Albin Michel (p. 93-118).

CHAPITRE IV

La  Calomnie

La calomnie, monsieur, la calomnie !
Vous ne savez pas ce que vous dédaignez.


Au lendemain du suicide de Boulanger, Clemenceau conversait avec Arthur Ranc, le conseiller de la République française et le doctrinaire du régime. Il avait de l’estime pour ce personnage renfermé, loyal, sans ostentation et qui avait une âme de conjuré. Alphonse Daudet avait de l’amitié pour lui et, s’étant retiré à Champrosay pendant la Commune, avec sa femme et son jeune fils, lui avait ouvert son appartement du 24 rue Pavée, au Marais (Hôtel Lamaignon). Car Ranc était suspect aux Communards et accusé de tiédeur, comme il fut, par la suite, suspect aux Versaillais.

Ranc était chauve, barbu, moustachu, avec une pointe de ventre et un lorgnon. Sa voix était sourde, mais appuyée d’un regard vif et volontiers railleur. Il dit à Clemenceau :

— La boulange est par terre, ce qui n’a rien d’étonnant, vu le ramassis d’imbéciles qui gravitaient autour de ce pauvre général. Mais vous allez voir, contre vous, tous ceux-ci. Tenez-vous bien. Il est vrai que vous aimez la bataille.

— Ils ont raison de m’en vouloir, dit Clemenceau. J’ai combattu Boulanger, mon œuvre, tant que j’ai pu. Pas par les mêmes moyens que cette canaille de Constans par exemple.

— Moyens de police et parfaitement ignobles. C’est assez drôle qu’avec toute votre perspicacité, vous ne croyiez pas à la police politique. Moi je la connais, je l’ai vue à l’œuvre. Elle a fait là un coup de maître.

— Ce sont de pauvres types, des gens de bureau…

— Mais qui se tiennent, qui sont cohésifs, alors que les hommes politiques passent. Les policiers ont joué leur rôle au quatre septembre. Ils excellent à répandre de faux bruits. Il est bon d’avoir quelqu’un, ou quelques-uns d’entre eux, dans sa manche. Vous n’en avez pas ?

— Certes non. Il me faudrait le ou les surveiller. Quelle fatigue !

— Laissez-moi vous dire que vous avez tort, et que vous vous en repentirez. Car vous voilà vedette, mon cher ami, et les vedettes sont exposées. Aimez-vous Balzac ?

— Je l’admire au plus haut point, bien qu’il soit royaliste et clérical : « J’écris à la lueur de ces deux flambeaux, la monarchie, la religion. » C’est un rude écrivain.

— Eh bien, revoyez ce qu’il dit de la police de son époque, des Corentin, des Coutenson, des Peyrade…

Il y eut un silence, puis Ranc ajouta :

— La Sûreté Générale a joué un très grand rôle dans la Révolution, même avant le Comité de Salut Public. Nous n’avons là-dessus que peu de renseignements, les archives ayant disparu. Peut-être trouverait-on quelque chose dans les dossiers du musée Carnavalet. Le conservateur actuel est un nommé Henry Céard, un disciple de Zola, un très gentil garçon.

— Je le connais bien, dit Clemenceau. Il est charmant et très érudit. J’irai le voir un de ces jours. Ah, cette Révolution, plus je vais, plus je l’aime. Tous les problèmes attaqués à la fois, et cela devant l’Europe hostile…

— Votre Aulard continue à vous donner satisfaction ? :

— Certes. Mais il craint toujours de n’avoir pas assez de références. Ah, ces historiens ! Ils meurent des notes, des gloses, des rajouts. Ils expirent sous des monceaux de paperasses. Ils deviennent des scribes. N’empêche qu’Aulard est un fameux travailleur et que ses cours ont du poids. Ils sont suivis par de nombreux étudiants.

— C’est ce qu’il faut. La Sorbonne a toujours été un des points sensibles de la France. Il nous importe de l’occuper.

Les deux hommes se séparèrent contents l’un de l’autre, sans grande affection l’un pour l’autre. Ranc reprit sa besogne de termite, Clemenceau sa besogne d’agitateur. Néanmoins, comme député du Var, il exerçait moins d’influence que comme député de Montmartre et il s’en rendait compte. Il désirait sortir des questions de budget et des questions électorales ou de politique coloniale et étrangère, par un discours intellectuel et historique : Paulo majora canamus. L’occasion s’en présenta avec un pauvre navet de Victorien Sardou, représenté à la Comédie-Française et intitulé Thermidor.

Il y avait longtemps que cette pièce était annoncée par là presse réactionnaire, dite « du 16 mai », quoique déjà bien éloignée de Mac-Mahon. Sardou, bavard forcené et qui, à table, imposait le silence à tout le monde pour produire ses effets, possédait tout un lot d’anecdotes rabattues sur la Terreur, qu’il plaçait au cours de ses innombrables dîners en ville. Les gens de cercle et de salon se disaient les uns aux autres : « Sa pièce aura une grande importance politique. »

