Albin Michel (p. 35-67).

CHAPITRE II

Le journal, la Chambre et la griserie
du succès


Vers le milieu de janvier 1885, dans les bureaux de la Justice, rue du Faubourg-Montmartre, on fêtait le cinquième anniversaire du journal et l’on attendait, pour boire un verre de champagne, le patron Clemenceau. Il était entouré de l’estime et de l’affection de tous ses collaborateurs. Quelques-uns l’admiraient tout particulièrement et le croyaient promis à un haut destin. Parmi ceux-ci. Camille Pelletan, rédacteur en chef, polémiste acerbe et dessinateur enragé, qui croquait le patron sous toutes ses formes, notamment en Macbeth recevant la prophétie des sorcières : « Salut à toi, qui seras roi ! » Aux côtés de Pelletan, Gustave Geffroy, bleu de Bretagne fidèle au bleu de Vendée et qui parlait en serrant les dents : « C’t’épatant. Clemenceau a été, est, sera épatant. » Puis Louis Mullem, le beau-frère de Léon Cladel, gras, pessimiste, polyglotte et souriant, dont les yeux aux paupières plissées s’attendrissaient quand quelqu’un prononçait le nom de Clemenceau. Musicien de premier ordre, excellent écrivain et romancier, Mullem était railleur et trouvait à tout bout de champ, des formules admirables, opposant, par exemple, à la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, « l’impuissance des lumières ». Edouard Durranc était un éclat de rire, dans un corps replet et agile, de bon copain méridional. On lui devait le mot célèbre : « La République était si belle sous l’Empire ! » généralement attribué à Forain. Charles Martel, bon géant aux yeux aigus, faisait la critique dramatique. Sutter Laumann occupait le poste malaisé de secrétaire de rédaction et récoltait la copie. Pris par le métier parlementaire, et par ses amours aiguës avec une belle cantatrice aux nobles attitudes, Clemenceau n’écrivait guère dans son journal, mais il revoyait la copie et donnait les indications politiques, qui se croisaient alors dans tous les sens. Frondeur, blagueur, ne retenant jamais un mot au vitriol, il se faisait chaque jour des ennemis. Il était plein de considération pour l’historien de la Révolution Aulard, qui signait, à la Justice, « Santhonax ». Il avait présidé, à la salle Gerson, l’ouverture du cours de celui-ci à la Sorbonne et comparé, aux applaudissements de tous, le mouvement de 1789-1795 à un lutteur, assailli de tous côtés, et qui rend les coups pour les coups : « Si l’on dissimule ceux qui l’attaquent, il prend l’allure d’un forcené. » Ainsi, et par l’exaltation intérieure, qui tenait à son émotivité contenue, avait-il fait de la Révolution son fétiche, et qu’il ne séparait pas de la Patrie. Jacobin, il l’était dans l’âme. Revanchard, il l’était dans l’âme, mais pour de bon, et de toute autre façon que Gambetta, qui ne rêvait que de s’entendre avec Bismarck et fréquentait chez la fille espionne Thérèse Lachmann, dite de Païva, devenue, par le mariage avec un riche hobereau prussien, comtesse Henckel de Donnersmark. « Un braillard et un hâbleur », disait Clemenceau de Gambetta, qu’il louait cependant de sa conduite républicaine au 16 mai. Car il aimait le pour et le contre, comme Renan.

Quand Gambetta, quelques mois auparavant, était mort de cette appendicite qu’on appelait alors une « typhlite », le directeur de la Justice s’était tu, différant en cela de Rochefort, aux yeux de qui « la mort n’était pas une excuse à et qui piétinait gaillardement les tombeaux. Il trouvait Rochefort amusant, courageux, mais superficiel : « Il n’y a rien à apprendre chez lui… » « Apprendre, élargir le champ de la connaissance et faire ainsi progresser l’humanité souffrante », c’était, à ce moment-là, sa marotte et qui le mettait d’accord avec ses principaux contemporains. L’étude de la médecine, poursuivie avec zèle, lui avait donné du poids dans les conversations, et à l’assemblée. Il s’intéressait aussi à l’art militaire et à un ancien directeur de l’Infanterie au ministère de la Guerre, du nom de Boulanger, que l’on disait ardent revanchard et ferme républicain. Car il ne s’agissait pas de laisser arriver aux affaires, comme Gambetta l’avait fait pour Miribel, à l’instigation de Mme Adam, un réactionnaire, un fauteur de Coup d’État. Dumouriez lui-même, à un moment, du fait de sa popularité, n’avait-il pas failli glisser à la dictature !

Comme les militaires des grandes écoles, les prêtres menaçaient l’idéal de progrès. Les Jésuites, notamment, n’avaient pas bougé d’un iota depuis saint Ignace, De chaque ministre de l’époque, Clemenceau et son fidèle Pelletan se demandaient s’il n’était pas mené par un « homme noir », si sa femme ne subissait pas l’influence d’un « homme noir ». Sa qualité de protestant sauvait Freycinet de cette suspicion, et encore tout juste. Les cléricaux français ne reconnaissaient-ils pas comme chef de conscience un pape romain ! Leur doctrine était, ainsi, à la fois antirévolutionnaire et antinationale. Ils devaient être pourchassés par les lois sans merci. Le salon de Mme Adam avait eu, à ce point de vue, une influence des plus fâcheuses, alors que, sous prétexte de République athénienne, elle recevait, pêle-mêle, les frères ennemis du nouveau régime, issu de la libre volonté du peuple.

Tout en se défendant de pratiquer la mystagogie du père Hugo, lequel habitait l’Olympe, « retiré », Clemenceau était un de ses lévites et croyait, comme lui, au perfectionnement et à l’émancipation de l’homme par la science. Il différait de Rousseau en ceci qu’il estimait, cet humain, à l’état naturel, méprisable et capable, selon les circonstances, des pires bassesses : « On vit entouré de salauds. » Mais ces derniers se recrutaient principalement dans les salons, assemblées, congrès et académies. Bah, il suffisait de leur marcher dessus, la cravache à la main, et aussitôt « ils foutaient le camp comme des volées de perdreaux ».

Quinze ans après l’avènement de la République, et les incendies de la Commune une fois éteints, il semblait convenable et même utile de s’intéresser au sort des ouvriers, les nouveaux parias, de remplacer les œuvres de charité, nids à cléricaux, par des œuvres d’assistance et d’augmenter, pour ce, le budget de l’assistance publique. Le directeur de la Justice connaissait bien, par ses attaches, le monde paysan, monde aristocratique en Vendée, comme en Provence et qui, par l’ascension sociale, augmente et enrichit constamment la classe bourgeoise. Il ne connaissait guère le monde ouvrier, principalement parisien, et il avait de lui une sourde méfiance, datant de mars 1871. L’enseignement des jeunes Français était à reprendre de fond en comble. Des lois sociales étaient rendues nécessaires par le développement fantastique de l’industrie. Oui, mais par où commencer ? Comment concilier l’ordre indispensable et l’utile poussée démocratique ?

