâte de la population civile était bonne.

De même que Clemenceau s’était laissé porter, sans candidature expresse, à l’Académie Française où il ne mit jamais les pieds, de même il se laissa convaincre d’accepter la présidence de la République à condition de n’y être pas candidat. À distance, ces choses ne se comprennent guère. Toute puissante nature a ses bizarreries. Il comptait bien s’il était élu — et comment ne l’eût-il pas été ! — ne jamais charger « l’ignoble Briand » de la constitution d’un cabinet. Cet argument le fit céder aux instances de ses amis.