Vers la même époque, Taine poussait, dans des bouquins intéressants, bourrés de notes et traversés par un souffle ardent et craintif à la fois, les « Origines de la France contemporaine ». Il s’attaquait à « l’anarchie spontanée », chimère de son imagination flambante, mais courte, dans un style véhément et contenu à la fois, qui satisfaisait le bon sens national. Cela n’allait nulle part, mais cela y allait d’un bon pas. Il se lisait agréablement et facilement, ne choquant rien et condamnant tout. La princesse Mathlide, qui l’invitait à ses tristes tambouilles, en compagnie de Renan, explicateur à la petite semaine de Notre Seigneur Jésus-Christ, lui reprochait de condamner la structure, impériale et jacobine, de l’Université, — question dont elle ignorait, la pauvre, le premier mot, — mais avait pour lui, et sa « haute conscience », du respect. De femme plus sensuelle, plus bête et mieux intentionnée, il en a peu existé. Elle était partagée entre ses désirs impétueux et un certain bon sens, joint à des préjugés de famille. Tentée par l’intelligence et la réputation oratoire de Clemenceau, elle n’osait pas l’inviter à dîner, et elle s’informait, auprès des personnes de son entourage, et notamment d’Edmond de Goncourt, des mœurs de cet assommeur de Ferry.

— C’est un lettré ?

— Certainement, disait Goncourt, qui avait beaucoup de goût pour Clemenceau.

— On le dit corrompu et coureur de femmes.

— Moins que Morny, répondait Goncourt.

— A-t-il de l’esprit ?

— Invitez-le et vous en jugerez.

— Je ne peux pas. Taine m’a dit qu’il ne viendrait plus chez moi, si je recevais ce communard.

— Et Renan, que vous a-t-il dit à ce sujet ?

— Que Clemenceau ne faisait jamais oraison.

Edmond de Goncourt riait en pouffant, avec sa gentillesse ordinaire. Il aimait tendrement « la princesse », mais il la savait un peu et beaucoup nigaude. Elle n’avait d’ailleurs, à cette époque, aucune influence politique et sa principale source de renseignements erronés était Frédéric Masson. Elle avait, comme amant n° X, un vieux graveur, Claudius Popelin, lequel, de son côté, s’était épris d’une demoiselle d’honneur, déjà d’un certain âge, de la Princesse, ce qui faisait jaser toute la société parisienne. Clemenceau connaissait ces détails d’alcôve et en riait. Périodiquement, la princesse Mathilde, cousant ou tapissant sur son métier à têtes d’aigle — naturellement — disait à ses intimes :

— Je crois bien que je vais inviter Clemenceau.

— Oh, madame, ne faites pas ça…

— Pourquoi donc. Est-ce qu’il sent mauvais ?

— Non, mais il est plein d’idées atroces.

— C’est précisément là ce qui m’amuse. Sainte-Beuve aussi était plein d’idées atroces. Je voudrais connaître le grand champion de l’éloquence parlementaire.

— Il vous scandalisera.

— Rien ne me scandalise. Popelin, vous m’embêtez.

Ainsi en allait-il rue de Berry. La princesse savait, par ailleurs, que Clemenceau voyait assidûment Mme de Loynes, et ceci la rendait jalouse. Enfin elle avait peur d’être expulsée de France et elle pensait que la fréquentation du leader du radicalisme écarterait d’elle ce cauchemar.

Quand éclata l’affaire de Thermidor, elle se déclara nettement contre Sardou.

— Il avait bien besoin, celui-là, de jeter ce trouble dans la société…

— Mais, madame, il n’y a tout de même pas de loi qui force les Français à admirer et chérir la Terreur.

— La Révolution a fait de grandes choses, et elle a fait, en première ligne, Napoléon.

— Ah Napoléon ! s’écriait Masson, en levant au ciel ses grands bras.

— Ah Napoléon ! répétait avec extase le chœur des dîneurs, gavés de viandes inférieures et de vins frelatés, sous l’œil de douze valets géants en culottes rouges, aux mollets rebondis.

Sardou, d’abord, n’en crut pas ses, oreilles. Eh quoi, Clemenceau allait porter la question à la tribune de la Chambre. L’auteur de Thermidor parlait en roulant les r.

— Alors, on ne peut plus mettre en cause la Rrrévolution ! Mais que devient la liberrrté ! De quoi se mêle ce M. Clemenceau, et ce M. Pomme de terre au lard ? Ma documentation est sûre. Je réponds de tout, et en avant !

— Bravo, Sardou ! criait Sarcey. Toute la vraie France est avec vous.

La vraie France s’en fichait profondément, ne connaissant la Révolution qu’à travers les manuels, où elle est représentée comme l’origine et le summum du patriotisme français. Il y avait bien eu, contre les parlementaires, des salauds par définition, tel le général Boulanger, mais il s’était tué, et pour une femme. On ne fait pas ça, quand on aime vraiment son pays. Bref, Clemenceau interpella, eut un triomphe, déclara, aux applaudissements de tous, que la Révolution était « un bloc » — ce qui ne signifiait rien, Car il y a des blocs de sang et d’ordures — et Thermidor fut retiré de l’affiche. Les collègues de Clemenceau le blaguaient :

— On connaît là que vous n’aviez pas vu la pièce. C’est idiot. Il fallait la laisser crever tranquillement.

— Vous n’y comprenez rien, ripostait le directeur de la Justice. La Révolution est un bloc. Je défends qu’on y touche.