Telles étaient quelques-unes des idées, mêlées d’Auguste Comte, de Michelet, de Blanqui, et de Charles Robin, qui bouillonnaient dans cette tête en mouvement. Clemenceau était en possession, enfin, de l’outil indispensable : un journal quotidien à Paris, organe du radicalisme comme la République Française, où Joseph Reinach avait pris la suite de Gambetta, était l’organe de l’opportunisme. Mot affreux, recouvrant une marchandise plus affreuse encore et qui prêtait aux pires transactions. La transaction, c’était là, aux yeux du jeune chef radical, le grand écueil de la politique parlementaire, celle qui repose sur les amendements et qui, dans un petit article de loi de cinq lignes, jette à bas tout ce que l’on essaie d’édifier. Combien qui, dans les cafés et les parlotes, émettaient des motions incendiaires et qui, dans les couloirs de la Chambre, composaient avec leurs pires adversaires, tantôt par l’appât d’un bachich, tantôt par snobisme, par besoin de se rapprocher des « huiles », de personnes importantes dans les conseils d’administration ! « Radical », ce terme signifiait qu’on ne se prêterait jamais aux sales et dégradantes combinaisons coutumières, qu’on maintiendrait mordicus son point de vue, qu’on ne trahirait à aucun prix la cause de gauche, la cause du peuple, qu’exprimait le suffrage universel.

Soudain, un frémissement parcourut les bureaux poussiéreux et jamais balayés du journal, la demi-douzaine de pièces crasseuses, où s’entassaient les rédacteurs. C’était le patron qui arrivait.

Mince, élégant, déluré, en habit et cravate blanche, parfumé à l’eau de Cologne, le cigare à la bouche, les yeux brillants de malice, serrant les mains à la ronde, disant à chacun un mot bref, tel était celui dont ses amis attendaient de grandes choses et qui paraissait, à cette date-là, en mesure de réaliser son destin.

— Le gosse est-il là ? demanda-t-il après avoir remis son paletot et sa canne au garçon de bureau.

Le gosse, c’était son frère Albert, licencié en droit, et pour lequel il avait une sollicitude particulière. Puis s’adressant à Mullem, chargé de la politique étrangère, il lui demanda : « Quoi de nouveau ? » L’auteur de Chez Madame Antonin fit un geste évasif. Il était question du budget Tirard, du renouvellement du Sénat et du scrutin de liste. Sur chacun de ces points le patron et le parti avaient leur opinion arrêtée. Mais la grosse affaire de l’heure, c’était la question coloniale, dont le représentant et champion opportuniste était Jules Ferry. Clemenceau la résumait en ces termes à ses collaborateurs groupés autour de lui et qui subissaient gaîment son ascendant :

— C’est très simple. Ferry continue la politique gambettiste de rapprochement avec l’Allemagne, alors qu’il n’y a pour nous qu’une politique possible, celle de la Revanche. Bismarck nous a ouvert la diversion des colonies, effroyable usure en efforts, en hommes, en argent, afin de nous mettre, à un moment donné, aux prises avec l’Angleterre et de demeurer, lui, le tertius gaudens. Voilà pourquoi je combats Ferry ; non que je sois d’avis de chercher querelle à l’Allemagne, que nous ne sommes pas en état de combattre actuellement. Mais ce n’est pas vers la Chine et le Tonkin que nos regards doivent être tournés aujourd’hui. C’est encore et toujours vers la frontière de l’Est. Mullem, qu’en pensez-vous, vous qui dépouillez chaque jour la presse allemande et la presse anglaise ?

— Je suis entièrement de votre avis, patron. Ferry cherche les bonnes grâces de l’Allemagne et l’Allemagne lui en est reconnaissante.

— Parbleu ! Il faut mettre ordre à cela, J’interviendrai à la première occasion.

Une voix dit :

— Et la Russie ?

— Pour la Russie des Tzars, dit Clemenceau, la France est demeurée le pays de la Révolution, le pays de Satan. Je ne sais comment on dit Satan en russe. Mme Adam s’imagine user Bismarck par Gortchakoff. Quelle illusion ! Ah, les femmes dans la politique ! Heureusement que Mme Grévy ne s’occupe que de ses confitures… Mais ce n’est pas tout ça. Pour cet anniversaire, buvons au journal, chers amis et collaborateurs, à la Révolution française et au triomphe de nos idées !

Sa voix brève, aux mâles inflexions, donnait, même à l’occasion d’un simple toast, une impression de volonté claire, de certitude qui entraînait, arrachait la confiance. On déboucha le champagne, de médiocre qualité, que permettait la faible publicité de la Justice et l’on passa les assiettes de petits fours. Clemenceau avait hâte de rejoindre sa belle amie et d’échapper, pour quelques heures, dans ses bras, aux soucis de la politique. Maintenant il engageait des colloques avec celui-ci et celui-là, attentif à ce que Geffroy lui disait des peintres impressionnistes, notamment de Monet et de Renoir. Il y avait, chez un marchand de tableaux, une exposition de ceux-ci.

— Qu’est-ce qu’ils apportent en peinture ? demanda Clemenceau.

— La lumière, patron, tout simplement. C’est quelque chose.

Et Geffroy, qui sentait vivement ces choses, eut un petit rire rentré.

— Qui mettez-vous d’abord, Monet ou Renoir ?

— Pour les figures, Renoir…

— Par exemple ?

— Le portrait de Mme Charpentier et de ses enfants, chez l’éditeur de Zola, rue de Grenelle. J’ai annoncé votre visite. On vous attend.

— C’est bien gentil. J’irai voir ça. Je connais Charpentier, c’est un bon bougre. Est-ce qu’il n’a pas mis en train une revue d’art ?

— La Vie Moderne, avec Bergerat, Bracquemont et d’autres. Flaubert lui avait donné une pièce inédite.

— Ah oui, le Château des Cœurs, c’était bien mauvais. Mais dites donc, Martel, n’avait-il pas fait jouer une pièce dans le temps, le bon Flaubert ?

— Oui, patron, le Candidat, un four noir.

— Les romanciers — ajouta Clemenceau — ne savent pas peindre les milieux politiques, pour la bonne raison qu’ils les ignorent. Voyez Zola. C’est du chiqué, ça ne rime à rien.

— Pourtant, l’Assommoir est une belle chose…

C’était Pelletan qui intervenait, barbu comme un fleuve, un paquet de feuilles d’imprimerie à la main.

— Sans doute, mais Nana est une cochonnerie…

— C’est beaucoup dire. Le directeur Bordenave, celui qui reprend « mon théâtre, dites mon bordel », celui-là est peint au naturel…

— Je fréquente parfois les coulisses des théâtres. Je n’ai jamais rien entendu de pareil.

À ce moment, le garçon de bureau apporta à Clemenceau un billet, que celui-ci ouvrit aussitôt. Il lut pour lui-même :

« Souffrante ce soir. Impossible. Je me couche. Baisers. »

— Ah, songea, dépité, le directeur de la Justice. Voilà qui change mes projets. Je n’ai plus envie de travailler cette nuit, ni d’aller au café, ni d’ailleurs de rentrer chez moi. C’est demain dimanche. Il appela : « Martel, Durranc !… »

— Voilà, voilà, patron. Qu’y a-t-il ?

— Il y a que je n’ai pas sommeil, que c’est demain dimanche, et que je vous emmène à Fontainebleau. Le dernier train est à une heure dix. Nous verrons la forêt sous la neige et nous bavarderons. Retour demain pour dîner. Ça va ?

Les collaborateurs de Clemenceau avaient l’habitude de ces fugues et, avec lui, ne s’étonnaient de rien, étant toujours prêts à le suivre n’importe où. Son côté bohème et fantasque n’était pas un de ses moindres charmes.

— Vous avez un bon paletot ? dit-il à Durranc, frileux et de santé délicate.

— Il est vieux et sans luxe. Mais c’est un ami sûr.

— Et vous, Martel ?

— Même refrain !

— En route, alors !…

— Bonsoir, mes enfants !…

— Vive Clemenceau !

M. le député haussa les épaules : « Quels gosses ! » Une heure après, ils étaient tous trois dans un wagon de seconde, bien chauffé, et le mouvement du train les faisait somnoler. Arrivés à Fontainebleau et à l’hôtel de l’Aigle Noir, ils demandèrent trois chambres au portier mal réveillé, mais qui reconnut son hôte habituel, Quand ils se retrouvèrent le lendemain, il était neuf heures.

— Nous allons casser la croûte et faire un tour en forêt, déclara Clemenceau.

Un tour ! Durranc et Martel savaient ce que cela voulait dire. Douze kilomètres à pied pour le moins et le repas de midi reporté à deux heures.

— Bah, cela nous mettra en appétit, Et puis le ciel est à la neige. Ce sera charmant,

— On va se ficher par terre, observa Durranc, peu sportif.

— Durranc, vous êtes un pessimiste. Rappelez-vous la pièce de Calderon : « Le pire n’est pas toujours certain, » Il ne tombe pas assez de neige pour que ça glisse, du moins tout de suite.

— Quelle direction prenons-nous ?…

— N’importe laquelle. L’amusant c’est d’aller droit devant soi. Tout est beau dans cette sacrée forêt. Il n’y manque que des étangs, comme chez moi en Vendée. Aussi il n’y a pas d’oiseaux, parce qu’assoiffés comme Pelletan, ils ne trouveraient pas à boire…

— C’est Jules de Goncourt, qui parlait d’un « cochon de rossignol », lequel l’avait empêché de dormir « en gueulant toute la nuit ».

On rit. Le ciel était jaune et une lumière d’éclipse baignait les arbres dépouillés.

— Fameux, déclara Clemenceau. Mais vous, Martel, vous vous foutez de la peinture. Et vous aussi, Durranc. Ah, voici que la neige se décide à tomber…

Puis, après un long silence où sonnaient les pas des promeneurs, vite amortis par les blancs flacons :

— J’aime assez la forêt, beaucoup la plaine, et je n’aime pas du tout la montagne. Elle bouche la vue. Ce qui est beau, c’est l’arrivée du printemps dans les bois, quand tout craque et que les sources commencent à couler. Je m’étonne qu’aucun musicien n’ait songé à rendre cela.

— Il y a Wagner, le grand morceau dans la Walkyrie, que joue Mullem…

— Je sais. Le mouvement est beau, mais il y manque la sauvagerie de la nature, l’irruption.

Ils revinrent à l’hôtel, vers une heure et demie, avec une faim de loup. Sur leur demande, on leur avait gardé de la soupe aux choux ; avec du lard et des haricots blancs.

— Chic, des mojettes ! Et la cuiller tient debout. Pour savourer une vraie soupe aux choux et au lard comme celle-ci, il faut avoir fait 12 kilomètres. Avec 30, ce n’en serait que mieux. N’est-ce pas, Durranc ?

— Je vous répondrai quand j’aurai bu un verre de vin. Pour ma part je suis crevé.

— Femmelette ! Qu’avez-vous donc à la place de couilles ? 30 kilomètres, c’est ma dose habituelle, quand je suis chez moi… Décidément cette soupe est excellente. Garçon, vous pouvez le dire au patron.

Quelques minutes après celui-ci arrivait, tout en blanc, et enlevait sa toque traditionnelle :

— Vous êtes satisfait monsieur le député ?…

— Enchanté.

— Le lard n’est pas trop salé ? C’est l’écueil. Et les haricots ne sont pas trop cuits ?

— Tout ça se porte à merveille. Qu’est-ce que ce pinard que vous nous servez ?

— Du Mâcon, monsieur le député, c’est mon pays.

— Il va. Envoyez-en vite une autre bouteille. Passons aux affaires sérieuses. Que pensez-vous du journal, Durranc, et vous, Martel ?

Durranc répondit :

— Qu’il est un peu sérieux, pas trop mariolle, mais bien fait. Naturellement, nous n’avons pas les nouvelles du Figaro.

— Notamment en ce qui concerne les théâtres. ajouta Martel.

— Question de budget, Martel. En journalisme comme en politique, les finances commandent tout.

— Et dans la vie privée aussi.

— À qui le dites-vous ! Ce métier de député serait ruineux si l’on répondait au dixième des tapeurs. À la Chambre, je ne reçois personne, Chaque visite, c’est une demande de place ou d’une pièce de cent sous. J’en ai assez.

— Vous mangez trop vite, dit Durranc. Vous attraperez mal à l’estomac. Cependant vous êtes médecin.

— Justement. Pendant mes études je déjeunais en un quart d’heure, et mes copains faisaient comme moi. Le soir une soupe, une vraie, dans le genre de celle-ci, et du fromage. Mais, intellectuellement, quelle vie intense ! Les études médicales sont plus substantielles, et de loin, que le grec et que le latin. Il y a de belles choses dans la littérature, l’art, la philosophie de la Grèce. Mais tout ça ne vaut pas la biologie, ni l’anatomie. Que j’étais bien le soir, seul avec mon demi-squelette. Le squelette entier coûtait trop cher. Je vois encore le crâne d’Yorick dans ma main, son sphénoïde, son ethmoïde. Durranc, Martel, que n’avez-vous fait vos études de médecine !