La police allemande de Paris, aux aguets, exploita le mécontentement du monde des théâtres, de Sarah Bernhardt qui pleurait en répétant : « C’est affreux, mais c’est affreux ! » à Porel, directeur de l’Odéon, et à Koning, directeur du Gymnase. Si c’était ça la liberté, zut alors ! L’indignation gagna les cercles et les boulevards, et le radicalisme apparut à tous comme une sujétion intolérable.

À la Comédie-Française chacun était navré et voyait là une entrave à la civilisation, une atteinte aux lois divines et humaines.

À la Chambre ses collègues abordaient Clemenceau.

— Mon cher, c’est hardi ce que vous avez fait là, et je vous ai applaudi. Mais la liberté de la scène, qu’en faites-vous ?

— Nan, nan. Pas de liberté contre la raison !

Au dîner des « types épatants », l’émotion était générale. Plusieurs parlaient de donner leur démission.

— Mais la pièce de Sardou est idiote. Il est juste qu’on en soit débarrassé.

— C’est l’interdiction du Roi s’amuse. Nous sommes en monarchie clémenciste.

La Justice soutenait la thèse du patron, bien entendu. Elle était à peu près seule. Les autres Journaux marquaient, en termes véhéments, leur réprobation. Clemenceau alla, en fin de compte, expliquer la chose à ses électeurs du Var qui, ignorant tout à la fois ce qu’étaient Sardou, thermidor et Robespierre, l’applaudirent avec frénésie : « Il à raison, té, notre mandataire. Vive Clemenceau ! À bas Thermidor ! Mort à Sardou ! »

— Si j’étais allé dans le Var, disait Sardou très impressionné, mais assez fier, je n’en serais pas revenu vivant.

Cette histoire comique se prolongea pendant plusieurs semaines et fit la joie des Parisiens. Le bénéficiaire de la comédie fut Sardou, à qui « Les amis de la liberté dramatique » offrirent un banquet, où Sarah Bernhardt manifesta son indignation et embrassa le maître sur les deux joues. Par la suite Thermidor devait être repris à la Comédie-Française, avec un décor représentant la Convention en personnages peints sur toile et immobiles, d’un surprenant effet. « Étranglé par une sonnette », disait le texte, un des plus baroques dus à l’imagination de Sardou, avec le fameux chant de Théodora :

Sur les places publiques
Quand tu rôdais le soir,
À l’ombre des portiques,
Chacun a pu te voir.
Ah ! Ah ! Théodora
Ah ! Ah ! Ah !

C’est alors qu’un murmure subtil commença à se faire entendre dans divers milieux parisiens, murmure dont l’origine demeurait insaisissable : « Clemenceau est vendu à l’Angleterre. Il est appointé par le gouvernement anglais. » On sut plus tard que ce bruit, infamant et absurde, avait pris naissance dans les milieux diplomatiques, et notamment à l’ambassade allemande à Paris, dans certaines salles de rédaction et notamment au Petit Journal, où faisait florès un long et prétentieux personnage du nom d’Ernest Judet, chouchou du directeur Marinoni, inventeur de la rotative. Ancien normalien, suffisamment instruit, juché sur le million et demi d’exemplaires qui sortaient alors des presses de la rue Lafayette, aspirant à un grand rôle politique, Judet ne pouvait supporter la pensée que ce rôle lui eût été volé par le tribun et chef du parti radical. En outre il détestait l’Angleterre, avait une vive admiration pour le jeune empereur Guillaume Il et souhaitait une alliance de Paris et de Berlin contre Londres.

Un célèbre maître chanteur avait eu, il y a quelques années, l’idée de fonder un journal quotidien auquel il avait donné ce titre admirable, vu sa profession : La Rumeur. Ces nuées errantes de la rumeur se concentrèrent soudain en un nuage sombre, qui creva sur la tête du directeur de la Justice, à l’occasion de l’affaire de Panama.

Il apparaît bien que ce scandale, monté avec habileté, et que lança, sans documents, mais avec une grande force de persuasion, du haut de la tribune de la Chambre, l’honnête homme, d’une intégrité absolue, qu’était Jules Delahaye, avait, lui aussi, son origine dans la volonté de l’Allemagne envieuse de faire échouer la seconde œuvre nationale due à Ferdinand de Lesseps. L’Allemagne savait que des sommes importantes avaient été remises à des parlementaires français et à des directeurs de journaux pour faciliter à la fois l’émission de bons à lots par un vote dépendant de la majorité, et la publicité en grand de l’affaire. Elle le savait par la Sûreté Générale (directeur à l’époque un certain Soinoury) et celle-ci avait, d’autre part, communiqué ses renseignements à l’homme malicieux et subtil qu’était l’ancien Préfet de Police Andrieux. Ce fut Andrieux qui, restant dans la coulisse, passa les premiers éléments du dossier à Delahaye. Delahaye, catholique ardent, ne voyait alors, dans Clemenceau, que le chef de l’anticléricalisme radical. Comme nous l’examinerons ultérieurement, ce fut lui qui, revenu de son erreur, se fit vingt-cinq ans plus tard, à la Chambre comme au Sénat, — par son frère Dominique Delahaye, — le plus ardent champion de l’attribution de la Présidence du Conseil à Clemenceau.

L’habileté de 1892 fut de lancer, contre le leader radical, les patriotes de la Revanche, tels que Déroulède et Barrès, dont la thèse fondamentale était exactement la même que celle de l’homme qu’ils attaquaient ! Il y a des moments où l’Histoire rit, et ce rire, tantôt discret, tantôt à gorge déployée, n’est souvent compris que bien des années après.