Quand on fut au café, la neige tombait avec plus de violence, accompagnée de rafales de vent. La cheminée se mit à fumer. Durranc réprima un bâillement. ;

— Je vois ce que c’est, dit Clemenceau. Vous prendriez volontiers un petit verre. Vous avez hâte de vous empoisonner.

— Moi aussi, conclut Martel.

— Garçon, deux fines !

— Et vous, patron ?

— Oh, très peu pour moi ! J’ai besoin de vivre vieux. Je voudrais voir la vraie République.

— et la diriger ?

— Ma foi, pourquoi pas ! Si j’en juge d’après le cabinet actuel et ceux qui le composent, ça ne doit pas être très difficile.

Comme il disait ces mots, un prêtre entra, chaussé de gros sabots. Il avait un bon visage rond et rasé, deux yeux malicieux, et comme il enlevait son vaste chapeau, sa calvitie fit l’effet d’une tonsure agrandie. Il commanda un grog et s’assit près du restant de feu.

— Mauvais temps, monsieur le curé, aujourd’hui.

— Bah, c’est la saison qui veut ça. Madame va bien ? Le petit Robert aussi ?

— Eh oui, monsieur le curé. On est tranquille pour le moment. Il n’y a qu’à attendre le printemps, sans se biler.

— Ne jamais se biler, c’est la bonne règle, intervint Clemenceau, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ?

— D’autant plus que la Providence sait ce qui nous convient, alors que nous ne le savons pas.

— Monsieur Clemenceau, dit l’hôtelier, nommant ainsi l’homme politique de crainte d’une gaffe, de part ou d’autre. Clemenceau s’inclina. Martel et Durranc sourirent.

— Je suis vendéen comme vous, monsieur Clemenceau, et d’un village pas loin de chez vous. Les Herbiers.

— Je vois ça. Je me promène par là souvent. il y a une belle vue au mont des Alouettes.

— Elle s’étend même jusqu’au bois Sabot. C’est plein de grands souvenirs par là. Charrette et les Chouans. Mais excusez-moi si je vous froisse en parlant ainsi.

— Oh, pas du tout, monsieur l’abbé ! Nous autres, radicaux, sommes pour la liberté totale des opinions. Qu’on nous laisse seulement avoir les nôtres.

Il y eut un silence. Le curé but son grog lentement, ayant plaisir à se brûler la bouche et l’estomac,

— Patron, c’est l’heure, fit observer Martel, tirant sa montre.

— Bien, partez devant, je vous rejoindrai. Le temps de régler l’addition.

Quand ses amis furent partis, Clemenceau demanda sa note. Le prêtre, baissant la voix, lui dit :

— Il paraît, monsieur le député, que vous allez interpeller notre persécuteur, M. Jules Ferry.

— Oui, mais pas pour sa politique religieuse. Sur ce point, je partage ses opinions. Pour sa politique coloniale.

— J’ai un frère missionnaire en Chine. Il est terriblement exposé. Les Chinois sont très montés contre nous, et puis il y a les Pavillons noirs… Monsieur le député, pourquoi nous en voulez-vous ? Nous ne faisons de mal à personne.

— Je vous en veux, parce que vous obéissez à un Souverain étranger.

— Comment cela ?

— Vous êtes soumis, en tout et pour tout, à l’autorité du Pape.

— En ce qui concerne les choses spirituelles, sans doute… mais les autres.

— Et aussi dans ce que vous appelez les matières mixtes. Je suis patriote d’abord. Une pareille pensée m’est insupportable.

— Moi aussi je suis patriote, monsieur Clemenceau, et là-dessus nous pouvons nous entendre. J’ai eu un autre frère tué en 70, à Buzenval.

— Oui, la France est une famille divisée. Il faut la recoudre.

— Sans faire craquer l’étoffe des deux côtés. Je suis content de vous avoir vu.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous avez une bonne figure.

— Vous aussi.

— Et parce que vous irez loin…

— Pas plus loin que le cimetière.

— Mais très tard et après une grande victoire, quand vous vous serez vaincu vous-même.

— Monsieur Clemenceau, dit l’hôtelier, vous allez manquer votre train.

— Merci, mon ami. Que vous ai-je donné comme pourboire ?

— Vingt-cinq centimes, monsieur le député.

— Tenez, voici encore vingt-cinq centimes. Cela vous fera un demi-franc. À la revoyure !

— À la revoyure, monsieur le député.

— Au revoir, monsieur le curé.

Marchant d’un bon pas, courant presque, Clemenceau arriva alors que le train de Paris était en gare. Ses amis lui firent signe, Il les rejoignit vivement :

— Ah, leur dit-il, je m’étais encore engagé dans une controverse religieuse. Quelle manie !

Puis, brusquement :

— Nous allons boulotter chez Brébant, près du journal. Ce n’est pas cher et c’est, je crois, le jour des pieds Sainte-Menehould, prononcez Sainte-Menou. L’os est friable dans la bouche, comme un tuyau de pipe en terre.

— Un os qui casse sa pipe, quel spectacle macabre !

La neige avait cessé. L’entrée de Clemenceau chez Brébant, un dimanche, provoqua la curiosité. Il y avait là Catulle Mendès au milieu d’un cercle de jeunes gens qui récitaient des vers de Baudelaire :

— C’est lui !… N’est-ce pas, maître, que c’est lui ?.… Mais non, ce n’est pas lui…

— Bonjour, cher ami, dit Mendès par-dessus deux tables, en grattant sa blonde chevelure de lion.

— Bonjour, Mendès.

Puis, à mi-voix :

— Comment se fait-il qu’il n’ait pas avec lui une petite amie ? Il déroge à toutes les règles.

Martel, qui connaissait les potins de théâtre, raconta qu’une toute jeune actrice, récemment conquise par le Don Juan du romantisme n° 2, s’était sauvée de sa couche en hurlant.

— C’est qu’il lui avait fait mal, dit Clemenceau. Ah, ces parnassiens !

— Est-ce que vous lisez quelquefois ses articles dans le Gil Blas, patron ?

— Non, Les cochonneries ne m’intéressent pas. Zola me suffit.

Comme on remontait la rue Montmartre, les trois amis aperçurent, devant une pharmacie, un rassemblement, au milieu duquel on remarquait un gardien de la paix, tenant par la main une petite fille qui pleurait. Elle avait la figure tuméfiée et saignante.

— Qu’est-ce qui lui est arrivée, à cette gosse ? Elle est tombée ?

— Non, c’est son père qui l’a frappée avec un tisonnier.…

— Quelle brute ! Comment t’appelles-tu, ma petite ?