La lutte de deux escrocs juifs mêlés au Panama, Cornelius Herz et le pseudo « baron » Jacques de Reinach, parent de Joseph Reinach (sans « de »), permit d’atteindre Clemenceau par un de ses bailleurs de fonds de la Justice, celui qu’il appelait en blaguant « la Vieille Corneille ». Ses ennemis imaginèrent que c’était Herz l’intermédiaire entre Clemenceau et la cavalerie de Saint-Georges.

Au printemps de 1896, celui qui écrit ceci assistait à un grand dîner londonien offert par ses parents à plusieurs invités de marque, dans un salon de l’Hôtel Brown’s, Dover Street, à Piccadilly. Assistaient à ce repas, outre Georges Hugo et sa jeune femme, Stanley et sa jeune femme, l’amiral Maxse et Henry James, deux des hommes politiques alors les plus en vue de l’Angleterre : John Morley et Arthur Balfour, le premier radical et le second conservateur. Après le repas, très animé et cordial, on passa au fumoir et la conversation vint sur Clemenceau, dont l’amiral Maxse, fondateur de la National Review était, depuis de longues années, l’ami intime. Mon père dit qu’il aimait beaucoup Clemenceau et que ni lui ni Goncourt n’avaient jamais admis qu’il fût vendu à une puissance quelconque :

— Il est un patriote ardent, intransigeant et qui n’a jamais eu quatre sous dans sa poche, qui se fiche de l’argent à un point inimaginable. Que ce Cornelius Herz ait mis, comme bien d’autres, de l’argent dans la Justice, qu’est-ce que cela prouve ?… C’est de la mauvaise foi, de la belle et bonne calomnie.

— Bravo, appuya chaleureusement l’amiral Maxse. Je réponds de l’honneur de mon cher et vieil ami Clemenceau, comme de mon propre honneur.

La conversation avait pris ainsi peu à peu un tour presque solennel et chacun s’attendait à ce que les deux hommes d’État, dont je viens de dire les noms, donnassent leur avis. Ce fut John Morley qui parla le premier.

— Jamais, déclara-t-il avec force, jamais à ma connaissance le gouvernement de Sa Majesté n’a fait remettre, sous un prétexte quelconque, aucun fond à M. Clemenceau, ni à aucune personne mandatée par lui.

— C’est une plaisanterie, confirma Arthur Balfour, de prétendre le contraire. Nous avons, Morley et moi, connu ce bruit, nous sommes allés au fond des choses et nous en avons reconnu l’inanité. quand les professeurs Charcot et Brouardel sont venus à Londres juger si Cornelius Herz était transportable, il a été question de cette affaire dans tous nos milieux politiques et même à la Chancellerie. L’opinion des personnes les plus qualifiées a été unanime et absolue : calomnie gratuite et rien de plus.

— Eh bien, conclut Alphonse Daudet, vous ne m’apprenez rien, mais la question est réglée.

Clemenceau connut cette histoire et, à la mort de mon père, l’année suivante, Je le vis pleurer sans chercher le moins du monde à dissimuler son émotion. Quelques mois auparavant, Alphonse Daudet avait écrit à Clemenceau, qui me le rappela par la suite : « En cas de disparition subite, je vous confie mon fils Léon. » Mais l’affaire Dreyfus éclata (décembre 1897).

Pour en revenir au Panama, c’est alors que le Petit Journal fit paraître le fameux dessin Aoh yes. Il représentait Clemenceau en habit, sur la scène de l’Opéra, dansant la gigue et jonglant avec des sacs d’or, au son d’un orchestre conduit par un Anglais à favoris. Cette image grossièrement coloriée, et d’inspiration médiocre, fut répandue à des centaines de milliers d’exemplaires par toute la France, et principalement dans le Var, fief électoral de Clemenceau. La Justice, changeant de ton, répondait de son mieux par les plumes de ses principaux collaborateurs. Mais que pouvait son maigre tirage contre celui, énorme, du Petit Journal !

Entre temps avait eu lieu, à la Chambre, l’offensive célèbre de Déroulède qui, se tournant vers Clemenceau, dit en substance, après une rapide allusion à Cornelius Herz : « Il y a ici quelqu’un que vous redoutez tous à cause de sa plume, de sa parole et de son pistolet. Eh bien, je brave le tout, et ce quelqu’un je le nomme ; c’est M. Clemenceau. » À quoi ce dernier répliqua brièvement, d’une voix méprisante et sèche que j’entends encore : « Monsieur Paul Déroulède, vous en avez menti. » La Chambre haletait, comme à un combat de coqs. Un duel sévère au pistolet eut lieu sans résultat. Périn et Paul Ménard étaient les témoins de Clemenceau, Barrès était l’un des deux témoins de Déroulède. Si Clemenceau eût tué Déroulède, c’eût été certes un affreux malheur. Mais si Déroulède eût tué Clemenceau, nous n’aurions pas gagné la guerre de quatre ans à quoi tiennent les choses !

Porte-parole d’une calomnie imbécile qui, je le répète, ne reposait exactement sur rien, Déroulède manquait de jugement et était accessible à la flatterie, Barrès suivait aveuglément Déroulède en souvenir de Boulanger. Quant au parti radical, dont l’attitude, en la circonstance, fut plutôt faiblarde, il ne réagit pas en faveur de son chef comme on aurait pu le supposer ; et Lockroy se fit remarquer par la complaisance avec laquelle il colportait les accusations de Déroulède. Sa fourberie fut mal jugée de ses collègues et lui fut reprochée dans l’intimité par Paul Ménard et par Périn. Quant à Clemenceau, dédaigneux des intrigues et des rumeurs, il n’y comprit exactement rien. Il se moquait de longue date des histoires que l’on colportait sur son compte ; il se fichait en face et copieusement des parlementaires de son parti. N’ayant que du mépris général et individuel, il ne croyait pas à la haine, et des avertissements qui lui parvenaient, quant à une conjuration tramée contre lui et son influence redoutée, il ne tenait aucun compte. Son état d’esprit était le « on n’oserait » du balafré.

Il avait été très étonné de rater à quelques pas Déroulède et on l’avait entendu murmurer, en regardant son pistolet : « C’t’épatant. » Il considérait le président de la Ligue des Patriotes comme un zozo. C’est vers cette époque que, criblé de dettes, il résolut de mettre en vente quelques menus bibelots japonais, dont Edmond de Goncourt lui avait conseillé l’achat. Cela lui faisait gros cœur et à son effervescente amie Mme Aline Ménard-Dorian, qui était venue lui rendre visite, il répétait : « On s’attache à ces petites machines-là » Son entourage immédiat, ses deux frères, sa sœur, étaient indignés d’une injustice sans pareille. Ses adversaires politiques se frottaient les mains. Rarement avait été élevé si haut l’art de taire quelque chose avec rien.

Sentant le vide de leur dossier et comprenant qu’il ne tarderait pas à apparaître, les adversaires de Clemenceau résolurent de corser ce néant à l’aide de faux. La police politique, avec sa grossièreté coutumière, fabriqua un amalgame de pièces apocryphes attestant la vénalité du député du Var et, perfectionnement inattendu, de Rochefort ! Ce monstre fut confié à un mulâtre, du nom de Norton, qui prétendit le tenir de personnages mystérieux et qualifiés, et Millevoye, grande andouille d’une invraisemblable crédulité, accepta de porter la question à la tribune. Il avait été cependant averti par un ministre, auquel il avait soumis ce dossier, d’avoir à se défier. Je le vois encore, gravissant d’un pas gigantesque et assuré, les marches du petit escalier, les feuilles accusatrices à la main. Clemenceau assis aux premiers rangs, le regardait avec une curiosité goguenarde. La Chambre était comble. Tout Paris était venu assister à « l’exécution ».

Celle-ci fut complète, mais pas dans le sens qu’on attendait. La lecture des prétendus reçus dont la fabrication était manifeste, commença de soulever des murmures de plus en plus vifs, auxquels succéda une hilarité générale, quand le nom de Rochefort fut prononcé. Clemenceau se tordait littéralement, levait et rabattait les bras en cadence, se tapait les cuisses et envoyait, à l’orateur décontenancé, de chauds simulacres de poignées de mains. Le Président, les secrétaires, les huissiers, riaient à gorge déployée, ainsi que les spectateurs des tribunes, tant l’absurdité était apparente et telle qu’elle n’eût pas trompé un enfant de sept ans. Je regardais Barrès qui, d’abord interdit, finit par s’amuser, mais à regret, comme tout le monde. Toutefois il ne suivit pas le flot des collègues qui allaient, en longues files, féliciter ce Clemenceau, dont ils souhaitaient la ruine politique cinq minutes auparavant. Quant à Millevoye, il avait disparu. On supposa qu’il était allé rejoindre le mulâtre Norton. Il fallut lire, pendant dix jours, dans l’Intransigeant, les impitoyables engueulades de Rochefort à l’adresse de ses anciens copains du boulangisme ! Jamais il n’avait été plus en verve : « Mais bien sûr, ce sont des canailles, tous, de fichues canailles !.… Ils n’ont jamais été que cela ! »

Vaincue à Paris, et de façon retentissante, la calomnie s’entêta dans le Var où, lors du renouvellement de son mandat, des bandes payées par le Petit Journal accueillaient Clemenceau au refrain de « aoh yes ». Si bien que la moutarde lui monta au nez pour de bon et que l’indignation lui inspira le discours de Salerne, un des plus beaux de sa carrière, et de tour classique. Il y exposa, dans le détail et dans l’ensemble, d’abord sa vie publique, puis sa vie privée, et le tableau de ses dépenses, tant pour ses leçons de cheval, tant pour sa table et sa famille, scandant chacune de ses périodes de cette question, martelée d’une voix irrésistible : « Où sont les millions ? » Emporté par son sujet, il se dépassa lui-même, au dire des auditeurs et sut élargir le thème, sans cependant tomber dans l’emphase. Les « aoh yes » se turent. S’il avait prononcé ce discours à la Chambre, — me disait Geffroy, — il eût été, le lendemain, président du Conseil. Quand il l’eut achevé, toute la salle était debout et l’acclamait. Beaucoup pleuraient. Le discours de Salerne n’a pas son pendant au cours de l’histoire de l’éloquence républicaine.