— Nini Clanchepain, monsieur.

— Clanchepain, ça me dit quelque chose. Tu habites bien rue de Trévise.

— Oui, monsieur.

— Son père est chaudronnier, monsieur le député. C’est un de vos électeurs influents, ajouta le brave sergot, non sans malice.

— Ça n’en est pas moins un fameux salaud. Suivez-moi, je vais la panser chez le pharmacien, Ça me rappellera mon dispensaire.

Quand il vit à qui il avait affaire, le pharmacien s’empressa et Clemenceau, retrouvant son métier, lava la plaie avec précaution, fit un pansement sommaire et dicta un petit rapport de trois lignes qu’il fit remettre au commissaire de police. Ce soir l’enfant coucherait chez la concierge de la Justice, Le lendemain, on verrait. Nini, qui avait compris, implorait la grâce de son ignoble père :

— Oh, monsieur, faut pas qu’on arrête papa. Après ça, il me battrait plus fort.

— Non, ma petite. Sois tranquille, il ne te battra plus. Voyez-moi comme elle est gentille ! et malingre, la peau sur les os. On croirait une mauviette.

Le spectacle de cette compassion, toute spontanée et affective, attendrissait Martel et Durranc. Ce redoutable patron était ainsi : capable de donner son temps et ses soins à une pauvre petite, rossée par son méchant père. Celui-ci, averti, accourut au journal, encore à moitié saoul, sale comme un peigne, puant comme une charogne, et beuglant comme un âne.

— Ça, c’est un peu fort, par exemple ! M’sieur le député, y a erreur. La petite est tombée. J’y suis pour rien.

— Voulez-vous vous taire, misérable, ou je vous fais emballer au Dépôt.

— Au Dépôt, ah, par exemple ! Moi, Clanchepain, votre agent électoral, au Dépôt !

— Et plus vite que ça, encore !

— Mais où qu’elle est, ma petite Ugénie, m’sieur le député ?

— Chez la concierge, et elle y restera jusqu’à demain, où je m’occuperai de lui trouver un lit dans une clinique, ou à l’hôpital.

— Mais ma fille est à moi, je suppose, m’sieur le député.

— Elle n’est plus à vous depuis que vous avez voulu l’assassiner.… Allons, ouste, foutez-moi le camp !

Le pochard leva les bras, attestant le ciel de son innocence et de son impuissance. Dans l’escalier, les commères lui criaient des injures et menaçaient de le rosser. Les malheurs de la petite Nini étaient la fable du quartier. Le marchand d’édredons, M. Casimir, avait parlé de l’adopter. Sa canaille de père, depuis que la mère était morte, la laissait mourir de faim. S’il n’y avait pas eu la tripière, la bonne Mme Auxerre, qu’est-ce qu’elle serait devenue, la môme !…

Les bruits s’amplifient rapidement à Montmartre. On raconta bientôt que Clemenceau avait arraché des bras de son père, qui était en train de l’étrangler, une pauvre enfant qu’il avait adoptée. Mais d’autres ajoutèrent que cette enfant était sa propre fille naturelle, qu’il avait eue d’une chaudronnière et que le père légal avait été envoyé en prison, ce qui tout de même était excessif.

— Ma modeste personne — disait le directeur de la Justice — donne facilement lieu à des fables.

Il devait encore mieux le constater par la suite.

On le prévint qu’une personnalité autrichienne importante, M. Herzog, de la place financière de Vienne, désirait avoir une conversation avec lui.

— Qu’est-ce qu’il me veut encore, ce bougre-là ?

— Il n’a pas spécifié. Mais il paraît que c’est urgent.

— Demain quatre heures, au journal.

Herzog, qui avait une barbe noire et des lunettes. portait un superbe manteau de fourrure et ornait son petit doigt d’une bague, rattachée, par une chaîne, à un bracelet. Ce détail irrita le directeur de la Justice.

— Je fiens de la part de la banque d’État, par qui je suis accrédité… voici ma carte.

— À quel sujet ?

— Il paraît, herr Direktor, que vous avez l’intention de gombattre prochainement le gouvernement de presidente Ferry, à propos de la guestion des colonies,

— Comment savez-vous cela ?

— Par la rumeur buplique.

— Et alors ?

— Je suis chargé de fous dire qu’il pourrait être de votre intérêt de ne pas tonner suite à ce brojet.

— Comment cela ?

— En n’intervenant, pas, ou du moins, en limitant votre indervention.

Herzog, là-dessus, baissa la voix.

— Notre groupe vous en serait reconnaissant.

— Expliquez-vous plus clairement, monsieur. Je ne saisis pas bien.

— Il s’agirait d’une bonne valeur, dont cinquante actions, de deux mille francs chaque, seraient mises à votre disposition.

— En d’autres termes, vous venez m’acheter pour cent mille francs ?

Le visiteur fit un geste évasif, retira ses lunettes et les éclaircit avec son mouchoir brodé. Clemenceau eut un rire strident.

— Apprenez, monsieur Herzog, que je ne suis pas un cochon en foire et que je ne suis pas à vendre. Dites-le, de ma part, à vos actionnaires.

— Eh bien, je regrette.

Il se leva pesamment et tendit vers son interlocuteur une main boudinée, que celui-ci fit semblant de ne pas voir. Sutter Laumann entrait à ce moment : Clemenceau lui dit :

— Vous tombez bien. M. Herzog, ici présent, venait me proposer, de la part de Vienne, cent mille francs pour ficher la paix à Ferry. Que me conseillez-vous ?

Sutter Laumann éclate de rire tandis que le patron, prenant les papiers qu’il lui tendait :

— Et alors, qu’avons-nous en première page, ce soir ?

Cependant des collègues d’importance, de la droite à la gauche, conseillaient au leader du parti radical de renoncer, momentanément du moins, à son projet :

— Cette offensive contre Ferry serait très inopportune et ne serait pas comprise. Les nouvelles du Tonkin sont bonnes. Négrier a un grand ascendant sur les troupes. Brière de L’isle répond de tout. Il s’agit là, pour la France, d’une aubaine qui nous permettra de prendre, solidement pied dans le monde jaune. Or, le monde jaune, c’est un réservoir d’hommes et d’argent formidable. Voyez l’Angleterre avec les douanes chinoises.

D’autres se plaçaient au point de vue de la tactique parlementaire, assurant qu’une attaque directe, même motivée, ferait le jeu de l’opportunisme et augmenterait la cohésion des partisans de Ferry, alors que le glissement à gauche et l’ascension du radicalisme s’effectueraient automatiquement :

— C’est absurde, répliquait Clemenceau. On ne remporte d’avantages qu’en se battant. Le laissez-faire n’a jamais rien donné.

Les couloirs de la Chambre retentissaient de ces discussions, auxquelles me se mêlaient pas les ministres en exercice, craignant pour leurs porte-feuilles, et traitant leur redoutable adversaire « d’agité ».

« Je m’agite mais Dieu me mène », disait Clemenceau.

Cependant des tractations commençaient entre les radicaux et les gens de droite impérialiste, dont le chef était Paul de Cassagnac, tempérament violent et courageux, manœuvrier habile, auquel nuisait seulement un léger défaut de parole.

L’opinion publique était partagée. Brière de l’Isle, Négrier, Courbet, Dominé avec l’héroïque défense de Tuyen Quan, jouissaient à Paris d’une certaine popularité, qui compensait l’impopularité de Ferry. Celui-ci avait contre lui un physique de maître d’hôtel à gros nez et à favoris, une timidité qui l’empêchait de s’expliquer à la tribune, des manières froides et distantes. Cependant son personnel immédiat lui était attaché, et comme tel haïssait Clemenceau, lui prêtait les pires noirceurs et, pour son journal qui battait de l’aile, des combinaisons malpropres. Ne couchait-il pas avec une actrice célèbre ? Ne le voyait-on pas souvent à l’Opéra, parmi les jolies filles du ballet ? Tout cela était louche. En outre, un grand nombre d’hommes d’argent, qui ne valaient pas mieux que Cornélius Herz, voyaient, dans les entreprises coloniales, des perspectives d’affaires fructueuses, quand l’occupation serait achevée. Comme disait Clemenceau : « On commence par des missionnaires, on continue par des militaires, et on finit par des banquiers. » À quoi l’on pouvait répondre que chaque chose humaine a son avers et son envers. La monarchie avait eu aussi ses requins : les Semblançay et les Fouquet. Mais elle savait, le moment venu, ouvrir sévèrement ces ventres trop dorés.

À chaque réunion de Fernando, Clemenceau, maintenant, de sa voix incisive, attaquait la politique coloniale.

Le problème demeurait indécis, quand brusquement éclata un événement qui devait soulever le pays et donner raison aux tenants de l’Alsace-Lorraine, perdue depuis quinze ans, contre la politique à longue échéance de Ferry. Représentée par un fonctionnaire anglais des douanes chinoises, la Chine s’apprêtait à céder à nos exigences, lorsque arriva à Paris, le 29 mars, aussitôt communiqué à la presse, le télégramme suivant :

Hanoï, 28 mars, 11 h. 38 du soir.

Je vous annonce avec douleur que le général de Négrier, grièvement blessé, a été contraint d’évacuer Lang Son. Les Chinois, débouchant par grandes masses, sur trois colonnes, ont attaqué avec impétuosité nos positions en avant de Ki-Lua. Le colonel Herbinger, devant cette grande supériorité numérique, et ayant épuisé ses munitions, m’informe qu’il est obligé de rétrograder sur Dong Sin et Than-Moï. Je concentre tous mes moyens d’action sur les débouchés de Chu et de Kep. L’ennemi grossit toujours sur le Song Koi. Quoi qu’il arrive, j’espère pouvoir défendre tout le Delta. Je demande au gouvernement de m’envoyer, le plus tôt possible, des renforts.

Brière de l’Isle.

Dès le début de l’après-midi, et alors que les journaux criaient la nouvelle et que le public parisien s’arrachait les numéros, une foule considérable battait les murs du Palais-Bourbon, affluant par les quais, la rue de Bourgogne, le pont de la Concorde. Beaucoup, qui ignoraient l’importance de Lang Son, de Dong Sin et de Than-Moï, croyaient à un nouveau quatre septembre. Les régiments de Paris et de Versailles étaient mobilisés. La colère et l’inquiétude étaient dans l’air. Le nom de Ferry, accompagné d’imprécations, et celui de Clemenceau, l’accusateur, couraient de bouche en bouche, dans une foule dont les remous ne devinrent inquiétants que vers la fin de l’après-midi, alors que la chute du cabinet était certaine. Visiblement le régime oscillait et les radicaux, groupés autour de la Justice, en apparurent comme les sauveurs.

Clemenceau, comblé par la fortune, au détriment de son pays, comme Gambetta l’avait été à la nouvelle de Sedan — bien que Lang Son ne fût pas comparable à Sedan — ne cessait, au milieu du brouhabha, de se donner à soi-même l’ordre du calme et du sang-froid. À son vestiaire, un peu en retrait, il était assailli par ses collègues de droite, du centre et de gauche, accourus pour le féliciter, et par les rédacteurs des journaux parisiens et correspondants de journaux étrangers : Il avait l’allure simple et mélancolique de celui qui l’avait bien dit. Aux questions dont on l’accablait il ne répondait que par des gestes de commisération. Dans le clan d’en face c’était l’accablement. Le télégramme de Brière de l’Isle rappelait celui de Napoléon III après Sedan. Il semblait qu’il en eût remis. On eût cru que déjà les troupes chinoises se préparaient à assiéger Paris. Des femmes sanglotaient, qui avaient leurs maris ou leurs frères là-bas, et l’on parlait des supplices épouvantables réservés par les Chinois à leurs prisonniers.

L’installation du bureau de la Chambre se fit, comme en pareil cas, dans le brouhaha. La verrière s’alluma. La séance fut ouverte tandis que, réuni dans les bureaux, le gouvernement accablé et déjà mourant — on l’eût été à moins ! — rédigeait une demande de 200 millions de crédit pour l’envoi de 10.000 hommes d’Algérie en renfort. Il ne poserait pas, peu chère, la question de confiance. Quand on sut cela, ce fut un tollé : « Ah, les lâches, et les cochons ! Qu’ils foutent le camp, et en vitesse ! »

La salle était bondée, les tribunes étaient archicombles, quand Clemenceau, de son pas impératif, monta à la tribune, refusant, d’un geste de la main, le verre de bordeaux traditionnel[1]. Il était très en forme, s’efforçant de dissimuler le contentement personnel que lui procurait la désastreuse nouvelle. Il avait résolu d’être bref. Il mâcha les mots et conclut ainsi, alors que ses auditeurs haletaient :

— J’estime qu’à l’heure actuelle aucun débat ne peut s’établir entre le cabinet qui est sur ces bancs et un député républicain. Tout débat est fini entre nous. Nous ne voulons plus vous entendre, nous ne voulons plus discuter avec vous les intérêts de la Patrie. Nous ne vous connaissons plus, nous ne voulons plus vous connaître.

Un double tonnerre d’applaudissements salua cette mâle déclaration. Tous les députés se levèrent. Pâle, frémissant, le doigt en avant, Clemenceau, pareil à un bourreau asiate, désignait les membres du cabinet, anéanti, où ne se distinguait plus que le nez bourgeonnant du malheureux Ferry. Le directeur de la Justice eût demandé à ses collègues la permission de couper, séance tenante, la tête du « Tonkinois », qu’elle lui eût été accordée aussitôt.