Cependant le lanceur de foudre fut vaincu au second tour de scrutin et perdit son siège de député. Le Petit Journal et l’ambassade d’Allemagne avaient bien fait les choses.

De cette âpre lutte contre la calomnie, et dont les origines lui échappaient, ainsi qu’à ses collaborateurs, Clemenceau sortit avec une trempe exceptionnelle en même temps qu’avec un immense dégoût et un sens de l’ironie intact. Ses idées biologiques, philosophiques et psychologiques n’en furent aucunement modifiées. Il avait pris bonne note de ses faux amis, des lâcheurs qui, au cœur de la crise, avaient cherché à lui couper les jarrets et se réjouissaient à l’avance de sa défaite électorale. Il avait également pris bonne note de ceux qui avaient fermé l’oreille aux calomnies et qui étaient les hommes de lettres, Daudet, Goncourt, Zola, Mirbeau et les artistes, Monet et Rodin en tête, ainsi que les étudiants en médecine ou carabins, hier rebelles au boulangisme. Chez lui, comme chez les êtres forts, la reconnaissance était égale à la rancune. À quoi allait-il employer ses nouveaux loisirs ? Au roman, au théâtre, peut-être à un grand pamphlet politique, où il dirait tout à trac ce qu’il avait sur le cœur. Par ailleurs, il n’avait plus un sou ; son journal croulait, c’est-à-dire son outil d’attaque et de défense. Le socialisme ne le tentait pas et son instinct, paysan et national, se révoltait contre lui. L’Histoire révolutionnaire ? Mais ferait-il mieux, ou même aussi bien que Michelet ?

Cette idée, un moment lui sourit, en souvenir de l’affaire de Thermidor, et c’est ainsi qu’il alla rendre visite à Henry Céard[1] — dont il connaissait l’érudition et le bon sens par Geffroy — au musée Carnavalet. Cette visite l’orienta de la façon que voici.

— Je suis dégoûté de la politique active, dit Clemenceau. Je voudrais montrer le bloc révolutionnaire, le ciment de 1789 à 1795. Vous connaissez cela comme personne. Voulez-vous m’aider de vos conseils.

Céard aimait le tempérament et la personne de Clemenceau. Il connaissait à fond la littérature de l’Encyclopédie, il avait, on doit le dire, découvert, à la lettre, l’auteur des Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos, et son formidable bouquin. Mais il penchait vers la réaction, et son horreur de la Révolution était profonde. Il est un de ceux qui me l’ont enseignée. Antirévolutionnaire parce que patriote, et carabin par-dessus le marché, tel était Céard. C’est de lui que je tiens la curieuse conversation que je rapporte ici fidèlement.

Clemenceau. — Je projette un livre sur la Révolution. Aulard est bourré de documents, mais un peu rampant et froid. Il faudrait réanimer tout cela. Je viens en chercher ici les moyens.

Céard. — Nous avons à Carnavalet des choses intéressantes, mais nous n’avons pas tout. Voici un beau texte : L’ordre aux Suisses (signé de Louis XVI et écrit de sa main) de « cesser le feu et de se retirer dans leurs casernements ». Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas le glas de la monarchie ?…

Clemenceau. — Certainement, elle avait fait son temps et elle s’en rendait compte. La pièce est curieuse. Inopérante pour un partisan de la monarchie.

Céard, riant. — Je le pense bien. Je ne suis pas un partisan de la monarchie, mais, devant les résultats, je me sens, — excusez-moi, — comme dit mon ami Gabriel Thiébaut, foutiste.

Clemenceau. — Moi aussi, par moments, je suis foutiste, et Geffroy a pu vous le dire. Mais il est une chose sur laquelle je ne transige pas : la Patrie.

Céard. — Moi non plus. (Clemenceau lui saisit la main chaleureusement.)

Clemenceau, réfléchissant. — De fameux bougres, toutefois, ces conventionnels. Croyez-vous que Danton ait pu être un voleur ?

Céard. — Il me semble que Frédéric Masson l’a démontré, d’après les archives des Affaires Étrangères…

Clemenceau, vivement. — Vous les avez vues ?… Un bonapartiste forcené, ce Masson.

Céard. — Non mais… Aucun doute.

Clemenceau. — C’est fâcheux. Robespierre, lui, n’a jamais trafiqué ?

Céard. — L’Incorruptible, vous n’y pensez pas ! Levons notre chapeau.

Clemenceau. — Et Marat, dont je vois ici l’image, dans son sabot ? Lui non plus n’a jamais trafiqué. Je tiens, de Degas, ce récit : « Comme quelqu’un parlait à sa mère, sans mansuétude, des hommes de 1793, la noble femme, aux traits ravagés par le temps, s’écria soudain : « Taisez-vous, monsieur, c’étaient des êtres admirables ! » Ils apparaissaient tels, en effet. Mais que pensez-vous des origines de la Révolution ?

Céard. — Oh, ceci est trouble ! Je pense que, dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la Révolution était dans les esprits, sous la forme morale.

Clemenceau. — Les Liaisons dangereuses ? Valmont et Mme de Merteuil ?

Céard. — C’est cela même. Mais il y a aussi la Femme au XVIIIe Siècle des Goncourt.

Clemenceau. — Expliquez-vous.

Céard. — Ces femmes, profondément athées, et qui mouraient allègrement, sans prières, présageaient des fils uniquement attentifs aux biens et aux intrigues de ce monde, et qui feraient leur chemin dans les larmes et dans le sang.

Clemenceau. — Ils voulaient le bien général… Ils étaient désintéressés…

Céard. — Aucun doute, mais ils étaient aveugles et frénétiques.

Clemenceau. — La République leur a ouvert les yeux.

Céard, s’animant. — Pour les leur refermer aussitôt. La déchristianisation de la France est une amère folie.

Clemenceau. — Nierez-vous l’influence du parti prêtre, l’éteignoir, par la confession, sur la conscience ?

Céard. — Le véritable éteignoir sur la conscience, c’est l’athéisme.

Clemenceau. — Et vous êtes carabin ?

Céard. — Je le suis.

Clemenceau. — Alors au couvent, pauvre France, au couvent !

Telle fut la fin de ce duo. Céard, grand esprit dans une enveloppe modeste, insistait sur l’animation de son interlocuteur, derrière lequel s’entendait, toutefois, dès cette époque, un grand bruit d’illusions détruites :

Déjà j’entends tomber, avec des chocs funèbres,
Le bois qui retentit sur le pavé des cours.

Raffaelli, peintre de la suburbe de Paris, fit un portrait, expressif et exact, de Clemenceau, les mains dans les poches, haranguant la foule, au cirque Fernando, à cette époque. Il est entouré de ses amis et collaborateurs, confiant et superbe : c’est une page d’Histoire. La Providence s’amuse avec lui, comme le chat avec la souris. Mais, Spencérien convaincu, il n’y prête pas la moindre attention. Tout cela, c’est l’évolution.

Par la suite, Céard, quand on lui parlait de Clemenceau, disait : « C’est un dévot de la Révolution » et Clemenceau disait de Céard : « Il est du parti prêtre. » Mais Céard était un fils de l’Université et de l’École de Médecine, fermé aux illusions de son temps. On lui doit un chef-d’œuvre sombre et peu connu : « Terrains à vendre au bord de la mer. » Conseiller de Zola pour plusieurs de ses romans — notamment le tableau généalogique des Rougon et le Docteur Pascal — il emporta dans la tombe le secret de la mort de son ami.

Ayant un roman en tête qui s’appellerait Les plus forts, le tribun dégoûté — pas pour longtemps — de la politique, alla demander à Alphonse Daudet comment il fallait s’y prendre.

— C’est bien simple, cher ami. Il faut faire un plan pas trop précis ni détaillé, de façon à ne pas se ligoter soi-même. Puis il faut déterminer vos bonshommes et les situer. Enfin quand un morceau de bravoure vient sous votre plume, ne vous bridez pas, laissez-vous aller. Pour le reste, vous en savez autant que moi.

Alphonse Daudet écendra sa pipette, don de son cher Flaubert, auquel il pensait sans cesse et, après un silence :

— Il y a des petits trucs de métier. Ainsi j’ai comme habitude d’écrire d’abord mon dernier chapitre. Il me sert de guide pour le reste,

— Vous reprenez vos improvisations ?

— Généralement une fois. Dans l’intervalle ma femme les a revues et corrigées. Elle est bon juge.

— Vous avez de la chance d’avoir, dans votre femme, une collaboratrice.

Il y avait de l’amertume sous cette dernière phrase. Alphonse Daudet reprit :

— Est-ce que la politique et l’atmosphère de la Chambre vous manquent ?

— Pas pour le moment. C’est un changement de perspective, voilà tout. Encore une question. On m’a dit — c’est Geffroy — que vous preniez beaucoup de notes, que vous en aviez des petits cahiers pleins. C’est un point d’appui.

— Oui, parce que, fumant beaucoup la pipe, je ne suis pas toujours sûr de ma mémoire. Je ne puis pas dire, en me frappant le front : « Tout est là.»

Clemenceau ayant fait allusion aux calomnies dont on l’avait récemment abreuvé, son interlocuteur haussa les épaules :

— Les calomnies sont la rançon du succès. Elles mesurent le nombre de vos envieux.

De cette conversation, qui se prolongea sur d’autres sujets, Clemenceau sortit rasséréné. Geffroy avait raison. Il émanait de l’auteur du Nabab quelque chose qui n’appartenait qu’à lui : une conception affectueuse de la vie. Il prétendait n’avoir pas la bosse des idées générales. Mais il pénétrait si loin dans le concret, que celui-ci en devenait étendu et profond comme un frémissement de tout l’être.

Désireux de revoir bientôt Daudet, afin de chasser la mélancolie, il se rendit le dimanche suivant, en compagnie de Geffroy, chez Goncourt, à cette petite réunion hebdomadaire dite du « grenier ».

Il y avait là, outre le maître de maison, droit et solide, avec ses cheveux blancs, son regard noir et vif, Octave Mirbeau, Huysmans, un journaliste anglais taciturne. Mirbeau regardait un album d’estampes japonaises. Huysmans collé au mur, son grand front plissé, comme chargé de soucis et de dégoût, fumait une cigarette. Mirbeau et lui se détestaient, par dissemblance des tempéraments, comme chien et chat. Le silence et la gêne pesaient, mais disparurent à l’entrée d’Alphonse Daudet. Celui-ci dit à Goncourt : « Bonjour, patron », puis au directeur de la Justice en disponibilité :

— Eh bien, Clemenceau, ça va le bouquin ?