Cette inoubliable séance marquait la mort de l’opportunisme, dont Charles Dupuy, par la suite, essaya en vain de recoller les morceaux. Le départ de Ferry et de ses collaborateurs, emportant leurs portefeuilles de traviolle, fut salué par les injures les plus violentes :

« Dehors, crapules ! dehors, canailles !… Qu’on ne vous revoie plus ! »

On fit partir, par la cour intérieure, l’auteur de l’article 7, qui d’ailleurs n’en menait pas large et se cachait le visage tant qu’il pouvait. Il était l’image vivante de l’animal appelé putois, mais d’un putois de bonne maison. On raconte qu’il attendit une heure et demie, dans les bureaux de la Chambre, jusqu’à ce que la foule fût écoulée. Les députés qui le saluaient la veille passaient en feignant de ne pas le voir. C’est alors que s’approcha de lui un de ses secrétaires, Georges Hecq, qui fut depuis à la sous-direction des Beaux-Arts :

— Patron, vous êtes victime d’une grande injustice, mais, croyez-moi, l’avenir vous vengera.

— Qu’est-ce qui te prend ? dit un collègue à Hecq. Tu veux briser ta carrière ? Tu vois bien qu’il est fini.

Ferry demeurait là, debout, sans un compagnon, sans un ami. Hecq lui offrit son bras pour descendre dans la cour de Bourgogne, où il retrouverait « son sapin ».

— « Son sapin », c’est bien le mot, dit à Hecq un camarade du ministère.

Déjà les pronostics politiques couraient Paris. La règle du jeu désignait nettement, pour succéder au Tonkinois, son tombeur Clemenceau. Mais la Providence, qui le réservait pour une autre tâche, veillait sous la forme du père Grévy, président de la République, lequel haïssait les personnalités fortes. Il voulait bien d’un radical, il ne voulait pas de celui-là. Le fauteuil élyséen n’était pas encore assez ébranlé pour qu’on passât outre à cet entêtement sénile et, à la stupeur générale, le vainqueur de Ferry ne fut pas appelé. Il mit cela dans un coin de sa tête, se promettant bien, le cas échéant, de réserver au matois de Mont-sous-Vaudrey un chien de sa chienne. Ce fut Brisson qui reçut la charge de former le cabinet avec le concours de Freycinet, chouchou de l’Élysée.

— Bah ! se dirent les amis et collaborateurs de Clemenceau. C’est reculer pour mieux sauter. Avant un an il sera au gouvernement.

De fait, à partir de cette éclatante victoire, et qui marquait une date dans les annales parlementaires, le directeur de la Justice fut l’homme en vue de la Chambre et ses moindres interventions prirent de l’importance. Son éloquence, si particulière et d’une sobriété vigoureuse, remplaça, dans l’assemblée, les réunions publiques, l’admiration des Salons et des grandes Écoles, celle beaucoup plus vulgaire, et vite démodée, de feu Gambetta. Les connaisseurs lui découvraient le ton conventionnel de la grande époque, sans la moindre convention (avec un petit c). Mais les possédants de toute catégorie le trouvaient plus redoutable que charmeur, et accusaient son programme et ses propos de friser le socialisme par l’impôt sur l’héritage et autres mesures analogues, tandis que, d’autre part, il poussait à la Revanche. Il devenait un sujet de contestations, sinon de querelles, aux tables de famille où il avait pour lui les jeunes et, contre lui, les vieux. Les femmes s’en mêlaient, le trouvant les unes laid et mongoloïde, mais promettant des sensations vives, les autres beau de prestance — il se tenait très droit — et d’entrain. Avec cela beaucoup d’esprit, du plus caustique et du plus imprévu. Il avait épousé, pendant son séjour aux États-Unis, une Américaine avec laquelle « ça ne marchait pas », et dont il avait trois enfants. Il n’était pas riche, mais sa tenue était celle d’un gentleman, lavé, frotté, récuré comme une poterie vernissée, fidèle en ses amitiés, infidèle en ses amours, remarquablement intelligent, peu sensible, bien doué pour l’offensive, telle était sa formule. Quand il a collé une étiquette sur le dos d’un monsieur, Paris ne la change guère. Son tempérament, altier et frondeur, heurtait tous les capons, qui sont légion, et chacune de ses boutades leur semblait une offense personnelle.

La Chambre est, en dehors de tout, un endroit divertissant, le grand club de Paris, où l’on entend tous les potins, d’où prennent leur essor tous les scandales.

L’afflux provincial n’y avait pas encore étouffé le noyau parisien d’une vingtaine de dégourdis et de renseignés que rejoignait la turbulence des journalistes parlementaires. C’était à qui, dans les couloirs, raconterait la meilleure anecdote, colporterait le surnom le plus gaillard. C’est vers cette époque tumultueuse que se rejoignirent, pour dauber sur Grévy et son entourage, les vieux amis de Gambetta, tels que Thomson et qu’Etienne et les partisans de Clemenceau. On découvrit sans peine que le gendre de Grévy, un certain Wilson, député de Loches, lascar sans scrupules, menait une existence crapuleuse et avait installé à l’Élysée même, avec une vieille maquerelle, du nom de Limouzin, une boutique de décorations. La police de Sûreté et le directeur d’une feuille tombée, le 19e Siècle, du nom de Portalis, tenaient tous les fils de cette dégoûtante histoire. L’un des premiers avertis, Clemenceau tenait sa revanche. Mais il voulait faire durer le plaisir et lia amitié avec Thomson, bon garçon pas bête, bredouillant, dont il devait faire, bien des années plus tard, un ministre de la Marine.

Brisson prit comme ministre de l’Intérieur Allain Targé, ex-ministre des Finances de l’éphémère cabinet Gambetta. Homme d’une droiture reconnue, célèbre par ses mots à l’emporte-pièce, embroussaillés d’une barbe de fleuve, Targé voulait supprimer les fonds secrets et réformer la police politique. Inutile de dire qu’il n’y réussit pas. À l’Instruction Publique on remarquait un petit bonhomme du groupe radical, orné de favoris, René Goblet, haut comme une botte, asthmatique, têtu comme une mule, très patriote, et auquel chacun accordait un bel avenir. Mais celui qu’attendait le plus tragique, sinon le plus bel avenir, était Sadi Carnot, ministre des Travaux Publics, triste, noir de barbe, silencieux, ligneux et pareil à un condamné à mort, qu’il était en effet. La réputation du dessinateur Caran d’Ache commença avec son idéogramme de Carnot, pareil à un jouet en bois découpé. Aucun de ces personnages n’allait à la botte de Clemenceau, laissé dans son coin et qui ne se gênait pas pour les définir, à l’occasion, d’un coup de griffe ineffaçable : « Mais c’est un tigre », disait Targé, que ce jeu délectait. Le terme fit fortune.