— Comme ci, comme ça. Je crois que je vais me retirer en Vendée, pour y travailler.

— Je vous envie, je voudrais bien aller travailler en Provence. Mais impossible.

— Vous avez Champrosay, dit Goncourt.

— En cette saison il y fait froid, et chauffer cette grande baraque est difficile. Je suis frileux.

— Eh bien, reprit Clemenceau, j’aime assez le frisquet, le vent et la pluie par la campagne, en marchant vite.

— Vous êtes ingambe, je ne le suis pas.

Clemenceau plaisait à Mirbeau, à cause de ses manières brusques et cordiales à la fois. Il déplaisait à Huysmans, qui avait en horreur les hommes politiques, la plupart de ses confrères et les Méridionaux en général. Goncourt surveillait le crâne chauve de l’auteur d’À Vau-l’eau, appuyé à une tapisserie de prix, mais n’osait lui en faire l’observation. La porte s’ouvrit. Forain apparut, petit, vif, avec sa belle tête de camée blagueur, mélangée de Bonaparte à Toulon et de Gavroche. Il était suivi de Maurice Barrès, maigre, jaune, rejetant une mèche noire qui lui mangeait le front. Ce dernier et Clemenceau échangèrent un regard sans amitié. Barrès, après avoir serré la main de Goncourt se rapprocha d’Huysmans qui lui tendit deux doigts, puis alla s’asseoir aux côtés d’Alphonse Daudet pour lequel il éprouvait de l’affection et qui le lui rendait. On entendit le rire de Forain. Mirbeau se rongeait les ongles furieusement. Vu la diversité des assistants et leurs oppositions, aucun sujet de conversation générale n’était abordable, quand, à propos d’une image japonaise d’Outamaro, Daudet prit la parole sur l’élégance naturelle des femmes et des Provençales en particulier.

Il rappela à Huysmans, qui daigna sourire, les préférences de M. Folantin. Clemenceau vanta la Sablaise, leurs gracieux mollets, visibles par tous les temps, et s’étendit sur la coutume du maraichinage, ou baiser sur la bouche prolongé jusqu’à la jouissance aiguë. À ce moment survint Maurice Nicolle, interne des hôpitaux, pareil à Balzae jeune et honneur de sa génération. Il expliqua avec autorité le mécanisme physiologique du maraichinage, parla de la glande sublinguale, du noyau du grand hypoglosse — « hypo quoi ? » demanda Goncourt — du bulbe et autres pièces de l’appareil humain. Clemenceau écoutait avec sympathie cet homme savant et jeune, qui paraissait calé en anatomie et en qui il pressentait un confrère.

La conversation générale était lancée. Mirbeau s’en alla, Huysmans aussi et ce double départ augmenta la cordialité. Alphonse Daudet fit remarquer que l’absence de femmes dans une réunion d’hommes faisait que ceux-ci ne s’entretenaient que d’elles.

— Pour dire des cochonneries, observa Goncourt en riant.

La causerie, s’élevant comme une spire de fumée, vint sur les apparences et les faux semblants de la vie. Clemenceau debout, une main dans sa poche droite, prit de nouveau la parole :

— Mon père, vous vous le rappelez, Geffroy…

— Un type épatant, dit Geffroy en serrant les dents…

— …était alors seul dans la maison de campagne et entouré de vieux serviteurs, en qui il avait toute confiance et qu’il traitait comme des amis. Un soir qu’il montait se coucher, après avoir lu toute la soirée, il entendit des voix dans la cuisine, descendit quelques marches. Ses gens s’exprimaient sur lui le patron, sa femme, ses enfants avec la pire grossièreté et un grand froid lui traversa le cœur, car il était foncièrement bon : « Quel naïf j’étais ! » pensa-t-il… Il remonta, éteignit sa lumière et réfléchit amèrement aux réalités qui se cachent derrière le monde des apparences.

— Beau sujet de roman… dit Alphonse Daudet. Pour ma part quand, dans un beau site, je vois, par un beau temps, une belle propriété, château ou domaine seigneurial, je me demande toujours quel est le drame qui couve dans ce charmant décor. De même je ne puis contempler un magistrat assis, en toge rouge ou noire, et condamnant un pauvre bougre qui a volé un pain ou outragé la pudeur en public, sans me demander ce qu’il a sur la conscience, ce superbe juge…

Maurice Nicolle alors raconta le dernier scandale de la Faculté de Médecine. Un professeur ami d’un autre professeur moins âgé que lui, trompé par lui et s’ouvrant les veines dans son bain, comme un héros antique.

— Était-elle jolie ?… questionna Forain,

— Ravissante… et dix-sept ans de moins que son jaloux.

— Alors, ça se comprend.

Il se faisait tard. Clemenceau prit congé. Cette journée littéraire l’avait émoustillé et il aborda, le soir même, le premier chapitre de son bouquin. Il savait fort bien ce qu’il voulait dire, mais les mots pour le dire ne lui venaient pas facilement, alors qu’à la tribune, ou dans les réunions publiques, il parlait si aisément et devait même restreindre son abondance. Il y avait là un mystère psychologique qui l’intéressait et qu’il comptait approfondir.

  1. Henry Céard m’a dédié sa première pièce, Les Résignés. Malgré la différence d’âge, nous étions intimement liés.