Un autre point préoccupait le directeur de la Justice : maintenant que le terrain était déblayé, quel serait le général le plus capable, sans viser au coup d’État, chose essentielle, de conduire la rude opération de la Revanche. La Révolution avait eu des généraux citoyens, un Dumouriez, un Hoche. C’était un type dans ce goût que cherchait, avec une lanterne sourde, le chef du nouveau jacobinisme. Mme Adam avait fondé, dans la même intention, une Nouvelle Revue, où elle groupait toutes les têtes de l’état-major français, puis par la suite, quelques têtes de l’état-major russe — elle était en relations avec le chancelier Gortchakof — dont le principal était Skobelef. D’où une certaine émulation, sinon rivalité entre le salon Juliette Adam, et le salon Ménard-Dorian, où nous avons vu trôner Clemenceau. Ce qui n’empêchait pas les deux maîtresses de maison de se recevoir et d’être, à un moment donné, fort liées.

Lockroy avait eu soin d’écarter Clemenceau des obsèques nationales de Victor Hugo. Bien qu’appartenant au même groupe, les deux hommes ne s’aimaient pas. Leurs tempéraments s’opposaient. Lockroy était fourbe et souterrain, Clemenceau détestait la dissimulation, l’hypocrisie et les masques. Dès qu’il en rencontrait un, il l’arrachait. Lockroy était peu doué pour l’art de la parole que possédait à fond Clemenceau. Celui-ci enfin connaissait la façon indigne dont son gendre traitait Victor Hugo : « Ah, le pauvre vieux, quelle fin de vie ! » Les deux carrières politiques devaient s’entre-croiser sans se contrecarrer, dans le Midi (Bouches-du Rhône et Var) comme à Paris. Mais Clemenceau avait un journal quotidien, alors que Lockroy n’en avait pas et c’était là encore un sujet d’envie. Un essai de renflouement de la France de Lalou, avec Millerand et Lockroy comme directeurs, tomba à plat.

La chute de Ferry avait eu sa répercussion en Angleterre et en Allemagne. En Angleterre, où l’expansion coloniale de la France commençait à soulever quelques craintes que ne suscitait pas l’esprit de revanche — affaire entre continentaux et qui facilitait l’hégémonie anglaise. En Allemagne, où Ferry était considéré, en dépit de « la ligne bleue des Vosges », comme de tendances germanophiles, et partisan du renoncement à l’Alsace-Lorraine. C’est dire que la chute du Tonkinois attira aussitôt l’attention, déjà éveillée, de Bismarck sur son tombeur Clemenceau. Un mot d’ordre commença à courir dans les étroits bureaux de la Wilhelm-strasse, qui allait se répandre à travers les chancelleries et la presse : Clemenceau, homme de l’Angleterre. Le germe de cette accusation, fortifiée du fait que le directeur de la Justice avait appris à parler couramment l’anglais en Amérique, le germe pernicieux prit ainsi naissance à Berlin et trouva aussitôt à Paris des oreilles complaisantes, dont Blovitz, correspondant bismarckien du Times et un courtier de publicité, personnage ténébreux, tout acquis à Henckel de Donnersmarck et à la police allemande de Paris : Alphonse Lenoir. Celui-ci était parvenu à s’insinuer dans les à côté administratifs de la Nouvelle Revue.

La police allemande de Paris ? Ce terme, qui peut surprendre, correspondait à une réalité depuis la libération du territoire, à la suite du règlement des cinq milliards. La Païva avait repris ses réceptions d’avant la guerre de 1870. Elle et son mari se tenaient au courant de la réfection militaire de la France. Ils avaient et tenaient à jour la liste des revanchards les plus en vue. Ils avaient des accointances avec certains journaux de fonds secrets, dont le principal était la Lanterne. Le directeur de celle-ci, un certain Eugène Mayer, leur était acquis. Par la suite un autre agent bismarckien, Rosenthal, dit Jacques Saint-Cère, réussissait à s’introduire au Figaro, alors le premier journal de Paris, et à y traiter de la politique étrangère. Toute une France allemande se constituait ainsi, que venait de déchirer brutalement Clemenceau par la puissance de sa parole et son esprit de ressentiment national.

Celui-ci ne s’en doutait guère, étant, de nature, insouciant et peu méfiant, Il ne devait découvrir les méfaits de la police allemande de Paris, de la police politique en général, que lors de son accession au pouvoir, quelque vingt ans plus tard ! De plus il n’était pas franc-maçon — ce qui explique bien des choses — et quand on lui serrait le pouce de la main trois fois d’une certaine façon, il répondait en riant : « Ah nan, nan… je n’en suis pas ! »

L’infériorité des généraux du Second Empire par rapport aux généraux allemands l’avait beaucoup frappé et il en avait cherché la raison. N’était-ce pas que la pépinière des seconds était luthérienne, c’est-à-dire douée d’esprit critique, alors que la pépinière des premiers était rue des Postes, chez les Jésuites. Dans son enfance et sa jeunesse, Clemenceau avait entendu parler avec horreur des disciples de saint Ignace et de leurs monita secreta. Au Quartier Latin il avait retrouvé le même préjugé, grossi de Michelet et de Quinet, das les milieux médicaux. Il se créait facilement des marottes et des obsessions. Aucun doute, c’était le cléricalisme qui nous avait fait perdre la guerre de 1870. Ce qui importait, pour la revanche, c’était de confier autant que possible le haut commandement à des hommes de gauche, où du moins affranchis des superstitions romaines. Ces hommes, il s’agissait de les dénicher et de les pousser.

C’est ainsi qu’au moment même où les élections législatives de 1885, qu’avait soigneusement préparées le comte de Paris, semblaient donner un avantage, tout momentané[2], aux gens de droite, un certain général directeur de l’infanterie au Ministère de la Guerre, du nom sympathique de Boulanger, était signalé au chef du parti radical comme un soldat de haute valeur et un républicain à toute épreuve. C’était peut-être là l’homme du destin.

— Boulanger, avec un a ou un e, c’est très important.

— Avec un a, comme celui qui fait le pain.

— Puisse-t-il en flanquer un de « pain » aux Allemands, cet oiseau rare, ce général Boul-Boul !

  1. L’auteur de ce livre était présent à la séance.
  2. Mal renseigné sur le mécanisme parlementaire, le comte de Paris n’avait pas envisagé le subterfuge des invalidations, qu’avaient étudié de près des manœuvriers républicains.